Arthur Rimbaud, le poète > Anthologie commentée > Alchimie du verbe > Des poèmes d'ADV / Bibliographie commentée


 

 

DES POÈMES D'ALCHIMIE DU VERBE

Bibliographie commentée (1920-2020)
 

 


1930
1960
1970
1980
1990
2000
2010

En principe, cette bibliographie concerne une question précise et limitée. Elle a été conçue en liaison avec le dossier récemment mis en ligne sur les inflexions sémantiques imprimées par Rimbaud à ses anciens poèmes, au moment de les insérer dans ADV. Mais il m'arrive inévitablement de déborder un peu sur des sujets plus larges (les remaniements formels, l'interprétation des poèmes, le sens du chapitre Alchimie du verbe). Les références sont classées chronologiquement (des liens hypertextes permettent une recherche par décennies). Ce choix en rend peut-être la consultation moins aisée mais il permet à qui en a la patience de parcourir dans l'ordre de leur publication un siècle de commentaires sur la question concernée, de 1927 (date de l'essai d'Ernest Delahaye sur Les Illuminations et Une saison en enfer) jusqu'à nos jours. Il permet de repérer notamment le tournant qui se dessine progressivement à partir de 1984 (date de l'article d'André Guyaux "Alchimie du vers, anachronie du verbe") tendant à remettre en cause la fonction caricaturale traditionnellement reconnue aux remaniements opérés par Rimbaud sur ses poèmes de 1872 et la définition d'ADV comme bilan critique des "Vers nouveaux et Chansons" et/ou de la "poétique du voyant", questions sur lesquelles le débat est toujours ouvert.
 


1920


Ernest Delahaye
, Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, Messein, 1927.
Chapitre "Délires II. Alchimie du verbe", p.164-174.

     "[...] Pourquoi le poète, se demande Delahaye, ne paraît pas vouloir nous montrer — en dehors de Voyelles — d'autres vers de lui que les derniers faits, la réponse est simple : ce n'est pas sa vie qu'il raconte, c'est une courte période de sa vie : 72-73". Et il précise que si R. ne cite que les poèmes de 1872, c'est qu' "ils sont parmi ses derniers nés : sentiment très humain." Il ne s'en demande pas moins s'il n'y aurait pas une volonté de dénigrement dans cette exhibition. Par exemple, il estime que Rimbaud se moque un peu de ses Voyelles : "« J'inventai la couleur des voyelles ! » : Un point d'exclamation termine [la phrase], preuve que cette idée le fait rire". Dans sa conclusion, il parle même de mépris : "L'on posera forcément une autre question : Rimbaud méprisait-il quelque partie de son œuvre ? La vérité c'est qu'à partir de 1874, il s'est montré indifférent à son œuvre entière [...]." Delahaye explique donc finalement la désaffection de R. pour sa production récente dans Adv par le "silence" à venir, non sans parer religieusement ce silence d'une aura rédemptrice : "Les retours chrétiens que nous verrons s'indiquer, par intermittences, pourraient nous faire soupçonner ce que seront, dans beaucoup des jours qui vont venir, les variations de cet idéal." Rien de plus conforme au récit familial et à la présentation téléologique traditionnelle de la trajectoire du poète.
Rimbaud reproduit-il ces poèmes parce qu'ils lui sont chers pour être ses derniers nés ? parce qu'il les "méprise" ? On trouve déjà chez Delahaye cette intuition du caractère paradoxal de l'anthologie d'Adv qui perturbe notre compréhension du texte, cette difficulté de la critique à décider ce qui l'emporte, du laudatif implicite ou du péjoratif revendiqué, dans le geste rimbaldien.

 

retour haut de page

1930

Henry de Bouillane de Lacoste, "Appendice I. Les éditions des Poésies, 1. Poèmes publiés par Rimbaud, p.225-229 de Arthur Rimbaud, Poésies. Édition critique. Introduction et notes par H de BdL, Mercure de France, 1939.

     De ces sept poèmes de 1872, un seul a conservé son titre et trois seulement sont restés complets. Quant aux modifications apportées aux textes, "peut-on sérieusement parler d'un progrès ?" Deux explications sont possibles : un défaut de mémoire "en l'absence des manuscrits" ou une défiguration volontaire, de la part de Rimbaud, "pour donner une sorte de caricature : n'oublions pas que le but poursuivi par Alchimie du verbe est de tourner en ridicule ses productions passées." Un éditeur ne saurait donc considérer ces versions d'Alchimie du verbe comme le texte définitif des poèmes concernés.



 

retour haut de page

1960

Suzanne Bernard, "Délires II. Alchimie du verbe", p.468-473 des Œuvres, édition et notes de SB, Garnier, 1960.

     "On peut [...] trouver significatif le fait que Rimbaud cite ses vers avec une telle dérision qu'il se soucie peu d'en altérer la 'musique' en donnant un texte déformé et boîteux [...]". C'est à tort, rappelle l'auteur, qu'on a dit qu'Alchimie du verbe valait condamnation des Illuminations, l'erreur venant de ce que l'on croyait que les vers de 1872 appartenaient aux Illuminations. "Il semble, du reste, que la phrase du brouillon : 'Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style' ne puisse guère viser que les derniers vers." Ce ne sont donc pas les Illuminations mais sa "tentative de voyance" que "dans ce texte capital, Rimbaud rappelle et condamne. [...]"la période que décrit Rimbaud sous ce nom : 'l'histoire d'une de mes folies', est indubitablement la période qu'ouvre la lettre du 15 mai 1871 à Demeny où il indique sa méthode de 'Voyance', la période au cours de laquelle il a 'inventé la couleur des voyelles', et surtout la période au cours de laquelle il a écrit ses 'derniers vers'". L'"art" que R. condamne dans sa fameuse phrase du brouillon d'Alchimie du verbe ("Maintenant , je puis dire que l'art est une sottise") ce sont ces mêmes "'bizarreries de style', les recherches musicales, toute cette étude pour 'noter l'inexprimable' et 'fixer des vertiges'."
 

 

Pierre Petitfils, Les manuscrits de Rimbaud. Leur découverte. Leur publication, Études rimbaldiennes 2, 1969, p.41-157. Paragraphe intitulé : "Les poèmes cités dans Une saison en enfer", p.49-51

Ces deux pages de Pierre Petitfils sont souvent citées pour l'appréciation très négative qu'il exprime à l'égard des modifications opérées dans les poèmes d'ADV et son adhésion sans nuance à la thèse du défaut de mémoire. Selon lui, Rimbaud s'est retrouvé séparé de ses archives quand Verlaine a été incarcéré et, reprenant à Roche son travail sur la Saison, il aurait été obligé de reconstituer ses textes de mémoire. Il juge lourde la nouvelle leçon "Du bonheur qu'aucun n"élude", brutale la chute "Où la ville / Peindra de faux cieux", et il écrit : "Le rythme d'Éternité a disparu : un détail a suffi pour détruire le mélodieux équilibre de la première strophe".



 

retour haut de page

1970

Antoine Adam, , p. 965-967 de Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par A.A., Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972.

"[...] les poésies qu'il cite ont toutes été écrites au mois de mai de cette année, ou dans les semaines qui suivirent. C'est alors qu'il alla jusqu'au bout de la destruction des formes traditionnelles et il est normal qu'il soit allé chercher les exemples de son Alchimie du verbe dans les pièces de vers composées à cette époque." Antoine Adam, qui fait une lecture strictement autobiographique du parcours de crise décrit par le chapitre, se heurte à une difficulté classique : si c'est l'entreprise du voyant qui est reniée dans Adv ("la culture de l'hallucination qu'il a pratiquée dès 1871"), pourquoi R. ne cite-t-il que des poèmes de 1872 ? On voit la solution qu'il a trouvée. Quant aux modifications de textes initiaux, "elles sont loin d'être des améliorations et correspondent à de légères défaillances de mémoire".
 

 

Margaret Davies, Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud. Analyse du texte, Archives des lettres modernes, 125 p., Minard, 1975. Chapitre "Délires II. Alchimie du verbe", p.73-93.

Premier commentaire détaillé d'Alchimie du verbe (et de la Saison) de l'histoire du rimbaldisme, le travail de Margaret Davies ne manque pas de qualités. Il fourmille de remarques justes dans le détail. Mais il témoigne d'une vision extrêmement critique et puritaine de l'univers rimbaldien qui lui fait faire d'énormes contresens.

Margaret Davies n'est pas de ces exégètes qui doutent du caractère autocritique d'ADV. À la lire, le bilan que Rimbaud livre de ses anciennes amours poétiques est d'une noirceur sans égale. Un exemple parmi cent, concernant les "hallucinations simples" : "Vues maintenant par le regard lucide du narrateur, il est clair qu'elles ne sont que le produit de l'imagination surexcitée d'un enfant. Avec les anges, les calèches, les salons, les monstres, il s'agit d'un vrai décor de contes de fées, plutôt que de mystères transcendants". (p.78). Et, concernant l'"hallucination des mots" : "le mot sert à mettre en évidence l'espèce de tautologie ridicule — de forme circulaire comme toute obsession — qu'il y a à expliquer une sorte d'hallucination au moyen d'une autre [...]" (p.79). Cette dame est sans pitié ! Mais le pire est encore à venir.

À partir de "J'aimai le désert..." s'amorce, selon Margaret Davies, une véritable "descente vers le mal" (p.83). Elle voit dans les "sales mouches" de Chanson de la plus haute tour un symbole de Belzébuth, "Seigneur des ordures" ou "Seigneur des mouches", mauvais ange patenté et équivalent du Diable. "Les mouches mènent au soleil" et le feu étant l'élément de l'enfer, elle voit dans le "dieu de feu" une autre incarnation du diable. Le moucheron reprend, sur un mode dérisoire, "le thème de la mouche qui résume l'idée du mal et de la bestialité" (82).

L'exégèse que M. Davies offre de la dernière partie du chapitre (à partir de "Je devins un opéra fabuleux...") est à l'image de tout son commentaire, riche dans le détail et contestable dans sa ligne générale. Les "voix merveilleuses" de son "opéra fabuleux" (illustrées par le poème Âge d'or dans le brouillon d'ADV) inspirent ici à R. "une suite d'égarements dont le premier est cette croyance que tous les hommes ont droit au bonheur" (86). La première partie de la phrase est fort pertinente, mais la seconde est indéfendable. M. Davies voit dans la formule : "Tous les êtres ont une fatalité de bonheur" "le ridicule d'une croyance à une liberté totale où tous les hommes ont le droit non seulement au bonheur mais à toutes une série de vies possibles" (86). L'ironie de la formule, sa fonction parodique de déconstruction de la croyance chrétienne dans le salut (voir mon étude seur ce sujet), lui échappent complètement. De cette "croyance au Bonheur" découle selon M. Davies cette grave crise spirituelle sur laquelle s'achève ADV. En effet, en acceptant le Bonheur à la place du Christ et de la promesse du christianisme, telle que la lui rappellent les visions reçues pendant son voyage (la "croix consolatrice", etc.) Rimbaud se persuade d'avoir trahi le Christ, ce qui attise dans son esprit un sentiment de culpabilité et la vision obsédante "du péché originel chrétien, la morsure du diable-serpent, « mon remords », « mon ver »" (88-89). Aussi, dans la morsure du Bonheur à laquelle fait allusion la phrase introductive de "O saisons, ô châteaux...", "il y a certainement une association avec le serpent-diable [...]. De toute façon, c'est le sens de trahison et de culpabilité qui dépend de la notion chrétienne du Bien et du Mal et où le Bonheur se range clairement du côté du Mal." (89).

Enfin, en saluant la "Beauté" qu'il avait conspuée dans le prologue de la Saison, Rimbaud "fait le premier pas dans la sortie de l'Enfer". En outre "la beauté, comme la bonté et la force, est une qualité purement humaine, c'est-à-dire qu'elle ne dépend pas d'une façon absolue d'un Dieu, ni ne tend nécessairement, comme les élans mystiques, vers un but transcendant [...]. Mais la bonté et la force, la nouvelle moralité centrée sur l'homme même, sont encore à récupérer." (91-93).

Pour ce qui est des poèmes. Concernant la nouvelle version de Larme, M. Davies note l'introduction de deux références religieuses ; dans Chanson de la plus haute tour, elle note la suppression de toute allusion à Verlaine, mais elle l'attribue au fait que le cas Verlaine a déjà été suffisamment traité dans Délires I ; le goût du néant qui se dégage de Faim est "preuve d'une vraie attirance pour le mal" (83), l'allusion à la manne biblique (les "pains semés dans les vallées grises") est signe d'un "descente dans le mal avec un espoir dans la religion qui a été déçu" (83) ; au sujet de "O saisons, ô châteaux..." M. Davies estime que R. "le cite sans avoir l'air de trop respecter la forme de son texte originel, et [...] l'ampute de tout ce qui a pu avoir un rapport avec des faits trop précis [...]. C'est en fait un exemple frappant de la façon dont il se sert de ses œuvres d'autrefois en les imbriquant dans une nouvelle structure à des fins tout à fait différentes" (90-91).

 

 

André Thisse, Rimbaud devant Dieu, José Corti, 1975, p.53, n.13.

"Les poèmes cités dans ce chapitre d'Une saison en enfer ont presque tous été améliorés par Rimbaud et rendus plus concis. De nombreux critiques affirment le contraire [...] J'invite le lecteur à les comparer un à un en les écoutant et sans trop compter sur les doigts ; peut-être partagera-t-il ma conclusion : les "délires" du poète ont plus de tenue que les délires de ses critiques."

Livre non lu. Cité par Danielle Bandelier, 1988, p.138.

 

 

Jean Richer, L'Alchimie du verbe et les jeux de Jean-Arthur, Didier, 1875.

Pas lu. Voir malgré tout ci-après ce qu'en dit Atle Kittang en 1992.
 

 

Marcel A. Ruff, Arthur Rimbaud. Poésies. Édition critique, Introduction, classement chronologique et notes par Marcel A. Ruff, Nizet 1978. Section VI du volume, consacrée aux vers de 1872, dont les notices confrontent brièvement, au cas par cas, les versions d'Alchimie du verbe aux poèmes correspondants.

Une édition qui n'est pas pluriversionnelle mais qui choisit de publier pour les poèmes de 1872, sans véritablement les confronter, les deux "versions extrêmes", c'est-à-dire la première (archives Forain et Richepin) et celle d'Alchimie du verbe, ainsi que "Le loup criait sous les feuilles ...".  "Nous pensons simplement que Rimbaud a modifié les textes en fonction de ce qu'ils représentent dans ce chapitre d'Une saison en enfer, et aussi , peut-être, en accord avec ce qu'il ressent au moment où il écrit ces pages." (p.186). Peu de commentaires, sauf un qu'il ne faut pas rater, concernent Ô saisons, ô châteaux ! . Voir : introduction et tableau.
 

 

Louis Forestier, "Délires II. Alchimie du verbe", p.270-271 de Arthur Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer, Illuminations, Poésie-Gallimard, 1965 pour la préface de René Char, 1973 pour l'établissement des textes et les commentaires, 1984 pour la second édition revue.

La note se réduit aux deux phrases suivantes : "Voici le poète confronté avec sa tentative de voyance, et la condamnant. Chemin faisant, il se cite lui-même ; M. Pierre Petitfils a très bien démontré que c'était de mémoire et qu'ainsi s'expliquent les variantes que l'on relève entre les versions manuscrites d'un poème et celles offertes ici."



 

retour haut de page

1980

Michael Riffaterre, "Interpretation and Undecibility", New literary history, vol. 12, n°2, p.227-242, Winter 1981. Repris dans Arthur Rimbaud, Harold Bloom's Modern Critical Views, Chelsea House Publishers, New York, 1988, p.115-128.

À peu près lu, mais par paresse, je renvoie à mon résumé du résumé qu'en fait Atle Kittang (cf. infra. 1992).
 

 

Étiemble, "Sur les « Chansons spirituelles »", in Lectures de Rimbaud, revue de l’université de Bruxelles, 1982, p.61-75.

Étiemble s'étonne qu'on n'ait pas davantage commenté le terme "chansons spirituelles" employé par R. dans Bannières de mai. Les Cantiques spirituels de Madame Guyon, amie de Fénelon, utilisent fréquemment les quatrains de pentasyllabes qui composent L'Éternité ou Âge d'or. On connaît des Chansons spirituelles signées Marguerite de Navarre. Depuis le Moyen-Âge les fabricants de cantiques spirituels mettent des paroles religieuses, qui font souvent mention de l'"adieu au monde", sur des mélodies de chansons profanes et Rimbaud ne fait pas autrement quand il exploite la Chanson de l'aveine pour composer Chanson de la plus haute tour. Mais la référence spirituelle est en grande partie un trompe l'œil. Rimbaud s'inspire des chansons spirituelles "en les invertissant" : L'Éternité développe en réalité une conception panthéiste (Étiemble défend becs et ongles, contre Antoine Adam, son annotation dans ce sens du Rimbaud qu'il a publié en 1957 dans les Petits Classiques Larousse) et "Ô saisons, ô châteaux ..." cache une signification sexuelle.
 

 

Danielle Bandelier, « Les poèmes de Délires II, Alchimie du verbe », in Lectures de Rimbaud, revue de l’université de Bruxelles, 1982, p. 103-116.

Le contenu, un peu résumé, est rigoureusement le même que celui du chapitre consacré à ADV dans la thèse publiée en 1982 sous le titre Se dire et se taire. L'écriture d'Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud. Voir infra.
 

 

Herman Wetzel, « Vieillerie poétique », in Lectures de Rimbaud, revue de l’université de Bruxelles, 1982, p.93-101. 

L'article commente Larme et Bonne pensée du matin. Dans Larme, l'auteur voit une opposition ente le besoin naturel de la soif (la "jeune Oise", "l'eau des bois") et "un besoin contrarié d'assouvissement du désir d'argent et de gloire", dont l'or serait le symbole. Quant aux "colonnades" et aux "gares", elles rappellent l'endroit où règne l'or et où l'on peut gagner la gloire littéraire : la capitale. Ce tissu symbolique fait du poème le"signe textuel" d'un "état d'ivrognerie et de détresse nostalgique". Il s'agit d'une interprétation très "biographique" comme on l'a compris. L'unique phrase consacrée par l'article au sens du poème dans sa version d'ADV est d'un vague absolu mais suggère la perplexité de l'auteur face à l'évolution sémantique du poème : "Rimbaud passe de la soif métaphorique et de l'ivrognerie comme objet d'analyse à une ivresse qui lui tient lieu de vision du monde". (p.98). Bonne pensée du matin reprend "les mêmes thèmes que Larme mais sous un aspect d'une positivité surprenante et injustifiée". "Au lieu de se traîner seuls et saouls dans les estaminets", les héros de Bonne pensée du matin voient leur soif magiquement étanchée grâce à l'intervention de tout une armée de "forces mythiques (Vénus, les Hespérides ; les Amants, les Bergers et les Ouvriers...) [...]. Bref, les dures lois de la réalité sont abolies sous la dictée d'une fantaisie hallucinatoire..." (p.99). Pour Wetzel, ce "jeu mi-sérieux, mi-bouffon" est la caractéristique générale des versions d'ADV où domine "l'impression d'un jeu artistique de virtuose" (101). Ce cours nouveau de sa création poétique, que Wetzel attribue à un repli sur soi consécutif à la Commune, ne pouvait satisfaire Rimbaud. Raison pour laquelle il le prend pour cible dans ADV.
 

 

 

Pierre Brunel, Rimbaud. Projets et Réalisations, Champion - Unichamp, 1983.
Chapitre III. "Un échange interrompu. Les poèmes du printemps et de l'été 1872", p.117-172.
Et, notamment, Ch. III, section "Alchimie du verbe", p.149-172.

"On s'étonne de voir [...] rejetés comme délirants les poèmes de 1872. La première raison, mais la plus superficielle, est qu'ils sont liés à Verlaine, composés le plus souvent près de lui". Mais la raison essentielle, c'est l'échec d'une aventure poétique (le projet d'études néantes) qui a failli entraîner l'auteur dans une catastrophe. C'est en tant que points de repères et illustrations de cette "entreprise avortée" que Rimbaud parsème le récit de ses propres poèmes. "Pour cela, il les a modifiés, gauchis même quelquefois, il les a replacés dans une autre perspective [...]. C'était assurément chercher à les dévaluer dans la présentation critique d'in bilan négatif [...]. C'était pourtant aussi, et paradoxalement, les sauver en leur donnant la chance d'une première publication qui, il est vrai, ne ressemblait en rien à une publication en recueil."
 

 

Jean-Charles Gateau, "Loup", Parade sauvage n°1, octobre 1984, p.43-53.

"Le loup criait sous les feuilles..." doit être un poème loufoque car il a particulièrement inspiré les universitaires quelque peu humoristes (voir plus loin : Fongaro, 1985). Ainsi, Jean-Charles Gateau, se propose dans cet article d'explorer "tous les sens que le texte propulse", dont Rimbaud, selon lui, est fort conscient mais entre lesquels "il est incapable de choisir". Ce qui laisse toute liberté au critique de s'en donner à cœur joie. Cette polyphonie spontanée de l'écriture emprunte notamment, pour l'auteur, à ce qu'il appelle "le capital anthropologique, c'est-à-dire ce qui ressortit au folklore : proverbes, dictons, chansons, contes, légendes, formulettes, etc. des Ardennes rurales. ce capital anthropologique est essentiellement de transmission orale et familiale, mais passe parfois par le relais des livres bleus des colporteurs, ou parfois en provient ; je le nommerais volontiers « le savoir Cuif » ."

L'article est impossible à résumer. Je note quelques suggestions rigolotes (et jamais démontrables, bien sûr). Le refrain de Fêtes de la faim "Anne, Anne / Fuis sur ton âne" viendrait de la chanson populaire de "la p'tit mamzelle Marianne" qui allait au moulin avec son âne Martin. Les couplets du même poème rappellent fort l'heptasyllabique "Cantique de l'enfant prodigue" trouvé par l'auteur dans un livre bleu de colporteur du XVIIIe siècle. Le poème du Loup regorge de calembours potentiels, à commencer par l'araignée Delahaye, Salomon-mon salaud, et tous les mots en "ouille" qui se prêteraient volontiers aux permutations obscènes. L'auteur en propose quelques-unes, Fongaro reprendra la balle au bond. Mais ce qui est certain, d'après l'auteur, "c'est que le bouillon de culture court au Cédron. Le lien historique entre bouillon et Cédron est évident : l'ardennais Bouillon (Godefroy de ...) fut roi de Jérusalem".

 

 

André Guyaux, "Alchimie du vers, anachronie du verbe", L'Information littéraire, janvier-février 1984, p.17-28. Repris sous le titre « Alchimie du verbe » dans Duplicités de Rimbaud, Champion-Slatkine, 1991, p.31-41.

     "Les poèmes que Rimbaud avait composés l'année précédente, en 1872, et qu'il fait reparaître ici, offrent un cas unique dans l'histoire littéraire, d'autocritique agrémentée ou argumentée d'autocitation [...]. Mais l'autocritique ne va pas jusqu'à l'autocensure et, entre-temps, le narrateur est devenu l'anthologiste de son œuvre d'"une saison", qu'il cite à l'illustration de sa folie. Les arts poétiques prospectifs qui composaient en mai 1871 les "lettres du voyant" deviennent ici un étonnant tableau rétrospectif, qui mêle dans une sorte de strabisme la complaisance et le dénigrement." (p.31).
     L'idée qui fait définitivement clivage avec tout ce qui s'est écrit par le passé tient dans le mot "complaisant".
     "Dans l'œuvre de Rimbaud, Alchimie du verbe est un chef-d'œuvre de duplicité", écrit André Guyaux. Car sous le masque d'un bilan autocritique, c'est une anthologie complaisante de ses textes de 1872 que nous concocte Rimbaud. Il n'est pas du tout évident, argumente l'auteur, que le poète ait modifié ses textes de 1872 pour en justifier le dénigrement, comme l'assurent les partisans de l'interprétation traditionnelle : "il n'apparaît pas qu'on puisse déterminer une direction cohérente à ces variantes". Ces textes jamais publiés, plusieurs fois remis en chantier, restaient dans un état de "perpétuelle germination" et la motivation principale de Rimbaud aura été de les établir pour les éditer : "En ce sens, les poèmes de 1872 — mais ne sont-ils pas aussi, en toute équivoque, des poèmes de 1873 ? — n'ont pas véritablement de "texte" dans le sens où il s'agit, pour l'éditeur, de l' « établir »".
 

  Antoine Fongaro, "Obscène Rimbaud", partie IV, Lire Illuminations, Les Cahiers de Littératures, Univ. de Toulouse-Le Mirail, 1985, p.104-106.

Selon Fongaro, un calembour visible à l'œil nu fournit la clé du poème : "le bouillon court" = le court-bouillon. Cette clé, c'est naturellement : l'inversion (!!). Ainsi, "Salomon" = mon salaud, "le bouillon court sur la rouille" = le bouillon roule sur la couille. Quand au Cédron, l'auteur signale qu'il sépare Jérusalem du Jardin des Olives (!!), que "l'autel" du partenaire sexuel est ce qu'on devine, etc. "La strophe qui nous occupe évoque donc une nuit d'amour entre Verlaine ("mon salaud") et Rimbaud."

 

 

Jean-Luc Steinmetz, "Ad Matutinum". L'émoi de "Mai" 1872 in Rimbaud des Poésies à la Saison, Études réunies par André Guyaux, Classiques Garnier, 2009, p.97-117 (reprise d'une étude publiée en 1986 dans Le Point vélique : études sur Arthur Rimbaud et Germain Nouveau, colloque de Neuchâtel, 27-28 mai 1983, À la Baconnière, 1986).

     En reprenant en 2009 ce texte déjà publié en 1986, Jean-Luc Steinmetz précise en une note : "Malgré les accommodements qu'il exigerait peut-être aujourd'hui, je ne me désolidarise pas de son contenu, d'un matérialisme tout « spirituel »" (2009, p.97). Il est amusant (et pas très étonnant) d'apprendre que Steinmetz trouvait en 2009 "trop matérialiste", mais d'un "matérialisme tout « spirituel »", ce qu'il analyse effectivement aujourd'hui dans des termes beaucoup plus franchement spiritualistes. La caractérisation oxymorique de son exégèse de 1982 est des plus pertinentes, et elle pourrait être étendue à une grande partie des commentaires suscités par les "chansons" de 1872, leurs auteurs se montrant généralement fort perplexes devant l'ambiguïté, disons philosophique, de ces textes. L'article tente notamment d'éclairer le discours rimbaldien sur la "fatalité de bonheur" dans la partie finale d'ADV (bâtie autour du poème "O saisons, ô châteaux...").
     Au cours de plusieurs pages consacrées à ce thème, Steinmetz fait un effort louable pour cerner cette question compliquée sans se dissimuler que le mieux, parfois, est de ne pas conclure : "Le bonheur de Rimbaud reste une énigme, l'énigme d'un matin. Et cependant « nul de l'élude » [...]. Ne serait-ce pas « sa fatalité » [...] ?" (101). Ayant cité le distique de "O saisons ..." : "Que comprendre à ma parole / Il fait qu'elle fuit et vole", Steinmetz commente : "«
 Il », soit le Bonheur. Tout lecteur, toute autre personne doivent alors se méfier d'une compréhension définitive attribuée au texte, puisque Rimbaud l'estime lui-même ôtée, enlevée, élevée par le Bonheur. Le Bonheur est l'un des principes qui absente la poésie du sens [...]" (102).

     Il s'y risque malgré tout et à le lire, on comprend que la "fatalité du bonheur" réside en premier lieu pour lui dans le fait que nul ne saurait en éluder l'étude. Ou, dit autrement : "Cette fatalité, c'est très sûrement suivre la pente de ses désirs. Fuguer lorsque l'on veut fuguer. Injurier lorsqu'on en a envie ..." (102-103). Dans "O saisons, ô châteaux ..." (que le brouillon d'USEE titrait "Bonr") c'est au lever du jour que R. expérimente une sorte d'entrevision surnaturelle du Bonheur. Mais Steinmetz tente d'abord d'en offrir une explication toute matérialiste : "Nous savons que la nuit est une lutte [...] tout malade de son corps ou de son esprit en attend avec hâte la fin qui, une fois encore, évacuera la morsure de la mort dans le Matin [...]" (99). Puis vient une explication plus proprement spirituelle, encore que... : "L'expérience du Matin consiste en une annonce, après les mensonges, les rêves de la nuit. Ad matutinum, c'est le Christ qui vient, clamé par l'angélus. Durant cet éveil du clocher, on pourrait croire la vérité rendue à celui qui la recherche âprement. [...] La clarté réelle touche les yeux :

Dans les plus grandes villes, à l'aube, ad diluculum matutinum, au Christus venit [quand pour les hommes forts le Christ revient] sa dent douce à la mort m'avertissait avec le chant du coq.

Le Christ vient-il aussi pour Rimbaud ? Rimbaud est-il alors un homme fort ? [...] Toujours est-il que se manifeste alors le Bonheur, ce qui m'a paru chez Rimbaud l'un des mots les plus étonnamment incongrus de son œuvre. Pourtant, il faut bien croire que ce malheureux, ce damné, connut lui aussi, en quelques instants, durant une ou deux saisons, un bonheur indescriptible, une liberté sans précédent que nous sommes encore loin de comprendre [...]. Il n'existe chez Rimbaud aucune sensation triviale du bonheur. Il s'agit pour lui d'une « satisfaction essentielle » où les œuvres de chair ne comptent que comme forces transitoires [...]" (100).
     Une dernière citation avant de commenter : "La nature-mère qui favorablement remplace la sienne pourrait, tout comme l'Aube, prendre l'enfant dans son "immense corps". Au désir de boire universellement éprouvé et qui est peut-être la fatalité du bonheur échu à tout être, cette pente irrépressible de l'« instinct spirituel » auquel il faut céder, Rimbaud, qui ne se contente d'aucune satisfaction matérielle, répond par la fusion dans l'objet du désir [...]. Pour ne plus craindre la soif, il est l'eau. Ce processus lui fait rejoindre l'étude, magique ou théologique. Une étude qui consiste, plutôt que d'aimer Dieu, à se fondre en lui, en supprimant ainsi par la dilution la distance. Cette mort du sujet réserve le comble de l'amour divin" (104).
    
     Quelques réactions personnelles :
     1) Comme Steinmetz, je dois trouver un peu "incongru" le mot de "bonheur", si du moins on entend par là le simple bonheur de l'existence, le bonheur profane, dans la bouche de l'auteur des "chansons spirituelles". C''est probablement pour quoi je ne donne pas spontanément le même sens que lui à l'expression : "fatalité de bonheur". Rechercher le bonheur, "suivre la pente de ses désirs", m'apparaissant personnellement comme des choses tout ce qu'il y a de normales, je n'imagine pas qu'on puisse en parler comme d'une "fatalité". Ce qui sonne davantage pour moi comme une "fatalité", c'est cette malédiction qui, d'après USEE, poursuit celui qui est "esclave de [son] baptême", celui qui a été "damné par l'arc-en-ciel". Mais n'est-ce pas précisément ce que Steinmetz appelle l' « instinct spirituel » ? Cette passion triste de l'absolu, dont je veux bien admettre que Rimbaud en est ou en a été atteint, peut-elle véritablement être attribuée à un "instinct" ? N'est-elle pas plutôt, d'après ce que nous dit Rimbaud lui-même, un héritage culturel de sa "sale éducation d'enfance" ? C'est ce que je crois comprendre quand je lis USEE et c'est la raison pour laquelle, quand un Rimbaud quelque peu ventriloque emploie une expression comme "fatalité de bonheur", j'ai tendance à imaginer qu'il donne la parole au "petit cagot" qui demeure dans un recoin de son âme pour s'en moquer gentiment et s'en débarrasser, en une sorte d'exercice cathartique de la pratique littéraire.
     2) Quand il s'interroge sur le sens du mot Bonheur chez Rimbaud, quand il cherche à donner un contenu concret au fameux avertissement reçu "avec le chant du coq", "au Christus venit", "dans les plus sombres villes", Steinmetz oscille entre deux types de définitions du bonheur : d'une part, la définition profane, l'explication réaliste, biographique même (le soulagement matinal consécutif aux angoisses nocturnes du malade, la joie de la liberté conquise grâce à ses fugues, loin de la mère abusive, sans oublier celles de l'amour vécu auprès de Verlaine pendant "une ou deux saisons") ; d'autre part, la définition mystique, l'interprétation "magique ou théologique", selon laquelle "l'étude du bonheur" consiste pour le croyant à se fondre en Dieu afin de recueillir, fût-ce au prix de sa mort, "le comble de l'amour divin" ? J'admets qu'il reste un fond d'ambiguïté difficilement réductible, dans le texte de Rimbaud (que Breton lui a tant reprochée). Mais n'appartient-il pas au critique de choisir entre ces deux types de significations ? Pour moi, c'est en faveur de la seconde qu'il faut trancher, en l'attribuant à une intention parodique et critique de la part de Rimbaud. 

 

 

Pierre Brunel, Une saison en enfer. Édition critique par Pierre Brunel, José Corti, 1987.

Ce volumineux commentaire n'aborde quasiment pas le sujet qui nous occupe ici. Je ne trouve, p.86, que ce paragraphe qui ne peut être tenu pour une prise de position générale et claire sur le sujet : "Les commentateurs de Rimbaud débattent pour savoir si les citations poétique d'ADV sont une reprise volontairement déformée, dérisoire, des poèmes de l'année 1872 (Jean Richer va jusqu'à écrire que Rimbaud se moque de son lecteur) ou si au contraire Rimbaud va plus loin dans la liberté (c'est l'opinion d'Yves Bonnefoy). Pour Fêtes de la faim, je suis surtout frappé par l'appauvrissement extrême du texte nouveau : un couplet est supprimé, le poème est suspendu après la troisième strophe, privé de cette manière de renouveau sur lequel il s'achevait. Il se dessèche, se recroqueville comme une feuille dans la flamme et — c'est l'échec de l'alchimiste — il s'abolit."
 

 

Yoshikazu Nakaji, Combat spirituel ou immense dérision ? Essai d'analyse textuelle d'Une saison en enfer,  José Corti, 1987.

Dans son chapitre consacré à Alchimie du verbe (p.143-176), l'auteur n'aborde pratiquement pas le thème qui nous intéresse ici. C'est sans doute parce que, pour lui, les poèmes de 1872, leur esthétique, leur univers intellectuel, ne sont vraiment pas le sujet. C'est de toute sa trajectoire antérieure que Rimbaud ferait ici le bilan : "De toute une tentative poétique de Rimbaud, on peut considérer les deux lettres de mai 1871 comme le programme et Alchimie du verbe comme le bilan." La "vieillerie poétique", selon lui, c'est la tradition romantique avec laquelle Rimbaud prend ses distances dans la lettre à Demeny : "Si Rimbaud, à quelques appréciations près, critiquait l'ensemble des poètes romantiques, c'est à cause de leurs vieilleries en « formes » aussi bien qu'en « idées »". L'expérience de la folie, programmée dès les lettres du Voyant, a eu pour but de renouveler ces "formes" désuètes : "dès le début, il avait pour objectif de pénétrer dans la folie, d'obtenir un état second (« Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ...») et surtout de trouver une langue propre à rendre cet état (« si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c'est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue »)." C'est de ce projet datant de 1871 qu' Alchimie du verbe tirerait un bilan d'échec et les poèmes de 1872 sont essentiellement mis à contribution pour représenter cette expérimentation de la folie comme méthode de création poétique, dans les étapes successives qui l'ont conduite du "raisonné dérèglement" jusqu'à "la folie qu'on enferme". Tout n'est sans doute pas faux dans cette analyse, mais elle a quand même le gros défaut de contourner ce qui a constitué vraisemblablement le principal objectif de Rimbaud dans Alchimie du verbe : tourner la page de sa saison poétique du printemps 1872, vécue en osmose avec Verlaine.
 

 

Danielle Bandelier, Se dire et se taire. L'écriture d'Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud, À la Baconnière, 1988. Ch.VIII, "Délires II". p.137-183.

L'ouvrage de Danielle Bandelier, spécialement dédié à l'étude stylistique d'Une saison en enfer consacre 44 pages à Délires II, dont une grande partie porte sur l'analyse des différences entre les poèmes insérés et leur état d'origine. Danielle Bandelier relève sans le commenter longuement "un certain nombre de modifications [qui] relève de l'amélioration technique, de l"adaptation à l'évolution esthétique de l'auteur [...] : préférences pour un lexique et une grammaire plus familiers, [...] tendance à libérer le vers en multipliant et en variant les mètres et les césures, en pratiquant l'enjambement ou en supprimant la ponctuation" (p.146). Le relevé commenté et très détaillé des modifications auquel elle procède dans ses "annexes" p.161-183 est extrêmement précieux. Une référence fondamentale pour le sujet qui nous occupe ici (que j'ai beaucoup mise à profit pour le tableau des modifications inclus dans le présent dossier).

Cependant, pour ce qui est de l'analyse des modifications sémantiques apportées aux poèmes de 1872, son travail minutieux pâtit fortement du type d'interprétation d'inspiration "autotéliste" adopté par l'auteur. Les poèmes d'Alchimie du verbe n'auraient d'autre but qu'eux-mêmes et de sujet que "l'écriture" : « O saisons, ô châteaux...», par exemple, n'a "peut-être" pas "d'autre signification que de s'affirmer poème-ritournelle et répétition" (p.143). "Ce poème se construit autour d'une sorte de vide sémantique" (p.144). Avec ce genre de convictions comme point de départ, si l'on refuse de prendre en considération la part de la réflexion sur le monde réel, ou de l'allusion biographique, dans les textes de Rimbaud, il est difficile d'apprécier la nouvelle direction donnée par le poète, en 1873, à sa production de 1872.

Bref résumé qui, je pense, en convaincra le lecteur. En ce qui concerne les inflexions sémantiques, Danielle Bandelier professe que, dans leur version d'Alchimie du verbe, "les poèmes font plus nettement allusion à leur propre écriture" (p.145). Dans les poèmes de 1872, "l'acte d'écriture est certainement présent au niveau thématique". Or, on remarquera qu'en 1873, dans Chanson de la plus haute Tour, par exemple, Rimbaud "supprime les deux strophes et les vers du refrain qui ne peuvent avoir, même métaphoriquement, de rapport avec cet acte" (145). C'est aussi la raison pour laquelle Rimbaud supprime, dans "O saisons, o châteaux...", le diptyque "Que comprendre à ma parole / Il fait qu'elle fuie et vole" : dans ce poème qui dit "la folie mortelle du créateur et son désir d'exprimer jamais assouvi" (145), "il n'était pas possible de conserver deux vers qui disent que la parole est heureuse — un bonheur d'écriture" (145). La suppression, dans Larme, de certains vers du poème ne procède pas de motivations thématiques mais d'une recherche de la brièveté. Ceci dit, "la thématique de la création poétique" court aussi dans ce poème, en métaphore filée : "Désir, besoin de s'exprimer sont traduits par la soif et le verbe devient élément liquide [...] Le poème est cette « liqueur d'or » distillée par un organisme  qui ne pourrait se désaltérer que d'elle [...]" (146). La nouvelle version de Bonne pensée du matin est peu modifiée mais on y repère "la même métaphore" que dans les poèmes précédents : "Si l'on admet que les charpentiers représentent les poètes [...] ", on comprend que "les charpentiers attendent le bain —  fusion du verbe et de la vie — comme le poète attend l'écriture facile et heureuse". De même, dans Faim et "Le loup criait sous les feuilles ...", "la faim indique le besoin physique, organique, de s'exprimer." (148). "Les corrections mettent en évidence le niveau symbolique du poème : la manne qui devient pierre exprime un espoir religieux déçu, et cette faim spirituelle inassouvie est symbolisée par celle du loup" (149) qui pourrait bien être aussi une représentation du poète : "Le poète-loup ne peut consommer que la chair des volailles, il est contraint de rejeter ce qui fait leur beauté : la vraie faim demeure et le menace de consomption. L'araignée de la haie [...] est dans le même cas que le loup : au lieu de s'alimenter du végétal nourrissant, elle ne recherche que la fleur en sa beauté." (150). "Le poème reflète l'inépuisable peine causée par l'expression verbale de la réalité" (150).

Conclusion : "Ce que Rimbaud condamne dans ses vers, ce n'est pas tant la manière (il accentue au contraire parfois leurs particularités stylistiques) que les illusions qu'il se faisait sur leur pouvoir expressif ; il croyait possible de communiquer au-delà des mots, qui sont arbitraires, par des formes où l'agencement des mots aurait une signification nécessaire, où leur répétition incantatoire régénère leur puissance d'évocation et exprime un message universel" (150). Autrement dit, il lui manquait de connaître Saussure et son "arbitraire du signe". Il était atteint de cratylisme aigu.

Dans un développement ultérieur sous le titre "Rapports prose-vers dans Délires II", Danielle Bandelier réitère l'idée que le sens d'ADV ne réside pas dans la dénonciation d'une "folie" révélée par le contenu des poèmes mais dans le constat d'échec qu'y ferait Rimbaud de l'impuissance de la ou de sa poésie. Elle fonde ce dernier segment de son argumentation sur une analyse, très proche de celle qui sert aussi de base à Steve Murphy dans son article de 2004, des convergences stylistiques entre la prose enchâssante et les vers enchâssés, en particulier dans la partie médiane d'ADV : "Tout se passe comme si les chansons (les « refrains niais », les « rythmes naïfs », les belles folies de mots citées ensuite (Chanson de la plus haute tour, Faim, L'Éternité) déteignaient sur la prose qui les encadre [...]. Vers et prose vivent ici en symbiose [...]" (158). Et elle en tire comme conclusion que : "s'il existe un rapport de réflexivité entre la prose et les vers de Délires II, ce n'est pas parce que l'une condamne les autres : ils disaient la souffrance de l'écriture, elle y ajoute l'impuissance." (160)
 

 

Jean-Luc Steinmetz, "Délires II", p.199-202 du tome 2 des Œuvres (3 tomes),  préfaces et notes de JLS, GF Flammarion, 1989.

Les commentaires de cette édition en restent à la philosophie habituelle : les poèmes d'AdV sont "bizarrement rappelés, mais rejetés" (Préface, p.36), "ne sont restitués qu'approximativement, soit par imprécision du souvenir, soit par volontaire négligence" (n.1, p.200). Cette reproduction "bizarre" serait, si je comprends bien les termes employés par Steinmetz dans sa préface, destinée par R. à "régler ses comptes ave Verlaine : "Alchimie du verbe forme beaucoup plus qu'un commentaire pour des textes bizarrement rappelés, mais rejetés, mauvais exemples, mauvais genres (et c'est la façon pour Rimbaud de régler ses comptes avec Verlaine auteur des Romances sans paroles."


 

retour haut de page

 

1990

Mario Richter, "Une « étude » : À quatre heures du matin, l'été...", in Rimbaud à la loupe, actes du colloque de Cambridge (10-12 septembre 1987), éd. Steve Murphy et George Hugo Tucker, Parade sauvage, Colloque n°2, 1990, p.38-51.

L'auteur ne commente pas du tout la différence entre les différentes versions du poème et il n'accorde d'ailleurs que peu de commentaires au thème de la soif. "Cette Vénus-Reine, écrit-il, qui est priée de « porter » aux travailleurs l'eau-de-vie finit donc par jouer un rôle semblable à celui d'une serveuse de cabaret [...] Et pourtant, le mot eau-de-vie, compte tenu du contexte mythologique, garde quelque chose qui va au-delà de sa signification courante : il laisse entrevoir une eau-de-vie, c'est-à-dire une eau vivifiante, baptismale, peut-être même l'eau de la félicité éternelle (celle que Jésus donna à la Samaritaine." (46). Pour l'auteur, le poème est essentiellement ce que Rimbaud appelle dans la phrase introductive "une étude", "visant à "noter l'inexprimable", et dont "le protagoniste secret" est le "soleil d'été". Cet inexprimable aurait quelque chose à voir avec "l'unité symbolique des contraires" dont Richter perçoit de multiples manifestations dans le poème. L'une de ces manifestations, longuement glosée, résiderait dans la double référence temporelle, faussement contradictoire d'après l'auteur, à l'aube (moment explicite du poème) et au crépuscule, suggéré par l'expression "soleil des Hespérides". Les Hespérides sont en effet les nymphes du coucher du soleil et "représentent, d'après Hésiode, les ondes lointaines de l'océan" (40). Cette idée trouve sa plus parfaite illustration, à la fin du texte, dans l'union du feu solaire et de l'eau de la mer, qui réalise "la plénitude mythique de l'amour et l'unité symbolique des contraires" (48).
 

 

Atle Kittang, "Riffaterre, Richer, Rimbaud : lire l'illisible", Rimbaud, cent ans après, Parade sauvage colloque n°3, 1992, p. 150-158.

Article consacré au poème "Le loup criait sous les feuilles..." et fondé sur une confrontation des commentaires de ce texte par Michael Riffaterre (cf. supra 1981) et Jean Richer (1975) auxquels il oppose sa propre approche. Ce sont, dit l'auteur, des commentaires si différents dans leurs conclusions qu'on peut y voir "des exemples parfaits de cette loi de l'exégèse rimbaldienne selon laquelle n'importe quoi semble pouvoir s'offrir comme sens derrière le jeu « insensé » des textes" (150).
Pour Riffaterre l'interprétation d'un texte poétique consiste à refaire en sens inverse la transformation opérée par le poète à partir du langage ordinaire pour générer son propre idiolecte. Pour ce faire, il aime à exploiter locutions et proverbes caractérisant l'arrière-plan culturel du créateur. Ainsi, le loup de Rimbaud "crie" parce que, dans une locution courante, "mon estomac crie la faim". Kittang fait remarquer à juste titre qu'on n'a peut-être pas besoin d'un tel "interprétant" pour rendre compte d'un effet anthropomorphique des plus banals. De même, selon Riffaterre, il convient de comprendre le syntagme "le bouillon court sur la rouille" en restituant derrière lui la locution banale "le torrent court" déviée par le terme culinaire de "court-bouillon". Ceci étant, raille l'auteur de l'article, l'interprétation de Riffaterre se réduit à "un sens poétique conventionnel" fondé sur le "sens figuré conventionnel de la faim comme métaphore d'une quête spirituelle" (152-153).
Se fondant sur "le rapport étroit dans les textes alchimiques entre leurs structures phonétiques et numériques et leur sens ésotérique", Jean Richer prétend que "Le loup criait sous les feuilles ..." serait "«
 le poème de la lettre L » ce qui nous renvoie directement à l'Arcane XII du tarot et au thème du Sacrifice, considéré comme « l'idée centrale et unique du poème »" (154).
La démarche de ces deux exégètes, suggère Atle Kittang, est quelque peu captieuse car, en réalité, les intertextes sur lesquels ils se fondent ne sont ni les "conventions sociolectales" comme le prétend le premier, ni les "sources ésotériques du tarot", comme le dit le second, mais uniquement le cotexte d'ADV dans lequel ils sélectionnent arbitrairement leur propre critère : pour Richer le réglage de "la forme et le mouvement de chaque consonne" revendiqué par Rimbaud, pour Riffaterre, la place occupée par le poème juste après Fêtes de la faim.
Après avoir ainsi pris ses distances, l'auteur présente sa propre interprétation qui ne se distingue pas beaucoup plus que celle de Riffaterre de l'interprétation courante. Elle n'en diffère guère que par la "signification métapoétique" et autoréflexive (d'ailleurs très insuffisamment établie selon moi),  que l'auteur croit percevoir  dans le poème. Le loup, bête agressive, serait ainsi l'autoportrait parfait du poète maudit et de sa propre agressivité proverbiale. Mais c'est surtout dans la dernière strophe que Kittang perçoit une dimension métapoétique : "la dissolution bénéfique du Moi dans les eaux bouillonnantes de la rivière du Cédron reflète la dissolution du discours allégorique dans le jeu des paronomases, des calembours et des allusions bibliques et (pourquoi pas) gastronomiques" (156).
 

 

Marie-Paule Berranger, "Délires II. Alchimie du verbe", in Douze poèmes de Rimbaud, Marabout, 1993, p.202-228.

Lecture linéaire d'Alchimie du verbe, détaillée, informée et le plus souvent pertinente. Travail utile : la lecture linéaire est un exercice finalement assez peu pratiqué, sauf dans quelques monographies consacrées à USEE. Peu de choses sur les modifications apportées aux poèmes de 1872. L'auteure en reste à la vieille explication par le défaut de mémoire, en l'absence des manuscrits.
 

  Sergio Sacchi, "Le chant du coq rimbaldien", Il confronto literario, novembre 1993.

En préparation
 

 

Steve Murphy, "Une saison en enfer et Derniers vers : rupture ou continuité" in Stratégies de Rimbaud, Champion, 2004, p.421-442. Première publication (en ligne sur Gallica) : Revue d'histoire littéraire de la France, 95.6, novembre-décembre 1995, p.958-973.

L’exégèse traditionnelle, dit Murphy, interprète Alchimie du verbe comme une critique par Rimbaud de ses vers de 1872. D'après cette vulgate, les poèmes cités sont chargés d’illustrer la notion de « délire » énoncée dans le titre (Délires II - Alchimie du verbe), le récit en prose dans lequel ils s’insèrent développant la critique en règle de ces vers « selon la double équivalence vers = délire, prose = raison, que l'on a souvent plaquée sur le texte » (p.431). Or, toujours selon Steve Murphy, l'observation du texte ruine une lecture aussi simplificatrice. Il en donne comme exemple la séquence qui va de "J'aimai le désert" jusqu'à "Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !" Cette dernière phrase, placée hors guillemets et sensée pour cette raison appartenir au "commentaire" n'est pas moins exaltée que le paragraphe entre guillemets qui précède ou que les poèmes qui suivent (Faim et "Le loup criait sous les feuilles..."). Ces indices visibles de continuité dans le comportement du sujet devraient nous interdire de parler de rupture entre la Saison et les « Derniers vers ». Ils montrent au contraire que le sujet reste habité par cette passion de l'absolu ou de l'impossible qu'il considère comme son "enfer" mais qui est consubstantielle à sa vocation de poète. Aussi devrions-nous nous féliciter de cette incapacité, chez le poète, "de se défaire de l'Enfer" car elle est "synonyme de l'impossibilité de quitter le terrain de la littérature". On saisit le but ultime de l'argument : montrer qu'ADV ne congédie pas définitivement la poésie, que Rimbaud y a peut-être même amélioré ses anciens poèmes en les réécrivant et, en tout cas, qu'il n'en a pas fini avec la littérature comme le montrent les Illuminations. Je soumets cette argumentation à un commentaire serré dans mon dossier sur "Les poèmes d'Alchimie du verbe".
 

 

Bernard Meyer, Sur les Derniers Vers, Douze lectures de Rimbaud, L'Harmattan, 1996.

Un bouquin très précieux pour notre sujet. Outre les études très détaillées de la plupart des poèmes de 1872, étudiant de façon scrupuleuse les interprétations alternatives envisageables, il est fréquent que l'auteur consacre plusieurs pages à la version d'ADV, en la confrontant au texte du ou des autographes en notre possession. Tel est le cas pour : "Loin des oiseaux..." : p. 27-30 ; "À quatre heures du matin...", p. 75-77 ; Chanson de la plus haute tour, p.136-140. Pour "Elle est retrouvée ..." et "O saisons, ô châteaux...", l'auteur confronte les différentes versions strophe par strophe. Un chapitre est consacré à "Le loup criait...", p. 253-270. Concernant les transformations apportées par Rimbaud aux versions primitives, je n'ai pas perçu de jugement tranché. L'auteur donne son avis au cas par cas et il lui arrive souvent de montrer soit sa déception devant une leçon jugée plus faible, soit une incompréhension face à une inflexion sémantique qui ruine l'interprétation du poème ayant sa préférence. C'est notamment le cas pour Bonne pensée du matin que l'auteur interprète sous un angle socio-politique : pourquoi donc Rimbaud a-t-il supprimé le syntagme le plus propice à cette interprétation : "les riches de la ville" ?
 

  Sergio Sacchi, "Rimbaud et l"hermétique bonheur de Délires II", in De Baudelaire a Lorca. Acercamiento a la modernidad literaria, éd. Manuel Losada Goya, Kurt Reichenberger, Alfredo Rodriguez Lopez-Vasquez, Kassel, Éd. Reichenberger, 1996, p. 203-217.

En préparation

 

 

Albert Henry, "Le loup criait sous les feuilles", in Contributions à la lecture de Rimbaud, Académie royale de Belgique, 1998, p.227-244

Une bonne partie de l'article est en fait consacré à Faim. L'auteur des poèmes, explique Albert Henri, est engagé, sur le plan "verbal et existentiel" dans la poursuite ascétique du "neuf" et de l'"impossible". "Poussant sa quête vers un monde neuf, il nous confie [juste avant l'insertion de Faim] : "J'aimai le désert, etc ... [épisode du moucheron]". Aspiration à un monde de solitude totale et de sublimation dans la lumière absolue [...]. Mais c'est là un désir aussi peu raisonnable qu'une faim qui serait avide de se rassasier de pierre (et voyez l'insistance : terre, pierres, roc, charbons, cher, cailloux, vieilles pierres, galets : voilà les pains que souhaite cette faim ... mais assaisonnés de sons et de liserons au gai poison)". Dans le cadre d'une telle exégèse, dit Albert Henry, l'amputation drastique de Fêtes de la Faim se révèle une "très consciente, et ascétique, adaptation fonctionnelle de l'ancien poème à l'expérience poétique nouvelle." À Pierre Brunel qui regrettait que le poème soit "suspendu après la troisième strophe, privé de cette manière de renouveau sur lequel il s'achevait"(cf. ci-dessus, Brunel, 1996, p.229), Henry répond : "Que viendrait faire une pensée de renouveau dans cet épisode tendu et tourmenté, en voie de pétrification incandescente ? [...] Le poème ne me paraît donc pas "suspendu", mais pourvu d'une unité nouvelle". 

En somme, Rimbaud aurait voulu adapter son ancien poème à la logique du récit d'ADV : à l'épisode le plus "ascétique" de l'itinéraire du poète-narrateur il aurait voulu faire correspondre la partie la plus "ascétique" du poème choisi pour l'illustrer. L'analyse d'Albert Henry est remarquable mais il me semble que je mettrais moins l'accent sur le souci de la vraisemblance, au niveau de la narration, que sur l'effet recherché sur le lecteur. Le protagoniste franchit, dans cet épisode, un pas supplémentaire dans sa démarche chimérique et il s'agit pour Rimbaud d'en faire sentir au lecteur l'absurdité autodestructrice. C'est dans ce but qu'il supprime du poème tout ce qui pouvait avoir un air de gaîté. En quoi il l'a, en effet, fonctionnellement adapté au discours général d'ADV.

"Le loup criait sous les feuilles...", dit Albert Henry, s'inscrit logiquement dans la suite du poème précédent : "Cette faim de pierre laisse prévoir un festin aussi dangereusement saugrenu et maléfique que celui d'un loup qui voudrait avaler les longues plumes de la volaille qu'il a prise... un festin aussi chimérique que celui de cette araignée romanesque, qui, méprisant les nourritures offertes selon l'ordre de la nature, voudrait ne vivre que de violettes." Il résume de cette pertinente formule : "Après la faim hors norme, le repas impossible."
 

 

Pierre Brunel, "Délires II", p.868-869 et notes des p. 427-435 des Œuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par PB, La Pochothèque, 1999.

Brunel ne traite pratiquement jamais la question qui nous intéresse ici. Je n'ai repéré qu'une seule note significative, concernant la modification des dernières strophes de "Ô saisons, ô châteaux !" Assez proche en cela de Marcel A. Ruff (voir : introduction et tableau.), il donne de la fuite du bonheur une interprétation métaphysique (ou contre-évangélique) : "L'ajout de ce dernier distique constitue la variante la plus remarquable. C'est une chute : la promesse se révèle trompeuse : la mort n'est pas l'introduction au bonheur, elle en est la fin." (p.434, n.7).
 

 

Steve Murphy,"Poèmes de 1872-1873", p.677 à 872 (voir par poèmes) de Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, tome I, Poésies, introduction et notes de SM, Champion, 1999. Lire notamment le paragraphe intitulé "Coda", p.689-690.

"Alchimie du verbe contient, à sa manière, un petit recueil de poèmes [...]. Ce recueil n'est pas, malgré la lecture traditionnelle, une simple palinodie [...]. Rimbaud s'est efforcé d'y présenter un florilège de ses plus beaux poèmes [...]. Une saison en enfer peut être considéré non pas comme le tombeau des vers dits de 1872, mais comme leur consécration. C'est pour cela que l'on n'est plus obligé de postuler un écart chronologique important entre vers et prose, correspondant à une transformation ontologique et psychologique profonde du poète." (p.689-690)."



 

retour haut de page

   

 

2000

Glenn Moulaison, Alchimie du verbe ou le catch spirituel d'Une saison en enfer, Dalhousie French Studies, Vol. 53, Winter 2000, pp. 27-41.

Pas lu. Début de l'article : "Dans cet article, nous proposons de démontrer qu'Une saison en enfer, et « Alchimie du verbe » en particulier, n'est pas le dossier d'un poète défait ou le récit d'un désaveu littéraire. Au contraire, la seule œuvre que Rimbaud ait publiée lui-même constitue, selon nous, un « carnet » dans lequel un jeune poète, plutôt que de dénigrer son talent, le met en valeur."
 

 

Louis Forestier, "Délires II. Alchimie du verbe", p.492-494 de Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Bouquins,2004.

Louis Forestier ne semble pas disposé à suivre Guyaux 1984 ou Murphy 1999. Il reste fidèle aux interprétations traditionnelles en ce qui concerne les poèmes d'Alchimie du verbe : "[...] certaines modifications représentent des améliorations : d'autres paraissent des corrections ad hoc : par exemple, accentuer une tonalité religieuse pour l'harmoniser avec Une saison en enfer. Il y a aussi des tournures plus faibles : rien ne dit que le poète, qui juge dépassé son style de naguère, ne s'est pas récrit en se pastichant."
 

 

Jean-Luc Steinmetz, « Phases d’un Délire », Cahiers de littérature française, II, Bergamo University Press, L’harmattan, Octobre 2005, di. André Guyaux, p.81-95.

Commentaire suivi d'Alchimie du verbe qui n'aborde guère la question qui nous intéresse ici. L'auteur semble n'avoir pas renoncé à la vieille coutume consistant à attribuer à la négligence ou à un défaut de mémoire les modifications, les amputations surtout, subies par les versions d'origine. Son texte est parsemé de formules du genre : "Le poème original fut-il mémorisé ? (Du quatrième quatrain ne subsiste qu'un vers)" (p.86) ; "La comparaison avec Fêtes de la faim laisse supposer, au demeurant, une négligence voulue dans le report de la citation, voire un réel oubli." (p.89) ; Rimbaud a renoncé à citer Âge d'or dont il n'avait — qui sait ? — qu'un souvenir approximatif" (p.91).
 

 

Olivier Bivort, "Remarques sur l'alchimie du verbe" in Rimbaud dans le texte, Littératures, Presses Universitaires du Mirail, 2006, p.133-146.

"Un important courant anti-rationaliste et anti-positiviste a traversé la littérature française au XIXe siècle" qu'il s'est volontiers réclamé des différents ésotérismes et on a beaucoup prêté sans preuves à Rimbaud dans ce domaine-là. Mais il est vrai qu'il fait plusieurs fois référence à l'alchimie dans ses poèmes et dans USEE. Désireux de préciser le sens dans lequel Rimbaud emploie ce mot dans le titre "Alchimie du verbe", l'auteur se livre à une enquête parmi les dictionnaires et les usages contemporains, notamment chez Baudelaire. Il constate que les dictionnaires du XXe siècle citent souvent la formule de Rimbaud quand ils définissent le sens figuré ou artistique du mot "alchimie" en lui donnant la valeur d'une "transformation subtile, sublimation de la réalité dans l'art, par l'art" (Dictionnaire de l'Académie française de 1986). Mais il signale que ceux du XIXe donnent généralement au terme un sens péjoratif (illusion, chimère) et que Rimbaud a pu l'employer avec cette nuance (142). Chez Baudelaire, le terme vaut par métaphore pour désigner la poésie comme une "opération savante sur le corps du langage" : de même que l'alchimiste opère la transmutation des métaux vils en métaux précieux, de même "le poète tire de la réalité la plus vile les pépites d'or de la poésie" (143). Il ne faut pas chercher sens plus mystérieux, semble penser Bivort, dans l'usage qu'en fait Rimbaud. Et il va jusqu'à dire que :

"Dans Une saison en enfer, l'Alchimie du verbe ne répond pas à une poétique donnée : ni à celle de la lettre du « voyant » (la « vieillerie poétique » n'y prend aucune part, au contraire), ni à une étape isolée de l'expérience poétique de Rimbaud entre 1871 et 1873. L'alchimie du verbe est une métaphore de l'acte poétique, voire de la poésie tout court, entendue comme une opération verbale hors du commun, qui s'applique indifféremment au passé du poète, constamment à la recherche d'une langue. Toujours en avant, cherchant toujours à se dépasser lui-même, Rimbaud considère que ses tentatives n'ont pas abouti et qu'il doit choisir une autre voie. On n'est pas obligé de partager son point de vue." (146).

Bivort, en somme, tente de réduire l'alchimie du verbe son noyau rationnel : la pratique d'"une opération verbale hors du commun", et il désapprouve le poète de conclure à son échec dans cet exercice, ce en quoi, naturellement, il a mille fois raison. Mais Rimbaud, précisément, à travers cette formule, projette une image irrationnelle de la fonction de poète, une image de folie douce plus ou moins mystique qu'il a un peu trop exploitée à son propre jugement dans ses chansons de 1872. C'est cela même qu'il critique dans le chapitre d'Une saison en enfer en présentant l'alchimie du verbe beaucoup plus que comme une "opération savante sur le langage" : une pratique de l'hallucination, volontaire dans un premier temps, mais bientôt subie, obsessionnelle et morbide, assimilable à la folie et porteuse d'un danger mortel. C'est cet usage de la notion qu'il stigmatise comme un échec, qu'il dénonce comme une vanterie, une pose, une supercherie entachée de mysticisme, ce qui est d'ailleurs pour Rimbaud un moyen d'exploiter une fois de plus la ficelle, une dernière fois peut-être, en parant son autocritique des prestiges tragiques d'une damnation de Faust ou d'une chute d'Icare.
 

 

Antoine Fongaro, « De Bonne pensée du matin à "À quatre heures du matin" », Parade sauvage, n° spécial hors série « Hommage à Steve Murphy », textes réunis par Yann Frémy et Seth Whidden, 2008, p. 475-490.

L'article défend l'interprétation érotique offerte depuis longtemps par cet auteur concernant Bonne pensée du matin en y ajoutant le thème de la création poétique. Sous les noms de "charpentiers", "ouvriers" et "amants", Rimbaud désignerait les mêmes personnes : les "artisans de l'œuvre poétique". Les modifications apportées au texte dans Alchimie du verbe, analysées avec précision, renforceraient une telle interprétation. L'auteur se félicite notamment de la suppression du syntagme "les richesses de la ville" qui "élimine le seul élément (bien mince, en vérité) qui pouvait faire penser à une portée socio-politique" (489), type d'interprétation illustré par Yves Reboul. Le poème, selon Fongaro, baigne "en pleine euphorie". Semblable à l'alcool qui "stimule les forces des travailleurs", la boisson offerte par Venus "devient l'eau de la vie véritable pour les opérateurs de « l'œuvre inouîe »" (491+n.45). Quant au "bain dans la mer à midi", c'est une métaphore : "Midi marque le zénith du soleil, « dieu de feu », auquel s'offre le poète (ADV). C'est donc le point suprême de l'activité poétique ; c'est le moment où la mer et le soleil sont mêlés, métaphoriquement ; c'est un instant d'éternité : « Elle est retrouvée [...] »" (485).
 

 

Yoshikazu Nakaji, "Sur la « fatalité de bonheur »", Parade sauvage, n° spécial hors série « Hommage à Steve Murphy », 2008, p.586-595.

Selon l'auteur, le Bonheur dont parle le texte "par essence demeure celui que procure la création poétique". Mais, constatant l'abondance de références chrétiennes dans le discours du sujet sur la "fatalité de bonheur", Nakaji s'étonne et s'inquiète : "la proposition « Le bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver » est trompeuse [...] elle risque d'attribuer au bonheur une connotation chrétienne [...] ce n'est qu'au moment où sa poétique de l'hallucination tourne à la catastrophe qu'il envisage sa pratique verbale dans un vocabulaire et une imagerie chrétiens. Certes ce choix risque d'ouvrir la porte à l'interprétation religieuse de l'entreprise [...] Pour dire cette séduction maudite [du Bonheur, personnifié], Rimbaud recourt toujours à des lieux communs chrétiens comme s'il voulait que le lecteur assimile son  « Bonheur » à celui des chrétiens [...] En tout cas, ce bonheur ne peut être que de nature terrestre". Je crois que Nakaji fait fausse route. Il ne parvient manifestement pas à reconstituer le puzzle que constitue ce discours éclaté sur la "fatalité de bonheur". Il me semble qu'il ne comprend pas que 1) Rimbaud, ici, ne parle pas de la poésie mais de la vie, 2) qu'il n'en parle en termes chrétiens que pour traduire avec des mots ce paroxysme de la crise maniaque sur lequel se termine ADV. Et, comme il le fait tout au long du chapitre, il donne corps à ce discours de la folie (ou à ce discours sur la folie) en accentuant ironiquement la religiosité ambiante, tant dans ses propres poèmes que dans le délire de son alter ego : le poète de fiction qui dit "je" dans ADV.
 

 

Jean-Luc Steinmetz, "Les 'Derniers vers' encore (II)" in Reconnaissances : Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, C. Defaut, 2008, p.269-290.

La deuxième partie de l'article est la reprise de l'article publié en 2005 sous le titre "Phases d'un délire". Voir ci-dessus. La première, ajoutée en 2008, concerne les poèmes de 1872. À qui douterait de la réalité du délire mystique dont ces poèmes sont la manifestation, je conseille vivement de lire l'interprétation qu'en donne Jean-Luc Steinmetz dans ce recueil d'articles. Trop fin lecteur pour ne pas nuancer son point de vue, Steinmetz commence par rappeler que Rimbaud, lorsqu'il écrit ces textes (pendant son exil à Charleville de mars-avril 1872, selon lui) reste animé d'un désir de "« réinventer l'amour », en estimant que l'homosexualité en forme une des données nouvelles" (p.259). Ainsi, les "chansons spirituelles" évoquées dans ses Fêtes de la patience semblent placées "sous le signe d'une fête solitaire qu'il se donne, dans l'attente et le pressentiment, et selon une forme de souffrance qui, vraisemblablement, équivaut à une passion qu'il éprouve. De là le qualificatif de « martyriques » appliqué auparavant aux lettres qu'il envoyait à Verlaine" (259). Mais, ajoute-t-il tout de suite, "Que Rimbaud évoque des « chansons spirituelles » déconseille, selon moi, d'en appeler à quelque parodie." (261). Elles sont l'expression de "[...] cette faim et cette soif qu'éprouve viscéralement Rimbaud, mais qu'il est bien permis de considérer comme un violent appel spirituel, selon des métaphores courantes dans la littérature mystique" (263). Dans le poème consacré à ce thème, "l'éternité d'abord se donne comme une certitude, et je ne vois pas de lecteurs assez obtus pour remettre en cause pareille affirmation" (264) "L'âme tutoyée s'envole" et, par cette expérience, le poème administre "la preuve par l'âme" "que l'homme passe infiniment l'homme et que cela aussi le fait être homme" (265).
 

 

Yann Frémy, chapitres "L'ébauche de Délires II - Alchimie du verbe" p.127-148 et "Délires II : Logiques de la sensation" p. 309-346 de « Te voilà, c’est la force. » Essai sur Une saison en enfer de Rimbaud, Éditions Classiques Garnier, Coll. Études rimbaldiennes, 2009.

Le chapitre de l'essai de Yann Frémy consacré à Délires II est intitulé "Logiques de la sensation". Frémy y livre des analyses substantielles des poèmes d'Alchimie du verbe : "Loin des oiseaux..." et "À quatre heures du matin, l'été ...", p.316-319 (sous-chapitre "Fixer des vertiges") ; Chanson de la plus haute tour, p.327-328 (sous-chapitre "Évolution") ; Faim et "Le loup criait sous les feuilles ...", p.332-333 ; "Elle est retrouvée ...", p.333-334 ; le discours sur "la fatalité de bonheur" et "O saisons, ô châteaux..." p.341-345 (sous-chapitre "Retours").

Le livre de Yann Frémy est difficile et je ne suis jamais sûr d'avoir compris tout à fait bien. Mais y revenir m'a intéressé car son interprétation des passages décisifs de la deuxième partie du chapitre (autour de "Elle est retrouvée ..." et de "O saisons, ô châteaux..." est totalement opposée à celle que je défends dans mon résumé-commentaire et dans mon dossier sur les modifications sémantiques. Ce qui ne laisse de me faire réfléchir. Ainsi, alors que je donne de la notion de Bonheur une interprétation spiritualiste et même chrétienne, y décelant un élément du "délire" de l'alchimiste du verbe, il en donne une définition profane, tendant au sensualisme ou au panthéisme. "La vie intense est assimilées au  bonheur » (333) (quête du Bonheur = "quête de la sensation" = "protestation éternelle et impuissante contre Dieu"). Le Bonheur est donc une "fatalité" pour le sujet parce que sa quête, si elle rend son existence "prodigieuse", "immense", équivaut au "choix [...] d'une force inversée"  qui rend aussi sa vie "problématique". Je cite le passage que je viens de commenter :

"En situation de révolte, le poète ne peut qu’être tout au plus damné par l’arc-en-ciel", mais non point changer d’histoire, ni l’Histoire. Quoi qu’il en soit, il est sous la dépendance de cette alliance première qui a scellé à jamais le sort des hommes. Il n’est donc que de retourner à l’ancienne « méthode », celle de la quête de la sensation, celle du Bonheur, qui est la seule voie possible que le poète peut suivre en ce monde. De fait, elle constitue une « fatalité », au double sens d’une obligation et d’un destin, comme une protestation éternelle et impuissante face à Dieu. Le poète regrette ce choix initial d’une force inversée et d’avoir su si bien la mettre en œuvre : elle est son remords. Elle est aussi ce qui le ronge, vit à ses dépens, à son corps défendant : elle est son « ver ». Toutefois, ce choix rend de nouveau prodigieuse son existence, donc problématique." (343-344)

La quête du Bonheur peut-elle être ressentie comme "une protestation éternelle et impuissante contre Dieu" de la part de quelqu'un qui écrit : "Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du coq, — ad matutinum, au Christus venit, — dans les plus sombres villes" ? Cet "avertissement", "au Christus venit", peut-il être autre chose que l'entrevision d'un bonheur futur ? d'un bonheur après la mort ? La dent du Bonheur n'adoucit-elle pas pour l'homme l'idée de la mort, conception tout ce qu'il y a de moins profane du bonheur ? Quel rapport peut-on trouver entre l'aspiration à ce bonheur-là et "la quête de la sensation, seule voie possible que le poète peut suivre en ce monde" ?

Même divergence en ce qui concerne "Elle est retrouvée...". Alors que je repère dans le poème, surtout dans sa version d'ADV, l'expression d'un certain mysticisme chrétien, Frémy y diagnostique l'expérience d'une "transcendance concrète" = "la vie intense" = le "bonheur" = "le sentiment de l'existence" = "l'être de la sensation" ("La sensation rejoint son essence"). Bref, ce que j'appellerais une interprétation matérialiste et panthéiste (celle d'Étiemble en 1982, en fait), en dépit des modifications apportées au poème de 1872 qui me semblent aller dans un sens explicitement chrétien. Du coup, je me demande pourquoi le poème paraîtrait à Rimbaud "égaré" et "bouffon". Que devient la dimension autocritique annoncée d'ADV ? Frémy, en réalité, ne se pose pas le problème. Je cite : 

"La vie intense est assimilée au « bonheur ». Elle est également « raison ». Au terme de son parcours, la sensation a rejoint son essence : le « bonheur » connaît sa « raison ». La vie intense est pure connaissance de l’essence de la sensation, sous la forme de la « raison » comme être du « bonheur ». L’idée d’une transcendance abstraite est toutefois écartée d’emblée : celle-ci est synonyme de tristesse, de « manque-à-être », d’absence, précisément, de « bonheur ». Le sentiment de l’existence confine ainsi à une extase digne d’une transcendance concrète. Il ne s’agit pas de mourir au sein de l’azur noir, mais de vivre au cœur de l’immanence magnifique. Le narrateur rejoint ainsi la sensation la plus pure et la plus discrète qui soit : il n’est qu’une étincelle, mais qui est d’or. Il est devenu cette pure réactivité en même temps que cette qualité : il est ce qui participe à l’universelle destinée de la « lumière nature ». Logé au sein de l’être de la sensation, le narrateur mime l’extase de son accession. Il s’agit de montrer qu’il participe, physiologiquement même, à un « totum simul sensible » [Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, p.218], ce qui se traduit par l’adoption d’expressions où s’expose la pantomime de la plénitude. Le narrateur (se) théâtralise de manière à donner forme (humaine) aux intensités. À l’instar des « drôles » de Parade, il prend "une expression égarée et bouffonne au possible", en même temps qu’il tente de maintenir l’extase en équilibre. C’est l’Éternité" (p.333-334).

Une question, en passant : où Frémy a-t-il vu, dans le poème ou dans son cotexte, que "l’idée d’une transcendance abstraite est toutefois écartée d’emblée" ?
 

 

Yoshkazu Nakaji, "Les "voix instructives" dans les poèmes de 1872", in Rimbaud, Europe n°966, octobre 2009, p.130-138.

Yoshikazu souhaite montrer dans cet article que les poèmes de 1872, comme Une saison en enfer, mettent souvent en scène la réflexion du sujet sur lui-même sous la forme d'un jeu de voix, d'un dialogue avec soi-même en général, d'un concert de voix étrangères qui parlent à travers la sienne, dans quelques cas. L'axe d'investigation semble de plus passionnants, même si l'on est surpris (page 132) de la comparaison bien peu opératoire entre Alchimie du verbe et "un livret d'opérette", que l'auteur, d'ailleurs, avance sans l'expliciter. Dans Honte et Comédie de la soif, des voix étrangères mais assimilées à la sienne parlent du sujet, le réprimandent ou lui donnent des conseils, cédant par moments la place au monologue. Chanson de la plus haute tour est un soliloque où alternent "l'autoprédication et le détachement ironique" (133). L'Éternité est un dialogue de soi à soi (ou de soi avec "son âme") dans lequel le sujet, se tutoyant, s'adresse "conseils, exhortations et interdits" (133). Âge d'or orchestre une polyphonie de voix qui "invitent le locuteur à la vie en harmonie avec la nature" (135), "l'encouragent en l'honorant de sa «nature princière »" (ibid.) et "l'incitent à les rejoindre dans leur chant" (ibid.). Le brouillon d'ADV montre que R. avait prévu d'insérer Âge d'or, mais la version définitive n'en garde qu'un souvenir à travers la formule "je devins un opéra fabuleux". Le quatrième poème des Fêtes de la patience, Bannières de mai, n'est pas cité dans ADV mais il y apparaît, selon l'auteur, "disséminé" dans le passage en prose situé entre Chanson de la plus haute tour et Faim. Grâce à quoi l'on peut dire que "la tétralogie des Fêtes de la patience fournit la charpente de la partie centrale d'Alchimie du verbe" (135-136). Elle en constitue un "avant-texte" tout autant et plus significatif que les textes généralement désignés sous cet intitulé (137-138).

Je relève trois approximations regrettables dans le commentaire de l'auteur sur Bannières de mai.
1) Je ne sais vraiment pas où il a vu dans ce poème une "volonté de combattre le soleil" qui ferait une différence avec ADV. Le second huitain me paraît au contraire présenter exactement le même thème (la tentation d'une sorte d'holocauste solaire) que l'épisode correspondant d'ADV.
2) L'auteur voit l'idée principale du texte dans l'aspiration du poète à une mort par la nature : il ne semble pas avoir perçu que le troisième et dernier huitain de Bannières de mai conclut la réflexion par un rejet total de ce type de pose tragique à la manière romantique et choisit le parti de la vie : "Je veux bien que les saisons m'usent". Il refuse l'extase sacrificielle, emporté par le "char de fortune" de "l'été dramatique", au profit d'une éthique de la libre infortune.
3) La troisième erreur découle de la seconde : Bannières de mai n'est pas "disséminé" dans ADV. Rimbaud n'en prosifie que le second huitain, celui dont l'éthique est catégoriquement rejetée dans son poème de 72. Preuve que ce qui l'intéresse dans ses poèmes de 72, au moment de les inclure dans ADV, c'est leur part de délire, ce qui, en eux, se prête le mieux à une autocritique.   

 

 

André Guyaux, "Délires II. Alchimie du verbe", p.932-935 de Arthur Rimbaud, Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par AG. Éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2009.

"Rimbaud introduit dans son récit des exemples de son délire poétique."
Une note intéressante à propos de l'expression "vieillerie poétique", visant à préciser (si je la comprends bien), que c'est l'esthétique de ses "études néantes" de 1872 qui sert de cible à Rimbaud dans Alchimie du verbe, et non la tradition poétique (hugolienne et baudelairienne, romantique et parnassienne). Peut-être même pas, selon moi, l'"entreprise du voyant" en général, comme on le lit souvent, mais certains aspects seulement (le poète défini comme un magicien, la poésie comme une pratique hallucinatoire) : "La « vieillerie poétique » ne désigne nullement, selon un usage qui est souvent fait de la formule, une période plus ancienne de la poésie de Rimbaud, mais la récupération, à laquelle se prêtent ses dernières productions en vers, de « refrains niais » ou de « rythmes naïfs » [...]. Le motif du désuet suit un fil discontinu dans ce développement rétrospectif : « littérature démodée », « romans de nos aïeules », « vieillerie poétique », « romances », « boutiques fanées »."
 

 

Michel Murat, "L'histoire d'une de mes folies", in Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer de Rimbaud, Presses Universitaires de Rennes, Coll. Didact. Français, oct. 2009, p.305-316.

Je résume — ADV, dit M. Murat, doit être considéré "non comme la relation d'une crise biographique mais comme une fiction dont il est impossible de tirer des inférences directes quant à la production ou aux intentions de l'auteur". Le discours auto-dépréciatif qu'y tient le sujet  (personnage fictif de poète parlant à la première personne) n'y serait que l'instrument "rhétorique" d'un manifeste poétique, destiné à un public "concerné par la « poésie moderne »", auquel Rimbaud présenterait sa production la plus récente en en faisant valoir "les enjeux esthétiques et la portée existentielle". La rupture est, chez Rimbaud, une stratégie littéraire. À ses interlocuteurs, il tend à présenter son travail comme une succession de ruptures débouchant sur des "progrès", une succession de "saisons" : Murat en donne comme exemple son comportement à l'égard de Demeny : dans sa lettre du 10 juin 1871, il demande à son correspondant de brûler les poèmes recopiés pour lui à Douai et lui adresse trois poèmes d'une manière nouvelle. Répondant à ce "modèle de la rupture, à la fois pratique et symbolique" propre à l'auteur, l'opération mise au point avec ADV est un "coup de génie", "en termes de stratégie littéraire" : "présenter les vers de 1872 comme une « folie » dépassée était le meilleur moyen d'en faire ressortir l'audace et l'originalité, et de fournir des cadres adéquats d'interprétation (le latin d'église, les refrains niais, les livrets d'opéra, les poèmes mystiques, d'un côté ; les expériences d'hallucination et de dérèglement psychique de l'autre)." Pas plus que l'autocritique, le délire qui constitue le mode de construction dramatique de l'histoire n'est imputable au sujet biographique Arthur Rimbaud. Rien ne prouve que R. ce soit considéré comme délirant. Le délire a été pour lui un des enjeux de son travail de poète, un risque à affronter et une dimension de l'esprit à explorer.

Mon commentaire — Au terme de l'article, on ne sait toujours pas quelles seraient d'après Murat les propositions concrètes de ce nouveau manifeste poétique de Rimbaud. On ignore ce que les poèmes choisis auraient à offrir comme modèle ou direction de travail au public "concerné par la « poésie moderne »" auquel le dit "manifeste" aurait été destiné. Cela ne saurait être, j'imagine, ce qu'ADV critique vigoureusement, l'expérimentation si dangereuse des hallucinations, les chimères et les poses métaphysiques de la voyance romantique... Il est à craindre que, dans l'esprit de l'auteur de l'article, il ne s'agisse de "l'extension de l'anarchie formelle", c'est-à-dire exclusivement, de la rupture du cadre monométrique dont traite l'étude sur les "remaniements formels d'ADV" annoncée en fin d'article (cf. infra). Est-ce là la matière suffisante d'un "manifeste" poétique ? Je me demande.
 

 

Michel Murat, "Les remaniements formels d'Alchimie du verbe", in Rimbaud des Poésies à la Saison, Études réunies par André Guyaux, Classiques Garnier, 2009, p.197-211.

     Michel Murat reproche à André Guyaux d'avoir écrit à propos des poèmes de 1872 qu'"entre les différentes versions du même poème, aucune ne l'emporte". Car les versions d'Alchimie du verbe représentent incontestablement un progrès de Rimbaud dans la voie qu'il s'est tracée. Celle de la rupture avec "la tradition métrique dans laquelle s'inscrivent les célébrités de la poésie moderne". Murat note toutefois que ce principe "d'extension de l'anarchie formelle" ne rencontre pas, dans les versions nouvelles de ses anciens poèmes incorporées dans Alchimie du verbe, une application aussi systématique qu'on pourrait le croire : Rimbaud n'y a opéré que peu de changements dans ses rimes et "les conventions graphiques sont maintenues" (initiales des vers, ponctuation, etc.). Les seules modifications, spectaculaires celles-ci, sont celles qui affectent la métrique :

  •  Dans Bonne pensée du matin (mai 1872), explique Michel Murat, la perception du cadre métrique était déjà fort brouillée : une seule strophe, la strophe 4, offrait une structure régulière : un quatrain abab d'octosyllabes avec clausule de 6 (8-8-8-6). Dans la version d'Alchimie du verbe, l'hétérogénéité métrique est complète : "Le lecteur avait donc devant lui un poème sans mesure, et qui n'a pas l'allure d'une chanson adaptée ou transposée. Il ne pouvait y voir qu'une mystification ou une provocation, également insupportables." (p.207-208).

  • Dans Chanson de la plus haute tour Murat signale deux exemples typiques de rupture du cadre monométrique. L'original est uniformément en vers de 5/5. Rimbaud transforme le distique final en 5-6 et le répète trois fois en guise de refrain. Quant à la régularité métrique des strophes, elle est ouvertement bafouée par le vers final de la seconde, qui passe de 5 à 4, une chute boiteuse qui ne se justifierait éventuellement, en métrique de chant, que si elle était répétée, alors que c'est ici une altération unique "qui ne pouvait être perçue par les lecteurs contemporains que comme un vers faux" (p.204).

  • "La version nouvelle [de Faim] est abrégée, et conséquemment moins polymétrique que l'original (le distique final 4/4 de Faim a été supprimé). Par contre la structure 7/7/7/7 des strophes 1 et 3 est rendue boiteuse par la mesure octosyllabique du vers final. Toujours le goût pour les ruptures de l'isométrie". (p.205).

  • Dans "Le loup criait...", "[les] trois quatrains de 7-syllabes sont dépareillés par deux écarts ponctuels" (le v.5 et le vers final n'ont que 6 syllabes). "Comme on peut supposer qu'il n'y a pas eu ici réécriture d'un poème antérieur, ce poème offre une image représentative de l'état de l'anthologie, confirmant la convergence d'ensemble que j'ai relevée." C'est-à-dire la rupture systématique du cadre monométrique.

  • Les versions de "Elle est retrouvée ..." datées Mai 1872 sont "strictement monométriques", "le poème serait même correct sans quelques altérations de la rime (éternelle : nulle), puisque le vers non rimant (Avec le soleil) est repris par le bouclage : c'est un bon exemple de littérarisation de la métrique de chant. Cette harmonie est gâchée — aux yeux de bien des critiques — [par] l'altération métrique du refrain, dont le vers final passe à trois syllabes (Au soleil) [et par] l'altération ponctuelle du vers par défaut d'une syllabe" : cf. la métrique anarchique des strophes 4 et 5. "Les altérations des strophes 4 et 5 leur donne une allure bouffonne et égarée, au moment même où il est question de science et de devoir. À quoi on peut ajouter "l'incohérence graphique" des renfoncements opérés dans ces deux strophes qui "ne coïncident pas avec la dimension des vers" et la modification rimique aabb à la strophe 3. (p.206-207).

     C'est donc essentiellement sur la rupture généralisée du cadre monométrique que Rimbaud a misé pour offrir à ses lecteurs un panorama ébouriffant de ses progrès en matière de subversification : "rien dans ce remaniement ne peut accréditer l'hypothèse d'une palinodie". 
     Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas, dans Alchimie du verbe, une forme de palinodie, mais elle n'est pas le fait de Rimbaud, elle est le fait du sujet énonciateur fictionnel. "J'estime, explique Michel Murat, que l'on doit distinguer le sujet énonciateur de la Saison, qui est fictionnel au sens pragmatique de ce terme, du sujet biographique et de ce que Foucault appelait la fonction auteur. Le reniement d'Alchimie du verbe ressortit à la fiction, alors que l'anthologie, contenue dans ce qui était pour Rimbaud son premier livre (et dont il ne pensait sans doute pas qu'il serait le seul) est proposée par l'auteur au public comme représentative de sa plus récente, et plus radicalement audacieuse, production poétique."


 

 

retour haut de page

2010

Daniela Rossi, "Sur l'évolution de la poétique rimbaldienne. De Larme à Alchimie du verbe", Poétique, 2010/2 (n°162), p.233-255. En ligne.

     Analyse au microscope des différences entre les trois versions de Larme sur le plan formel (rimes, mètres, structures), étude plus rapide des "données génétiques et comparatives". Je retiens surtout de cette dernière partie (la seule qui ait un rapport direct avec l'objet de cette bibliographie) que, pour l'auteur(e), le mot "colocase" du vers 7 de la version primitive atteste une origine virgilienne. Cette "source" va jouer un rôle clé dans son interprétation ultime du texte. Je cite :
     1) "Le substantif rare « colocase » de (I), qui désigne une plante comestible aux larges feuilles vertes, provient de Virgile (quatrième Bucolique, vers 20 : « Mixtaque ridenti colocasia fundet acantho »)".
     Mais :
     2) "Dans (I), le vers 15 contient un renvoi isolé à la pêche miraculeuse et à l’appel, parmi les premiers disciples, de Jacques le Majeur, dont le symbole habituel est le coquillage (voir Luc, 5, 1-11 et la variante dans Jean 21, 1-13). (II) accentue le poids de cet intertexte évangélique, avec « à genoux » au lieu de « accroupi » (vers 2) et « le vent de Dieu jetait… » qui remplace « le vent, du ciel, jetait… » (vers 14)."
     Or :
     3) "En éliminant le vers 15 de (I/II), (III) nous éloigne de l’histoire sainte au profit de la source virgilienne, dont (II) diminuait singulièrement la pertinence."
     Par parenthèse, je trouve cette conclusion assez hardie, la colocase ayant été éliminée depuis la version I, je comprends mal pourquoi l'élimination des "coquillages" de Saint-Jacques rétablit la référence virgilienne.
     Mais voilà pourquoi ;
     4) "[...] les « sables vierges » constituent la métaphore du sujet de conscience qui n’a pas voulu ou pu boire.
Il apparaît ainsi que l’Ego de « Larme » se prive ou se voit privé, selon la version prise en compte, d’une « eau » bien différente. Encore très concrète dans (I), celle-ci se mue d’abord en une métaphore du salut chrétien (II). Cependant, la présence intertextuelle de Virgile et de son âge d’or autorise à penser que, dans (III) au moins, Ego exprime une frustration d’ordre métalittéraire : en effet, les auteurs anciens, et Virgile en particulier (Géorgiques, II, vers 174-176), se représentaient volontiers l’inspiration poétique comme une eau bue à une fontaine."
     Bon. Mais les Géorgiques ne sont pas les Bucoliques... Enfin, va pour l'interprétation du poème par l'image d'un Rimbaud en état de "frustration d'ordre métalittéraire", voire en mal d'"inspiration poétique". Mais quid du thème de "l'or", apparemment beaucoup plus essentiel dans la version III que celui de l'"eau" ?

 

 

Katherine D. Wickhorst, "Sans figure aucune : la métaphore de la soif dans les Vers nouveaux de Rimbaud", Parade sauvage n°22, 2011, p.53-66.

Je ne prétends pas résumer cet article des plus complexes. L'action de boire, nous dit l'auteure, apparaît d'une manière ou d'une autre "dans neuf des dix-huit poèmes du recueil" des Vers nouveaux. Elle observe en outre que cette action n'est jamais rapportée au présent mais au passé ou, parfois, au futur, comme si la soif était impossible à rassasier dans le "maintenant du poème". Mais la réalité c'est que Rimbaud ne veut pas boire, parce que la satisfaction de ce désir serait la mort ou la perte du moi qui est en réalité l'objet liquide et fuyant de sa soif :

 "À travers la métaphore de la soif, Rimbaud insiste précisément sur le caractère illimité et insaisissable du moi, cette "forme" sous laquelle l'être vivant trouve sa configuration singulière et unique, qui ne coïncide parfaitement à aucune forme. Filée tout au long des poèmes des Vers nouveaux, la soif devient une métaphore qui trahit non pas le désir d'alcool de leur poète, mais l'expression d'un moi débordant toujours les frontières de sa propre représentation." (p.65).
 

  Yann Frémy, "Le « dossier de genèse » d'Une saison en enfer : pour un élargissement du corpus", in "Je m'évade, je m'explique". Résistances d'Une saison en enfer, Yann Frémy (dir.), Classiques Garnier, coll. Études rimbaldiennes, janvier 2011, p.11-31.

L'article étudie notamment le premier brouillon du poème "O saisons, ô châteaux ! " : "L'hypothèse la plus plausible, conclut Yann Frémy, demeure celle selon laquelle il s'agit d'un des brouillons d'Alchimie du verbe, appartenant à un jeu d'ébauches antérieur à celui que nous connaissons. On peut penser que la transformation de certains poèmes de 1872-1873 en Alchimie du verbe est le point de départ d'Une saison en enfer et qu'Alchimie du verbe est le premier chapitre envisagé et peut-être conçu, bien avant le Livre païen ou Livre nègre." (p.25).

 

 

Hiroo Yuasa, "Sur les rapports entre les Lettres du Voyant et Alchimie du verbe, in "Je m'évade, je m'explique". Résistances d'Une saison en enfer, Yann Frémy (dir.), Classiques Garnier, coll. Études rimbaldiennes, janvier 2011.

J'essaie de résumer un raisonnement fort complexe. Selon l'auteur, la mystérieuse pratique de l'hallucination évoquée par R. dans ADV, prolonge une "expérience extatique", obtenue par le "dérèglement de tous les sens", dont la première manifestation dans sa vie a coïncidé avec la "crise d'identité" mentionnée dans la "lettre du voyant". R. emploie le mot "hallucination" faute de mieux pour traduire la sensation spéciale d'une "métamorphose de l'objet qu'il a sous les yeux", proche de la sensation vécue par Proust en présence des clochers de Martinville qu'il voit "se métamorphoser presque à chaque instant en quelque chose d'autre", sensation incommunicable aux autres dans sa vérité, liée qu'elle est à l'expérience intime particulière du sujet. Le "voyant" sera donc pour Rimbaud, comme pour Proust, celui qui "voit les choses telles qu'elles sont, poétiquement". Voir les choses poétiquement, par exemple une usine, implique de tenir à distance l'idée préconçue que nous avons de la chose et que véhicule à notre insu le mot lui-même. C'est à ce prix qu'on peut voir "naturellement" une mosquée à la place d'une usine, voir se révéler à nous cette part d'"inconnu" que tout objet recèle secrètement, mais la sensation vécue étant "inexprimable" sauf à parvenir à l'expliquer par "l'hallucination des mots", R. se voit obligé d'évoquer le phénomène par des formules péjoratives comme "sophismes magiques", parce qu'il sait que c'est ainsi que les autres le percevront.
 

 

Yann Frémy, "Les 'sophismes magiques' dans Délires II. Alchimie du verbe (Rimbaud, Une saison en enfer)", Magie et images dans la littérature et les arts du XIXe siècle français,Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012, p.409-423. 

Yann Frémy montre que, dans les sources de la crise maniaque dont ADV dresse le bilan, les croyances magiques du narrateur-poète ("je croyais à tous les enchantements") sont associées aux croyances religieuses et interprétées comme autant de perturbations de l'esprit :

"Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice."

Il commente :

"Cette confusion de la magie et de la religion sera reprise sous une forme volontairement condensée dans Adieu : « Moi qui me suis voulu mage ou ange », où les postulats magiques et religieux sont présentés comme interchangeables (le rapport logique exprimant ici la similitude), ce que met bien en valeur « l'anagramme approximatif » [Brunel, 1987, p.347] entre les deux termes. Une erreur mènerait ainsi à l'autre, pour finir à se confondre tout à fait, ce dont l'expression « [magies corrigé en féeries religieuses] » [Pléiade 2009, p.286] employée dans le brouillon constitue la synthèse. Pour Rimbaud, toute propension à l'irréel correspond nécessairement à une posture magique, religieuse, en bref mensongère. « Je suis maître en fantasmagories » déclarait le locuteur de Nuit de l'enfer." [2012, p.420]
 

 

 

Michel Murat, notamment les sous-chapitres "Histoire d'une folie" et "Du narrateur à l'auteur" in L'Art de Rimbaud, José Corti, 2013 [2002], p.411-426.

     L'auteur n'aborde quasiment pas la question des modifications sémantiques apportées par Rimbaud à ses textes de 1872. Il se contente de résumer dans une note un débat au sein duquel il paraît plutôt se situer dans le camp des sceptiques : "Il ne va pas de soi, par ailleurs, que les variantes présentent une cohérence d'ensemble" (p.420, n.29). Cette appréciation est d'autant plus surprenante que Michel Murat, tout en repoussant l'idée de "palinodie" admet que la formule du brouillon "Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style" "correspond à la thématique et à l'esthétique des poèmes de l'anthologie" (p.425). Il aurait pu observer que beaucoup des modifications effectuées tendent précisément à faire ressortir cette mysticité de l'énonciateur et cette bizarrerie des poèmes dans leur forme.
     Murat analyse ADV comme une critique de la poétique romantique, "brillamment reformulée" par Rimbaud dans ses lettres de 1871 mais à l'égard de laquelle il a pris quelque "distance" (p.411). "Le délire a été pour lui un des enjeux de son travail de poète, un risque à affronter et une dimension de l'esprit à explorer" (424) conformément à cette conception du poète voyant qu'il a reprise de la tradition romantique. Aussi la Saison en fait-elle 'la clé conceptuelle de la critique du romantisme" (424) Mais il ne faut pas croire pour autant que Rimbaud se soit considéré comme délirant. Encore que "ses extravagances formelles et sémantiques", son comportement quelque peu excentrique, ont pu passer auprès de ses collègues comme des indices de folie (424). Ne confesse-t-il pas dans le brouillon d'ADV que seule la "bienveillance" le rend "supportable dans la société" ? (425).
     La composition du récit, analysée avec précision par l'auteur (411-419), reflète cette dimension autocritique. Dans une première partie (jusqu'à "l'hallucination des mots", le récit se place "sur le terrain de la poésie" et dresse une sorte de bilan ironique de l'aventure du voyant. La seconde (qu'on pourrait faire aller jusqu'au poème "Elle est retrouvée...", inclus) prend le relais sur un plan plus psychologique (léthargie et comportement régressif : "vœu extatique d'anéantissement", p.424). L'ironie disparaît largement dans la forme de la narration mais le délire poétique n'en est pas moins décrit sous l'aspect d'une "crise maniaque", dans un langage emprunté à la psychiatrie (411.). Dans la troisième et dernière partie, la crise atteint son paroxysme, nous faisant passer de la "folie qu'on enferme" à une sorte de paranoïa mystique. Ne pouvait-on pas trouver quelque reflet de ces thèmes dans les insistances lexicales, les accentuations thématiques, les inflexions sémantiques opérées par Rimbaud sur ses textes de 1872 ? L'auteur n'accorde en fait d'intérêt qu'aux remaniements de type formel (421-422), particulièrement à la rupture systématique du cadre monométrique. Cf. dans cette bibliographie, mon compte rendu de son article de 2009.
 

 

Steve Murphy, "Une saison en enfer pour (et contre) le lecteur", Revue des sciences humaines n°313, janvier-mars 2014, p.179-198.

Steve Murphy revient brièvement en 2014 sur son approche d'ADV, longuement développée en 1995 (voir supra). Je crois discerner dans cette mise au point quelques évolutions, mais qui ne me semblent pas de nature à clore le débat. Son souci, nous dit l'auteur, est de nous prévenir contre "une lecture tragique et univoque de la palinodie d'Alchimie du verbe". Prisonnière d'une conception romantique de la littérature comme expression du moi, "une majeure partie de la critique n'a eu de cesse de prendre au pied de la lettre [...] la « palinodie » de 1873 [...]. Naturellement, l'idée suivant laquelle Rimbaud disait Adieu à la poésie dans Une saison en enfer ne pouvait qu'augmenter la vraisemblance d'une lecture tragique et univoque de la palinodie d'Alchimie du verbe [...]". Je note que le terme "palinodie" semble être admis comme une caractérisation acceptable d'ADV. Mais avec une nuance.

Il faut considérer Alchimie du verbe, nous dit Murphy comme "une anthologie parodique : un florilège de textes que Rimbaud considère comme dignes d'être publiés [...] qui comportent eux-mêmes des traits parodiques [...]." (ibid.) Si je lis bien (entre les lignes), cela signifie qu'ADV n'est pas une anthologie autocritique mais une anthologie parodique : elle imite en se moquant d'autres textes, et contient des poèmes qui eux-mêmes imitent en se moquant d'autres poèmes. Lesquels ? Murphy cite Sainte-Beuve, la Bible, Hugo, Chateaubriand, Verlaine ... On veut bien le croire. Mais Rimbaud s'y critique-t-il lui-même ? Car là, en somme, est le débat ! Lisons plus loin.

Cette vulgate de l'interprétation d'ADV, se trompe, nous dit Murphy en ...

"réduisant l'autodérision à un statut d'autocritique face à une poésie censément dépourvue de distance critique de 1872. Il est peut être inutile aujourd'hui de revenir sur tout ce que la poésie de 1872 contient précisément de corrosif, sur les traits parodiques d'une grande partie des vers de cette époque, le parodique présentant l'auteur en tant que lecteur et supposant, dans le cas de Rimbaud comme en général, une conscience critique qui n'exclut nullement l'autoparodique [...]. L'essentiel est de comprendre que le partage épistémologique [dans ADV] ne peut se faire entre la raison de la prose et la déraison des vers. Les vers sont truffés de preuves de l'acuité ironique du poète ; la prose est comme contaminée par l'apparence de délire des vers. Si bien que le lecteur ne peut simplement lire le texte, il doit absolument l'interpréter, pour savoir si la manière de lire du sujet n'est pas somme toute une faillite joyeusement programmée" (ibid.)

Donc, l'interprétation traditionnelle d'ADV a tort de réduire l'autodérision (d'ADV) à un statut d'autocritique. Il y a donc de l'autodérision dans ADV ? Mille fois d'accord ! Mais s'il y a autodérision il y a aussi autocritique, il me semble ! CQFD !
 
L'interprétation traditionnelle aurait aussi le tort (si je comprends bien) de critiquer l'absence de "distance critique", de "traits parodiques" et de pouvoir "corrosif" dans les vers de 1872. Est-ce vraiment le cas ? Les commentaires des poèmes de 1872 que j'ai pu lire y relèvent au contraire souvent, me semble-t-il, les traits de parodie et d'ironie, les équivoques sexuelles et les allusions biographiques mêlées à leurs thématiques métaphysiques. Mais Steve Murphy n'a-t-il pasremarqué que ces mêmes poèmes, dans leur version d'ADV, perdent en grande partie cette "acuité ironique" ? Et cela, pour la bonne raison que Rimbaud, par les modifications qu'il leur apporte, s'ingénie à réduire ces textes à leur noyau "délirant" au détriment de leur potentiel de parodie, d'ironie, de polysémie. Or, dans quel but en agit-il ainsi, si ce n'est pour y mettre en évidence les "bizarreries de style", les "élans mystiques" et les attitudes "bouffonnes et égarées" qu'il impute à son alchimiste du verbe.

Personnellement, je ne dirais pas que, dans ADV "Les vers sont truffés de preuves de l'acuité ironique du poète". S'ils provoquent le sourire du lecteur, c'est, parfois, par leur outrance dans le style calotin ("le vent de dieu", "mon âme éternelle"), par le ressassement de thèmes métaphysiques comme ceux de l'éternité, de la soif et de la faim, c'est-à-dire "au deuxième degré", comme on dit. Je ne vois guère que la dernière strophe de "O saisons, ô châteaux..." où l'on puisse soupçonner un éventuel double sens, un facteur de contradiction avec le sens d'apparence mystique du poème. Encore faut-il être en mesure de le détecter ! On peut aussi, éventuellement, arguer que les strophes finales de "Le loup criait ..." et de "À quatre heures du matin ..." relèvent d'une tonalité burlesque qui suggère de la part du poète un parti pris ironique, mais pour le reste ... Dans l'ensemble,  contrairement à la lecture que Murphy en propose, c'est à la prose que Rimbaud réserve le peu d'ironie directe repérable au sein du chapitre : je pense aux deux moqueries explicites que comportent les phrases introductives de Chanson de la plus haute tour et "Elle est retrouvée...", aux connotations péjoratives de groupes verbaux comme "je me vantais", "je croyais", "je me traînais", aux formules par lesquelles le narrateur stigmatise sa folie passée : le "désordre de mon esprit", "les enchantements amassés sur mon cerveau", les "sophismes magiques", les "sophismes de la folie". Mais plus encore que ces expressions directes de désapprobation, c'est la façon dont Rimbaud transforme ses anciens textes pour en mieux justifier la critique idéologique qui révèle l'intention autocritique de l'anthologie.

Je ne vois pas non plus dans la façon dont Rimbaud contamine la prose par le délire des vers, procédé fort bien repéré par Steve Murphy, un indice de continuité entre le Rimbaud de 1873, auteur d'ADV, et celui de 1872, auteur des Vers nouveaux et Chansons. Car ce procédé assume essentiellement une fonction autoparodique et, par conséquent, autocritique. Si Rimbaud, dans toute la deuxième partie du chapitre (depuis l'épisode du moucheron enivré à la pissotière de l'auberge jusqu'à l'inénarrable pataquès théologique sur la "fatalité de bonheur") nous montre un locuteur gagné par l'exaltation délirante des vers enchâssés, si, de ce fait, il nous fait ressentir le dénouement d'ADV comme "une faillite joyeusement programmée" (ce n'est pas moi qui le dis !), en réalité il nous fait rire de quoi ? Du ton et de l'incongruité du récit, sans doute, mais en ce qu'il s'est laissé contaminer par le ton et le contenu des vers. C'est donc en définitive de ces derniers qu'il nous fait rire, ce qui révèle une fois de plus dans ADV un exercice d'autocritique.

 

 

Kazuki Hamanaga, « Vers et prose dans Alchimie du verbe », Parade sauvage n°25, 2014, p.135-148.

L'auteur fait sienne la thèse de Steve Murphy sur la "continuité" entre les Derniers vers et Alchimie du verbe. La première partie de son article (p.135-142) expose en détail cette thèse sans y rien ajouter de très significatif. J'ai expliqué ci-dessus et, longuement, dans ma page sur les modifications sémantiques apportées par Rimbaud à ses poèmes de 72 dans ADV (partie "Le débat") pourquoi j'étais en désaccord avec cette thèse visant à remettre en cause le caractère autocritique d'ADV. J'y renvoie le lecteur. Dans sa seconde partie, l'auteur voudrait apporter une argumentation complémentaire aboutissant à la même conclusion : "la transformation" et 'la diffusion", selon les endroits, des vers de 1872 dans la prose d'ADV.

Malheureusement, les exemples donnés par l'auteur ne sont généralement pas très convaincants. On ne peut pas établir la continuité ou l'homologie entre le texte de 73 et ceux de 72 en arguant de la reprise du thème l'"auguste retraite" (strophe 2 du poème de 72) par la formule : "je disais adieu au monde dans de drôles de romances" (cf. p.144-145). Pour deux raisons : parce que, comme je l'ai montré dans ma page sur les
modifications sémantiques apportées par Rimbaud à ses poèmes de 72 dans ADV, l'"adieu au monde" (si on veut l'appeler ainsi) change complètement de sens d'un texte à l'autre, mais surtout, parce que la phrase d'introduction au poème dans laquelle cette expression est insérée, chargée d'une connotation péjorative, critique explicitement la "romance" de 1872, ce qui est exactement l'inverse de ce qu'on prétend démontrer.

Autre exemple. Reprenant des arguments de Yoshikazu Nakaji et Bernard Meyer, l'auteur veut montrer que dès 1872, une dimension d'auto-réfutation existait déjà dans les poèmes de 1872, réduisant considérablement sur ce plan la différence entre ces derniers et ADV. L'exemple qu'il en donne dans Chanson de la plus haute tour (où la strophe 3 aux dires de Meyer constituerait un "moment d'autocritique" par rapport à la précédente) ne me frappe pas par son évidence. L'auteur fait aussi grand cas de la prosification de Bannières de mai dans ADV. Et là, l'exemple est fort pertinent.
Sauf que :
1) Bannières de mai est le seul poème de 72 où Rimbaud ait véritablement consacré une partie du texte (le troisième huitain) à opposer une posture éthique différente (fondée sur l'acceptation de l'usure naturelle et de la libre infortune) à celle qui est attestée dans la plupart des autres "chansons" (expression exaltée du manque et du désir urgent, sous toutes leurs formes, les pulsions autodestructrices et/ou régressives, etc.).
2) Or, il est à noter que Rimbaud ne réutilise dans ADV que la partie de Bannières de mai constituant l'objet de son rejet (le second huitain : le désir d'holocauste solaire, le thème du "char de l'été"). C'est-à-dire qu'il n'en intègre dans le fameux passage du général soleil (et de la "voix" du "narrateur intradiégétique" (142) contaminée par l'exaltation des vers) que l'aspect qu'il critiquait déjà en 1872. Qu'est-ce que cela signifie ?
1) Que ce fameux "narrateur intradiégétique" ne le représente pas, que cette voix est la voix du "fou", même si elle n'est pas entre guillemets, et non la sienne,
2) Que les poèmes ou parties de poèmes de 72 repris dans ADV (ressassant les thèmes de la soif et de la faim spirituelles, les désirs d'holocauste et d'autodissolution) sont là pour être critiqués,
3) Et surtout, qu'il confie à ADV la même fonction autocritique que celle naguère confiée au troisième huitain de Bannières de mai. CQFD. Cf. ci-dessus, concernant la même question, mon commentaire concernant [Nakaji, 2009].

Conclusion : Il ne suffit pas d'avoir montré que certains éléments des "Derniers vers" sont déplacés "sous diverses modalités" de leur poème d'origine à la prose d'ADV pour croire avoir "bousculé" (p.148) l'interprétation traditionnelle d'ADV.

 

 

Seth Whidden, "Subjectivité et temporalité au début de Délires II. Alchimie du verbe", Revue des Sciences humaines n°313, janvier-mars 2014, p.145-162.

L'auteur fournit une étude de "Loin des oiseaux ..." attentive aux harmonies phonétiques du poème. "Le premier mot, "Loin", marque la distance et signale la dominance des aspects spatiaux, physiques, voire tactiles du poème. Ce même mot est également le point de départ du plan sonore du poème, et ce dès les nombreuses répétitions du premier vers, le son [wɛ̃] de "loin" trouvant un écho rapproché dans le [wa] des mots "oiseaux" et "villageoises" [...]" (p.154). "La sonorité [wa] continuera à se répandre partout dans le poème, reliant au corps ces thèmes de la nature (bois, noisetiers, Oise, soir), ainsi que ses sensations et capacités sensorielles et mentales (boire, voix, voyais)" (p.155). "Bien avant la liqueur du huitième vers ("liqueur d'or qui fait suer"), avant les boissons que le sujet lyrique buvait ou pouvait boire, les "eaux" dans "Ormeaux" habitent le tout premier vers du poème dans les "troupeaux" ainsi que le mot qui comprend les deux sonorités clés, [wa] et [o] : "oiseaux"." (156) "Mais ces oiseaux — ces oies, ces eaux : ces [wa], ces [o] — ne sont pas des cygnes rimbaldiens : si leur chant (les [wa]) s'entend à travers le poème, on remarque un silence presque total de la part du sujet [...]" (156). Rimbaud, nous dit l'auteur pour conclure, rejette "la régularité qu'offre la rime traditionnelle et à sa place privilégie le rythme créé par les multiples échos des sonorités percutantes dans le poème : les [wa] et les [o]" [...] Sonorités confuses, rythme boiteux s'approchant de l'alexandrin sans y aboutir tout à fait, destruction des règles régissant la rime : les [wa] et les [o] dans "Loin des oiseaux ..." bloquent toute conception académique de la poésie, de même que la larme en brouille la langue idéalement simple et transparente, mais ces contraintes créent en même temps la nouveauté [...]. Comme nous l'avons vu, les [wa) et les [o] dans ce poème contribuent, eux aussi, à cette guerre contre l'hexamètre. On vient à peine de commencer Délires II. Alchimie du verbe, et le vers français ne s'en remettra jamais." (p.161-162).

 

 

Yoshikazu Nakaji, « Rimbaud autocritique » in Rimbaud poéticien, Classiques Garnier, 2015, p. 91-103. L'article de Yoshikazu Nakaji est suivi d'une réponse de Michel Murat intitulée : "Notes après-coup. Contribution au débat critique" (p.100-103).

L'article de Y. Nakaji se présente comme une réponse aux analyses publiées par Steve Murphy en 2004  et Michel Murat en 2013 (cf. supra) au sujet d'ADV. Dans sa première partie, l'auteur résume l'article de Murphy et lui reproche notamment de nier de façon trop radicale la qualité de commentaire du texte enchâssant. Il est vrai que la prose du chapitre relève d'une écriture poétique et montre une certaine porosité à l'égard de la thématique et de la tonalité exaltée des vers enchâssés, mais il reste que "dans l'ensemble, c'est la prose qui encadre les vers, les présente ou les commente". À Michel Murat, de son côté, Nakaji reproche de "se limiter à dissocier la fiction et la vie, le narrateur-personnage et l'auteur". Il estime qu' "il faudrait ensuite éclaire l'autre face, tenter un deuxième stade de l'analyse, qui consisterait à définir le rapport entre le sujet fictionnel et le sujet empirique, à comprendre ce que représente cette « fiction critique » pour l'auteur, à articuler la construction fictionnelle avec l'intention ou l'intentionnalité de l'auteur". Il admet que l'équation poésie = prophétie = folie tient du cliché romantique mais se demande si la double crise poétique et psychique relatée dans ADV "ne reflète pas, fût-ce dans une transposition symbolique, l'essentiel de ce que Rimbaud vécut comme poète". Sa démonstration repose sur la lettre dite du voyant : Rimbaud, explique Nakaji, y expose une véritable poétique de la folie, au titre de laquelle le sujet qui veut être poète doit s'encrapuler, se mettre lui-même en crise pour développer son acuité perceptive, accéder aux "choses inouïes et innommables" qu'une vie psychique normalisée refoule, au risque de s'auto-détruire. Ce programme énoncé en 1871, Rimbaud l'a bel et bien mis en pratique et, dans ADV, "il condamne cette poétique même de la folie comme une pratique dévastatrice".
  

 

Michel Murat, "Notes après-coup. Contribution au débat critique", réponse à Yoshikazu Nakaji, à la suite de son article « Rimbaud autocritique » in Rimbaud poéticien, Classiques Garnier, 2015, p. 100-103.

Murat reconnaît qu'un danger possible de son approche d'ADV serait de vider le texte de son "intérêt humain". Il admet que Steve Murphy évacue trop complètement la dimension biographique de l'œuvre. Murphy aurait le tort de réduire ADV à 'la construction d'une image idéal-typique, celle du poète romantique dont le « délire » se trouve critiqué". Or, "cette folie, Rimbaud y a cru ; il l'a mise en œuvre [...]". Mais le caractère de construction fictionnelle et non de récit autobiographique d'ADV saute aux yeux : articulation très concertée des phases du récit de manière à coïncider avec les poèmes et à les expliquer ou, inversement, transformation des poèmes pour les adapter aux phases du délire, caractère purement fictif du "voyage à but thérapeutique" sans équivalent dans la vie réelle de R. Il reste que le récit est plein d'inventions poétiques qui dépassent le cadre d'une critique du romantisme et en font une création littéraire autonome.
 

 

Jean-Luc Steinmetz, "Rimbaud et l'hallucination", in Rimbaud poéticien, éd. Olivier Bivort, Classiques Garnier, 2015, p.151-167.

Jean-Luc Steinmetz prend le contre-pied d'une tendance actuelle à démystifier, en l'attribuant à un jeu littéraire, ce que Rimbaud lui-même, dans sa lettre à Jules Andrieu du 16 avril 1874, décrit comme une pose : "je sais comment on se pose en double-voyant pour la foule". Pour lui, le rôle central de l'hallucination dans la poétique de Rimbaud "ne coïncide pas avec une recherche esthétique [...] Elle résulte de lui-même et d'une transformation effective de sa personne [...]. Elle est liée à un corps et réclame, bien entendu, une certaine innocence dont, la plupart du temps, la littérature est dépourvue." (152) La "voyance" est donc chez lui le résultat d'une "synergie" entre "l'expérience vitale et la référence artistique". Mais "le devoir selon lui de se rendre voyant résulte [...] d'une prédisposition" dont l'auteur perçoit le témoignage dans "Les Poètes de sept ans qui équivaut à un véritable carnet de travail et de sensations du jeune poète" (154). Dans Alchimie du verbe, Rimbaud nous dit qu'il s'habitue à l'hallucination simple : "Il faut tenter de comprendre ce verbe, qui pose le problème de l'intervention de la volonté dans pareille expérience." (155). "De la constatation de la déréalisation possible du monde, Rimbaud tire une pratique de l'hallucination qui ne suppose pas nécessairement l'usage de substances comme le haschich, mais qui ne les exclut pas davantage et même, dans certains cas, trouve à partir d'elles une relance, féconde ou terrassante" (156).
 

 

Aurélia Cervoni, "Rimbaud sophiste", in Rimbaud poéticien, éd. André Guyaux, Classiques Garnier, 2015, p.139-149.

"Les romantiques ont fait du sophisme un synonyme de mensonge et d'illusion [...] Sous la plume de Rimbaud, le terme « sophisme » prend un caractère générique. Il recouvre l'ensemble des procédés qui déforment ou travestissent la réalité à l'image des « sophismes du haschich » dont Baudelaire exacte le charme hypnotique au chapitre IV (L'homme-Dieu) des Paradis artificiels [...]. Dans Alchimie du verbe, Rimbaud range sous la bannière du sophisme les « bizarreries de style » qui alimentent la confusion entre le rêve et la réalité". Mais "s'il exprime l'insatisfaction de Rimbaud à l'égard de sa production poétique, le mot sophisme relève aussi d'une rhétorique de l'autodépréciation destinée à susciter la sympathie du lecteur." En se présentant comme sophiste, il fait valoir son originalité par rapport à la "tradition des conteurs et des fabulistes dont il se revendique dans Nuit de l'enfer : « Les hallucinations sont innombrables [...]. Je m'en tairai : poètes et visionnaires seraient jaloux. Je suis mille fois le plus riche [...] »." 
 

 

Seth Whidden, "Le sacré dans Alchimie du verbe", in Rimbaud poéticien, éd. Olivier Bivort, Classiques Garnier, 2015, p.125-139.

"À quatre heures du matin..." sert de terrain de jeu pour des variations virtuoses autour de la notion de sacré, fondées sur l'exploitation de l'article ad hoc du Littré, dans ses différentes entrées de sens. Je ne me hasarderai pas à en proposer un résumé. Disons simplement qu'en sacralisant le désordre de son esprit, c'est surtout le désordre de sa versification que Rimbaud consacre, mais, toute sacralisation du désordre nouveau supposant la désacralisation préalable de l'ordre ancien, c'est en fait "l'autorité traditionnelle qui décide comment lire un poème" qui se trouve remise en cause par "le désordre sacré qu'apporte Rimbaud au royaume du vers", non sans désacraliser de ce fait quelque peu le Poète, avec un grand P, en qui le spiritualisme du XIXe siècle, aux dires de Paul Bénichou dans son livre Le Sacre de l'écrivain, a célébré "le sacerdoce d'un temps qui ne croit plus aux prêtres", et cela, précisément, peu après que Napoléon III ait échoué à obtenir du pape Pie IX d'être sacré empereur, abaissement de l'autorité du Second Empire qui ne pourra qu'aider à son renversement par un Paris en révolution que Rimbaud n'hésitera pas à sacrer "suprême poésie". 

 

  Yann Frémy, entrée « Une saison en enfer » du Dictionnaire Rimbaud, Classiques Garnier, 2021, p. 732-759).732-759.

 

  Alain Vaillant, entrée « Bonheur » du Dictionnaire Rimbaud, Classiques Garnier, 2021, p. 98-100.

 

  Yoshikazu Nakaji, « “Mon sort dépend de ce livre“ : vie et art dans Une saison en enfer », dans Les Saisons de Rimbaud, Hermann, 2021, p. 230-245..

 

  Jean-Luc Steinmetz, « Rimbaud “mage ou ange” », dans Les Saisons de Rimbaud, Hermann, 2021, p. 185-194..

 

 

retour haut de page