Rimbaud, le poète (accueil)  > Bibliographie > Notes de lecture > Kristin Ross

 

 


  
    Écouter le compte rendu
           de Jacques Munier sur            
           France-Culture
(06:38).

      Lire l'introduction en ligne,
           sur le site de l'éditeur.

   Frédéric Thomas, Kristin Ross,
   Rimbaud, la Commune de Paris
   et l'invention de l'histoire
   spatiale
, Dissidences.

   Christian Ruby, Refuser de rester
   à sa place, Kristin Ross, Rimbaud,
   la Commune de Paris et l'invention
   de l'histoire spatiale
, Nonfiction.fr.

   Kristin Ross, L'engagement et ses
   vies ultérieures, entretien, revue
   Contretemps n°15, Clercs et chiens
   de garde
, février 2006, p.64-76.
  

       Kristin Ross, Communal Luxury
            (Luxe communal), conférence
            (anglais), YouTube (1:03:29).

   Kristin Ross, NYU professor
   extrapolates history of 1871 Paris
   Commune to broader political
   aesthetics, entretien, The DN, 2013.

   

 

 

 

 

 

Une "lecture centrifuge" de Rimbaud

Compte rendu de Rimbaud, la Commune de Paris et l'invention de l'histoire spatiale.

                       

 

« Après tout, c’est peut-être Rimbaud et non le Baudelaire que nous lisons au prisme de la passion dévorante de Walter Benjamin pour la ville de Paris, qui a su le mieux rassembler les figures et les tropes de ce siècle. »
                                                    Kristin Ross

  


  
Instaurer un dialogue entre le poète et "les voix de la culture contestataire française des années 1870" (p.15), resituer "les prétendus fantasmes de Rimbaud au sein des rêves, des hallucinations, des déplacements et des accomplissements de cette époque" (p.7), tel est le but que se fixe Kristin Ross dans ce qu'elle appelle une "lecture centrifuge" de l'œuvre de Rimbaud. Rapproché du Droit à la paresse de Paul Lafargue, par exemple, le thème si  rimbaldien de la résistance au travail s'éclaire d'une signification moins psychologique et individuelle que collective et historique. Lire Rimbaud sous l'éclairage de la géographie sociale d'Élisée Reclus, autre exemple, nous aide à voir "que Les Illuminations se situaient sur le bord d'un système mondial en pleine mutation, qu'elles inauguraient ou énonçaient un monde à la fois divisé et unifié par le colonialisme" (p.8).
  

   On peut suivre, dans la poésie de Rimbaud, la transformation de l'espace planétaire en espace colonial grâce à la progression des chemins de fer, synonyme de vitesse et de réduction des distances, de "mouvement" et de "migrations plus énormes que les anciennes invasions". Un texte comme Démocratie porte témoignage du "moment précis où le mot 'démocratie' changeait de signification : alors qu'il exprimait auparavant les revendications du 'peuple' dans une lutte des classes nationale, il servait désormais à justifier les politiques coloniales menées par les 'pays civilisés' [...]." (p.9) Une thématique urbaine récurrente reflète l'avènement de "l'espace urbain comme espace révolutionnaire" (p.17), de la grande ville comme "immense accumulation de marchandises" offerte à la convoitise des foules, du Paris post-haussmannien comme objet de conquête ou de reconquête, enjeu d'une lutte entre riches et pauvres, théâtre de l'insurrection pendant la Commune de Paris, bref toute un poétique de la modernité, aussi fertile en figures et en tropes, pourvoyeuse d'emblèmes et slogans, que celle de Baudelaire qui a tant fasciné Walter Benjamin. 

   "Une lecture centrifuge de Rimbaud, dit Kristin Ross, lecture que lui-même nous invite à faire ["littéralement et dans tous les sens"], conduit en fait très loin : elle ouvre sur une vaste histoire synchronique, sur l'enchevêtrement des discours et des représentations politiques et sociaux qui imposent une limite au sens, tout en lui permettant d'advenir" (p.24). Ce programme, tel qu'il est présenté de façon déjà détaillée dans les presque cinquante pages d'avant-texte ("avant-propos" de l'édition française et "introduction"), semble des plus alléchants. On ne demande qu'à se laisser convaincre.
 

La "micro-géographie érotique" du premier Rimbaud

   Malheureusement, l'argumentation compliquée et assez artificieuse du premier chapitre, intitulé "La transformation de l'espace social", risque de refroidir d'emblée maint lecteur, et ce serait dommage. Une grande idée de l'auteur est que l'"espace", aux yeux des contemporains de Rimbaud et dans leur pratique, cesse d'être une notion statique. De même que, sous l'effet des luttes sociales, l'espace urbain se pénètre en quelque sorte d'histoire, de même que pour un Élisée Reclus, la géographie cesse d'être une "science du paysage", conçu comme une réalité abstraite et statique, pour devenir "géographie sociale", un poème comme Rêvé pour l'hiver "constitue un mouvement plutôt qu'un tableau, un récit plutôt qu'une carte". Il raconte un intérieur envahi par un extérieur hostile, une "pouponnière [...]menacée par la folie érotique". De sorte que "ce qui fonctionnait à l'origine comme un moyen de séparation, un module clos transportant ses passagers à travers l'espace, devient, avec l'intrusion de l'araignée/baiser, ce qui exprime ou supprime la division entre l'intérieur et l'extérieur [...] L'exclamation de l'amant, "Cherche!", la sonorité même du poème, deviennent une authentique invitation au voyage — invitation à concevoir l'espace non pas comme une réalité statique, mais comme une réalité active, productive, à éprouver l'espace comme créé par l'interaction et réactivé par les corps — un espace qui, par cette réactivation, nous modifie et nous transforme à notre tour." (p.59). Il y aurait ainsi chez le premier Rimbaud une "micro-géographie érotique" (p.118) qui préfigure cette sorte de contre-épopée de l'expansion impérialiste qu'on trouvera dans Les Illuminations. Ross a trouvé semble-t-il cette idée chez Fredric Jameson, "Rimbaud and the spatial text" (dans Re-writing Literary History, p.66-93).

   Cet usage dynamique de l'espace, Kristin Ross le compare aux pratiques spatiales de la Commune. Elle s'émerveille de trouver par exemple dans Nocturne vulgaire ("Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, [...] disperse les limites des foyers") une sorte de correspondance entre l'imaginaire rimbaldien et la technique de combat de rue préconisée par Cluseret (premier Délégué à la guerre de la Commune) et par Auguste Blanqui, consistant à percer les murs mitoyens pour offrir aux insurgés une certaine protection dans leurs déplacements. On espère que c'est pour rire.

   Un autre point commun entre Rimbaud et les parisiens insurgés réside, selon l'auteur, dans leur façon de créer du nouveau par détournement ou subversion de l'existant. Ainsi, les communards récupéraient-ils joyeusement des églises pour les transformer en salles de réunion. Leur grand mérite serait de n'avoir pas cherché à substituer à l'état bourgeois un état prétendument révolutionnaire, ce que firent pour le malheur des peuples les révolutions communistes ultérieures. Ils se seraient plutôt appliqués à saper les fondements de la société en procédant "de la périphérie vers le centre", par la subversion des codes de la vie quotidienne, la construction de nouveaux réseaux : "associations de voisinage, clubs de femmes, légions de la garde nationale et, surtout, vie sociale de quartier" (p.68). Aussi Kristin Ross refuse-t-elle de leur faire grief (comme l'ont fait, après Marx, les représentants du socialisme autoritaire) d'avoir été assez naïfs pour laisser la Banque de France à la disposition du pouvoir versaillais. S'en emparer eût été faire un pas dangereux vers l'institutionnalisation bureaucratique de la révolution. Occupant, au centre de Paris, le territoire de leurs ennemis de classe, ils préférèrent à la Banque de France une autre "cible architecturale" (p.63), tout aussi symbolique mais plus ludique : la colonne Vendôme. De même, Rimbaud, dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, s'amuse à subvertir par l'utilisation du "jargon le plus technique et le plus mécanique", et tout en les imitant, les codes de la poésie parnassienne : "En introduisant un mot aussi dissonant et aussi peu 'poétique' que 'fonctionneront', donc en le plaçant aussi près des 'topazes tremblantes' Rimbaud entend évidemment attaquer l'enfermement élitiste qui caractérisait l'isolationnisme esthétique du Parnasse, détaché du monde des rapports de travail et des institutions sociales en général. Il révèle comment la haute bourgeoisie parnassienne cherche à fuir la sphère de l'utilité — une fuite apparemment dictée par la peur de la contagion que le poème met en acte : la peur du contact avec les classes populaires, la peur du 'progrès' industriel conçu comme égalité sociale" (p.71).

 


La couverture de l'édition originale (University of Minnesota Press, 1988)
reproduisait un détail de la célèbre photo de Disdéri montrant
la Colonne Vendôme abattue par les insurgés.


 


La paresse comme revendication émancipatrice

   Le deuxième chapitre, intitulé "Le droit à la paresse", est plus attendu peut-être mais aussi plus solide. Il s'appuie principalement, côté Rimbaud, sur Une saison en enfer. Ce livre doit être considéré comme un "récit" en ce que le genre du récit s'oppose à celui du roman : "le récit relate un événement exceptionnel alors que le roman tire sa force motrice du temps quotidien, prosaïque" (p.79). Il est à distinguer plus nettement encore de cette sorte de romans qu'on appelle romans de formation ou d'apprentissage. Dans ce genre si à la mode à la fin du XIXe siècle, le retour sur les années de jeunesse est généralement le propre d'un narrateur rassis, calmé, "libéré des exigences du désir" (p.80), réconcilié avec la société et notamment avec l'idée du travail comme moyen d'insertion sociale et d'affirmation personnelle. Le propos du roman de formation est la "construction du sujet bourgeois" (p.81). La Saison qui plonge le lecteur dans une "pensée-problème" (p.82), constamment inquiète et jamais achevée, représente un projet inverse. En témoigne notamment l'affirmation répétée d'un refus du travail, la revendication que fait le narrateur ouvertement de sa "paresse".

   Ce rejet concerne "tous les métiers", c'est-à-dire toutes les formes de travail spécialisé et aliéné, même intellectuel : "La main à plume vaut bien la main à charrue". Il s'agit, commente Kristin Ross, de "résister à une société où les activités des travailleurs — artistes ou paysans — sont projetées hors d'eux et contre eux" (p.84). Le vice de la paresse n'a rien d'individuel (il est imputé dans Mauvais sang à une sorte d'ascendance ethnique, celle des "gaulois"). Certes, il renvoie à des données biographiques. Mais on aurait tort de ne voir dans les fugues de Rimbaud et son goût bien connu pour les vagabondages qu'un effet de son idiosyncrasie de poète ou de génie marginal. Le vagabondage, explique Kristin Ross, était au XIXe siècle un fait de société : "en France, entre 1830 et 1896, les condamnations pour vagabondage ont été multipliées par sept ; en 1889, 600 000 enfants — un onzième de la population scolarisable — avait abandonné l'école. Dans la plupart des cas, le vagabondage constituait le rituel d'entrée sur le marché du travail à la fin de l'école" (p.91-92). Le vagabondage juvénile, porte ouverte sur la délinquance, était considéré comme une maladie endémique du corps social justifiant de sa part des thérapeutiques de choc où la prison, l'embrigadement militaire et l'envoi dans les colonies tenaient une place non négligeable.

   Kristin Ross poursuit : "Une brochure écrite environ cinq ans après Une saison en enfer, son double, sous de multiples aspects, dans le champ de la théorie politique, permet de mieux comprendre l'éloge de la paresse comme refus idéologique : Le droit à la paresse (1880) de Paul Lafargue" (p.96-97). Dans cet essai au titre provocateur (réplique humoristique du "droit au travail" traditionnellement revendiqué par les "classes laborieuses", notamment en 1848), le gendre de Marx décrit "l'aspect physique grotesque et la déchéance du travailleur mais aussi du bourgeois, découlant de l'inscription sur leurs corps de la division du travail — cette grande vente de force de travail qui transforme les êtres humains en marchandise et la société en une immense boutique ('À vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance !', écrit Rimbaud dans Solde). Les bourgeois, par exemple, contraints de pratiquer la surconsommation comme une activité ou un métier à part entière, ressemblent énormément aux amateurs de musique charlevillois de À la musique" (p.97-98). Quant aux ouvriers, ils feraient mieux selon Lafargue de revendiquer pour eux-mêmes les privilèges de la bourgeoisie (loisir, plaisir, vie intellectuelle) que d'entretenir, comme ils le font trop souvent, une aliénante sacralisation du travail et du "bon travailleur". Il note que la bourgeoisie, dont les idéologues célébraient volontiers le culte primitif du corps et les plaisirs dans sa phase ascendante, n'a pas son pareil désormais pour préconiser l'abstinence et la dureté à la peine. Il montre comment s'épaulent l'éthique capitaliste et l'éthique chrétienne pour enseigner à l'ouvrier l'endurance face à la souffrance et "jeter l'anathème sur le corps du travailleur" (p.100). On pense, dit Kristin Ross, à cette maxime de L'Éclair : "Monsieur Prud'homme est né avec le Christ". Lafargue rend compte de l'expansion impérialiste contemporaine dans des termes qui rappellent beaucoup l'épisode du débarquement des blancs à la fin de Mauvais sang : "Les capitaux abondent comme les marchandises. Les financiers ne savent plus où les placer ; ils vont alors chez les nations heureuses qui lézardent au soleil en fumant des cigarettes, poser des chemins de fer, ériger des fabriques et importer la malédiction du travail" (p.110).

   On a trop vite fait de définir Rimbaud comme un être asocial, conclut l'auteur. Ce serait plutôt l'écrivain élitiste, "retiré de nos horreurs économiques" (Soir historique), partisan de l'art pour l'art, contempteur bourgeois de l'utile, du matérialisme et du progrès, à la façon de Mallarmé ou de Flaubert, qu'on devrait considérer comme tel. Au contraire, la critique radicale du travail aliéné est "sociale" dans son principe : la fin du travail, la table rase dont le texte de Rimbaud remonte sans arrêt le mécanisme imaginaire, annonce en réalité "la possibilité de l'événement, la possibilité utopique — la possibilité d'une transformation des rapports de travail". C'est "la vision résolument sociale et dénuée de nostalgie d'un 'Noël sur la terre'" (Matin). Tout cela doit être compris au futur (et, la plupart du temps, à la première personne du pluriel) : "Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau... ?" (Matin). Comme le dit Rimbaud dans sa lettre à Izambard de mai 1871 : "'Je serai un travailleur' — mais seulement au moment où le travail, tel que nous le connaissons, aura disparu" (p.112-113).
 
 

De la satire du confinement provincial à la contre-épopée de l'expansion coloniale

   Dans son troisième chapitre intitulé "L'histoire spatiale", Kristin Ross s'appuie essentiellement sur À la Musique (p.119-126), Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs (p.126-139) et les proses des Illuminations. Parmi ces dernières, elle commente plus précisément Soir historique (p.117-118, 139-145) dont elle rapproche l'inspiration critique de celle d'Élisée Reclus, face à "la fièvre de géographie" qui s'empare de la France dans la décennie postérieure à la victoire prussienne et à l'écrasement de la Commune de Paris (p.140).

   À la Musique atteste la présence, dès 1870, chez Rimbaud, d'une "préoccupation spatiale ou géographique" (p.119). La description du lieu est déterminante dans cette évocation du square municipal de Charleville et sert à "ancrer le poème dans la banalité et la spécificité des petits bourgeois qu'il dépeint" (p.119). "Le poème établit [...] deux espaces distincts : le premier [celui des petits-bourgeois] est régi par la division métrique et la matière (les humains et les objets) y est organisée selon des formes toutes faites. C'est l'espace de la perception visuelle et de la pesanteur. Les dernières strophes définissent un espace alternatif [celui des jeunes et des marginaux : bonnes, voyous, soldats], espace de la fuite, de l'affect et de l'événement possible (latent)" (p.125). Dans les caractéristiques de ce second espace, on peut lire "tout l'optimisme spatial du jeune Rimbaud, tout son espoir en un fugace moment lyrique de désir et d'évasion" (p.126). 

   Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs élargit le champ de la satire "pour embrasser une culture bourgeoise qui s'internationalise, colonise et s'approprie des contrées exotiques" (p.126). L'auteur développe à propos de ce poème ce qui lui semble être une correspondance entre la satire rimbaldienne des clichés parnassiens (caractérisation abstraite et stéréotypée des fleurs et autres aspects de la nature, sans souci des référents réels, de l'aspect utilitaire et des données socio-historiques) et la critique qu'on peut faire de l'école française de géographie, telle qu'elle se constitue et se développe intensément dans les années consécutives à la guerre de 1870. Vidal de la Blache en est le principal représentant. Cette géographie universitaire revendique le statut de "science du paysage". Mais on se rend compte que le paysage y est construit abstraitement, à partir de clichés, en ignorant "presque totalement les événements historiques en cours, tels la révolution industrielle et le colonialisme, les famines ou l'essor de l'urbanisme" et en occultant "les contradictions sociales et économiques dont celui-ci est le terrain matériel" (p.131). Cette critique a été exposée dès l'origine par le géographe anarcho-communiste Élisée Reclus, promoteur d'une "géographie sociale" : "La géographie, professe Reclus, n'est pas chose immuable, elle se fait, se refait tous les jours : à chaque instant, elle se modifie sous l'action des hommes" (p.137). On lit avec intérêt ces pages informées sur la naissance de la géographie universitaire en France après 1870. L'incidence de ce contexte sur la poésie de Rimbaud ne paraît pas douteuse. Mais je m'étonne quand même que Kristin Ross ne semble voir dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs qu'une satire du Parnasse et ne s'interroge pas sur ce qu'il peut y avoir d'ironie, de la part de Rimbaud, dans le discours utilitariste et caricaturalement progressiste qu'il prête à l'auteur fictif du texte, Alcide Bava. Alcide Bava, comme l'a expliqué Steve Murphy, est "un Du Camp qui aurait subi une mutation funambulesque" (Stratégies de Rimbaud, Champion, 2004, p.183). Un mixte, donc, de Maxime Du Camp (promoteur, dans ses Chants modernes, d'un Art pour le Progrès) et d'un certain Banville (celui des Odes funambulesques). Quant au "Poète"  fustigé par Alcide Bava pour sa poétique "ornementale" et "passéiste", ce serait un adepte de l'Art pour l'Art (ibid. 183-184) : un mixte de Leconte de Lisle et du Banville néoromantique (ou parnassien). Manifestement, Rimbaud ne saurait s'identifier ni aux uns ni aux autres.

     Rimbaud ironise dans Soir historique sur la naïveté désespérée de l'homme occidental à croire pouvoir fuir un monde qu'il a lui-même créé. Où que nous nous rendions désormais, nous rencontrerons "la même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera !" Dans la poésie de Rimbaud, écrit Kristin Ross, "les termes et noms géographiques prolifèrent : pôles et climats, pays, continents et villes, en une sorte de cartographie du mouvement social [...]. Une vaste géographie des déplacements de masse, des mouvements de population et des émigrations humaines prédomine, non seulement dans Une saison en enfer mais aussi dans Les Illuminations : Parade, Barbare, Promontoire, Soir historique, Mouvement, Villes, Démocratie, etc." (p.117-118). Mais plus on avance dans l'œuvre et moins on peut retrouver cet "optimisme spatial" qui s'exprimait encore, quoique de façon fantasmatique et par référence nostalgique aux rêves d'enfance, à la fin du Bateau ivre ou des Poètes de sept ans. C'est que la société bouge. "Le progrès. Le monde marche. Pourquoi ne tournerait-il pas ?" (Mauvais sang). Le mouvement colonial s'affirme. Les sociétés de géographie "fonctionnent de plus en plus comme des agences de propagande pour les voyages et les explorations — le vagabondage accrédité" (p.141). "L'idée du Déluge" s'est rassise et on a bâti "le Splendide-Hôtel [...] dans le chaos de glaces et de nuit du pôle." Enfin, le poète lui-même a bourlingué. Dans Soir historique "le panorama spectaculaire de l'histoire du monde", de l'histoire en train de se faire, s'étale devant les yeux décillés de celui qui n'est plus un "touriste naïf", croyant pouvoir se retirer de "nos horreurs économiques". Cette situation, pour l'"être sérieux" qu'il est devenu, ne peut se dénouer désormais que dans un événement apocalyptique d'extension planétaire dont l'évocation occupe le paragraphe final du texte. Et cette sorte de morale de l'Histoire, explique Kristin Ross, montre tout ce qui oppose Rimbaud à l'avant-garde poétique de son temps (du Parnasse à Mallarmé) : "Face à cette platitude de la bourgeoisie hégémonique, Mallarmé réagit en développant une poétique de l'allusion destinée à écarter tout référent extérieur, à exclure le réel parce qu'il est vulgaire. La réplique de Rimbaud à la fétichisation mallarméenne du texte poétique, bien résumée par la célèbre maxime 'Tout au monde existe pour aboutir à un Livre', intervient dans la dernière ligne de Soir historique : 'ce ne sera point un effet de légende !'" (p.145)

 

La structure libertaire de "l'érotico-politique de Rimbaud" : motif obsédant de l'essaim, dialectique de la solitude et de la foule.

   Bombinements et bourdonnements, fourmillements et rumeurs constituent, selon Kristin Ross, une "constellation significative" (p.154) de motifs rimbaldiens qu'elle nous invite à rapprocher de la dialectique entre libération individuelle et libération collective dans les doctrines anarchistes des dernières décennies du XIXe siècle. Nombreux sont les poèmes où Rimbaud note une sensation à la fois visuelle et acoustique de bourdonnement d'insectes (Les Mains de Jeanne-Marie, Voyelles, Chanson de la plus haute tour, Enfance II). On y perçoit "le murmure d'un essaim de petites ailes", une "multiplication des voix", un "effet de foule" (p.155). Dans Les Chercheuses de poux, c'est la multiplication des rêves de l'enfant au crâne grouillant de poux qui est comparée à un "essaim" ("l'essaim blanc des rêves indistincts").

   L'envahissement du corps par la sensation, la montée de l'ivresse ou inversement de l'effroi, sont, de même, souvent, rendus par l'idée d'un fourmillement, d'un flux constitué d'une "masse d'éléments minuscules" (Premières communions, Le Juste, Accroupissements). Dans Le Forgeron et Chant de guerre parisien, c'est pour décrire la foule que Rimbaud (conformément à un cliché de son temps) utilise le verbe "fourmiller" (p.162). Ce motif obsédant de l'essaim ("L'essaim" est le titre que Ross a donné à ce chapitre) relève donc à la fois de l'érotique et du politique : "l'érotico-politique de Rimbaud — chez lui, l'économie politique n'est jamais très loin de l'économie libidinale — constitue une traduction ou une effectuation de l'effet de foule sur le corps." Elle "repose sur la mise en œuvre de la puissance, à la fois destructive et créative, de la foule."

   "L'effet de foule comme décomposition productive, à la fois érotique et excrémentielle, n'est nulle part aussi richement développée que dans le long poème datant de 1871, Les Poètes de sept ans" (p.165). À trois reprises dans ce poème, "la libération fantasmée de l'enfant passe par une rencontre avec l'essaim — en réalité, un effet de foule, à tonalité érotique ou excrémentielle, qui devient synonyme des processus fantasmatiques, qualifiés, du point de vue de l'enfant, de 'vision', de 'méditation', de 'rêve' ou de 'pressentiment' ; et, du point de vue de la figure maternelle, de 'tics noirs', de 'répugnances', ou de 'pitiés immondes'" (p.165). Dans un premier temps, les rêves libérateurs du locuteur naissent du frottement des yeux (qui lui font voir "des points"), du grouillement sonore (des "galeux espaliers"), des associations excrémentielles avec les enfants pauvres. Dans un second temps, ils le portent vers le "grand désert, où luit la Liberté ravie, / Forêts, soleils, rios, savanes !" et vers d'exotiques figures féminines qui enflamment son imagination. Enfin, ils s'alimentent au spectacle des "hommes, qu'au soir fauve, / Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg", "tandis que se faisait la rumeur du quartier".

   Variante urbaine du "bourdon farouche / De cent sales mouches", cette rumeur des villes se fait entendre souvent sous des formes variées dans la poésie de Rimbaud (Départ, Ouvriers). On peut y déceler "le reflet diffus d'une multitude de voix humaines [...] 'les Voix reconstituées ; l'éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales' [Solde]" (p.169). Dans Jeunesse le poète évoque, souvenir de son adolescence, "Un chœur, pour calmer l'impuissance et l'absence ! Un chœur de verres, de mélodies nocturnes." "Le mot chœur, commente Kristin Ross, en 1869, a d'abord le sens figuré d'assemblée qui partage la même opinion ou poursuit un même objectif — ici, le chœur est en outre un chœur de vers et de verres, associant les trois principaux éléments rimbaldiens : la poésie, l'ivresse et le mouvement de la foule." (p.169). Ce bourdonnement de multiples voix (souvenir de foules anciennes, promesse de foules futures) simultanément exacerbe l'isolement volontaire de l'auditeur et le secourt dans sa solitude glacée : "plaine, déserts, prairie, horizons / Sont à la toilette rouge de l'orage ! [...]. Voilà mille loups [...]" (Michel et Christine).

   "C'est ainsi qu'il faudrait comprendre, dit Ross, l'étrange mais nécessaire dialectique de la solitude et de l'essaim que l'on rencontre dans des poèmes comme Les Poètes de sept ans et Le Bateau ivre. Tous deux racontent une histoire similaire : l'émancipation (étymologiquement, 'lâcher prise') comme transformation d'une identité servile en identité libre [...]. Cette nouvelle subjectivité 'émancipée', qui part de l'atomisation ou de l'isolement radical du travailleur pour l'accentuer ou l'exacerber au lieu de la dissimuler derrière le mythe de la communauté ouvrière, risque d'être conçue comme un projet de réforme individualiste plus que d'émancipation collective. Alors même que l'émancipation, chez Rimbaud, n'est collective et politique que parce qu'elle est simultanément individuelle et culturelle." (p.172). Ainsi, dans les doctrines anarchistes, "la libération collective, sur les plans économique et politique, de l'ensemble des classes est inséparable de la libération de l'individu. L'être humain, affirme Bakounine, est à la fois 'le plus individuel et le plus social des animaux'". Reclus, de son côté, écrit : "La 'lutte des classes', la recherche de l'équilibre et la décision souveraine de l'individu, tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l'étude de la géographie sociale." (p.149-150).  

  

L'activité du sociolecte dans l'idiolecte rimbaldien

   Le langage poétique de Rimbaud, tout autant que ses thématiques étudiées dans les chapitres précédents, est trop souvent envisagé en refoulant le contexte social au sein duquel il s'est élaboré. Telle est, me semble-t-il, l'idée-force du dernier chapitre, intitulé "Métaphores et slogans". Kristin Ross, par exemple, admet la thèse todorovienne (selon moi fort contestable) édictant que "l'écriture rimbaldienne n'est pas régie par le principe de ressemblance" (Tzvetan Todorov). Elle pense, du moins, que les métaphores de Rimbaud ont généralement moins la fonction de comparer, d'établir des analogies, que celle de confronter le lecteur à des agrégats de mots insolites, mais elle refuse d'y voir l'indice d'un idiolecte "dénué de rapport perceptible avec toute fonction référentielle — coupé de toute réalité extra-linguistique" (p.182).

   Elle s'étonne que le linguiste Harald Weinrich considère comme des prédicats contradictoires, étrangers à toute logique représentative, des syntagmes comme "vin bleu" (Le Bateau ivre) ou "lèvres vertes" (Métropolitain) qui sont pourtant issus du sociolecte contemporain. Le premier "était une expression argotique très répandue à la fin des années 1860 pour désigner un vin de barrière" (p.182), le second "était une expression populaire du milieu et de la fin du XIXe siècle", synonyme de mauvaise santé (on la trouve chez un certain Gastineau, dans la description de prostituées hébétées au petit matin, ou appliquée aux cadavres des Communards dans Les Incendiaires de Vermersch). "Il est significatif, conclut Ross, que Rimbaud tire ces deux exemples, ainsi que d'autres, du lieu mixte que constitue l'argot des barrières, des cabarets et des ouvriers [et] cela conforte l'idée que le langage de Rimbaud est fermement ancré dans la société" (p.184). Elle comprend mal (et nous avec elle) pourquoi Tzvetan Todorov considère contradictoire un énoncé comme "ici, n'importe où" dans Démocratie sinon parce qu'il échoue à percevoir la poésie de Rimbaud dans le cadre socio-historique qui est le sien. Ce n'est pas pour l'auteur du poème que "ici" est équivalent à "n'importe où", explique Ross, mais pour "une bourgeoisie impérialiste, mobile et en expansion"(p.185).

   Ce qui rend ces énoncés relativement hermétiques, c'est la "technique de montage" (p.186) consistant dans une écriture largement parataxique (qui masque la structure logique de la phrase) et, corrélativement, l'effet de "surcharge", d'"accélération sémantique" (p.188) et d'irréalité, obtenu en agglutinant des composantes linguistiques (mots ou expressions) ayant chacune une grande intensité sensorielle ou expressive. L'auteur compare ce mode d'écriture visant à produire de l'inconnu en prélevant "des éléments familiers pour leur inventer de nouvelles fonctions" (187) au "bricolage" des insurgés dans l'érection de leurs barricades, constituées de bric et de broc à l'aide de tout ce qui leur tombait sous la main.

    L'allusion, me semble-t-il, correspond moins bien aux événements de l'année 1871 qu'à ceux de 1848 :
 

Barricade de la rue Saint-Martin, Illustrated London News du 4 mars 1848.
 

Les barricades de pavés de la Commune, qui n'ont servi que pendant la Semaine sanglante, ont généralement un aspect beaucoup moins improvisé :
 

Napoléon Gaillard, chef des barricadiers de la Commune,
posant en grande tenue devant sa barricade de la Concorde, le 20 mai 1871.

 
   D'après Kristin Ross, les poèmes satiriques (les poèmes "charlevillois") ou parodiques (les poèmes zutiques, entre autres), la correspondance de Rimbaud souvent, sont caractéristiques de cette façon de prélever dans des milieux sociaux fréquentés par l'auteur, source et cible de son inspiration, des faits de langue spécifiques, des argots, des jargons de petits groupes, qui s'amalgament à "l'élément commun et standardisé de la langue publique" (p.193). Car "la satire correspond à ce que Volochinov appelle le 'discours dans le discours, l'énonciation dans l'énonciation [...] en même temps, un discours sur le discours, une énonciation sur l'énonciation'" (p.190-191).

   L'une de ces cultures spécifiques auxquelles s'alimente le texte de Rimbaud est celle de la Commune et du mouvement ouvrier. Le mot d'ordre, le slogan, l'invective, l'obscénité caricaturale, sont des traits courants de la littérature de dénonciation politique issue de la Commune et que l'on retrouve, à signe inversé, dans la rhétorique anti-communarde. Tout cela, qui est aujourd'hui bien connu, grâce notamment aux travaux de Steve Murphy, est analysé longuement par l'auteur de l'ouvrage (p.194-211), au sujet notamment des poèmes politiques de l'année 1871 mais aussi dans une illumination comme Solde.

   Ce n'est pas un hasard, conclut Ross, si Rimbaud "nous a été transmis comme un ensemble de slogans. 'Changer la vie', 'L'amour est à réinventer', 'Je est un autre', 'Il faut être absolument moderne' [...], c'est en vertu de la singulière futurité de ses textes [...] interpellation traversant les générations, suscitant une sorte de constellation diachronique ou de communauté latente [...] cette présence n'est pas tant l'héritage d'une 'chose', d'un monument artistique, que la compréhension d'une situation, l'adoption d'une posture face au monde : les conditions d'existence d'une communauté, l'invention ou le rêve de nouveaux rapports sociaux" (p.209-210).
 

***
 

   Dans l'avant-propos qu'elle a rédigé pour cette traduction française, Kristin Ross dit avoir conçu The Emergence of Social Space : Rimbaud and the Paris Commune comme une œuvre d'intervention : "j'ai écrit ce livre au milieu des années 1980, au début de cette sombre époque dont on sait qu'elle fut une longue et intense contre-révolution politique et intellectuelle" (p.5). Œuvre d'intervention et geste de résistance contre ce "formalisme textuel hyperintellectualisé" qui fut, dans les études littéraires, de façon particulièrement accusée, dit-elle, chez les critiques américains entichés de French Theory, le pendant universitaire de cette "contre-révolution".

   Il est vrai qu'en France même, la "Théorie littéraire" a souvent été critiquée, à gauche, pour sa propension à se proclamer indemne de toute contamination par "l'idéologie bourgeoise", du seul fait de sa scientificité. Parfois, on entend seulement par "idéologie bourgeoise" les codes littéraires conventionnels de la représentation et de l'expression. Mais, bien souvent aussi, autour de 1968, on joue sur l'ambiguïté de cette notion passe-partout. Comme s'il suffisait de rompre avec la philologie et l'histoire littéraire, fétiches de la conservatrice Sorbonne, pour devenir ipso facto "révolutionnaire" ! Les constantes polémiques de la mouvance théoricienne contre Sartre, archétype de l'écrivain engagé, et contre l'injonction sartrienne adressée aux intellectuels d'avoir à payer de leur personne, montrent suffisamment les limites de sa radicalité politique. Elles laissent deviner ce qui fut l'une des causes, au moins, de son immense succès dans l'intelligentsia française des années 60-70 : le confort que procurait à cette couche sociale, dans cette époque de rupture, la notion d'une rupture — ou d'une "coupure" (épistémologique) — évacuant la question du sujet.   

   Consacrer un ouvrage à Rimbaud — et à Rimbaud dans l'éclairage de la Commune —, c'était aussi, implicitement, nous dit Kristin Ross, contester l'intérêt quasi exclusif pour Mallarmé qui régnait dans la théorie littéraire, "de la psychanalyse au structuralisme, en passant par la sémiotique et la grande déconstruction d'un Jacques Derrida ou d'un Paul de Man — cette place, il l'a conservée jusqu'à ce jour, dans les textes d'Alain Badiou et de ses disciples. Cette étroite focalisation théorique sur un écrivain dont toute la poétique présuppose un auteur éclipsé par l'œuvre n'est pas surprenante" (p.6).

   Le livre de Ross, publié en 1988 aux États-Unis, garde tout son intérêt malgré la distance. Son "geste de résistance" n'a rien perdu de son éclat. Certes, après tant de travaux consacrés, ces dernières décennies, à la dimension politique de l'œuvre de Rimbaud, l'offre éditoriale sur la question s'est sensiblement enrichie et diversifiée. Certes, on peut regretter ici des à-peu-près contestables, le côté trop alambiqué de certains rapprochements entre l'univers rimbaldien et les doctrines anarchistes ou la pratique de la Commune. Mais il faut lire Kristin Ross, et regretter que son livre n'ait pas été traduit plus tôt.

 

Novembre 2013         

  

 

Édition de 2008 chez Verso.