Arthur Rimbaud, le poète > Bibliographie / Notes de lecture > Les saisons de Rimbaud

 

 

 

 

 

 

 

[1] « Je m’évade ! Je m’explique », Résistances
d'
Une saison en enfer, Études réunies par Yann
Frémy, Éditions Classiques Garnier, 2011.

 

 

Ce qui se dit de la Saison dans

Les Saisons de Rimbaud

 

 

 

 

Yann Frémy a sous-titré l’un des recueils d’articles qu’il a dirigés : « Résistances d’Une saison en enfer » [1]. De cette « résistance » herméneutique et de l’attrait qu’elle exerce sur les chercheurs, le volume récemment édité sous la direction d’Olivier Bivort, André Guyaux, Michel Murat et Yoshikazu Nakaji (Hermann, 2021), apporte une nouvelle preuve. Un bon tiers des dix-neuf articles rassemblés sont consacrés en tout ou en partie au livre de 1873 (contre un seul, par exemple, aux Illuminations). Je rends compte ici de trois de ces contributions : celles d’Éric Marty (« Mythe ou allégorie dans Une saison en enfer », p. 259-266), Yoshikazu Nakaji (« “Mon sort dépend de ce livre” : vie et art dans Une saison en enfer », p. 231-245) et Jean-Luc Steinmetz (« Rimbaud “mage ou ange” », p. 184-194).

 

 

 

Les passages encadrés sont ceux qu'on peut sauter (si on est pressé).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[2] Henri Meschonnic, « “Il faut être absolument moderne”, un slogan en moins pour la modernité », dans Modernité modernité, Folio-Essais, 1994, p.123-127.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[3] Le mot fait allusion à l’éclatement fréquent du soliloque en monologues de théâtre, à la faveur desquels l’énonciateur délègue sa voix à des personnages aux identités les plus diverses mais qui le représentent, sous divers aspects de sa personnalité (l’aventurier, le desperado, le nègre, le damné, l’imprécateur, la Vierge folle, etc.), procédé utilisé par Rimbaud pour dramatiser les moments les plus délirants ou les plus douloureux du discours, les formes les plus exacerbées de la crise.

[4] Cf. Marc Escola, Michel Foucault et la fonction-auteur, Atelier littéraire Fabula. À signaler aussi, à ce sujet, dans Les Saisons de Rimbaud, l'article où Laurent Zimmermann signale le peu d'intérêt porté à Rimbaud par Barthes et par le groupe Tel Quel, entre 1953 et 1975, et en explique la cause : « la présence, beaucoup trop forte à leurs yeux, de la figure de l'auteur dans le texte lui-même, de l'auteur comme fonction ou comme instance nécessairement présente pour rendre possible la lecture même de l'œuvre. » (« Rimbaud dans le moment textualiste », p. 278). 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[5] « C'est vrai ; c'est à l'Eden que je songeais ! »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[6]  Voir l'entrée « créature » du TLFI. Notamment le sens II,B,a et b. Aurélia Cervoni, qui a consacré une étude à cette variante de Nuit de l'enfer dans Les Saisons de Rimbaud (p. 207-218), écrit que l'abandon du mot « âmes » s'explique par la propension de Rimbaud, démontrée par des exemples convergents, à éliminer de son texte définitif des termes d'allure trop romantiques. « Il a sans doute voulu également, explique-t-elle, éviter la répétition du substantif “âmes”, qu'on retrouve dans d'autres passages de son autobiographie [...] » (p. 213). Au sujet de l'adjectif « charmantes », elle rappelle que « dans la lettre à Izambard [en réalité : Demeny] du 15 mai 1871, Rimbaud ironise sur le lyrisme sentimental de Musset en employant précisément l'adjectif  “charmant” : “Printanier, l'esprit de Musset ! Charmant, son amour !” » (p. 218).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[7] Cf. Yann Frémy, entrée « Une saison en enfer » du Dictionnaire Rimbaud, Classiques Garnier, 2021, p. 744 et Pablo Milanés, Yo pisaré las calles nuevamente...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[8] Cf. Yoshikazu Nakaji, « Sur la « fatalité de bonheur », Parade sauvage, n° spécial hors série « Hommage à Steve Murphy », 2008, p.586-595. J'ai longuement exposé  dans ce site ma propre interprétation de cette formule : La « fatalité de bonheur ». Une parodie du discours chrétien sur le salut.
 

 

« Le héros rimbaldien […] déclare davantage qu’il ne pense »

 

« Du printemps à l'été 1873, écrit Yoshikazu Nakaji, à l'époque où sa propre vie aboutissait à une impasse, Rimbaud voulait se trouver une percée, se ressaisir au moyen de l'écriture » (p. 241). L'objectif a-t-il été atteint ? Rimbaud l'affirme. Une saison en enfer se termine sur un avis de victoire : « Car je puis dire que la victoire m’est acquise [...] Point de cantiques : tenir le pas gagné ». Un dénouement du même ordre clôturait déjà Alchimie du verbe : « Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté. » Rimbaud, donc, à l’issue de son « combat spirituel » (Adieu), se décrit armé d'un savoir nouveau et prêt pour un nouveau départ.

Cet optimisme ne convainc pas la plupart des spécialistes rimbaldiens, qui s’emploient à prendre à contrepied leur auteur préféré sur la confiance qu’il affiche et les perspectives nouvelles (personnelles et collectives) qu’il dessine : « Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous [je souligne] entrerons aux splendides villes. »  L’article de Yoshikazu Nakaji est un bon spécimen de ces lectures démystificatrices. Il s’achève sur le constat suivant :

 Mais cette victoire qu’il déclare dans ces termes épiques et héroïques est-elle si glorieuse ? — Non. Aucune perspective concrète et positive n’est donnée ici ; l’entrée dans les « splendides villes » n’est qu’une attente ; même là est soulignée la nécessité d’« une ardente patience ». En tout cas, ces images sont des produits de l’imagination qu’il prétend avoir enterrée […]. La fameuse formule « Il faut être absolument moderne », qui a fait couler beaucoup d’encre et dont on a abusé comme étendard du modernisme avant-gardiste, n’est en fait qu’une acceptation comme l’a montré Henri Meschonnic [2]. Cette acceptation est loin d’une adhésion ; elle est à peine distincte d’une résignation. Le héros rimbaldien magnifie son « combat », déclare davantage qu’il ne pense (p. 244).

Cette très contestable interprétation d’Adieu rencontre aujourd'hui, me semble-t-il, dans l'opinion savante, un large consensus. Mais voyons comment l’auteur parvient à cette conclusion.

Dans sa première partie (p. 231-235) il expose l’angle particulier sous lequel il entend aborder la Saison :

Parmi toutes les figures qu’incarne le narrateur, c’est la double figure d’amant disqualifié et d’artiste raté qui s’impose comme la force motrice la plus importante » (p. 235).

La crise de l’homme appelant la crise de l’artiste et inversement, vie et art s’écroulant ensemble dans une chute torrentielle, le constat d’échec s’accompagne le plus souvent d’un vif sentiment de culpabilité. C’est sur cette modalité caractéristique de la Saison que je voudrais m’interroger ici  (p. 233).

Je ne suis pas certain que les notions un peu infamantes d’« artiste raté » et d’« amant disqualifié » reflètent avec exactitude la nature des erreurs confessées par Rimbaud dans ses Délires I et II (Alchimie du verbe et Vierge folle. L’Époux infernal). Car c'est bien de Rimbaud qu'il s'agit, même si l'auteur de l'article prend soin d'assigner le discours du livre à une instance plus anonyme qu'il appelle tantôt « le poète rimbaldien », tantôt « le narrateur », tantôt « le héros » (ou « le héros-narrateur », ou encore « le héros rimbaldien »), mais jamais « l'auteur » ni « Rimbaud ».

 

De telles précautions me semblent inutiles. Certes, le sujet énonciateur ne doit pas être confondu avec le sujet biographique producteur de l'œuvre. Mais celui que nous appelons « Rimbaud » n'est ni le premier, ni le second. Ni le sujet énonciateur dont il se distingue assurément beaucoup, ne serait-ce que par les ironies qu'il lui décoche continûment, pour sa naïveté et sa bêtise, tout au long de ce soliloque à plusieurs voix qu'est Une saison en enfer, ni le sujet biographique dont nous ne connaissons d'ailleurs que fort peu de choses (qui sait si l'individu signant du nom de Rimbaud a véritablement frôlé « la folie qu'on enferme » ?). Rimbaud est ce qu'on appelle conventionnellement : l'Auteur. L'Auteur, tel que chaque lecteur en construit la figure en fonction du savoir qui est le sien (concernant le contexte biographique, historique, littéraire, les autres productions signées du même nom, etc.) et en fonction de sa compétence à démêler les procédés d'ironie, de transposition [3] et d'emphase héroïque par l'usage desquels le dit « auteur » se déguise. Ce troisième larron, l'Auteur, n'est, comme dit Foucault, qu'une « fonction » : une fonction critique (en sus de quoi classificatoire et juridique). Il est « le produit d'une série d'opérations qui intéressent l'interprétation, qui se situent donc en aval de l'œuvre et non pas comme son amont » [4]. Et la seule garantie de véracité que nous ayons, quand un critique convoque le nom de Rimbaud, réside dans les compétences de lecteur que nous voulons bien lui accorder sur la base de ses arguments, non dans ces jeux d'allonymes hérités de la Théorie littéraire, dont, pour mon compte, dans ce qui suit, je ne m'imposerai pas l'usage systématique.

 

Concluant, donc, à une « percée » faussement réussie, purement rhétorique,  Nakaji prend-il au moins en considération la dynamique ascendante, autocritique et libératrice, de la réflexion menée par Rimbaud sur les deux aspects (affectif et littéraire) de sa crise ? Ce qu’il écrit sur ce point dans la première partie de son article me paraît abriter une contradiction : 

Sa position près de la sortie de l’enfer se fait sentir de plus en plus nettement dans les quatre derniers récits, mais sans qu’il en sorte jamais vraiment jusqu’à la fin de l’œuvre. On peut même dire que l’intérêt majeur de l’œuvre et l’intention principale de l’auteur consistent à mettre en scène ce piétinement dans ses variations et dans sa saturation progressive (p. 235).

Effectivement, le chapitre L'Impossible amorce la remontée du « damné » vers le monde des vivants. À condition toutefois d'en saisir l'ironie. En effet, tel que Rimbaud l'a construit, le chapitre offrirait plutôt l'image d'un esprit incapable de toute progression et l'idée d'une méditation philosophique qui tourne en rond, En son début, le narrateur avoue que son désir d'Orient (Orient vers lequel il songe à s'envoler pour fuir « les marais occidentaux ») n'est qu'un succédané du mythe chrétien de l'Éden [5]. Intuition que confirme la fin du chapitre, où le narrateur expérimente une vision paradisiaque, aux accents les plus follement mystiques. Rimbaud ne pouvait pas mieux susciter chez son lecteur le sentiment d'un « trépignement immobile » (Jean-Pierre Richard, Poésie et Profondeur, 1995, p. 211). À moins que celui-ci ne tire de l'insigne ironie du ton la conclusion exactement inverse. Ce ton plus qu'ambigu, la lassitude de soi qu'il suppose, peuvent en effet suggérer la présence, chez le narrateur, d'une intention encore informulée d'échapper à son idée fixe : l'éternité, le salut, la « fatalité du bonheur » qui caractérise selon lui la philosophie des « amis de la mort » (cf. dans Alchimie du verbe : « Le Bonheur ! Sa dent douce à la mort » et, pour la liste complète des « amis de la mort », L'Éclair et  Adieu). C'est à un tel sentiment de lassitude qu'on peut attribuer le soupir paradoxalement douloureux sur lequel s'achève la vision : « Par l'esprit on va à Dieu ! / Déchirante infortune ! »
 

À la fin de L'Impossible, le temps d'une « minute d'éveil », le narrateur expérimente une « vision de la pureté », au cours de laquelle il s'imagine entouré de « la vérité [...] avec ses anges pleurant ». L'ironie cachée de cette image sulpicienne trahit, de la part du sujet énonciateur, un scepticisme grandissant à l'égard de toute solution chrétienne à sa crise existentielle (la « conversion » envisagée dans le prologue et à plusieurs reprises dans les premiers chapitres de la Saison). Le passage et son procédé ne sont pas sans rappeler l'entrevision paradisiaque de Nuit de l'Enfer :

J'avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je décrire la vision, l'air de l'enfer ne souffre pas les hymnes ! C'était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je ? 

Comme on le discerne dans son brouillon, Rimbaud avait écrit dans une première rédaction : « C'était l'apparition de milliers de femmes charmantes ». Le remplacement ultérieur de « femmes » par « âmes » puis par « créatures » ne change rien à l'évidente visée parodique de cette évocation « charmante ». Mais il montre le goût de Rimbaud pour l'équivoque : le premier terme faisait trop paradis de houris, le second, trop paradis chrétien, « créatures » est ambigu et couvre un champ sémantique large, qui n'exclut aucun des deux sens précédents et les outrepasse [6]. Au lecteur d'arbitrer.


L'Éclair
confirme ;
« Non ! non ! à présent je me révolte contre la mort ! »
 

C'est surtout à partir du chapitre L’Éclair qu'un scénario de « sortie de l'enfer », minutieusement construit, se dessine :

[...] Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr...
     Je reconnais là ma sale éducation d'enfance. Puis quoi !... Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans...
     Non ! non ! à présent je me révolte contre la mort ! Le travail paraît trop léger à mon orgueil : ma trahison au monde serait un supplice trop court. Au dernier moment, j'attaquerais à droite, à gauche...
     Alors, — oh ! — chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour nous !

La locution familière « Puis quoi ! » coupe court à un raisonnement qui tourne en rond. La phrase suivante peut s’interpréter comme l’acceptation de passer le cap des vingt ans, c’est-à-dire de devenir adulte (Rimbaud a dix-neuf ans au moment d’Une saison en enfer), et de vivre ... comme tous les jeunes de son âge. « Non ! non ! à présent je me révolte contre la mort ! » confirme le choix en faveur de la vie. La formule renvoie au souvenir du « lit d’hôpital » et de la tentation de la conversion que le sujet y a connue. C’est en se rappelant cette péripétie, qui correspond très exactement à la situation initiale de toute l’histoire, que le locuteur se rebiffe. Son « non ! non ! » n’est au fond qu’une réitération du « Ah ! j’en ai trop pris » du prologue. Cette fin de texte représente un pas décisif du sujet, déjà à demi résigné à ce que « l’éternité » soit « perdue » pour lui.

 


Le chapitre suivant, Matin, confirme la progression (« Pourtant, aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer ») et se clôt sur la résolution de ne pas maudire la vie, une résolution qui, par le langage employé (l’adresse aux « esclaves », l’allusion au « travail nouveau » et à la « marche des peuples »), renvoie aux utopies présocialistes du premier XIX
e siècle.
 

Annonçant les « splendides villes » d'Adieu, Matin ébauche l'expression, en style biblique (« Noël sur la terre »), de ce genre de perspectives utopiques que Yoshikazu Nakaji ne considère ni « concrète », ni « positive ». Il est cependant possible qu'elles aient représenté pour Rimbaud des « attentes » plus concrètes et positives que l'espérance d'une autre vie après la mort . Évidemment, ce sont là des formules algébriques dont le contenu concret dépend de celui qui les lit. On assimile souvent la prophétie rimbaldienne « Nous entrerons aux splendides villes » à celle de Jean de Pathmos concernant la Jérusalem céleste, séjour éternel des êtres purs et sans fautes, selon l'Apocalypse. Mais on convient aussi que Rimbaud n'a vu dans la référence biblique qu'une allégorie chargée de dire autre chose. Elle « constitue moins, dit Yann Frémy, une allusion à la Jérusalem céleste qu'aux “glaces des magasins splendides” de Délires II ». Personnellement, j'aime à y entendre la suite de Paris se repeuple. Ou, mutadtis mutandis, la chanson Yo pisaré las calles nuevamente..., écrite par Pablo Milanès au lendemain du coup d'état contre le gouvernement de Salvador Allende : « Je foulerai de  nouveau les rues / De cette Santiago ensanglantée / Et sur une belle place libérée / Je m'arrêterai pour pleurer les absents // Je viendrai du désert torride / Je sortirai des bois des lacs / Et sur une colline de Santiago / J'évoquerai mes frères disparus // Avec qui a peu fait ou fait beaucoup / Avec qui veut sa patrie libérée / Je tirerai les premières balles / Plus tôt que tard et sans repos [...]. » Rimbaud l'a-t-il compris ainsi  ? C'est pour le coup qu'il aurait été voyant. Je n'en doute d'ailleurs pas, le mot étant pris dans ce sens [7] .


 

Dans ces conditions, pourquoi Nakaji parle-t-il de « piétinement », en suggérant qu’il faut attendre la toute fin d’Adieu pour qu’intervienne un artificiel et inattendu happy end ? Mais peut-être comprendrons-nous mieux ce que Nakaji appelle une « saturation progressive » en lisant la suite de son article.

En ce qui concerne l’amour (p. 236-239), « le narrateur » (c'est-à-dire Rimbaud ?) offrirait l’image d’un individu pris au piège de ses contradictions. Dans Mauvais sang, il « joue, autour du thème de la solitude, le drame de la vaine demande d’amour du solitaire désemparé » (p. 237). Mais, dans Délires I, sous les traits de l’Époux infernal, il n’offre à son « compagnon d’enfer » qu’une charité « ensorcelée », « brutale » et « incompréhensible » qui « secoue davantage qu’elle ne console ». Il incarne à son tour « ce refus de la charité dont il souffrait dans Mauvais sang » (p. 238).

En ce qui concerne l’art, c’est dans Alchimie du verbe que « le poète rimbaldien » (!) dresse le bilan du « projet présenté dans les deux lettres du voyant et exécuté par le poète d’une dimension surhumaine » (p. 241). Or, le narrateur de la Saison comprend, « au cours du voyage accompli en mer afin de se purifier des séquelles de la folie qu’il a volontiers exploitée », qu’il a conçu là et exécuté « un sacrilège digne de la punition divine. L’“arc-en-ciel” symbolisant l’alliance du ciel et de la terre dès son apparition dans la Genèse, dénonce ici l’acte autodestructeur, luciférien, auquel le poète rimbaldien s’était adonné » (p. 242). Il lui révèle en même temps « la fatalité du Bonheur [8] » : 

La « fatalité du Bonheur » travaille toujours le héros-narrateur, sans qu’il sache comment la conduire. L’impasse est déjà là. Maintenant nous allons voir comment, dans le dernier récit, Adieu, le héros rimbaldien affrontera cette impasse qui se fait ressentir toujours davantage (p. 243).

Voyons cela, en effet. Faut-il comprendre que le narrateur de la Saison, loin d’avancer vers une solution à sa crise, se perd toujours davantage dans un labyrinthe sans issue ?  La première partie d’Adieu, selon Nakaji, révèle « un “je” livré désormais à la vie sans art : d’un côté la peur de la solitude et le besoin d’amour, de fraternité (il se plaint : “pas une main amie !”), et d’un autre côté, la méfiance devant une telle “charité” facile, inconditionnée, ce qui l’amène à considérer ce besoin même comme un “mensonge” (l’avant-dernier alinéa) » (p. 243). Mais, dans la seconde, « le “je” ne se plaint plus de la solitude ni ne s’attache plus à la “charité” […] Tout en reconnaissant la sévérité de l’heure nouvelle, il déclare sa victoire […] » (p. 244).

On connaît la suite : je l’ai reproduite ci-dessus. Il y aurait beaucoup, beaucoup, à débattre. Trop, pour un simple compte rendu. Mais je reviendrai sur quelques-unes des questions posées dans les paragraphes suivants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[9] Allusion à Mauvais sang, section 2.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[10] Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Éditions du Seuil, 1961, p. 165.

[11] « J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil, — et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. »

[12] « Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour divin. — Deux amours ! je puis mourir de l'amour terrestre, mourir de dévouement. » (Mauvais sang, 6) — « Les goûts frivoles m'ont quitté. Plus besoin de dévouement ni d'amour divin. » (Mauvais sang, 7) — « Une femme s'est dévouée à aimer ce méchant idiot : elle est morte, c'est certes une sainte au ciel, à présent. Tu me feras mourir comme il a fait mourir cette femme. C'est notre sort, à nous, cœurs charitables... » (Vierge folle).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[13] Michel Murat, L'Art de Rimbaud, Nouvelle édition revue et augmentée, José Corti, 2013, p. 453.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[14] Aux branches claires des tilleuls / Meurt un maladif hallali. / Mais des chansons spirituelles / Voltigent parmi les groseilles. / Que notre sang rie en nos veines, / Voici s'enchevêtrer les vignes. / Le ciel est joli comme un ange / L'azur et l'onde communient. / Je sors. Si un rayon me blesse / Je succomberai sur la mousse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« La rigide, froide, l’impersonnelle, l’arbitraire allégorie de la charité »

 

Le Rimbaud d’Éric Marty, dans son article « Mythe ou allégorie dans Une saison en enfer », est lui aussi enlisé dans une crise subjective sans solution. Rimbaud, explique cet auteur, n’a pas accès à la dimension mythique, à laquelle il préfère l’archaïque allégorie. À preuve, « l’extraordinaire abstraction, l’extraordinaire rigidité figurale du prologue » d’Une saison en enfer (p. 263) : « la beauté, la justice, l’espérance, le printemps, la charité, etc. » (p. 262).

 

Un autre article des Saisons de Rimbaud, malgré son titre semblant annoncer un point de vue différent, « L'écriture mythique chez Rimbaud » (p. 195-205), tend à confirmer la thèse d'Éric Marty. Relevant la présence massive de références mythiques dans le texte de Rimbaud, Giovanni Berjola montre qu'elles « se réduisent souvent à des fragments épars » dont, chacun, certes, « constitue un récit en puissance » mais sans que ce récit, sauf exception,  soit développé. L'auteur se donne malgré tout comme objectif de montrer que Rimbaud, allant bien au delà de la simple référence culturelle nimbée de poésie et de la simple constitution d'un « décor mythique », articule certains grands mythes collectifs avec son propre mythe personnel. Il analyse dans ce sens le recours, d'une part, au mythe infernal (dont il détecte la présence aussi bien dans la Saison que dans certaines plongées urbaines des Illuminations), d'autre part, à la Genèse, au Déluge et à l'Apocalypse (dans ces mêmes Illuminations). Il y décèle une appropriation intime, fondée sur la réécriture et la réinvention.

Ces dernières références me semblent, pourtant, elles-mêmes utilisées par Rimbaud de façon assez abstraite et (à part l'enfer dans la Saison, le Déluge dans Après le Déluge et l'Apocalypse dans Barbare) ponctuelle et peu narrative. Si j'avais à indiquer un mythe célèbre entrant en résonance avec le mythe personnel de Rimbaud, tel qu'il ressort de son texte, je dirais : le mythe d'Icare. Il n'est évoqué, indirectement, qu'une seule fois dans l'œuvre, dans Adieu (le poète « rendu au sol »), mais on en reconnaît la structure dans les motifs omniprésents de l'envol, du « dégagement rêvé » et de leur brutale interruption. Pour ce qui est du mythe dans sa généralité, Rimbaud me semble cependant le traiter principalement comme une référence à fonction symbolique. Comme une allégorie, en somme, avec ce que cette notion présente, en effet, d'un peu abstrait.

 

Comme l’a théorisé Hegel, à partir de sa lecture de Dante, le mythe est supérieur à l’allégorie :

Le caractère stéréotypé de l’allégorie est transfiguré parce que Béatrice [allégorie de la théologie] est intégrée au mythe de la sublimation amoureuse. Elle est alors douée d’une vie autonome et d’une subjectivité interne qui l’extrait de ce qu’on pourrait appeler la citation allégorique, car c’est aussi un aspect de l’allégorie d’être presque systématiquement citationnelle et déjà dite (p. 261).

Cette dimension subjective assure au mythe sa valeur médiatrice universelle pour une époque donnée. L’âge romantique, moment où « l’allégorie, par son caractère stéréotypé et conventionnel […] a cessé d’être médiatrice d’évidences morales » (p. 261), a trouvé dans le Faust de Goethe, incarnation du savoir et de ses limites, son grand récit médiateur : 

Le mythe, dont Faust est l’incarnation subjective, sans donner de solution […] éclaire dialectiquement la scission historique du fini et de l’infini, dans un pessimisme consolateur par lequel le mythe assume la dynamique intégratrice, et, par-dessus le chaos dionysiaque, jette le voile apollinien de l’art (p. 262).

Rimbaud, au contraire de Goethe, rejette selon Marty le « pessimisme réconciliateur ». Il lui préfère la négativité sans issue de ces figures inversées et stériles auxquelles il s’identifie : la « race inférieure [9] » (figure inversée du peuple révolutionnaire) ou la « charité ensorcelée » (figure inversée de la troisième vertu théologale du christianisme, qui institue le devoir d’aimer son prochain comme Dieu nous aime). Or, dans Adieu, Rimbaud s’exclame : « Suis-je trompé ? la charité serait-elle sœur de la mort pour moi », formule que Marty glose de la façon suivante : 

[…] il [Rimbaud] doit constater que la rigide, froide, l’impersonnelle, l’arbitraire allégorie de la charité, qui lui avait été offerte au départ comme outil de résistance au mythe infernal, à ses séductions virtuelles, résistait décidément à tout, et se retrouvait, malgré l’épisode de la Vierge folle, intacte et muette au terme de la Saison […] le “rend[ant] au sol” de manière apparemment définitive, et cela jusque dans le mot d’ordre désormais qu’elle impose “il faut être absolument moderne”, où là encore le mythe compensateur du romantisme est rejeté (p. 263-264).

Une fois de plus, donc : l’image du neurasthénique errant sans fin dans son for intérieur. Mais il est inexact que l'idée de la charité revienne, « intacte », hanter le narrateur, au dernier chapitre de la Saison. Le besoin d'amour, certes, n'a pas disparu, mais, concernant l'amour-dévouement prôné par la théologie, l'épisode de la Vierge folle a laissé des traces : le narrateur en parle désormais comme d'un mensonge et lui oppose clairement ce qu'il appelle la « tendresse réelle ». Pourquoi faire dire au texte le contraire de ce qu'il dit ?

 

Marty ne semble pas avoir senti que, dans Vierge folle, Rimbaud impute le dénouement brutal qui a failli causer sa mort à ce que Bonnefoy [10] a appelé son « entreprise de charité » (« l’engagement » pris à l’égard de Verlaine dont il parle dans Vagabonds [11]). Son rejet de l’« inspiration » charitable du prologue de la Saison trouve là, sans aucun doute, sa principale explication : « la charité, clef d’un réarmement moral, pour moi ? c’est une plaisanterie, je pense ! » Rimbaud n’est pas disposé à revenir à une vertu dont il vient d’expérimenter tous les mensonges. Aimer par devoir (ou par « dévouement », comme il dit souvent [12]) n’est pas aimer.

C’est sur cette idée de mensonge que le sujet énonciateur de la Saison achève sa réflexion sur la charité, quand il y revient une dernière fois dans Adieu. Le passage se termine par la phrase : « Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge ». Ce mensonge, c’est d’abord de s’être « voulu mage ou ange » (Adieu), d’avoir voulu « vivre somnambule » (Vierge folle), « en s’amusant » et « querellant les apparences du monde » (L’Éclair). Mais c’est aussi d’avoir prétendu exercer à l’égard de Verlaine une « charité » qui ne visait au fond, un peu hypocritement, qu’à lui imposer ses propres façons de voir et à se l’attacher, comme Rimbaud semble l’avoir compris quand il écrit Vierge folle. Et c’est cette conscience de s’être fourvoyé, sur ce plan-là aussi, qu’il résume par la formule : « Suis-je trompé, la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ? » Ce ne sont pas là les pensées d’un esprit incapable de régénération, aspiré dans le tourbillon de sa souffrance affective, et que nous retrouverions inchangé, à la fin de la Saison, sous l'empire de la « rigide » et « froide » allégorie de la Charité.
 

 

 

Quant à la fameuse maxime « il faut être absolument moderne », Marty la comprend comme la plupart des spécialistes rimbaldiens depuis le célèbre et très contestable article de Meschonnic,  c'est-à-dire, à mon humble avis, mal. À l’endroit où on la trouve, tout de suite après une charge contre « les arriérés de toutes sortes », elle s'inscrit dans une opposition passé/présent, arriération/modernité. Plutôt que l’obligation sociale d’être moderne, elle suggère le désir du sujet d’aller de l’avant, d’en finir avec toute cette arriération.

 

 

Sans doute la maxime « il faut être absolument moderne » contient-elle de façon implicite un rejet du « mythe compensateur du romantisme » si l'on entend par là la foi aveugle dans le Progrès et une conception scientiste de la modernité. Mais ce n'est pas la modernité en elle-même qu'elle rejette. Comme l'indique fort bien Michel Murat :

Dans son contexte, la phrase est assez claire. Elle oppose une bonne façon d'être moderne à une mauvaise [...]. La bonne façon d'être moderne est de rompre entièrement les ponts avec le christianisme [...]. « Absolument » dit bien ce détachement et ce vœu d'une modernité pure, ascétique, comparable à l'éthos de l'« l'être sérieux » qui sera le témoin de Soir historique [13].

La formule ne saurait donc être interprétée, à la manière de Meschonnic, comme une « résignation » (Nakaji, p. 244), imposée (Marty, p. 263), par la « réalité rugueuse », au poète « rendu au sol ». L’adverbe « absolument » ne modifie pas la tournure injonctive initiale. Rimbaud n’a pas écrit « Il faut absolument être moderne », formulation qui aurait effectivement édicté la nécessité impérieuse d’être moderne. Il a écrit : « Il faut être absolument moderne ». Impossible de ne pas voir, dans cette interversion de l’ordre des mots attendu, un malicieux détournement destiné à faire rendre au mot d’ordre un sens différent. À l’endroit où on le trouve, tout de suite après une charge contre « les arriérés de toutes sortes », ceux qui, d’une manière ou d’une autre, restent ancrés dans le passé, elle prend spontanément et légitimement pour le lecteur le sens d’une opposition passé/présent, arriération/modernité. Plutôt que l’obligation sociale d’être moderne, elle suggère une volonté de dépassement, un désir de rompre avec les anciens « compagnons d’enfer » et d’aller de l’avant.

 

 

Rimbaud indique assez clairement, dans la Saison, ce qu’il entend par le concept d’arriération. Sur le plan esthétique, la manière et le climat quelque peu mystique des « chansons spirituelles » (comme il les appelle dans Bannières de mai [14]), c'est-à-dire des poèmes du printemps 1872 critiqués dans Alchimie du verbe (« Je disais adieu au monde dans d’espèces de romances », « J’étais mûr pour le trépas », etc.). Et, sur le plan éthique, cette maladie endémique des « marais occidentaux », la passion de l’absolu, héritage indirect de la métaphysique chrétienne :  

N’est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l’ivrognerie ! et le tabac ! et l’ignorance ! et les dévouements […] Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent ! (L’Impossible).

Qu’y a-t-il à comprendre dans cette dernière formule ? Que la conscience contemporaine, dont l'artiste, le poète, sont l'expression la plus intense et la plus malheureuse, reste orpheline de l'espérance d'éternité. Le sujet « moderne », théoriquement libéré de la superstition, reste « esclave de [s]on baptême » (Nuit de l’enfer). Comme le Prince de Conte (dans Les Illuminations), il veut, il espère encore « voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels ». Mais, n'attendant plus rien de la promesse chrétienne, « cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés » (Matinée d'ivresse), il en poursuit la chimère à travers les substituts les plus divers : les « paradis artificiels », parmi lesquels Rimbaud n’oublie jamais de mentionner les magies du « saltimbanque » et de « l'artiste » (L'Éclair), des « maîtres jongleurs » — la « comédie magnétique », les « tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels », « le plus violent Paradis de la grimace enragée » (Parade) —, de tous ceux qui refusent de s’amuser avec ce que leur laisse « la Vampire qui nous rend gentils » (Angoisse) et choisissent d’être « plus drôles », optent pour « rouler aux blessures, par l'air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux ».

On a là encore, dans un sens, le portrait de l'artiste en saltimbanque tragique ou en triste pitre, tel qu’on le rencontre chez les romantiques (le Gwynplaine de Hugo, le Fancioulle de Baudelaire, etc.). Mais, avec Rimbaud, avec la personne et l'œuvre de Rimbaud, ce stéréotype romantique s'élève au niveau d'un mythe. Qu'est-ce qu'un mythe ? L'histoire de l'humanité a vu certains récits légendaires comme La Divine Comédie ou Faust, fondés sur des personnages imaginaires ou ayant eu une réalité historique, gagner une renommée hors du commun grâce à leur capacité de représenter les aspirations collectives d'une époque ou, tout au moins, les façons de penser de larges groupes humains, leur servant de modèle identificatoire, de point de repère philosophique et d'exemple pour l'action. Or, nul doute que c’est d’avoir si bien forgé son œuvre, et sa vie même, comme des emblèmes d'une situation historique donnée, qui a fait de Rimbaud le héros moderne, quasi universellement connu, qu’il est devenu aujourd'hui. L’homme de l’ère post-chrétienne a trouvé dans le sujet lyrique rimbaldien son portrait et sa fable. Un personnage à la lucidité tragique, mais attentif au « chant clair des malheurs nouveaux » (Génie) et qui ne désespère pas d’entrer un jour aux « splendides villes » (Adieu). Si l’on cherche l’équivalent de Faust pour notre époque, le voilà. Et Rimbaud a fait mieux que Dante et que Goethe. Il ne s’est pas contenté de doter une allégorie d’une subjectivité propre à simuler la vie. Il en a fait, avec lui-même, un être de chair et de sang.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[15] Cf. l'Évangile de Jean, chap. 5, versets 1 à 18.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[16] Jean-Luc Steinmetz, Reconnaissances, éditions Cécile Defaut, Nantes, 2008, p. 254.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[17] Voir notamment, dans la bibliographie que j'ai tenté de reconstituer de ses contributions rimbaldiennes, les articles de 1986 et de 2008 consacrés à ces poèmes.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[18] Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Éditions du Seuil, 1961, p. 82.

[19] Les commentateurs ont souvent cru pouvoir déceler un message destiné à Verlaine dans cette incise de Nuit de l'enfer : « — Assez !... Des erreurs qu'on me souffle, magies, parfums faux, musiques puériles. — ».

[20] Ernest Delahaye, Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, Messein, 1927, chap. sur Alchimie du verbe, p. 164-174.

[21] Brouillon d'Alchimie du verbe : « Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style ». Cf. le dossier de ce site sur Alchimie du verbe.

 

« Que nous soyons matérialistes ou idéalistes… »

 

Dans un article intitulé « Rimbaud, “mage ou ange” », Jean-Luc Steinmetz analyse la célèbre phrase d’Adieu : « Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, etc. » et relève les nombreuses références aux anges dans l’œuvre de Rimbaud. Il en déduit la présence d’une véritable tentation angélique chez le poète, qu’il serait trop commode de traiter en parodie : « […] si, à l’heure présente, il remémore sur un ton déceptif les prétentions qu’il put avoir, il ne paraît pas nécessaire de jeter le discrédit sur ce qu’elles furent à cette époque-là. » (p. 192). Autrement dit, ne prenons pas trop au sérieux les reproches que Rimbaud s’adresse à lui-même dans Une saison en enfer, car c’est précisément le Rimbaud d'avant que nous aimons.

Le pouvoir de séduction de Rimbaud, explique Steinmetz,  tient à l’expérience « limite » qui fut la sienne, fondée sur « la conviction que le verbe, comme celui du Christ thaumaturge, serait en mesure de transformer les données du réel […]. Ce passage à la limite, et sa lucidité à l’avoir osé, signifient Rimbaud » (p. 192-193). Le lecteur aura noté l’usage paradoxal du mot « lucidité » pour désigner ce que Rimbaud lui-même appelle sa « folie » (dans Alchimie du verbe).

Chemin faisant, Steinmetz nous assure que les « Proses évangéliques », écrites par Rimbaud aux environs de la Saison, « relatent de façon distanciée les miracles obtenus [par Jésus] et comme s'ils étaient intempestifs, mais elles ne vont jamais jusqu'à nier leur évidence » (p. 192). Je donne juste, en passant, un exemple du contraire. Dans l'une des proses, Rimbaud conte l’entrevue du Christ avec un officier venu lui demander de guérir son fils. Cette scène se déroule à Cana « où Jésus avait changé l’eau en vin », comme le rappelle saint Jean. Or, Rimbaud nous apprend que « Jésus n'avait point encor fait de miracle » jusqu'ici. Ou bien Rimbaud est bien étourdi, on bien, plus probablement, il entend suggérer que le prétendu miracle des noces de Cana n'en était pas un.

 

 

Corrélativement, les Proses évangéliques soulignent à l'envi la mentalité superstitieuse des contemporains de Jésus. En ce temps-là, indique Rimbaud dans l’épisode de Samarie, « les femmes et les hommes croyaient aux prophètes ». Le lecteur, dès lors, est en mesure de comprendre pourquoi la Samaritaine octroie si vite et si facilement à Jésus un don de divination insuffisamment démontré par les faits. Il a suffi que le nazaréen fasse savoir à cette femme qu'il connaissait sa vie passée, ses cinq maris successifs, et sa présente liaison extraconjugale, pour qu'elle reconnaisse aussitôt en lui le Messie.

Le scénario se répète dans l'épisode de la piscine de Bethsaïda. Des guérisons miraculeuses s'y produisaient par intervalles, lorsqu'un ange du Seigneur venait y « remuer l'eau » : « Les premiers entrés sortaient guéris, disait-on. Non. », écrit carrément Rimbaud. Ce miracle, pour lui, n'est qu'une croyance. Or, quand il raconte la suite de l'histoire [15], Rimbaud ne mentionne ni le dialogue de Jésus avec l'infirme, ni le fameux « lève-toi, prends ton lit et marche ». S'agit-il d'un oubli, d'une simple ellipse, ou entend-il suggérer par là que le prétendu « miracle du paralytique » n'est qu'une nouvelle manifestation de la superstition ambiante ? On peut même avoir l'impression que le miraculé n'est qu'un faux paralytique. Rimbaud écrit qu'il « franchit la galerie [...] d'un pas singulièrement assuré » et insiste beaucoup sur la nature démoniaque des mendiants de la piscine, qui paraissent ne se trouver là que pour l'aumône.
 

 

 

Comme souvent, chez Rimbaud, le texte est conçu pour laisser le champ libre à plusieurs interprétations possibles et tend à fonctionner comme un miroir de l'idéologie de ses lecteurs. Cela n'exclut pas la possibilité qu'un lecteur lui-même très croyant reçoive cent sur cent le message sceptique de Rimbaud (ne serait-ce que parce qu'il en ressent plus vivement que personne la force d'ébranlement). Mais, en l'occurrence, s'agissant des Proses évangéliques, je suppose que celui qui considère comme une « évidence » (p. 192) les pouvoirs surnaturels du Christ arbitrera le plus souvent dans un sens, le sceptique ou l'athée dans l'autre.

Il ne faut donc pas s'étonner de lire sous la plume de Steinmetz, en guise de justification pour sa lecture des Proses évangéliques : « Rimbaud n'a pas à cœur de proférer des blasphèmes » à l'égard du Christ « puisque, à ses propres yeux, il se voit ange » (p. 192). Ajoutant à destination du lecteur différent ces considérations quelque peu hagiographiques :  

[…] que nous soyons matérialistes ou idéalistes, nous nous résignons mal à le considérer comme un homme qui aurait été simplement notre “semblable”, notre “frère”, et nous percevons bien quelle exception vive il représente. Si ce passage à la limite que représente le mage ou l’ange nous est à la fois énigmatique et intelligible, nous continuons à le créditer d’une telle exception qui — conséquence immédiate — a tendance, à juste titre, à le situer “hors de toute littérature” et à le faire échapper au simple univers des postures et des signes. (p. 192-193).

En conclusion de quoi, Steinmetz nous demande, lecteurs un peu trop matérialistes, de réfléchir à ce qui nous fascine tant chez Rimbaud. Par parenthèse, remercions-le du ton adopté ici, il lui est arrivé d'être moins courtois. Ainsi, commentant en 2008 « Elle est retrouvée... », il assène : « L’éternité se donne d’abord comme une certitude, et je ne vois pas de lecteurs assez obtus pour remettre en cause pareille affirmation [16]. » Fermons la parenthèse. Ce qui, donc, d'après Steinmetz, nous fascine chez Rimbaud, nous tient sous le « charme » de sa parole, c'est que nous reconnaissons en lui notre propre « besoin de dépassement », en quête d’une « nouveauté que, contrairement à ses désillusions, nous tentons encore de placer à notre horizon, à condition, évidemment, de croire en la poésie et d’en faire un peu plus que le lieu où se donneraient libre cours une inlassablement grinçante ironie ou une parodie généralisée. » (p. 194). La critique vise explicitement le ronron herméneutique actuel :  

À l’heure actuelle, où triomphent les démystifications successives de Rimbaud au point d’éradiquer la vertu même de sa parole, il est bon de le rendre à son texte, si ambigu, si équivoque soit-il (p. 192).

Effectivement, on soupçonne aujourd’hui un peu trop, chez Rimbaud, mystifications, stratégies et duplicité. Il n’y aurait dans Alchimie du verbe qu’une autocritique en trompe-l’œil. Entre Une saison en enfer et Derniers vers, c’est la continuité qui l’emporterait. La fiction du poète guetté par la folie et celle de son reniement poétique n’auraient été inventées par l’auteur que pour mettre en valeur les transgressions audacieuses de sa production poétique récente : une opération éditoriale, en quelque sorte. Adieu, où Rimbaud se déclare vainqueur du « combat spirituel » (à l’envers) qu’il vient de livrer contre les mensonges de la religion, administrerait en réalité la preuve qu’on n’échappe pas à la clôture de la métaphysique occidentale. Les maximes pleines d’optimisme de la fin de la Saison constitueraient une forme de leurre de la paroleBref, on a fort tendance, aujourd’hui, à décrire Rimbaud tournant sans fin dans son labyrinthe comme une mouche dans un bocal (nous  avons vu ci-dessus de bons exemples de ce travers). D'accord, donc pour tenter de « rendre [Rimbaud] à son texte » et pour restituer à sa parole sa « vertu », en entendant dans le mot « vertu » une idée de valeur (philosophique et morale) et de pouvoir (pouvoir d'expliquer le réel ou même d'agir sur lui, comme quand on parle de la vertu curative des plantes). 

En quoi consisterait donc chez Rimbaud cette « vertu » ? Selon Steinmetz, si je le comprends bien, elle résiderait dans le message spirituel émanant de sa poésie (particulièrement, des « chansons » de l’année 1872, reprises, comme on sait, et retravaillées par l’auteur, dans Alchimie du verbe, en 1873 [17]). Le problème, c’est qu’il n’y a pas un seul Rimbaud mais plusieurs. Cet « orgueil de l’impossible [qui] accompagne toujours Rimbaud » (selon la jolie formule de Steinmetz p. 193) peut revêtir d’un texte à l’autre, d’une phrase à l’autre, une signification fort différente (plutôt métaphysique ou plutôt politique, par exemple). Par ailleurs, la pensée de Rimbaud (car Rimbaud « pense »), entre l'époque de Sensation  et celle de la Saison, en passant par la Commune de 1871 et les « chansons spirituelles » de 1872, a connu maintes évolutions, involutions et r(e)évolutions. Enfin, il y a, indéfectiblement, plusieurs sortes de lecteurs. Notamment, comme dit Steinmetz, l'idéaliste et le matérialiste.

Le lecteur spiritualiste pourra trouver chez un certain Rimbaud écho à ses aspirations (l’histoire de la réception l’a largement montré), mais, en ce qui me concerne, quand je lis dans Alchimie du verbe :

Mon âme éternelle,
Observe ton vœu,
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

je me dis : « Franchement, Rimbaud pouvait-il trouver plus bête et plus laid pour remplacer, en 1873, le superbe :

Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.

Rimbaud, d'ailleurs, à la place de la phrase « De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible » qui introduit le poème dans la version imprimée, écrit lui-même dans son brouillon : « C’était très sérieux. J’exprimai bêtement ». L'idée était donc bien d'être le plus bête possible. Et, en effet, ce style de catéchisme (« âme éternelle »), cette hypallage poussive (le latinisme « la nuit seule ») ! Difficile de croire qu'il ait apporté (là et ailleurs dans Alchimie du verbe) des modifications de cette sorte à ses textes de 1872 pour autre chose que pour en moquer les postures mystiques.

Yves Bonnefoy, dans son Rimbaud par lui-même, se montre convaincu de ce que le poète, « en mai ou juin 1872, [...] se tourne à nouveau, dans son désarroi, vers la religion de son enfance. Cela n'est pas douteux » [18]. Mais il est possible aussi que Rimbaud ait seulement voulu exploiter un climat de religiosité lié à la forme de chanson, brève, naïve et populaire, qu'il recherchait dans ces mois-là, sous l'influence de la poétique verlainienne [19]. Et qu'il n'y ait eu, en somme, de sa part, qu'une posture. Rimbaud l'indique très explicitement quand il expose à Jules Andrieu son projet d'une série de poèmes en prose intitulée « L'Histoire splendide », dans sa lettre d'avril 1874, le mysticisme est l'un des registres de son art d'écrire : « Je serai libre d'aller mystiquement, ou vulgairement, ou savamment ». La question, au fond, tient à la biographie et n'est pas essentielle. Ce qui est essentiel, par contre, et n'est pas douteux, c'est l'insistance dans ces poèmes, quelle qu'en soit la motivation, de ce qu'Ernest Delahaye a appelé des « retours chrétiens » [20]. Une tendance aux « élans mystiques » [21] que Rimbaud, en 1873, aura regrettée et condamnée.

C’est là que, personnellement, je placerais la vertu de sa parole : dans cette capacité à rire de soi, dresser le bilan et rebondir, dans cette « révolte contre la mort » dont il parle dans L'Éclair, révolte contre ce désir de mort qu'il associe à la mystique chrétienne, et qu'il raille jusque dans ses poèmes les plus apparemment panthéistes, dans cette lutte pour extirper jusqu'à leurs dernières racines les séquelles de son éducation chrétienne, « Pardon si c'est banal », comme dit Rimbaud s'adressant à Banville. Mais quand je retrouve dans les commentaires de Steinmetz des accents hagiographiques qui rappellent Jacques Rivière (extrait déjà cité p. 192-193), quand je crois comprendre que, pour Nakaji, Une saison en enfer serait le lieu où « le poète rimbaldien » se repent d'avoir exécuté, avec son entreprise du voyant conduite jusqu'aux limites de la folie, un « acte autodestructeur, luciférien », « sacrilège digne de la punition divine » (extraits déjà cités p. 242), je me dis qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler quelques solides banalités et, cessant pour un temps de traquer les arrière-pensées de Rimbaud, de s’intéresser davantage à sa pensée.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[22] René Char, Fureur et Mystère, La Fontaine narrative, 1947. Pléiade p. 275.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[23] Cf. l'interprétation qu'en offre Alain Vaillant dans l'entrée « Bonheur » du Dictionnaire Rimbaud, Classiques Garnier, 2021, p. 98-100.

 

[24] Éric Marty non plus ne s'en prive pas, cf. p. 266.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[25] Dans le passage :allant de  « je m'offrais au soleil, dieu de feu. / “Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines [...]” » jusqu'à « Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon ! ».

 

Recentrer l'interprétation sur l'autobiographique et la question de la croyance religieuse

Au risque d'exagérément caricaturer, je résumerais de la façon suivante l'histoire de la réception de la Saison. On a d'abord décelé dans le livre l’aveu, par Rimbaud, de ses péchés de jeunesse, et le repentir d’avoir mené si mauvaise vie. Rejetant à juste titre cette thèse moralisatrice, le premier XXe siècle a eu tendance à relativiser la portée autocritique de la Saison. On a célébré chez Rimbaud le côté « mauvais ange » (selon la formule de Verlaine dans Crimen Amoris), déchu, certes, mais rendu angélique par la portée véritablement métaphysique de sa quête de l’impossible. Sa palinodie apparaissait moins comme l'aveu de certaines erreurs que comme la reconnaissance d'un échec inévitable et la preuve glorieuse de ce qui avait été « osé ». Enfin est venue l’heure du soupçon : largement joué, le discours autocritique développé dans la Saison aurait une fonction moins autobiographique que satirique. Rimbaud exploiterait le modèle littéraire de la confession pour dresser le portrait type et critique du poète-mage à la mode romantique, non sans profiter de l'occasion pour porter à la connaissance du public, dans un chapitre central de l'œuvre, les spécimen les plus novateurs de sa production récente. Je ne récuse pas la légitimité de ces approches, qui ont sans doute toutes leur part de vérité, mais, comme on l’aura compris, je propose de remettre au centre de l’interprétation la dimension autobiographique de l'œuvre et l’idée d'un travail sur soi, visant, pour l'auteur, à corriger les erreurs commises dans sa vie affective et dans son activité poétique, dont véritablement et sincèrement il s'accuse.

Or, au cours et au cœur de cette réflexion, Rimbaud butte sur le problème de la croyance religieuse. C'est pour lui une question importante, ne serait-ce que parce que Verlaine, probablement, ne cesse de la lui poser. La « Vierge folle », dans le chapitre qui lui est dédié, est avant tout présentée comme une personne très pieuse, torturée par un sentiment de culpabilité :

“Ô divin Époux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je suis soûle. Je suis impure. Quelle vie !

 “Pardon, divin Seigneur, pardon ! Ah ! pardon ! Que de larmes ! Et que de larmes encor plus tard, j'espère !

 “Plus tard, je connaîtrai le divin Époux ! Je suis née soumise à Lui. — L'autre peut me battre maintenant !

Et on se souvient des termes dans lesquels Verlaine s'adresse à Rimbaud dans la dernière lettre qu'il lui envoie, le 12 décembre 1875 :

Le même toujours. Religieux strictement, parce que c'est la seule chose intelligente et bonne [...]. L'Église a fait la civilisation moderne, la science, les littératures : elle a fait la France, particulièrement [...] Je te voudrais tant éclairé, réfléchissant. Ce m'est un si grand chagrin de te voir en des voies idiotes, toi si intelligent, si prêt (bien que ça puisse t'étonner) !

Ne dirait-on pas une réplique au livre de 1873, dont on peut comprendre par là qu'il est lui-même une réplique à ce genre de discours ? Rimbaud n'a sûrement pas attendu décembre 1875 pour entendre ces arguments de la bouche de Verlaine, ni d'ailleurs attendu le dénouement de juillet 1873 pour être las des jérémiades de son « pitoyable frère » (Vagabonds). Se mettre au clair sur la question de la foi en même temps que sur la question Verlaine, tel est me semble-t-il, l'objectif central de Rimbaud dans la Saison.

Chacun a son Rimbaud. C’est certain. C’est normal. Et je ne prétends pas avoir trouvé cet introuvable qu’est le malicieux, fuyant et secret auteur d’Une saison en enfer. Mais je préfère penser (« sans preuve », comme dit René Char [22]) que Rimbaud est sorti de la Saison plus lucide, plus libre, plus fort pour « aller [s]es vingt ans » (L’Éclair).

Contre les théories du piétinement sans fin et du labyrinthe sans issue, faisons à Rimbaud la charité de le croire quand il affirme, dans Adieu, avoir franchi un « pas ». Un « pas » dans la direction de cette « nouveauté que, contrairement à ses désillusions, nous tentons encore de placer à notre horizon » (Steinmetz). De ce « pas gagné », tant au plan poétique qu’aux plans affectif et politique, Les Illuminations sont le « glorieux » témoignage.

Elles démontrent, en outre, qu'on ne peut interpréter cet avis de rupture avec tout un passé comme un congé signifié à la poésie de façon globale. Quelques formules définitives laissent parfois imaginer un tel dénouement. Mais admirons, une fois encore, l'art de Rimbaud pour substituer aux formules fermées des formulations plus ouvertes, quand il remplace « Maintenant, je puis dire que l'art est une sottise » (leçon du brouillon d'Alchimie du verbe) par l'énigmatique « Je sais maintenant saluer la beauté ». Comment faut-il l'entendre ? La formulation est ouverte, mais le choix du sens est-il libre ? Comme d'habitude : non ! [23] Il est beaucoup trop tôt, en avril-août 1873, pour qu'on puisse raisonnablement diagnostiquer chez Rimbaud « vie et art s’écroulant ensemble dans une chute torrentielle » (Nakaji). N'anticipons pas [24]. Ce serait de mauvaise méthode.

En conclusion, rendons Rimbaud à son texte, comme nous le demande Jean-Luc Steinmetz. Sauf que, cette « victoire » dont Rimbaud nous parle, contre qui ou contre quoi l'a-t-il remportée ? À l’évidence contre cette partie de lui-même et de sa poésie où il a fini par reconnaître les effets dérivés de « [s]a sale éducation d’enfance ». Vaincu dans ses aspirations comme amant, comme voyant, comme sympathisant de la Commune, c'est du moins en vainqueur de lui-même que Rimbaud veut assumer désormais sa libre infortune :

Rien de rien ne m'illusionne ;
C'est rire aux parents, qu'au soleil,
Mais moi je ne veux rire à rien ;
Et libre soit cette infortune.
 

C'est ainsi que s'achève Bannières de mai. Ce beau poème de 1872, notons-le, n'est pas reproduit dans Alchimie du verbe. Rimbaud n'en reprend, en les reformulant [25], que certaines idées des deux premières strophes, pour en faire autant d'exemples de sa « folie ». Fait significatif, peut-être, car, après une célébration toute religieuse du printemps dans la strophe 1 (les « bannières de mai », les « chansons spirituelles », le ciel « joli comme un ange », « l'azur et l'onde » qui « communient »), le sujet lyrique paraît désirer une sorte d'anéantissement panthéiste, enlevé par le « char de fortune » du Général Soleil (strophe 2), pour finalement opposer à ces conceptions mystiques du bonheur le choix de la libre infortune (strophe 3). Que pouvait reprocher à un tel poème l'auteur d'Une saison en enfer ? Rien. Toute la dialectique de l'œuvre est déjà présente, là, en raccourci.

 

 

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