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Arthur
Rimbaud, le poète >
Anthologie commentée >
Alchimie du verbe > Des
poèmes d'ADV / Bibliographie commentée
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DES POÈMES D'ALCHIMIE
DU VERBE
Bibliographie commentée (1920-2020)
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1930
1960
1970
1980
1990
2000
2010
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En principe, cette bibliographie concerne une question précise et
limitée. Elle a été conçue en liaison avec le dossier
récemment mis en ligne sur
les inflexions sémantiques
imprimées par Rimbaud à ses anciens poèmes, au moment de les insérer
dans ADV. Mais il m'arrive inévitablement de déborder un peu sur des
sujets plus larges (les remaniements formels, l'interprétation des poèmes, le
sens du chapitre Alchimie du verbe). Les références sont classées
chronologiquement (des liens hypertextes permettent une recherche
par décennies). Ce choix en rend peut-être la consultation moins
aisée mais il permet à qui en a la patience de parcourir dans
l'ordre de leur publication un siècle de commentaires sur la question
concernée,
de 1927 (date de l'essai d'Ernest Delahaye sur
Les Illuminations et Une saison en enfer) jusqu'à nos jours.
Il permet de repérer notamment le tournant qui se dessine
progressivement à partir de 1984 (date de l'article d'André Guyaux
"Alchimie du vers, anachronie du verbe") tendant à remettre en cause
la fonction caricaturale traditionnellement reconnue aux remaniements
opérés par Rimbaud sur ses poèmes de 1872 et la définition d'ADV
comme bilan critique des "Vers nouveaux et Chansons"
et/ou de la "poétique du voyant", questions sur lesquelles le débat
est toujours ouvert.
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1920 |
Ernest Delahaye,
Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, Messein,
1927.
Chapitre "Délires II. Alchimie du verbe", p.164-174.
"[...]
Pourquoi le poète, se demande Delahaye, ne paraît pas vouloir
nous montrer — en dehors de Voyelles — d'autres vers de lui que les
derniers faits, la réponse est simple : ce n'est pas sa vie
qu'il raconte, c'est une courte période de sa vie : 72-73".
Et il précise que si R. ne cite que les poèmes de 1872, c'est
qu' "ils sont parmi ses derniers nés : sentiment très humain."
Il ne s'en demande pas moins s'il n'y aurait pas une volonté de
dénigrement dans cette exhibition. Par exemple, il estime que
Rimbaud se moque un peu de ses Voyelles : "« J'inventai
la couleur des voyelles ! » : Un point d'exclamation termine [la
phrase], preuve que cette idée le fait rire". Dans sa
conclusion, il parle même de mépris : "L'on posera forcément une
autre question : Rimbaud méprisait-il quelque partie de son
œuvre ? La vérité c'est qu'à partir de 1874, il s'est montré
indifférent à son œuvre entière [...]." Delahaye explique donc
finalement la désaffection de R. pour sa production récente dans Adv
par le "silence" à venir, non sans parer religieusement ce
silence d'une aura rédemptrice : "Les retours chrétiens que nous
verrons s'indiquer, par intermittences, pourraient nous faire
soupçonner ce que seront, dans beaucoup des jours qui vont
venir, les variations de cet idéal." Rien de plus conforme au récit familial et à la présentation
téléologique traditionnelle de la trajectoire du poète.
Rimbaud reproduit-il ces poèmes parce qu'ils lui sont chers pour
être ses derniers nés ? parce qu'il les "méprise" ? On trouve
déjà chez Delahaye cette intuition du caractère paradoxal de
l'anthologie d'Adv qui perturbe notre compréhension du texte,
cette difficulté de la critique à décider ce qui l'emporte, du
laudatif implicite ou du péjoratif revendiqué, dans le geste
rimbaldien.
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1930 |
Henry de Bouillane de Lacoste,
"Appendice I. Les éditions des Poésies, 1. Poèmes publiés par
Rimbaud, p.225-229 de Arthur Rimbaud, Poésies.
Édition critique. Introduction et notes par H de BdL,
Mercure de France, 1939.
De ces
sept poèmes de 1872, un seul a conservé son titre et trois
seulement sont restés complets. Quant aux modifications
apportées aux textes, "peut-on sérieusement parler d'un
progrès ?" Deux explications sont possibles : un défaut de
mémoire "en l'absence des manuscrits" ou une défiguration
volontaire, de la part de Rimbaud, "pour donner une sorte de
caricature : n'oublions pas que le but poursuivi par Alchimie
du verbe est de tourner en ridicule ses productions
passées." Un éditeur ne saurait donc considérer ces versions d'Alchimie
du verbe comme le texte définitif des poèmes concernés.
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1960 |
Suzanne Bernard, "Délires II. Alchimie du verbe",
p.468-473 des Œuvres, édition et notes de SB, Garnier,
1960.
"On
peut [...] trouver significatif le fait que Rimbaud cite ses
vers avec une telle dérision qu'il se soucie peu d'en altérer la
'musique' en donnant un texte déformé et boîteux [...]". C'est à
tort, rappelle l'auteur, qu'on a dit qu'Alchimie du verbe
valait condamnation des Illuminations, l'erreur venant de
ce que l'on croyait que les vers de 1872 appartenaient aux
Illuminations. "Il semble, du reste, que la phrase du
brouillon : 'Je hais maintenant les élans mystiques et les
bizarreries de style' ne puisse guère viser que les derniers
vers." Ce ne sont donc pas les Illuminations mais sa
"tentative de voyance" que "dans ce texte capital, Rimbaud
rappelle et condamne. [...]"la période que décrit Rimbaud sous
ce nom : 'l'histoire d'une de mes folies', est indubitablement
la période qu'ouvre la lettre du 15 mai 1871 à Demeny où il
indique sa méthode de 'Voyance', la période au cours de laquelle
il a 'inventé la couleur des voyelles', et surtout la période au
cours de laquelle il a écrit ses 'derniers vers'". L'"art" que
R. condamne dans sa fameuse phrase du brouillon d'Alchimie du
verbe ("Maintenant , je puis dire que l'art est une
sottise") ce sont ces mêmes "'bizarreries de style', les
recherches musicales, toute cette étude pour 'noter
l'inexprimable' et 'fixer des vertiges'."
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Pierre Petitfils, Les
manuscrits de Rimbaud. Leur découverte. Leur publication, Études
rimbaldiennes 2, 1969, p.41-157. Paragraphe intitulé : "Les poèmes
cités dans Une saison en enfer", p.49-51
Ces deux pages de
Pierre Petitfils sont souvent citées pour l'appréciation très
négative qu'il exprime à l'égard des modifications opérées dans
les poèmes d'ADV et son adhésion sans nuance à la thèse du
défaut de mémoire. Selon lui, Rimbaud s'est retrouvé séparé de
ses archives quand Verlaine a été incarcéré et, reprenant à
Roche son travail sur la Saison, il aurait été obligé de
reconstituer ses textes de mémoire. Il juge lourde la nouvelle
leçon "Du bonheur qu'aucun n"élude", brutale la chute "Où la
ville / Peindra de faux cieux", et il écrit : "Le rythme d'Éternité
a disparu : un détail a suffi pour détruire le mélodieux
équilibre de la première strophe".
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1970 |
Antoine Adam,
, p. 965-967 de Arthur
Rimbaud, Œuvres complètes,
édition établie, présentée et annotée par A.A., Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1972.
"[...] les poésies qu'il cite
ont toutes été écrites au mois de mai de cette année, ou dans
les semaines qui suivirent. C'est alors qu'il alla jusqu'au bout
de la destruction des formes traditionnelles et il est normal
qu'il soit allé chercher les exemples de son Alchimie du verbe
dans les pièces de vers composées à cette époque." Antoine Adam,
qui fait une lecture strictement autobiographique du parcours de
crise décrit par le chapitre, se heurte à une difficulté
classique : si c'est l'entreprise du voyant qui est reniée dans Adv ("la culture de l'hallucination qu'il a pratiquée dès
1871"), pourquoi R. ne cite-t-il que des poèmes de 1872 ? On
voit la solution qu'il a trouvée. Quant aux modifications de
textes initiaux, "elles sont loin d'être des améliorations et
correspondent à de légères défaillances de mémoire".
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Margaret Davies,
Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud. Analyse du texte,
Archives des lettres modernes, 125 p., Minard, 1975. Chapitre
"Délires II. Alchimie du verbe", p.73-93.
Premier commentaire détaillé d'Alchimie du verbe (et de
la Saison) de l'histoire du rimbaldisme, le travail de
Margaret Davies ne manque pas de qualités. Il fourmille de
remarques justes dans le détail. Mais il témoigne d'une vision
extrêmement critique et puritaine de l'univers rimbaldien qui
lui fait faire d'énormes contresens.
Margaret Davies n'est pas de ces exégètes qui doutent du
caractère autocritique d'ADV. À la lire, le bilan que Rimbaud
livre de ses anciennes amours poétiques est d'une noirceur sans
égale. Un exemple parmi cent, concernant les "hallucinations
simples" : "Vues maintenant par le regard lucide du narrateur,
il est clair qu'elles ne sont que le produit de l'imagination
surexcitée d'un enfant. Avec les anges, les calèches, les
salons, les monstres, il s'agit d'un vrai décor de contes de
fées, plutôt que de mystères transcendants". (p.78). Et,
concernant l'"hallucination des mots" : "le mot sert à mettre en
évidence l'espèce de tautologie ridicule — de forme circulaire
comme toute obsession — qu'il y a à expliquer une sorte
d'hallucination au moyen d'une autre [...]" (p.79). Cette dame
est sans pitié ! Mais le pire est encore à venir.
À
partir de "J'aimai le désert..." s'amorce, selon Margaret Davies,
une véritable "descente vers le mal" (p.83). Elle voit dans les
"sales mouches" de Chanson de la plus haute tour un
symbole de
Belzébuth, "Seigneur des ordures" ou "Seigneur des mouches",
mauvais ange patenté et équivalent du Diable. "Les mouches
mènent au soleil" et le feu étant l'élément de l'enfer, elle
voit dans le "dieu de feu" une autre incarnation du diable. Le
moucheron reprend, sur un mode dérisoire, "le thème de la mouche
qui résume l'idée du mal et de la bestialité" (82).
L'exégèse que M. Davies offre de la dernière partie du chapitre
(à partir de "Je devins un opéra fabuleux...") est à l'image de
tout son commentaire, riche dans le détail et contestable dans
sa ligne générale. Les "voix merveilleuses" de son "opéra
fabuleux" (illustrées par le poème Âge d'or dans le
brouillon d'ADV) inspirent ici à R. "une suite d'égarements dont
le premier est cette croyance que tous les hommes ont droit au
bonheur" (86). La première partie de la phrase est fort
pertinente, mais la seconde est indéfendable. M. Davies voit
dans la formule : "Tous les êtres ont une fatalité de bonheur"
"le ridicule d'une croyance à une liberté totale où tous les
hommes ont le droit non seulement au bonheur mais à toutes une
série de vies possibles" (86). L'ironie de la formule, sa
fonction parodique de
déconstruction
de la croyance chrétienne dans le salut (voir mon étude seur ce
sujet), lui échappent complètement. De cette "croyance au
Bonheur" découle selon M. Davies cette grave crise spirituelle
sur laquelle s'achève ADV. En effet, en acceptant le Bonheur à
la place du Christ et de la promesse du christianisme, telle que
la lui rappellent les visions reçues pendant son voyage (la
"croix consolatrice", etc.) Rimbaud se persuade d'avoir trahi le
Christ, ce qui attise dans son esprit un sentiment de
culpabilité et la vision obsédante "du péché originel chrétien,
la morsure du diable-serpent, « mon remords », « mon ver »"
(88-89). Aussi, dans la morsure du Bonheur à laquelle fait
allusion la phrase introductive de "O saisons, ô châteaux...",
"il y a certainement une association avec le serpent-diable [...].
De toute façon, c'est le sens de trahison et de culpabilité qui
dépend de la notion chrétienne du Bien et du Mal et où le
Bonheur se range clairement du côté du Mal." (89).
Enfin, en saluant la "Beauté" qu'il avait conspuée dans le
prologue de la Saison, Rimbaud "fait le premier pas dans
la sortie de l'Enfer". En outre "la beauté, comme la bonté et la
force, est une qualité purement humaine, c'est-à-dire qu'elle ne
dépend pas d'une façon absolue d'un Dieu, ni ne tend
nécessairement, comme les élans mystiques, vers un but
transcendant [...]. Mais la bonté et la force, la nouvelle
moralité centrée sur l'homme même, sont encore à récupérer."
(91-93).
Pour ce qui est des poèmes. Concernant la nouvelle version
de Larme, M. Davies note l'introduction de deux
références religieuses ; dans Chanson de la plus haute tour,
elle note la suppression de toute allusion à Verlaine, mais elle
l'attribue au fait que le cas Verlaine a déjà été suffisamment
traité dans Délires I ; le goût du néant qui se dégage de
Faim est "preuve d'une vraie attirance pour le mal" (83),
l'allusion à la manne biblique (les "pains semés dans les
vallées grises") est signe d'un "descente dans le mal avec un
espoir dans la religion qui a été déçu" (83) ; au sujet de "O
saisons, ô châteaux..." M. Davies estime que R. "le cite sans
avoir l'air de trop respecter la forme de son texte originel, et
[...] l'ampute de tout ce qui a pu avoir un rapport avec des
faits trop précis [...]. C'est en fait un exemple frappant de la
façon dont il se sert de ses œuvres d'autrefois en les
imbriquant dans une nouvelle structure à des fins tout à fait
différentes" (90-91).
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André Thisse, Rimbaud
devant Dieu, José Corti, 1975, p.53, n.13.
"Les poèmes cités dans ce
chapitre d'Une saison en enfer ont presque tous été améliorés
par Rimbaud et rendus plus concis. De nombreux critiques
affirment le contraire [...] J'invite le lecteur à les comparer
un à un en les écoutant et sans trop compter sur les doigts ;
peut-être partagera-t-il ma conclusion : les "délires" du poète
ont plus de tenue que les délires de ses critiques."
Livre non lu. Cité par Danielle Bandelier, 1988, p.138. |
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Jean Richer,
L'Alchimie du verbe et les jeux de Jean-Arthur, Didier, 1875.
Pas lu. Voir malgré tout
ci-après ce qu'en dit Atle Kittang en 1992.
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Marcel A.
Ruff, Arthur Rimbaud. Poésies. Édition
critique, Introduction, classement chronologique et notes par Marcel
A. Ruff, Nizet 1978. Section VI du volume, consacrée aux vers de
1872, dont les notices confrontent brièvement, au cas par cas, les
versions d'Alchimie du verbe aux poèmes correspondants.
Une édition qui n'est pas
pluriversionnelle mais qui choisit de publier pour les poèmes de
1872, sans véritablement les confronter, les deux "versions
extrêmes", c'est-à-dire la première (archives Forain et
Richepin) et celle d'Alchimie du verbe, ainsi que "Le
loup criait sous les feuilles ...". "Nous pensons
simplement que Rimbaud a modifié les textes en fonction de ce
qu'ils représentent dans ce chapitre d'Une saison en enfer,
et aussi , peut-être, en accord avec ce qu'il ressent au moment
où il écrit ces pages." (p.186). Peu de commentaires, sauf un
qu'il ne faut pas rater, concernent
Ô
saisons, ô châteaux !
. Voir :
introduction et
tableau.
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Louis Forestier,
"Délires II. Alchimie du verbe",
p.270-271 de Arthur Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer,
Illuminations, Poésie-Gallimard, 1965 pour la préface de René
Char, 1973 pour l'établissement des textes et les commentaires, 1984
pour la second édition revue.
La note se réduit aux deux
phrases suivantes : "Voici le poète confronté avec sa tentative
de voyance, et la condamnant. Chemin faisant, il se cite
lui-même ; M. Pierre Petitfils a très bien démontré que c'était
de mémoire et qu'ainsi s'expliquent les variantes que l'on
relève entre les versions manuscrites d'un poème et celles
offertes ici."
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1980 |
Michael Riffaterre, "Interpretation and
Undecibility", New literary history, vol. 12, n°2, p.227-242,
Winter 1981. Repris dans Arthur Rimbaud, Harold
Bloom's Modern Critical Views,
Chelsea
House Publishers, New York, 1988, p.115-128.
À peu près lu, mais par
paresse, je renvoie à mon résumé du résumé qu'en fait Atle
Kittang (cf. infra. 1992).
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Étiemble, "Sur les
« Chansons spirituelles »",
in Lectures de Rimbaud, revue
de l’université de Bruxelles, 1982, p.61-75.
Étiemble s'étonne qu'on n'ait
pas davantage commenté le terme "chansons spirituelles" employé
par R. dans Bannières de mai. Les Cantiques spirituels
de Madame Guyon, amie de Fénelon, utilisent fréquemment les
quatrains de pentasyllabes qui composent L'Éternité ou
Âge d'or. On connaît des Chansons spirituelles
signées Marguerite de Navarre. Depuis le Moyen-Âge les
fabricants de cantiques spirituels mettent des paroles
religieuses, qui font souvent mention de l'"adieu au monde", sur
des mélodies de chansons profanes et Rimbaud ne fait pas
autrement quand il exploite la Chanson de l'aveine pour
composer Chanson de la plus haute tour. Mais la référence
spirituelle est en grande partie un trompe l'œil. Rimbaud
s'inspire des chansons spirituelles "en les invertissant" :
L'Éternité développe en réalité une conception panthéiste
(Étiemble défend becs et ongles, contre Antoine Adam, son
annotation dans ce sens du Rimbaud qu'il a publié en 1957 dans
les Petits Classiques Larousse) et "Ô saisons, ô châteaux
..." cache une signification sexuelle.
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Danielle Bandelier, « Les poèmes de Délires II, Alchimie du verbe »,
in Lectures de Rimbaud, revue de l’université de Bruxelles,
1982, p. 103-116.
Le contenu, un peu résumé, est
rigoureusement le même que celui du chapitre consacré à ADV dans
la thèse publiée en 1982 sous le titre Se dire et
se taire. L'écriture d'Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud.
Voir infra.
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Herman Wetzel, « Vieillerie poétique »,
in Lectures de Rimbaud, revue de l’université de Bruxelles,
1982, p.93-101.
L'article commente Larme
et Bonne pensée du matin. Dans Larme, l'auteur
voit une opposition ente le besoin naturel de la soif (la "jeune
Oise", "l'eau des bois") et "un besoin contrarié
d'assouvissement du désir d'argent et de gloire", dont l'or
serait le symbole. Quant aux "colonnades" et aux "gares", elles
rappellent l'endroit où règne l'or et où l'on peut gagner la
gloire littéraire : la capitale. Ce tissu symbolique fait du
poème le"signe textuel" d'un "état d'ivrognerie et de détresse
nostalgique". Il s'agit d'une interprétation très "biographique"
comme on l'a compris. L'unique phrase consacrée par l'article au
sens du poème dans sa version d'ADV est d'un vague absolu mais
suggère la perplexité de l'auteur face à l'évolution sémantique
du poème : "Rimbaud passe de la soif métaphorique et de
l'ivrognerie comme objet d'analyse à une ivresse qui lui tient
lieu de vision du monde". (p.98). Bonne pensée du matin
reprend "les mêmes thèmes que Larme mais sous un aspect
d'une positivité surprenante et injustifiée". "Au lieu de se
traîner seuls et saouls dans les estaminets", les héros de
Bonne pensée du matin voient leur soif magiquement étanchée
grâce à l'intervention de tout une armée de "forces mythiques
(Vénus, les Hespérides ; les Amants, les Bergers et les
Ouvriers...) [...]. Bref, les dures lois de la réalité sont
abolies sous la dictée d'une fantaisie hallucinatoire..."
(p.99). Pour Wetzel, ce "jeu mi-sérieux, mi-bouffon" est la
caractéristique générale des versions d'ADV où domine
"l'impression d'un jeu artistique de virtuose" (101). Ce cours
nouveau de sa création poétique, que Wetzel attribue à un repli
sur soi consécutif à la Commune, ne pouvait satisfaire Rimbaud.
Raison pour laquelle il le prend pour cible dans ADV.
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Pierre Brunel, Rimbaud. Projets et
Réalisations, Champion - Unichamp, 1983.
Chapitre III. "Un échange interrompu. Les poèmes du printemps et de
l'été 1872", p.117-172.
Et, notamment, Ch. III, section "Alchimie du verbe", p.149-172.
"On s'étonne de voir [...] rejetés
comme délirants les poèmes de 1872. La première raison, mais la
plus superficielle, est qu'ils sont liés à Verlaine, composés le
plus souvent près de lui". Mais la raison essentielle, c'est
l'échec d'une aventure poétique (le projet d'études néantes)
qui a failli entraîner l'auteur dans une catastrophe. C'est en
tant que points de repères et illustrations de cette "entreprise
avortée" que Rimbaud parsème le récit de ses propres poèmes.
"Pour cela, il les a modifiés, gauchis même quelquefois, il les
a replacés dans une autre perspective [...]. C'était assurément
chercher à les dévaluer dans la présentation critique d'in bilan
négatif [...]. C'était pourtant aussi, et paradoxalement, les
sauver en leur donnant la chance d'une première publication qui,
il est vrai, ne ressemblait en rien à une publication en
recueil."
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Jean-Charles
Gateau, "Loup", Parade sauvage n°1,
octobre 1984, p.43-53.
"Le
loup criait sous les feuilles..." doit être un poème loufoque
car il a particulièrement inspiré les universitaires quelque peu
humoristes (voir plus loin : Fongaro, 1985). Ainsi, Jean-Charles
Gateau, se propose dans cet article d'explorer "tous les sens
que le texte propulse", dont Rimbaud, selon lui, est fort
conscient mais entre lesquels "il est incapable de choisir". Ce
qui laisse toute liberté au critique de s'en donner à cœur joie.
Cette polyphonie spontanée de l'écriture emprunte notamment,
pour l'auteur, à ce qu'il appelle "le capital anthropologique,
c'est-à-dire ce qui ressortit au folklore : proverbes, dictons,
chansons, contes, légendes, formulettes, etc. des Ardennes
rurales. ce capital anthropologique est essentiellement de
transmission orale et familiale, mais passe parfois par le
relais des livres bleus des colporteurs, ou parfois en provient
; je le nommerais volontiers « le savoir Cuif » ."
L'article est impossible à résumer. Je note quelques suggestions
rigolotes (et jamais démontrables, bien sûr). Le refrain de
Fêtes de la faim "Anne, Anne / Fuis sur ton âne" viendrait
de la chanson populaire de "la p'tit mamzelle Marianne" qui
allait au moulin avec son âne Martin. Les couplets du même poème
rappellent fort l'heptasyllabique "Cantique de l'enfant
prodigue" trouvé par l'auteur dans un livre bleu de colporteur
du XVIIIe siècle. Le poème du Loup regorge de calembours
potentiels, à commencer par l'araignée Delahaye, Salomon-mon
salaud, et tous les mots en "ouille" qui se prêteraient
volontiers aux permutations obscènes. L'auteur en propose
quelques-unes, Fongaro reprendra la balle au bond. Mais ce qui
est certain, d'après l'auteur, "c'est que le bouillon de culture
court au Cédron. Le lien historique entre bouillon et Cédron est
évident : l'ardennais Bouillon (Godefroy de ...) fut roi de
Jérusalem".
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André Guyaux,
"Alchimie du vers, anachronie du verbe", L'Information littéraire,
janvier-février 1984, p.17-28. Repris sous le titre
« Alchimie du verbe » dans
Duplicités de Rimbaud, Champion-Slatkine, 1991, p.31-41.
"Les poèmes que Rimbaud avait
composés l'année précédente, en
1872, et qu'il fait reparaître ici, offrent un cas unique dans
l'histoire littéraire, d'autocritique agrémentée ou argumentée
d'autocitation [...]. Mais
l'autocritique ne va pas jusqu'à l'autocensure et, entre-temps,
le narrateur est devenu l'anthologiste de son œuvre d'"une
saison", qu'il cite à l'illustration de sa folie. Les arts
poétiques prospectifs qui composaient en mai 1871 les "lettres
du voyant" deviennent ici un étonnant tableau rétrospectif, qui
mêle dans une sorte de strabisme la complaisance et le
dénigrement." (p.31).
L'idée qui fait définitivement clivage avec tout ce qui s'est
écrit par le passé tient dans le mot "complaisant".
"Dans l'œuvre de Rimbaud, Alchimie du verbe est un
chef-d'œuvre de duplicité", écrit André Guyaux. Car sous le
masque d'un bilan autocritique, c'est une anthologie
complaisante de ses textes de 1872 que nous concocte Rimbaud. Il
n'est pas du tout évident, argumente l'auteur, que le poète ait
modifié ses textes de 1872 pour en justifier le dénigrement,
comme l'assurent les partisans de l'interprétation
traditionnelle : "il n'apparaît pas qu'on puisse déterminer une
direction cohérente à ces variantes". Ces textes jamais publiés,
plusieurs fois remis en
chantier, restaient dans un état de "perpétuelle germination" et
la motivation principale de Rimbaud aura été de les établir pour
les éditer : "En ce sens, les poèmes de 1872 — mais ne sont-ils
pas aussi, en toute équivoque, des poèmes de 1873 ? — n'ont pas
véritablement de "texte" dans le sens où il s'agit, pour
l'éditeur, de l' « établir »".
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Antoine Fongaro,
"Obscène Rimbaud", partie IV, Lire Illuminations, Les
Cahiers de Littératures, Univ. de Toulouse-Le Mirail, 1985,
p.104-106.
Selon Fongaro, un calembour
visible à l'œil nu fournit la clé du poème : "le bouillon court"
= le court-bouillon. Cette clé, c'est naturellement :
l'inversion (!!). Ainsi, "Salomon" = mon salaud, "le bouillon
court sur la rouille" = le bouillon roule sur la couille. Quand
au Cédron, l'auteur signale qu'il sépare Jérusalem du Jardin des
Olives (!!), que "l'autel" du partenaire sexuel est ce qu'on
devine, etc. "La strophe qui nous occupe évoque donc une nuit
d'amour entre Verlaine ("mon salaud") et Rimbaud."
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Jean-Luc Steinmetz,
"Ad Matutinum". L'émoi de "Mai" 1872 in Rimbaud des Poésies à la Saison,
Études réunies par André Guyaux, Classiques Garnier, 2009,
p.97-117 (reprise d'une étude publiée en 1986 dans Le Point
vélique : études sur Arthur Rimbaud et Germain Nouveau, colloque de Neuchâtel, 27-28 mai 1983, À la Baconnière, 1986).
En reprenant en 2009 ce texte déjà publié en 1986,
Jean-Luc Steinmetz précise en une note : "Malgré les
accommodements qu'il exigerait peut-être aujourd'hui, je ne me
désolidarise pas de son contenu, d'un matérialisme tout
« spirituel »" (2009, p.97). Il est amusant (et pas très
étonnant) d'apprendre que Steinmetz trouvait en 2009 "trop
matérialiste", mais d'un "matérialisme tout « spirituel »", ce
qu'il analyse effectivement aujourd'hui dans des termes beaucoup
plus franchement spiritualistes. La caractérisation oxymorique
de son exégèse de 1982 est des plus pertinentes, et elle
pourrait être étendue à une grande partie des commentaires
suscités par les "chansons" de 1872, leurs auteurs se montrant
généralement fort perplexes devant l'ambiguïté, disons
philosophique, de ces textes. L'article tente notamment
d'éclairer le discours rimbaldien sur la "fatalité de bonheur"
dans la partie finale d'ADV (bâtie autour du poème "O saisons, ô
châteaux...").
Au cours de plusieurs pages consacrées à ce thème,
Steinmetz fait un effort louable pour cerner cette question
compliquée sans se dissimuler que le mieux, parfois, est de ne
pas conclure : "Le bonheur de Rimbaud reste une énigme, l'énigme
d'un matin. Et cependant « nul de l'élude » [...]. Ne serait-ce
pas « sa fatalité » [...] ?" (101). Ayant cité le distique de "O
saisons ..." : "Que comprendre à ma parole / Il fait qu'elle
fuit et vole", Steinmetz commente : "« Il »,
soit le Bonheur. Tout lecteur, toute autre personne doivent
alors se méfier d'une compréhension définitive attribuée au
texte, puisque Rimbaud l'estime lui-même ôtée, enlevée, élevée
par le Bonheur. Le Bonheur est l'un des principes qui absente la
poésie du sens [...]" (102).
Il s'y risque malgré tout et à le lire, on comprend que
la "fatalité du bonheur" réside en premier lieu pour lui dans le
fait que nul ne saurait en éluder l'étude. Ou, dit autrement :
"Cette fatalité, c'est très sûrement suivre la pente de ses
désirs. Fuguer lorsque l'on veut fuguer. Injurier lorsqu'on en a
envie ..." (102-103). Dans "O saisons, ô châteaux ..." (que le
brouillon d'USEE titrait "Bonr") c'est au lever du jour que R.
expérimente une sorte d'entrevision surnaturelle du Bonheur.
Mais Steinmetz tente d'abord d'en offrir une explication toute
matérialiste : "Nous savons que la nuit est une lutte [...] tout
malade de son corps ou de son esprit en attend avec hâte la fin
qui, une fois encore, évacuera la morsure de la mort dans le
Matin [...]" (99). Puis vient une explication plus proprement
spirituelle, encore que... : "L'expérience du Matin consiste en
une annonce, après les mensonges, les rêves de la nuit. Ad
matutinum, c'est le Christ qui vient, clamé par l'angélus.
Durant cet éveil du clocher, on pourrait croire la vérité rendue
à celui qui la recherche âprement. [...] La clarté réelle touche
les yeux :
Dans les plus grandes
villes, à l'aube, ad diluculum
matutinum, au Christus venit [quand pour les
hommes forts le Christ revient] sa dent douce à
la mort m'avertissait avec le chant du coq.
Le Christ vient-il aussi pour
Rimbaud ? Rimbaud est-il alors un homme fort ? [...] Toujours
est-il que se manifeste alors le Bonheur, ce qui m'a paru chez
Rimbaud l'un des mots les plus étonnamment incongrus de son
œuvre. Pourtant, il faut bien croire que ce malheureux, ce
damné, connut lui aussi, en quelques instants, durant une ou
deux saisons, un bonheur indescriptible, une liberté sans
précédent que nous sommes encore loin de comprendre [...]. Il
n'existe chez Rimbaud aucune sensation triviale du bonheur. Il
s'agit pour lui d'une « satisfaction essentielle » où les œuvres
de chair ne comptent que comme forces transitoires [...]" (100).
Une dernière citation avant de commenter : "La
nature-mère qui favorablement remplace la sienne pourrait, tout
comme l'Aube, prendre l'enfant dans son "immense corps". Au
désir de boire universellement éprouvé et qui est peut-être la
fatalité du bonheur échu à tout être, cette pente irrépressible
de l'« instinct spirituel » auquel il faut céder, Rimbaud, qui
ne se contente d'aucune satisfaction matérielle, répond par la
fusion dans l'objet du désir [...]. Pour ne plus craindre la
soif, il est l'eau. Ce processus lui fait rejoindre l'étude,
magique ou théologique. Une étude qui consiste, plutôt que
d'aimer Dieu, à se fondre en lui, en supprimant ainsi par la
dilution la distance. Cette mort du sujet réserve le comble de
l'amour divin" (104).
Quelques réactions personnelles :
1) Comme Steinmetz, je dois trouver un peu "incongru"
le mot de "bonheur", si du moins on entend par là le simple
bonheur de l'existence, le bonheur profane, dans la bouche de l'auteur des "chansons
spirituelles". C''est probablement pour quoi je ne donne pas
spontanément le même sens que lui à l'expression : "fatalité de
bonheur". Rechercher le bonheur, "suivre la pente de ses
désirs", m'apparaissant personnellement comme des choses tout ce
qu'il y a de normales, je n'imagine pas qu'on puisse en parler
comme d'une "fatalité". Ce qui sonne davantage pour moi comme
une "fatalité", c'est cette malédiction qui, d'après USEE,
poursuit celui qui est "esclave de [son] baptême", celui qui a
été "damné par l'arc-en-ciel". Mais n'est-ce pas précisément ce
que Steinmetz appelle l' « instinct spirituel » ? Cette passion
triste de l'absolu, dont je veux bien admettre que Rimbaud en
est ou en a été atteint, peut-elle véritablement être attribuée
à un "instinct" ? N'est-elle pas plutôt, d'après ce que nous dit
Rimbaud lui-même, un héritage culturel de sa "sale éducation
d'enfance" ? C'est ce que je crois comprendre quand je lis USEE
et c'est la raison pour laquelle, quand un Rimbaud quelque peu
ventriloque emploie une expression comme "fatalité de bonheur",
j'ai tendance à imaginer qu'il donne la parole au "petit cagot"
qui demeure dans un recoin de son âme pour s'en moquer gentiment
et s'en débarrasser, en une sorte d'exercice cathartique de la
pratique littéraire.
2) Quand il s'interroge sur le sens du mot Bonheur chez
Rimbaud, quand il cherche à donner un contenu concret au fameux
avertissement reçu "avec le chant du coq", "au Christus venit",
"dans les plus sombres villes", Steinmetz oscille entre deux
types de définitions du bonheur : d'une part, la définition
profane, l'explication réaliste, biographique même (le soulagement matinal consécutif aux
angoisses nocturnes du malade, la joie de la liberté conquise
grâce à ses fugues, loin de la mère abusive, sans oublier celles
de l'amour vécu auprès de Verlaine pendant "une ou deux
saisons") ; d'autre part, la définition mystique, l'interprétation "magique ou
théologique", selon laquelle "l'étude du bonheur" consiste pour
le croyant à se fondre en Dieu afin de recueillir, fût-ce au
prix de sa mort, "le comble de l'amour divin" ? J'admets qu'il
reste un fond d'ambiguïté difficilement réductible, dans le
texte de Rimbaud (que Breton lui a tant reprochée). Mais
n'appartient-il pas au critique de choisir entre ces deux types
de significations ? Pour moi, c'est en faveur de la seconde
qu'il faut trancher, en l'attribuant à une intention parodique
et critique de la part de Rimbaud.
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Pierre Brunel, Une saison en enfer. Édition critique par
Pierre Brunel, José Corti, 1987.
Ce volumineux commentaire n'aborde
quasiment pas le sujet qui nous occupe ici. Je ne trouve, p.86, que ce
paragraphe qui ne peut être tenu pour une prise de position générale et
claire sur le sujet : "Les commentateurs de Rimbaud débattent pour
savoir si les citations poétique d'ADV sont une reprise volontairement
déformée, dérisoire, des poèmes de l'année 1872 (Jean Richer va jusqu'à
écrire que Rimbaud se moque de son lecteur) ou si au contraire Rimbaud
va plus loin dans la liberté (c'est l'opinion d'Yves Bonnefoy). Pour Fêtes de la faim, je suis surtout frappé par l'appauvrissement
extrême du texte nouveau : un couplet est supprimé, le poème est
suspendu après la troisième strophe, privé de cette manière de renouveau
sur lequel il s'achevait. Il se dessèche, se recroqueville comme une
feuille dans la flamme et — c'est l'échec de l'alchimiste — il
s'abolit."
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Yoshikazu
Nakaji, Combat spirituel ou immense dérision ? Essai d'analyse
textuelle d'Une saison en enfer, José Corti, 1987.
Dans son chapitre consacré à
Alchimie du verbe (p.143-176), l'auteur n'aborde
pratiquement pas le thème qui nous intéresse ici. C'est sans
doute parce que, pour lui, les poèmes de 1872, leur esthétique,
leur univers intellectuel, ne sont vraiment pas le sujet. C'est
de toute sa trajectoire antérieure que Rimbaud ferait ici le
bilan : "De toute une tentative poétique de Rimbaud, on peut
considérer les deux lettres de mai 1871 comme le programme et
Alchimie du verbe comme le bilan." La "vieillerie poétique",
selon lui, c'est la tradition romantique avec laquelle Rimbaud
prend ses distances dans la lettre à Demeny : "Si Rimbaud, à
quelques appréciations près, critiquait l'ensemble des poètes
romantiques, c'est à cause de leurs vieilleries en « formes »
aussi bien qu'en « idées »". L'expérience de la folie,
programmée dès les lettres du Voyant, a eu pour but de
renouveler ces "formes" désuètes : "dès le début, il avait pour
objectif de pénétrer dans la folie, d'obtenir un état second
(« Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ...») et
surtout de trouver une langue propre à rendre cet état (« si ce
qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c'est
informe, il donne de l'informe. Trouver une langue »)." C'est de
ce projet datant de 1871 qu' Alchimie du verbe tirerait
un bilan d'échec et les poèmes de 1872 sont essentiellement mis
à contribution pour représenter cette expérimentation de la
folie comme méthode de création poétique, dans les étapes
successives qui l'ont conduite du "raisonné dérèglement" jusqu'à
"la folie qu'on enferme". Tout n'est sans doute pas faux dans
cette analyse, mais elle a quand même le gros défaut de
contourner ce qui a constitué vraisemblablement le principal
objectif de Rimbaud dans Alchimie du verbe : tourner la
page de sa saison poétique du printemps 1872, vécue en
osmose avec Verlaine.
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Danielle Bandelier, Se dire et
se taire. L'écriture d'Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud,
À la Baconnière, 1988. Ch.VIII, "Délires II". p.137-183.
L'ouvrage de Danielle Bandelier,
spécialement dédié à l'étude stylistique d'Une saison en enfer
consacre 44 pages à Délires II, dont une grande partie porte
sur l'analyse des différences entre les poèmes insérés et leur état
d'origine. Danielle Bandelier relève sans le commenter longuement
"un certain nombre de modifications [qui] relève de l'amélioration
technique, de l"adaptation à l'évolution esthétique de l'auteur
[...] : préférences pour un lexique et une grammaire plus familiers,
[...] tendance à libérer le vers en multipliant et en variant les
mètres et les césures, en pratiquant l'enjambement ou en supprimant
la ponctuation" (p.146). Le relevé commenté et très détaillé
des modifications auquel elle procède dans ses "annexes" p.161-183
est extrêmement précieux. Une référence fondamentale pour le sujet
qui nous occupe ici (que j'ai beaucoup mise à profit pour le
tableau des
modifications inclus dans le présent dossier).
Cependant, pour ce qui est de l'analyse des
modifications sémantiques apportées aux poèmes de 1872, son travail
minutieux pâtit fortement du type d'interprétation d'inspiration
"autotéliste" adopté par l'auteur. Les poèmes d'Alchimie
du verbe n'auraient d'autre but qu'eux-mêmes et de sujet que
"l'écriture" : « O saisons, ô châteaux...», par exemple, n'a
"peut-être" pas "d'autre signification que de s'affirmer poème-ritournelle et répétition" (p.143). "Ce poème se construit
autour d'une sorte de vide sémantique" (p.144). Avec ce genre de
convictions comme point de départ, si l'on refuse de prendre en
considération la part de la réflexion sur le monde réel, ou de
l'allusion biographique, dans les textes de Rimbaud, il est
difficile d'apprécier la nouvelle direction donnée par le poète, en
1873, à sa production de 1872.
Bref résumé qui, je pense, en
convaincra le lecteur. En ce qui concerne les inflexions
sémantiques, Danielle Bandelier professe que, dans leur
version d'Alchimie du verbe, "les poèmes font plus nettement
allusion à leur propre écriture" (p.145). Dans les poèmes de 1872,
"l'acte d'écriture est certainement présent au niveau thématique".
Or, on remarquera qu'en 1873, dans Chanson
de la plus haute Tour, par exemple, Rimbaud "supprime les deux strophes
et les vers du refrain qui ne peuvent avoir, même métaphoriquement,
de rapport avec cet acte" (145). C'est aussi la raison pour laquelle
Rimbaud supprime, dans "O saisons, o châteaux...", le
diptyque "Que comprendre à ma parole / Il fait qu'elle fuie et vole"
: dans ce poème qui dit "la folie mortelle du créateur et son désir
d'exprimer jamais assouvi" (145), "il n'était pas possible de
conserver deux vers qui disent que la parole est heureuse — un
bonheur d'écriture" (145). La suppression, dans Larme,
de certains vers du poème ne procède pas de motivations thématiques
mais d'une recherche de la brièveté. Ceci dit, "la thématique de la
création poétique" court aussi dans ce poème, en métaphore filée :
"Désir, besoin de s'exprimer sont traduits par la soif et le verbe
devient élément liquide [...] Le poème est cette « liqueur d'or »
distillée par un organisme qui ne pourrait se désaltérer que
d'elle [...]" (146). La nouvelle version de Bonne pensée du
matin est peu modifiée mais on y repère "la même métaphore"
que dans les poèmes précédents : "Si l'on admet que les charpentiers
représentent les poètes [...] ", on comprend que "les charpentiers
attendent le bain — fusion du verbe et de la vie — comme le
poète attend l'écriture facile et heureuse". De même, dans
Faim et "Le loup criait sous les feuilles ...", "la
faim indique le besoin physique, organique, de s'exprimer." (148).
"Les corrections mettent en évidence le niveau symbolique du poème :
la manne qui devient pierre exprime un espoir religieux déçu, et
cette faim spirituelle inassouvie est symbolisée par celle du loup"
(149) qui pourrait bien être aussi une représentation du poète : "Le
poète-loup ne peut consommer que la chair des volailles, il est
contraint de rejeter ce qui fait leur beauté : la vraie faim demeure
et le menace de consomption. L'araignée de la haie [...] est dans le
même cas que le loup : au lieu de s'alimenter du végétal
nourrissant, elle ne recherche que la fleur en sa beauté." (150).
"Le poème reflète l'inépuisable peine causée par l'expression
verbale de la réalité" (150).
Conclusion : "Ce que Rimbaud
condamne dans ses vers, ce n'est pas tant la manière (il accentue au
contraire parfois leurs particularités stylistiques) que les
illusions qu'il se faisait sur leur pouvoir expressif ; il croyait
possible de communiquer au-delà des mots, qui sont arbitraires, par
des formes où l'agencement des mots aurait une signification
nécessaire, où leur répétition incantatoire régénère leur puissance
d'évocation et exprime un message universel" (150). Autrement dit,
il lui manquait de connaître Saussure et son "arbitraire du signe".
Il était atteint de cratylisme aigu.
Dans un développement ultérieur
sous le titre "Rapports prose-vers dans Délires II", Danielle
Bandelier réitère l'idée que le sens d'ADV ne réside pas dans la
dénonciation d'une "folie" révélée par le contenu des poèmes mais
dans le constat d'échec qu'y ferait Rimbaud de l'impuissance de la
ou de sa poésie. Elle fonde ce dernier segment de son argumentation
sur une analyse, très proche de celle qui sert aussi de base à Steve
Murphy dans son article de 2004, des convergences stylistiques entre
la prose enchâssante et les vers enchâssés, en particulier dans la
partie médiane d'ADV : "Tout se passe comme si les chansons (les
« refrains niais », les « rythmes naïfs », les belles folies de mots
citées ensuite (Chanson de la plus haute tour, Faim,
L'Éternité) déteignaient sur la prose qui les encadre [...].
Vers et prose vivent ici en symbiose [...]" (158). Et elle en tire
comme conclusion que : "s'il existe un rapport de réflexivité entre
la prose et les vers de Délires II, ce n'est pas parce que
l'une condamne les autres : ils disaient la souffrance de
l'écriture, elle y ajoute l'impuissance." (160)
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Jean-Luc Steinmetz, "Délires
II", p.199-202 du tome 2 des Œuvres (3 tomes),
préfaces et notes de JLS, GF Flammarion, 1989.
Les commentaires de cette
édition en restent à la philosophie habituelle : les poèmes d'AdV
sont "bizarrement rappelés, mais rejetés" (Préface, p.36), "ne
sont restitués qu'approximativement, soit par imprécision du
souvenir, soit par volontaire négligence" (n.1, p.200). Cette
reproduction "bizarre" serait, si je comprends bien les termes
employés par Steinmetz dans sa préface, destinée par R. à
"régler ses comptes ave Verlaine : "Alchimie du verbe forme
beaucoup plus qu'un commentaire pour des textes bizarrement
rappelés, mais rejetés, mauvais exemples, mauvais genres (et
c'est la façon pour Rimbaud de régler ses comptes avec Verlaine
auteur des Romances sans paroles."
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1990 |
Mario Richter, "Une
« étude » : À quatre heures du matin, l'été...", in
Rimbaud à la loupe, actes du colloque de Cambridge (10-12
septembre 1987), éd. Steve Murphy et George Hugo Tucker, Parade
sauvage, Colloque n°2, 1990, p.38-51.
L'auteur ne commente pas du
tout la différence entre les différentes versions du poème et il
n'accorde d'ailleurs que peu de commentaires au thème de la
soif. "Cette Vénus-Reine, écrit-il, qui est priée de « porter »
aux travailleurs l'eau-de-vie finit donc par jouer un rôle
semblable à celui d'une serveuse de cabaret [...] Et pourtant,
le mot eau-de-vie, compte tenu du contexte mythologique, garde
quelque chose qui va au-delà de sa signification courante : il
laisse entrevoir une eau-de-vie, c'est-à-dire une eau
vivifiante, baptismale, peut-être même l'eau de la félicité
éternelle (celle que Jésus donna à la Samaritaine." (46). Pour
l'auteur, le poème est essentiellement ce que Rimbaud appelle
dans la phrase introductive "une étude", "visant à "noter
l'inexprimable", et dont "le protagoniste secret" est le "soleil
d'été". Cet inexprimable aurait quelque chose à voir avec
"l'unité symbolique des contraires" dont Richter perçoit de
multiples manifestations dans le poème. L'une de ces
manifestations, longuement glosée, résiderait dans la double
référence temporelle, faussement contradictoire d'après
l'auteur, à l'aube (moment explicite du poème) et au crépuscule,
suggéré par l'expression "soleil des Hespérides". Les Hespérides
sont en effet les nymphes du coucher du soleil et "représentent,
d'après Hésiode, les ondes lointaines de l'océan" (40). Cette
idée trouve sa plus parfaite illustration, à la fin du texte,
dans l'union du feu solaire et de l'eau de la mer, qui réalise
"la plénitude mythique de l'amour et l'unité symbolique des
contraires" (48).
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Atle Kittang, "Riffaterre, Richer,
Rimbaud : lire l'illisible", Rimbaud, cent ans après, Parade
sauvage colloque n°3, 1992, p. 150-158.
Article consacré au poème "Le
loup criait sous les feuilles..." et fondé sur une confrontation
des commentaires de ce texte par Michael Riffaterre (cf. supra
1981) et Jean Richer (1975) auxquels il oppose sa propre
approche. Ce sont, dit l'auteur, des commentaires si différents
dans leurs conclusions qu'on peut y voir "des exemples parfaits
de cette loi de l'exégèse rimbaldienne selon laquelle n'importe
quoi semble pouvoir s'offrir comme sens derrière le jeu
« insensé » des textes" (150).
Pour Riffaterre l'interprétation d'un texte poétique consiste à
refaire en sens inverse la transformation opérée par le poète à
partir du langage ordinaire pour générer son propre idiolecte.
Pour ce faire, il aime à exploiter locutions et proverbes
caractérisant l'arrière-plan culturel du créateur. Ainsi, le
loup de Rimbaud "crie" parce que, dans une locution courante,
"mon estomac crie la faim". Kittang fait remarquer à juste titre
qu'on n'a peut-être pas besoin d'un tel "interprétant" pour
rendre compte d'un effet anthropomorphique des plus banals. De
même, selon Riffaterre, il convient de comprendre le syntagme
"le bouillon court sur la rouille" en restituant derrière lui la
locution banale "le torrent court" déviée par le terme culinaire
de "court-bouillon". Ceci étant, raille l'auteur de l'article,
l'interprétation de Riffaterre se réduit à "un sens poétique
conventionnel" fondé sur le "sens figuré conventionnel de la
faim comme métaphore d'une quête spirituelle" (152-153).
Se fondant sur "le rapport étroit dans les textes alchimiques
entre leurs structures phonétiques et numériques et leur sens
ésotérique", Jean Richer prétend que "Le loup criait sous les
feuilles ..." serait "« le
poème de la lettre L » ce qui nous renvoie directement à
l'Arcane XII du tarot et au thème du Sacrifice, considéré comme
« l'idée centrale et unique du poème »" (154).
La démarche de ces deux exégètes, suggère Atle Kittang, est
quelque peu captieuse car, en réalité, les intertextes sur
lesquels ils se fondent ne sont ni les "conventions
sociolectales" comme le prétend le premier, ni les "sources
ésotériques du tarot", comme le dit le second, mais uniquement
le cotexte d'ADV dans lequel ils sélectionnent arbitrairement
leur propre critère : pour Richer le réglage de "la forme et le
mouvement de chaque consonne" revendiqué par Rimbaud, pour
Riffaterre, la place occupée par le poème juste après Fêtes
de la faim.
Après avoir ainsi pris ses distances, l'auteur présente sa
propre interprétation qui ne se distingue pas beaucoup plus que
celle de Riffaterre de l'interprétation courante. Elle n'en
diffère guère que par la "signification métapoétique" et
autoréflexive (d'ailleurs très insuffisamment établie selon
moi), que l'auteur croit percevoir dans le poème. Le
loup, bête agressive, serait ainsi l'autoportrait parfait du
poète maudit et de sa propre agressivité proverbiale. Mais c'est
surtout dans la dernière strophe que Kittang perçoit une
dimension métapoétique : "la dissolution bénéfique du Moi dans
les eaux bouillonnantes de la rivière du Cédron reflète la
dissolution du discours allégorique dans le jeu des paronomases,
des calembours et des allusions bibliques et (pourquoi pas)
gastronomiques" (156).
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Marie-Paule Berranger,
"Délires II. Alchimie du verbe", in Douze poèmes de Rimbaud,
Marabout, 1993, p.202-228.
Lecture
linéaire d'Alchimie du verbe, détaillée, informée et le
plus souvent pertinente. Travail utile : la lecture
linéaire est un exercice finalement assez peu pratiqué, sauf
dans quelques monographies consacrées à USEE. Peu de choses sur
les modifications apportées aux poèmes de 1872. L'auteure en
reste à la vieille explication par le défaut de mémoire, en
l'absence des manuscrits.
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Sergio Sacchi, "Le
chant du coq rimbaldien", Il confronto literario, novembre
1993.
En préparation
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Steve Murphy,
"Une saison en enfer et
Derniers vers : rupture ou continuité" in Stratégies
de Rimbaud, Champion, 2004, p.421-442. Première publication (en
ligne sur Gallica) :
Revue d'histoire littéraire de la France, 95.6,
novembre-décembre 1995, p.958-973.
L’exégèse traditionnelle, dit
Murphy, interprète Alchimie du verbe
comme une critique par Rimbaud de ses vers de 1872. D'après cette
vulgate, les poèmes cités sont chargés d’illustrer la notion de
« délire » énoncée dans le titre (Délires
II - Alchimie du verbe),
le récit en prose dans lequel ils s’insèrent développant la critique
en règle de ces vers « selon la double équivalence vers = délire,
prose = raison, que l'on a souvent plaquée sur le texte »
(p.431).
Or,
toujours selon Steve Murphy, l'observation du texte ruine une
lecture aussi simplificatrice. Il en donne comme exemple la séquence
qui va de "J'aimai le désert" jusqu'à "Oh ! le moucheron enivré à la pissotière
de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !"
Cette dernière phrase, placée hors
guillemets et sensée pour cette raison appartenir au "commentaire" n'est pas moins exaltée que le
paragraphe entre guillemets qui précède ou que les poèmes qui
suivent (Faim et "Le loup criait sous les feuilles..."). Ces
indices visibles de continuité dans le comportement du sujet devraient nous interdire de
parler de rupture entre la Saison et
les « Derniers vers ». Ils montrent au contraire que le sujet reste
habité par cette passion de l'absolu ou de l'impossible qu'il
considère comme son "enfer" mais qui est consubstantielle à sa
vocation de poète. Aussi devrions-nous nous féliciter de cette
incapacité, chez le poète, "de
se défaire de l'Enfer" car elle est "synonyme de l'impossibilité de
quitter le terrain de la littérature". On saisit le but
ultime de l'argument : montrer qu'ADV ne congédie pas
définitivement la poésie, que Rimbaud y a peut-être même amélioré ses
anciens poèmes en les réécrivant et, en tout
cas, qu'il n'en a pas fini avec la littérature comme le montrent les
Illuminations. Je soumets cette argumentation à un
commentaire serré dans mon dossier sur "Les
poèmes d'Alchimie du verbe".
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Bernard Meyer, Sur les Derniers Vers, Douze lectures de
Rimbaud,
L'Harmattan, 1996.
Un bouquin très précieux pour
notre sujet. Outre les études très détaillées de la plupart des
poèmes de 1872, étudiant de façon scrupuleuse les interprétations
alternatives envisageables, il est fréquent que l'auteur consacre
plusieurs pages à la version d'ADV, en la confrontant au texte du ou
des autographes en notre possession. Tel est le cas pour : "Loin des
oiseaux..." : p. 27-30 ; "À quatre heures du matin...", p. 75-77 ;
Chanson de la plus haute tour, p.136-140. Pour "Elle est
retrouvée ..." et "O saisons, ô châteaux...", l'auteur confronte les
différentes versions strophe par strophe. Un chapitre est consacré à
"Le loup criait...", p. 253-270. Concernant les transformations
apportées par Rimbaud aux versions primitives, je n'ai pas perçu de
jugement tranché. L'auteur donne son avis au cas par cas et il lui
arrive souvent de montrer soit sa déception devant une leçon jugée
plus faible, soit une incompréhension face à une inflexion
sémantique qui ruine l'interprétation du poème ayant sa préférence.
C'est notamment le cas pour Bonne pensée du matin que
l'auteur interprète sous un angle socio-politique : pourquoi donc
Rimbaud a-t-il supprimé le syntagme le plus propice à cette
interprétation : "les riches de la ville" ?
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Sergio Sacchi, "Rimbaud et
l"hermétique bonheur de Délires II", in De Baudelaire a
Lorca. Acercamiento a la modernidad literaria, éd. Manuel Losada
Goya, Kurt Reichenberger, Alfredo Rodriguez Lopez-Vasquez, Kassel,
Éd. Reichenberger, 1996, p. 203-217.
En préparation
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Albert Henry, "Le loup criait sous les
feuilles", in
Contributions à la
lecture de Rimbaud,
Académie royale de Belgique, 1998, p.227-244
Une bonne partie de l'article
est en fait consacré à Faim. L'auteur
des poèmes,
explique Albert Henri, est engagé, sur le plan "verbal et
existentiel" dans la poursuite ascétique du "neuf" et de
l'"impossible". "Poussant sa quête vers un monde neuf, il nous confie
[juste avant l'insertion de Faim] : "J'aimai le
désert, etc ... [épisode du moucheron]". Aspiration à un
monde de solitude totale et de sublimation dans la
lumière absolue [...]. Mais c'est là un désir aussi peu
raisonnable qu'une faim qui serait avide de se rassasier
de pierre (et voyez l'insistance : terre, pierres,
roc, charbons, cher, cailloux, vieilles pierres, galets :
voilà les pains que souhaite cette faim ... mais
assaisonnés de sons et de liserons au gai poison)". Dans
le cadre d'une telle exégèse, dit Albert Henry,
l'amputation drastique de Fêtes de la Faim se
révèle une "très consciente, et ascétique, adaptation
fonctionnelle de l'ancien poème à l'expérience poétique
nouvelle." À Pierre Brunel qui regrettait que le poème
soit "suspendu après la troisième strophe, privé de
cette manière de renouveau sur lequel il s'achevait"(cf.
ci-dessus, Brunel, 1996, p.229),
Henry répond : "Que viendrait faire une pensée de
renouveau dans cet épisode tendu et tourmenté, en voie
de pétrification incandescente ? [...] Le poème ne me
paraît donc pas "suspendu", mais pourvu d'une unité
nouvelle".
En somme, Rimbaud aurait voulu adapter son ancien poème
à la logique du récit d'ADV : à l'épisode le plus
"ascétique" de l'itinéraire du poète-narrateur il aurait
voulu faire correspondre la partie la plus "ascétique"
du poème choisi pour l'illustrer.
L'analyse d'Albert Henry est remarquable mais il me
semble que je mettrais moins l'accent sur le souci de la
vraisemblance, au niveau de la narration, que sur l'effet
recherché sur le lecteur. Le protagoniste franchit, dans cet
épisode, un pas supplémentaire dans sa démarche chimérique et il
s'agit pour Rimbaud d'en faire sentir au lecteur l'absurdité autodestructrice.
C'est dans ce but qu'il supprime du poème tout ce qui
pouvait avoir un air de gaîté. En quoi il l'a, en effet,
fonctionnellement adapté au discours général d'ADV.
"Le
loup criait sous les feuilles...", dit Albert
Henry, s'inscrit logiquement
dans la suite du poème précédent : "Cette faim de pierre
laisse prévoir un festin aussi dangereusement saugrenu
et maléfique que celui d'un loup qui voudrait avaler les
longues plumes de la volaille qu'il a prise... un festin
aussi chimérique que celui de cette araignée romanesque,
qui, méprisant les nourritures offertes selon l'ordre de
la nature, voudrait ne vivre que de violettes." Il
résume de cette pertinente formule : "Après la faim hors norme,
le repas impossible."
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Pierre Brunel,
"Délires II", p.868-869 et notes des p. 427-435
des Œuvres complètes, édition
établie, présentée et annotée par PB, La Pochothèque, 1999.
Brunel ne traite pratiquement
jamais la question qui nous intéresse ici. Je n'ai repéré qu'une
seule note significative, concernant la modification des
dernières strophes de "Ô
saisons, ô châteaux !" Assez proche en cela de Marcel A.
Ruff (voir :
introduction et
tableau.),
il donne de la fuite du bonheur une interprétation
métaphysique (ou contre-évangélique) : "L'ajout de ce dernier
distique constitue la variante la plus remarquable. C'est une
chute : la promesse se révèle trompeuse : la mort n'est pas
l'introduction au bonheur, elle en est la fin." (p.434,
n.7).
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Steve Murphy,"Poèmes de
1872-1873", p.677 à 872 (voir par poèmes) de Arthur Rimbaud, Œuvres complètes,
tome I, Poésies, introduction et notes de SM, Champion,
1999. Lire notamment le paragraphe intitulé "Coda", p.689-690.
"Alchimie du verbe contient, à
sa manière, un petit recueil de poèmes [...]. Ce recueil n'est
pas, malgré la lecture traditionnelle, une simple palinodie
[...]. Rimbaud s'est efforcé d'y présenter un florilège de ses
plus beaux poèmes [...]. Une saison en enfer peut être considéré
non pas comme le tombeau des vers dits de 1872, mais comme leur
consécration. C'est pour cela que l'on n'est plus obligé de
postuler un écart chronologique important entre vers et prose,
correspondant à une transformation ontologique et psychologique
profonde du poète." (p.689-690)."
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2000 |
Glenn Moulaison,
Alchimie du verbe ou le
catch spirituel d'Une saison en enfer,
Dalhousie
French Studies, Vol. 53, Winter 2000, pp. 27-41.
Pas lu. Début
de l'article : "Dans cet article,
nous proposons de
démontrer qu'Une
saison en enfer, et « Alchimie
du verbe » en
particulier,
n'est pas le
dossier d'un
poète défait ou le
récit d'un désaveu
littéraire. Au contraire, la
seule œuvre que
Rimbaud ait publiée lui-même
constitue, selon nous, un « carnet » dans lequel un jeune poète,
plutôt que de dénigrer son talent, le met en valeur."
|
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Louis Forestier,
"Délires II. Alchimie du verbe", p.492-494 de Arthur
Rimbaud, Œuvres complètes, Bouquins,2004.
Louis Forestier ne semble pas disposé à
suivre Guyaux 1984 ou Murphy 1999. Il reste fidèle aux
interprétations traditionnelles en ce qui concerne les poèmes d'Alchimie
du verbe : "[...] certaines modifications représentent des
améliorations : d'autres paraissent des corrections ad hoc : par
exemple, accentuer une tonalité religieuse pour l'harmoniser
avec Une saison en enfer. Il y a aussi des tournures plus
faibles : rien ne dit que le poète, qui juge dépassé son style
de naguère, ne s'est pas récrit en se pastichant."
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Jean-Luc Steinmetz, « Phases d’un
Délire », Cahiers de littérature française, II, Bergamo
University Press, L’harmattan, Octobre 2005, di. André Guyaux,
p.81-95.
Commentaire
suivi d'Alchimie du verbe qui n'aborde guère la question
qui nous intéresse ici. L'auteur semble n'avoir pas renoncé à la
vieille coutume consistant à attribuer à la négligence ou à un
défaut de mémoire les modifications, les amputations surtout,
subies par les versions d'origine. Son texte est parsemé de
formules du genre : "Le poème original fut-il mémorisé ? (Du
quatrième quatrain ne subsiste qu'un vers)" (p.86) ; "La
comparaison avec Fêtes de la faim laisse supposer, au
demeurant, une négligence voulue dans le report de la citation,
voire un réel oubli." (p.89) ; Rimbaud a renoncé à citer Âge
d'or dont il n'avait — qui sait ? — qu'un souvenir
approximatif" (p.91).
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Olivier Bivort,
"Remarques sur l'alchimie du verbe" in Rimbaud dans le
texte, Littératures, Presses Universitaires du Mirail, 2006,
p.133-146.
"Un important courant
anti-rationaliste et anti-positiviste a traversé la littérature
française au XIXe siècle" qu'il s'est volontiers réclamé des
différents ésotérismes et on a beaucoup prêté sans preuves à
Rimbaud dans ce domaine-là. Mais il est vrai qu'il fait
plusieurs fois référence à l'alchimie dans ses poèmes et dans
USEE. Désireux de préciser le sens dans lequel Rimbaud emploie
ce mot dans le titre "Alchimie du verbe", l'auteur se livre à
une enquête parmi les dictionnaires et les usages contemporains,
notamment chez Baudelaire. Il constate que les dictionnaires du
XXe siècle citent souvent la formule de Rimbaud quand ils
définissent le sens figuré ou artistique du mot "alchimie" en
lui donnant la valeur d'une "transformation subtile, sublimation
de la réalité dans l'art, par l'art" (Dictionnaire de l'Académie
française de 1986). Mais il signale que ceux du XIXe donnent
généralement au terme un sens péjoratif (illusion, chimère) et
que Rimbaud a pu l'employer avec cette nuance (142). Chez
Baudelaire, le terme vaut par métaphore pour désigner la poésie
comme une "opération savante sur le corps du langage" : de même
que l'alchimiste opère la transmutation des métaux vils en
métaux précieux, de même "le poète tire de la réalité la plus
vile les pépites d'or de la poésie" (143). Il ne faut pas
chercher sens plus mystérieux, semble penser Bivort, dans
l'usage qu'en fait Rimbaud. Et il va jusqu'à dire que :
"Dans Une saison en
enfer, l'Alchimie du verbe ne répond pas à une
poétique donnée : ni à celle de la lettre du « voyant » (la
« vieillerie poétique » n'y prend aucune part, au
contraire), ni à une étape isolée de l'expérience poétique
de Rimbaud entre 1871 et 1873. L'alchimie du verbe
est une métaphore de l'acte poétique, voire de la poésie
tout court, entendue comme une opération verbale hors du
commun, qui s'applique indifféremment au passé du poète,
constamment à la recherche d'une langue. Toujours en avant,
cherchant toujours à se dépasser lui-même, Rimbaud considère
que ses tentatives n'ont pas abouti et qu'il doit choisir
une autre voie. On n'est pas obligé de partager son point de
vue." (146).
Bivort, en somme, tente de
réduire l'alchimie du verbe son noyau rationnel : la
pratique d'"une opération verbale hors du commun", et il
désapprouve le poète de conclure à son échec dans cet exercice,
ce en quoi, naturellement, il a mille fois raison. Mais Rimbaud,
précisément, à travers cette formule, projette une image
irrationnelle de la fonction de poète, une image de folie douce
plus ou moins mystique qu'il a un peu trop exploitée à son
propre jugement dans ses chansons de 1872. C'est cela même qu'il
critique dans le chapitre d'Une saison en enfer en
présentant l'alchimie du verbe beaucoup plus que comme une
"opération savante sur le langage" : une pratique de
l'hallucination, volontaire dans un premier temps, mais bientôt
subie, obsessionnelle et morbide, assimilable à la folie et
porteuse d'un danger mortel. C'est cet usage de la notion qu'il
stigmatise comme un échec, qu'il dénonce comme une vanterie, une
pose, une supercherie entachée de mysticisme, ce qui est
d'ailleurs pour Rimbaud un moyen d'exploiter une fois de plus la
ficelle, une dernière fois peut-être, en parant son autocritique
des prestiges tragiques d'une damnation de Faust ou d'une chute
d'Icare.
|
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Antoine Fongaro,
« De Bonne pensée du matin à "À quatre heures du matin" », Parade
sauvage, n° spécial hors série « Hommage à Steve Murphy », textes
réunis par Yann Frémy et Seth Whidden, 2008, p. 475-490.
L'article défend
l'interprétation érotique offerte depuis longtemps par cet
auteur concernant Bonne pensée du matin
en y ajoutant le thème de la création poétique. Sous les
noms de "charpentiers", "ouvriers" et "amants", Rimbaud
désignerait les mêmes personnes : les "artisans de l'œuvre
poétique". Les modifications apportées au texte dans Alchimie
du verbe, analysées avec précision, renforceraient une telle
interprétation. L'auteur se félicite notamment de la suppression
du syntagme "les richesses de la ville" qui "élimine le seul
élément (bien mince, en vérité) qui pouvait faire penser à une
portée socio-politique" (489), type d'interprétation illustré
par Yves Reboul. Le poème, selon Fongaro, baigne "en pleine
euphorie". Semblable à l'alcool qui "stimule les forces des
travailleurs", la boisson offerte par Venus "devient l'eau de la
vie véritable pour les opérateurs de « l'œuvre inouîe »"
(491+n.45). Quant au "bain dans la mer à midi", c'est une
métaphore : "Midi marque le zénith du soleil, « dieu de feu »,
auquel s'offre le poète (ADV). C'est donc le point suprême de
l'activité poétique ; c'est le moment où la mer et le soleil
sont mêlés, métaphoriquement ; c'est un instant d'éternité :
« Elle est retrouvée [...] »" (485).
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Yoshikazu Nakaji,
"Sur la « fatalité de bonheur »",
Parade sauvage,
n° spécial hors série « Hommage à Steve Murphy », 2008, p.586-595.
Selon l'auteur, le Bonheur
dont parle le texte "par essence demeure celui que procure la
création poétique". Mais, constatant l'abondance de références
chrétiennes dans le discours du sujet sur la "fatalité de
bonheur", Nakaji s'étonne et s'inquiète : "la proposition « Le
bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver » est trompeuse
[...] elle risque d'attribuer au bonheur une connotation
chrétienne [...] ce n'est qu'au moment où sa poétique de
l'hallucination tourne à la catastrophe qu'il envisage sa
pratique verbale dans un vocabulaire et une imagerie chrétiens.
Certes ce choix risque d'ouvrir la porte à l'interprétation
religieuse de l'entreprise [...] Pour dire cette séduction
maudite [du Bonheur, personnifié], Rimbaud recourt toujours à
des lieux communs chrétiens comme s'il voulait que le lecteur
assimile son « Bonheur » à celui des chrétiens [...] En tout
cas, ce bonheur ne peut être que de nature terrestre". Je crois
que Nakaji fait fausse route. Il ne parvient manifestement pas à
reconstituer le puzzle que constitue ce discours éclaté sur la
"fatalité de bonheur". Il me semble qu'il ne comprend pas que 1)
Rimbaud, ici, ne parle pas de la poésie mais de la vie, 2) qu'il
n'en parle en termes chrétiens que pour traduire avec des mots
ce paroxysme de la crise maniaque sur lequel se termine ADV. Et,
comme il le fait tout au long du chapitre, il donne corps à ce
discours de la folie (ou à ce discours sur la folie) en
accentuant ironiquement la religiosité ambiante, tant dans ses
propres poèmes que dans le délire de son alter ego : le poète de
fiction qui dit "je" dans ADV.
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Jean-Luc
Steinmetz, "Les 'Derniers vers' encore (II)" in
Reconnaissances : Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé,
C. Defaut, 2008, p.269-290.
La deuxième partie de
l'article est la reprise de l'article publié en 2005 sous le
titre "Phases d'un délire". Voir ci-dessus. La première, ajoutée
en 2008, concerne les poèmes de 1872. À qui douterait de la
réalité du délire mystique dont ces poèmes sont la
manifestation, je conseille vivement de lire l'interprétation
qu'en donne Jean-Luc Steinmetz dans ce recueil d'articles. Trop
fin lecteur pour ne pas nuancer son point de vue, Steinmetz
commence par rappeler que Rimbaud, lorsqu'il écrit ces textes
(pendant son exil à Charleville de mars-avril 1872, selon lui)
reste animé d'un désir de "« réinventer l'amour », en estimant
que l'homosexualité en forme une des données nouvelles" (p.259).
Ainsi, les "chansons spirituelles" évoquées dans ses Fêtes de
la patience semblent placées "sous le signe d'une fête
solitaire qu'il se donne, dans l'attente et le pressentiment, et
selon une forme de souffrance qui, vraisemblablement, équivaut à
une passion qu'il éprouve. De là le qualificatif de « martyriques »
appliqué auparavant aux lettres qu'il envoyait à Verlaine"
(259). Mais, ajoute-t-il tout de suite, "Que Rimbaud évoque des
« chansons spirituelles » déconseille, selon moi, d'en appeler à
quelque parodie." (261). Elles sont l'expression de "[...] cette
faim et cette soif qu'éprouve viscéralement Rimbaud, mais qu'il
est bien permis de considérer comme un violent appel spirituel,
selon des métaphores courantes dans la littérature mystique"
(263). Dans le poème consacré à ce thème, "l'éternité d'abord se
donne comme une certitude, et je ne vois pas de lecteurs assez
obtus pour remettre en cause pareille affirmation" (264) "L'âme
tutoyée s'envole" et, par cette expérience, le poème administre
"la preuve par l'âme" "que l'homme passe infiniment l'homme et
que cela aussi le fait être homme" (265).
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Yann Frémy,
chapitres "L'ébauche de Délires II - Alchimie du verbe"
p.127-148 et "Délires II : Logiques de la sensation" p.
309-346 de « Te voilà, c’est la force. » Essai sur Une saison en enfer de
Rimbaud, Éditions Classiques Garnier, Coll. Études rimbaldiennes,
2009.
Le chapitre de l'essai de Yann
Frémy consacré à Délires II est intitulé "Logiques de la
sensation". Frémy y livre des analyses
substantielles des poèmes d'Alchimie du verbe : "Loin des
oiseaux..." et "À quatre heures du matin, l'été ...", p.316-319
(sous-chapitre "Fixer des vertiges") ; Chanson de la plus
haute tour, p.327-328 (sous-chapitre "Évolution") ; Faim et
"Le loup criait sous les feuilles ...", p.332-333 ; "Elle est
retrouvée ...", p.333-334 ; le discours sur "la fatalité de
bonheur" et "O saisons, ô châteaux..." p.341-345 (sous-chapitre
"Retours").
Le livre de Yann Frémy est difficile et je ne suis jamais sûr
d'avoir compris tout à fait bien. Mais y revenir m'a intéressé
car son interprétation des passages décisifs de la deuxième
partie du chapitre (autour de "Elle est retrouvée ..." et de "O
saisons, ô châteaux..." est totalement opposée à celle que je
défends dans
mon résumé-commentaire et dans mon
dossier sur
les modifications sémantiques. Ce qui ne laisse de me faire
réfléchir. Ainsi, alors que je donne de la notion de Bonheur une
interprétation spiritualiste et même chrétienne, y décelant un
élément du "délire" de l'alchimiste du verbe, il en donne une définition
profane, tendant au sensualisme ou au panthéisme. "La vie intense est
assimilées au bonheur » (333) (quête du Bonheur =
"quête de la sensation" = "protestation éternelle et impuissante
contre Dieu"). Le Bonheur est donc une "fatalité" pour le sujet
parce que sa quête, si elle rend son existence "prodigieuse",
"immense", équivaut au "choix [...] d'une force inversée"
qui rend aussi sa vie "problématique". Je cite le passage que je
viens de commenter :
"En
situation de révolte, le poète ne peut qu’être tout au plus
damné par l’arc-en-ciel", mais non point changer d’histoire,
ni l’Histoire. Quoi qu’il en soit, il est sous la dépendance
de cette alliance première qui a scellé à jamais le sort des
hommes. Il n’est donc que de retourner à l’ancienne
« méthode », celle de la quête de la sensation, celle du
Bonheur, qui est la seule voie possible que le poète
peut suivre en ce monde. De fait, elle constitue une
« fatalité », au double sens d’une obligation et d’un
destin, comme une protestation éternelle et impuissante face
à Dieu. Le poète regrette ce choix initial d’une force
inversée et d’avoir su si bien la mettre en œuvre : elle est
son remords. Elle est aussi ce qui le ronge, vit à ses
dépens, à son corps défendant : elle est son « ver ».
Toutefois, ce choix rend de nouveau prodigieuse son
existence, donc problématique." (343-344)
La quête
du Bonheur peut-elle être ressentie comme "une protestation
éternelle et impuissante contre Dieu" de la part de quelqu'un
qui écrit : "Le
Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du
coq, — ad matutinum, au Christus venit, — dans les
plus sombres villes" ? Cet "avertissement",
"au Christus venit", peut-il
être autre chose que l'entrevision d'un bonheur futur ? d'un
bonheur après la mort ? La dent du Bonheur n'adoucit-elle pas
pour l'homme l'idée de la mort, conception tout ce qu'il y a de
moins profane du bonheur ? Quel rapport peut-on trouver
entre l'aspiration à ce bonheur-là et "la quête de la sensation,
seule voie possible que le poète peut suivre en ce monde"
?
Même divergence en ce qui
concerne "Elle est retrouvée...". Alors que je repère dans le
poème, surtout dans sa version d'ADV, l'expression d'un certain
mysticisme chrétien, Frémy y diagnostique l'expérience d'une
"transcendance concrète" = "la vie intense" = le "bonheur" = "le
sentiment de l'existence" = "l'être de la sensation" ("La
sensation rejoint son essence"). Bref, ce que j'appellerais une
interprétation matérialiste et panthéiste (celle d'Étiemble en
1982, en fait), en dépit des
modifications apportées au poème de 1872 qui me semblent aller
dans un sens explicitement chrétien. Du coup, je me demande
pourquoi le poème paraîtrait à Rimbaud "égaré" et "bouffon". Que
devient la dimension autocritique annoncée d'ADV ? Frémy, en
réalité, ne se pose pas le problème. Je cite :
"La
vie intense est assimilée au « bonheur ». Elle est également
« raison ». Au terme de son parcours, la sensation a rejoint
son essence : le « bonheur » connaît sa « raison ». La vie
intense est pure connaissance de l’essence de la sensation,
sous la forme de la « raison » comme être du « bonheur ».
L’idée d’une transcendance abstraite est toutefois écartée
d’emblée : celle-ci est synonyme de tristesse, de « manque-à-être »,
d’absence, précisément, de « bonheur ». Le sentiment de
l’existence confine ainsi à une extase digne d’une
transcendance concrète. Il ne s’agit pas de mourir au sein
de l’azur noir, mais de vivre au cœur de l’immanence
magnifique. Le narrateur rejoint ainsi la sensation la plus
pure et la plus discrète qui soit : il n’est qu’une
étincelle, mais qui est d’or. Il est devenu cette
pure réactivité en même temps que cette qualité
: il est ce qui participe à l’universelle destinée de la
« lumière nature ». Logé au sein de l’être de la
sensation, le narrateur mime l’extase de son accession. Il
s’agit de montrer qu’il participe, physiologiquement même, à
un « totum simul sensible » [Jean-Pierre
Richard, Poésie et profondeur, p.218],
ce qui se traduit par l’adoption d’expressions où s’expose
la pantomime de la plénitude. Le narrateur (se) théâtralise
de manière à donner forme (humaine) aux intensités. À
l’instar des « drôles » de Parade, il prend "une
expression égarée et bouffonne au possible", en même temps
qu’il tente de maintenir l’extase en équilibre. C’est l’Éternité"
(p.333-334).
Une
question, en passant : où Frémy a-t-il vu, dans le poème ou dans
son cotexte, que "l’idée d’une transcendance abstraite est
toutefois écartée d’emblée" ?
|
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Yoshkazu Nakaji,
"Les "voix instructives" dans les poèmes
de 1872", in Rimbaud, Europe n°966, octobre 2009, p.130-138.
Yoshikazu souhaite montrer dans cet article que les poèmes de
1872, comme Une saison en enfer, mettent souvent en scène
la réflexion du sujet sur lui-même sous la forme d'un jeu de
voix, d'un dialogue avec soi-même en général, d'un concert de
voix étrangères qui parlent à travers la sienne, dans quelques
cas. L'axe d'investigation semble de plus passionnants, même si
l'on est surpris (page 132) de la comparaison bien peu
opératoire entre Alchimie du verbe et "un livret
d'opérette", que l'auteur, d'ailleurs, avance sans l'expliciter.
Dans Honte et Comédie de la soif, des voix
étrangères mais assimilées à la sienne parlent du sujet, le
réprimandent ou lui donnent des conseils, cédant par moments la
place au monologue. Chanson de la plus haute tour est un
soliloque où alternent "l'autoprédication et le détachement
ironique" (133). L'Éternité est un dialogue de soi à soi
(ou de soi avec "son âme") dans lequel le sujet, se tutoyant,
s'adresse "conseils, exhortations et interdits" (133). Âge
d'or orchestre une polyphonie de voix qui "invitent le
locuteur à la vie en harmonie avec la nature" (135),
"l'encouragent en l'honorant de sa «nature princière »" (ibid.)
et "l'incitent à les rejoindre dans leur chant" (ibid.). Le
brouillon d'ADV montre que R. avait prévu d'insérer Âge d'or,
mais la version définitive n'en garde qu'un souvenir à travers
la formule "je devins un opéra fabuleux". Le quatrième poème des
Fêtes de la patience, Bannières de mai, n'est pas
cité dans ADV mais il y apparaît, selon l'auteur, "disséminé"
dans le passage en prose situé entre Chanson de la plus haute
tour et Faim. Grâce à quoi l'on peut dire que "la
tétralogie des Fêtes de la patience fournit la charpente
de la partie centrale d'Alchimie du verbe" (135-136).
Elle en constitue un "avant-texte" tout autant et plus
significatif que les textes généralement désignés sous cet
intitulé (137-138).
Je
relève trois approximations regrettables dans le commentaire de
l'auteur sur Bannières de mai.
1) Je ne sais vraiment pas où il a vu dans ce poème une "volonté
de combattre le soleil" qui ferait une différence avec ADV. Le
second huitain me paraît au contraire présenter exactement le
même thème (la tentation d'une sorte d'holocauste solaire) que
l'épisode correspondant d'ADV.
2) L'auteur voit l'idée principale du texte dans l'aspiration du
poète à une mort par la nature : il ne semble pas avoir perçu
que le troisième et dernier huitain de Bannières de mai
conclut la réflexion par un rejet total de ce type de pose
tragique à la manière romantique et choisit le parti de la vie :
"Je veux bien que les saisons m'usent". Il refuse l'extase
sacrificielle, emporté par le "char de fortune" de "l'été
dramatique", au profit d'une éthique de la libre infortune.
3) La troisième erreur découle de la seconde : Bannières de
mai n'est pas "disséminé" dans ADV. Rimbaud n'en prosifie
que le second huitain, celui dont l'éthique est catégoriquement
rejetée dans son poème de 72. Preuve que ce qui l'intéresse dans
ses poèmes de 72, au moment de les inclure dans ADV, c'est leur
part de délire, ce qui, en eux, se prête le mieux à une
autocritique.
|
|
André
Guyaux,
"Délires II. Alchimie du verbe", p.932-935 de
Arthur
Rimbaud, Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par
AG. Éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2009.
"Rimbaud introduit dans son
récit des exemples de son délire poétique." Une note intéressante
à propos de l'expression "vieillerie poétique", visant à préciser
(si je la comprends bien), que c'est l'esthétique de ses "études
néantes" de 1872 qui
sert de cible à Rimbaud dans Alchimie du verbe, et non
la tradition poétique (hugolienne et baudelairienne, romantique
et parnassienne). Peut-être même pas, selon moi, l'"entreprise du
voyant" en général, comme on le lit souvent, mais certains
aspects seulement (le poète défini comme un magicien, la poésie
comme une pratique hallucinatoire) : "La « vieillerie poétique » ne
désigne nullement, selon un usage qui est souvent fait de la
formule, une période plus ancienne de la poésie de Rimbaud, mais
la récupération, à laquelle se prêtent ses dernières productions
en vers, de « refrains niais » ou de « rythmes naïfs » [...]. Le motif
du désuet suit un fil discontinu dans ce développement
rétrospectif : « littérature démodée », « romans de nos
aïeules », « vieillerie poétique », « romances », « boutiques
fanées »."
|
|
Michel Murat,
"L'histoire d'une de mes folies", in Lectures des Poésies
et d'Une saison en enfer de Rimbaud, Presses
Universitaires de Rennes, Coll. Didact. Français, oct. 2009,
p.305-316.
Je résume — ADV, dit M. Murat,
doit être considéré "non comme la relation d'une crise
biographique mais comme une fiction dont il est impossible de
tirer des inférences directes quant à la production ou aux
intentions de l'auteur". Le discours auto-dépréciatif qu'y tient
le sujet (personnage fictif de poète parlant à la première
personne) n'y serait que l'instrument "rhétorique" d'un
manifeste poétique, destiné à un public "concerné par la
« poésie moderne »", auquel Rimbaud présenterait sa production
la plus récente en en faisant valoir "les enjeux esthétiques et
la portée existentielle". La rupture est, chez Rimbaud, une
stratégie littéraire. À ses interlocuteurs, il tend à présenter
son travail comme une succession de ruptures débouchant sur des
"progrès", une succession de "saisons" : Murat en donne comme
exemple son comportement à l'égard de Demeny : dans sa lettre du
10 juin 1871, il demande à son correspondant de brûler les
poèmes recopiés pour lui à Douai et lui adresse trois poèmes
d'une manière nouvelle. Répondant à ce "modèle de la rupture, à
la fois pratique et symbolique" propre à l'auteur, l'opération
mise au point avec ADV est un "coup de génie", "en termes de
stratégie littéraire" : "présenter les vers de 1872 comme une
« folie » dépassée était le meilleur moyen d'en faire ressortir
l'audace et l'originalité, et de fournir des cadres adéquats
d'interprétation (le latin d'église, les refrains niais, les
livrets d'opéra, les poèmes mystiques, d'un côté ; les
expériences d'hallucination et de dérèglement psychique de
l'autre)." Pas plus que l'autocritique, le délire qui constitue
le mode de construction dramatique de l'histoire n'est imputable
au sujet biographique Arthur Rimbaud. Rien ne prouve que R. ce
soit considéré comme délirant. Le délire a été pour lui un des
enjeux de son travail de poète, un risque à affronter et une
dimension de l'esprit à explorer.
Mon commentaire — Au terme de l'article, on ne sait toujours pas
quelles seraient d'après Murat les propositions concrètes de ce
nouveau manifeste poétique de Rimbaud. On ignore ce que les
poèmes choisis auraient à offrir comme modèle ou direction de
travail au public "concerné par la « poésie moderne »" auquel le
dit "manifeste" aurait été destiné. Cela ne saurait être,
j'imagine, ce qu'ADV critique vigoureusement, l'expérimentation
si dangereuse des hallucinations, les chimères et les poses
métaphysiques de la voyance romantique... Il est à craindre que,
dans l'esprit de l'auteur de l'article, il ne s'agisse de
"l'extension de l'anarchie formelle", c'est-à-dire
exclusivement, de la rupture du cadre monométrique dont traite
l'étude sur les "remaniements formels d'ADV" annoncée en fin
d'article (cf. infra). Est-ce là la matière suffisante d'un
"manifeste" poétique ? Je me demande.
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Michel Murat, "Les remaniements
formels d'Alchimie du verbe", in Rimbaud des Poésies à la
Saison, Études réunies par André Guyaux, Classiques Garnier, 2009,
p.197-211.
Michel Murat reproche à André Guyaux d'avoir écrit à propos des poèmes de
1872 qu'"entre les différentes versions du même poème, aucune ne
l'emporte". Car les versions d'Alchimie du verbe représentent
incontestablement un progrès de Rimbaud dans la voie qu'il s'est tracée.
Celle de la rupture avec "la tradition métrique dans laquelle s'inscrivent
les
célébrités de la poésie moderne". Murat note toutefois que ce
principe "d'extension de l'anarchie formelle" ne rencontre pas, dans les
versions nouvelles de ses anciens poèmes incorporées dans Alchimie du
verbe, une application aussi systématique qu'on pourrait le croire :
Rimbaud n'y a opéré que peu de changements dans ses rimes et "les
conventions graphiques sont maintenues" (initiales des vers,
ponctuation, etc.). Les seules modifications, spectaculaires celles-ci,
sont celles qui affectent la métrique :
-
Dans Bonne pensée du
matin (mai 1872), explique Michel Murat, la perception
du cadre métrique était déjà fort brouillée : une seule
strophe, la strophe 4, offrait une structure régulière : un
quatrain abab d'octosyllabes avec clausule de 6 (8-8-8-6).
Dans la version d'Alchimie du verbe, l'hétérogénéité
métrique est complète : "Le lecteur avait donc devant lui un
poème sans mesure, et qui n'a pas l'allure d'une chanson
adaptée ou transposée. Il ne pouvait y voir qu'une
mystification ou une provocation, également insupportables."
(p.207-208).
-
Dans Chanson de la plus
haute tour Murat signale deux exemples typiques de
rupture du cadre monométrique. L'original est uniformément
en vers de 5/5. Rimbaud transforme le distique final en 5-6
et le répète trois fois en guise de refrain. Quant à la
régularité métrique des strophes, elle est ouvertement
bafouée par le vers final de la seconde, qui passe de 5 à 4,
une chute boiteuse qui ne se justifierait éventuellement, en
métrique de chant, que si elle était répétée, alors que
c'est ici une altération unique "qui ne pouvait être perçue
par les lecteurs contemporains que comme un vers faux"
(p.204).
-
"La version nouvelle [de
Faim] est abrégée, et conséquemment moins polymétrique
que l'original (le distique final 4/4 de Faim a été
supprimé). Par contre la structure 7/7/7/7 des strophes 1 et
3 est rendue boiteuse par la mesure octosyllabique du vers
final. Toujours le goût pour les ruptures de l'isométrie".
(p.205).
-
Dans "Le loup criait...",
"[les] trois quatrains de 7-syllabes sont dépareillés par
deux écarts ponctuels" (le v.5 et le vers final n'ont que 6
syllabes). "Comme on peut supposer qu'il n'y a pas eu ici
réécriture d'un poème antérieur, ce poème offre une image
représentative de l'état de l'anthologie, confirmant la
convergence d'ensemble que j'ai relevée." C'est-à-dire la
rupture systématique du cadre monométrique.
- Les versions de "Elle est
retrouvée ..." datées Mai 1872 sont "strictement
monométriques", "le poème serait même correct sans
quelques altérations de la rime (éternelle : nulle),
puisque le vers non rimant (Avec le soleil) est
repris par le bouclage : c'est un bon exemple de
littérarisation de la métrique de chant. Cette harmonie est
gâchée — aux yeux de bien des critiques — [par] l'altération
métrique du refrain, dont le vers final passe à trois
syllabes (Au soleil) [et par] l'altération ponctuelle
du vers par défaut d'une syllabe" : cf. la métrique
anarchique des strophes 4 et 5. "Les altérations des
strophes 4 et 5 leur donne une allure bouffonne et égarée,
au moment même où il est question de science et de
devoir. À quoi on peut ajouter "l'incohérence graphique"
des renfoncements opérés dans ces deux strophes qui "ne
coïncident pas avec la dimension des vers" et la
modification rimique aabb à la strophe 3. (p.206-207).
C'est
donc essentiellement sur la rupture généralisée du cadre monométrique que Rimbaud a
misé pour offrir à ses lecteurs un panorama ébouriffant de ses progrès en
matière de subversification : "rien dans ce remaniement ne peut accréditer
l'hypothèse d'une palinodie". Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas, dans
Alchimie du verbe, une forme de palinodie, mais elle n'est pas le
fait de Rimbaud, elle est le fait du sujet énonciateur fictionnel. "J'estime,
explique Michel Murat, que l'on doit distinguer le sujet
énonciateur de la Saison, qui est fictionnel au sens pragmatique
de ce terme, du sujet biographique et de ce que Foucault appelait la
fonction auteur. Le reniement d'Alchimie du verbe ressortit à
la fiction, alors que l'anthologie, contenue dans ce qui était pour
Rimbaud son premier livre (et dont il ne pensait sans doute pas qu'il
serait le seul) est proposée par l'auteur au public comme représentative
de sa plus récente, et plus radicalement audacieuse, production
poétique."
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2010 |
Daniela
Rossi, "Sur l'évolution de la poétique rimbaldienne. De Larme
à Alchimie du verbe", Poétique, 2010/2 (n°162), p.233-255.
En ligne.
Analyse au microscope des différences entre les trois versions
de Larme sur le plan formel (rimes, mètres, structures),
étude plus rapide des "données génétiques et comparatives". Je
retiens surtout de cette dernière partie (la seule qui ait un
rapport direct avec l'objet de cette bibliographie) que, pour
l'auteur(e), le mot "colocase" du vers 7 de la version primitive
atteste une origine virgilienne. Cette "source" va jouer un rôle
clé dans son interprétation ultime du texte. Je cite :
1) "Le substantif rare « colocase » de (I), qui désigne
une plante comestible aux larges feuilles vertes, provient de
Virgile (quatrième Bucolique, vers 20 : « Mixtaque
ridenti colocasia fundet acantho »)".
Mais :
2) "Dans (I), le vers 15 contient un renvoi isolé à la
pêche miraculeuse et à l’appel, parmi les premiers disciples, de
Jacques le Majeur, dont le symbole habituel est le coquillage
(voir Luc, 5, 1-11 et la variante dans Jean 21, 1-13). (II)
accentue le poids de cet intertexte évangélique, avec « à
genoux » au lieu de « accroupi » (vers 2) et « le vent de Dieu
jetait… » qui remplace « le vent, du ciel, jetait… » (vers 14)."
Or :
3) "En éliminant le vers 15 de (I/II), (III) nous
éloigne de l’histoire sainte au profit de la source virgilienne,
dont (II) diminuait singulièrement la pertinence."
Par parenthèse, je trouve cette conclusion assez
hardie, la colocase ayant été éliminée depuis la version I, je
comprends mal pourquoi l'élimination des "coquillages" de
Saint-Jacques rétablit la référence virgilienne.
Mais voilà pourquoi ;
4) "[...] les « sables vierges » constituent la
métaphore du sujet de conscience qui n’a pas voulu ou pu boire.
Il apparaît ainsi que
l’Ego de « Larme » se prive ou se voit privé, selon la version
prise en compte, d’une « eau » bien différente. Encore très
concrète dans (I), celle-ci se mue d’abord en une métaphore du
salut chrétien (II). Cependant, la présence intertextuelle de
Virgile et de son âge d’or autorise à penser que, dans (III) au
moins, Ego exprime une frustration d’ordre métalittéraire : en
effet, les auteurs anciens, et Virgile en particulier (Géorgiques,
II, vers 174-176), se représentaient volontiers l’inspiration
poétique comme une eau bue à une fontaine."
Bon. Mais les Géorgiques ne sont pas les
Bucoliques... Enfin, va pour l'interprétation du poème par
l'image d'un Rimbaud en état de "frustration d'ordre
métalittéraire", voire en mal d'"inspiration poétique". Mais
quid du thème de "l'or", apparemment beaucoup plus essentiel
dans la version III que celui de l'"eau" ?
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Katherine D.
Wickhorst,
"Sans figure aucune : la métaphore de la soif dans les Vers
nouveaux de Rimbaud", Parade sauvage n°22, 2011, p.53-66.
Je ne
prétends pas résumer cet article des plus complexes. L'action de
boire, nous dit l'auteure, apparaît d'une manière ou d'une autre
"dans neuf des dix-huit poèmes du recueil" des Vers nouveaux.
Elle observe en outre que cette action n'est jamais rapportée au
présent mais au passé ou, parfois, au futur, comme si la soif
était impossible à rassasier dans le "maintenant du
poème". Mais la réalité c'est que Rimbaud ne veut pas boire,
parce que la satisfaction de ce désir serait la mort ou la perte
du moi qui est en réalité l'objet liquide et fuyant de sa soif :
"À
travers la métaphore de la soif, Rimbaud insiste précisément
sur le caractère illimité et insaisissable du moi, cette
"forme" sous laquelle l'être vivant trouve sa configuration
singulière et unique, qui ne coïncide parfaitement à aucune
forme. Filée tout au long des poèmes des Vers nouveaux,
la soif devient une métaphore qui trahit non pas le désir
d'alcool de leur poète, mais l'expression d'un moi débordant
toujours les frontières de sa propre représentation."
(p.65).
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Yann Frémy, "Le « dossier de
genèse » d'Une saison en enfer : pour un élargissement du
corpus", in
"Je m'évade, je m'explique". Résistances d'Une saison en enfer, Yann
Frémy (dir.),
Classiques Garnier, coll. Études rimbaldiennes, janvier 2011, p.11-31.
L'article étudie notamment le
premier brouillon du poème "O saisons, ô châteaux ! " :
"L'hypothèse la plus plausible, conclut Yann Frémy, demeure
celle selon laquelle il s'agit d'un des brouillons d'Alchimie
du verbe, appartenant à un jeu d'ébauches antérieur à celui
que nous connaissons. On peut penser que la transformation de
certains poèmes de 1872-1873 en Alchimie du verbe est le
point de départ d'Une saison en enfer et qu'Alchimie
du verbe est le premier chapitre envisagé et peut-être
conçu, bien avant le Livre païen ou Livre nègre."
(p.25).
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Hiroo Yuasa,
"Sur les rapports entre les Lettres du Voyant et Alchimie
du verbe, in
"Je m'évade, je m'explique". Résistances d'Une saison en enfer, Yann
Frémy (dir.),
Classiques Garnier, coll. Études rimbaldiennes, janvier 2011.
J'essaie de résumer un
raisonnement fort complexe. Selon l'auteur, la mystérieuse
pratique de l'hallucination évoquée par R. dans ADV, prolonge
une "expérience extatique", obtenue par le "dérèglement de tous
les sens", dont la première manifestation dans sa vie a coïncidé
avec la "crise d'identité" mentionnée dans la "lettre du
voyant". R. emploie le mot "hallucination" faute de mieux pour
traduire la sensation spéciale d'une "métamorphose de l'objet
qu'il a sous les yeux", proche de la sensation vécue par Proust
en présence des clochers de Martinville qu'il voit "se
métamorphoser presque à chaque instant en quelque chose
d'autre", sensation incommunicable aux autres dans sa vérité,
liée qu'elle est à l'expérience intime particulière du sujet. Le
"voyant" sera donc pour Rimbaud, comme pour Proust, celui qui
"voit les choses telles qu'elles sont, poétiquement". Voir les
choses poétiquement, par exemple une usine, implique de tenir à
distance l'idée préconçue que nous avons de la chose et que
véhicule à notre insu le mot lui-même. C'est à ce prix qu'on
peut voir "naturellement" une mosquée à la place d'une usine,
voir se révéler à nous cette part d'"inconnu" que tout objet
recèle secrètement, mais la sensation vécue étant "inexprimable"
sauf à parvenir à l'expliquer par "l'hallucination des mots", R.
se voit obligé d'évoquer le phénomène par des formules
péjoratives comme "sophismes magiques", parce qu'il sait que
c'est ainsi que les autres le percevront.
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Yann Frémy,
"Les 'sophismes magiques'
dans Délires II. Alchimie du verbe (Rimbaud, Une saison en
enfer)", Magie et images dans la littérature et les arts du XIXe
siècle français,Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012,
p.409-423.
Yann Frémy montre que, dans les
sources de la crise maniaque dont ADV dresse le bilan, les
croyances magiques du narrateur-poète ("je croyais à tous les
enchantements") sont associées aux croyances religieuses et
interprétées comme autant de perturbations de l'esprit :
"Je dus voyager, distraire les enchantements
assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que
j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une
souillure, je voyais se lever la croix
consolatrice."
Il commente :
"Cette confusion de la magie et de la religion
sera reprise sous une forme volontairement
condensée dans Adieu : « Moi qui me suis
voulu mage ou ange », où les postulats magiques
et religieux sont présentés comme
interchangeables (le rapport logique exprimant
ici la similitude), ce que met bien en valeur
« l'anagramme approximatif »
[Brunel, 1987, p.347] entre les deux termes. Une erreur mènerait ainsi
à l'autre, pour finir à se confondre tout à
fait, ce dont l'expression « [magies
corrigé en féeries religieuses] »
[Pléiade 2009, p.286]
employée dans le brouillon constitue la
synthèse. Pour Rimbaud, toute propension à
l'irréel correspond nécessairement à une posture
magique, religieuse, en bref mensongère. « Je
suis maître en fantasmagories » déclarait le
locuteur de Nuit de l'enfer."
[2012, p.420]
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Michel Murat, notamment les
sous-chapitres "Histoire d'une folie" et "Du narrateur à l'auteur"
in L'Art
de Rimbaud, José Corti, 2013 [2002], p.411-426.
L'auteur n'aborde quasiment pas la question des modifications
sémantiques apportées par Rimbaud à ses textes de 1872. Il se
contente de résumer dans une note un débat au sein
duquel il paraît plutôt se situer dans le camp des sceptiques :
"Il ne va pas de soi, par ailleurs, que les variantes présentent
une cohérence d'ensemble" (p.420, n.29). Cette appréciation est d'autant
plus surprenante que Michel Murat, tout en repoussant l'idée de
"palinodie" admet que la formule du brouillon "Je hais
maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style"
"correspond à la thématique et à l'esthétique des poèmes de
l'anthologie" (p.425). Il aurait pu observer que beaucoup des
modifications effectuées tendent précisément à faire ressortir
cette mysticité de l'énonciateur et cette bizarrerie des poèmes
dans leur forme.
Murat analyse ADV comme une critique de la poétique
romantique, "brillamment reformulée" par Rimbaud dans ses
lettres de 1871 mais à l'égard de laquelle il a pris quelque
"distance" (p.411). "Le délire a été pour lui un des enjeux de
son travail de poète, un risque à affronter et une dimension de
l'esprit à explorer" (424) conformément à cette conception du
poète voyant qu'il a reprise de la tradition romantique. Aussi
la Saison en fait-elle 'la clé conceptuelle de la
critique du romantisme" (424) Mais il ne faut pas croire pour
autant que Rimbaud se soit considéré comme délirant. Encore que
"ses extravagances formelles et sémantiques", son comportement
quelque peu excentrique, ont pu passer auprès de ses collègues
comme des indices de folie (424). Ne confesse-t-il pas dans le
brouillon d'ADV que seule la "bienveillance" le rend
"supportable dans la société" ? (425).
La composition du récit, analysée avec précision par
l'auteur (411-419), reflète cette dimension autocritique. Dans
une première partie (jusqu'à "l'hallucination des mots", le
récit se place "sur le terrain de la poésie" et dresse une sorte
de bilan ironique de l'aventure du voyant. La seconde (qu'on
pourrait faire aller jusqu'au poème "Elle est retrouvée...",
inclus) prend le relais sur un plan plus psychologique
(léthargie et comportement régressif : "vœu extatique
d'anéantissement", p.424). L'ironie disparaît largement dans la
forme de la narration mais le délire poétique n'en est pas moins
décrit sous l'aspect d'une "crise maniaque", dans un langage
emprunté à la psychiatrie (411.). Dans la troisième et dernière
partie, la crise atteint son paroxysme, nous faisant passer de
la "folie qu'on enferme" à une sorte de paranoïa mystique. Ne
pouvait-on pas trouver quelque reflet de ces thèmes dans les
insistances lexicales, les accentuations thématiques, les
inflexions sémantiques opérées par Rimbaud sur ses textes de
1872 ? L'auteur n'accorde en fait d'intérêt qu'aux remaniements
de type formel (421-422), particulièrement à la rupture
systématique du cadre monométrique. Cf. dans cette
bibliographie, mon compte rendu de son article de 2009.
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Steve Murphy,
"Une saison en enfer pour (et contre) le lecteur", Revue des
sciences humaines n°313, janvier-mars 2014, p.179-198.
Steve Murphy revient
brièvement en 2014 sur son approche d'ADV, longuement
développée en 1995 (voir supra). Je crois discerner dans cette mise au point quelques
évolutions, mais qui ne me semblent pas de nature à
clore le débat. Son souci, nous dit l'auteur, est de
nous prévenir contre "une lecture tragique et univoque
de la palinodie d'Alchimie du verbe". Prisonnière
d'une conception romantique de la littérature comme
expression du moi, "une majeure partie de la critique
n'a eu de cesse de prendre au pied de la lettre [...] la
« palinodie » de 1873 [...]. Naturellement, l'idée
suivant laquelle Rimbaud disait Adieu à la poésie
dans Une saison en enfer ne pouvait qu'augmenter
la vraisemblance d'une lecture tragique et univoque de
la palinodie d'Alchimie du verbe [...]". Je note
que le terme "palinodie" semble être admis comme une
caractérisation acceptable d'ADV. Mais avec une nuance.
Il faut considérer
Alchimie du verbe, nous dit Murphy comme "une
anthologie parodique : un florilège de textes que
Rimbaud considère comme dignes d'être publiés [...] qui
comportent eux-mêmes des traits parodiques [...]."
(ibid.) Si je lis bien (entre les lignes), cela signifie
qu'ADV n'est pas une anthologie autocritique mais une
anthologie parodique : elle imite en se moquant d'autres
textes, et contient des poèmes qui eux-mêmes imitent en
se moquant d'autres poèmes. Lesquels ? Murphy cite
Sainte-Beuve, la Bible, Hugo, Chateaubriand, Verlaine
... On veut bien le croire. Mais Rimbaud s'y
critique-t-il lui-même ? Car là, en somme, est le débat
! Lisons plus loin.
Cette vulgate de
l'interprétation d'ADV, se trompe, nous dit Murphy en
...
"réduisant
l'autodérision à un statut d'autocritique face à
une poésie censément dépourvue de distance
critique de 1872. Il est peut être inutile
aujourd'hui de revenir sur tout ce que la poésie
de 1872 contient précisément de corrosif, sur
les traits parodiques d'une grande partie des
vers de cette époque, le parodique présentant
l'auteur en tant que lecteur et supposant, dans
le cas de Rimbaud comme en général, une
conscience critique qui n'exclut nullement l'autoparodique
[...]. L'essentiel est de comprendre que le
partage épistémologique [dans ADV] ne peut se
faire entre la raison de la prose et la déraison
des vers. Les vers sont truffés de preuves de
l'acuité ironique du poète ; la prose est comme
contaminée par l'apparence de délire des vers.
Si bien que le lecteur ne peut simplement lire
le texte, il doit absolument l'interpréter, pour
savoir si la manière de lire du sujet n'est pas
somme toute une faillite joyeusement programmée"
(ibid.)
Donc,
l'interprétation traditionnelle d'ADV a tort de réduire
l'autodérision (d'ADV) à un statut d'autocritique.
Il y a donc de l'autodérision dans ADV ? Mille fois
d'accord ! Mais s'il y a autodérision il y a aussi
autocritique, il me semble ! CQFD ! L'interprétation traditionnelle aurait aussi le tort (si
je comprends bien) de critiquer l'absence de "distance
critique", de "traits parodiques" et de pouvoir
"corrosif" dans les vers de 1872. Est-ce
vraiment le cas ? Les commentaires des poèmes de 1872 que j'ai
pu lire y relèvent au contraire souvent, me semble-t-il, les
traits de parodie et d'ironie, les équivoques sexuelles et les
allusions biographiques mêlées à leurs thématiques
métaphysiques. Mais Steve Murphy n'a-t-il pasremarqué que ces
mêmes poèmes, dans leur version d'ADV, perdent en grande partie
cette "acuité ironique" ? Et cela, pour la bonne raison que
Rimbaud, par les modifications qu'il leur apporte, s'ingénie à
réduire ces textes à leur noyau "délirant" au détriment de leur
potentiel de parodie, d'ironie, de polysémie. Or, dans quel but
en agit-il ainsi, si ce n'est pour y mettre en évidence les
"bizarreries de style", les "élans mystiques" et les attitudes
"bouffonnes et égarées" qu'il impute à son alchimiste du verbe.
Personnellement, je ne dirais pas que, dans ADV "Les vers sont
truffés de preuves de l'acuité ironique du poète". S'ils
provoquent le sourire du lecteur, c'est, parfois, par leur
outrance dans le style calotin ("le vent de dieu", "mon âme
éternelle"), par le ressassement de thèmes métaphysiques comme
ceux de l'éternité, de la soif et de la faim, c'est-à-dire "au
deuxième degré", comme on dit. Je ne vois guère que la dernière
strophe de "O saisons, ô châteaux..." où l'on puisse soupçonner
un éventuel double sens, un facteur de contradiction avec le
sens d'apparence mystique du poème. Encore faut-il être en
mesure de le détecter ! On peut aussi, éventuellement, arguer
que les strophes finales de "Le loup criait ..." et de "À quatre
heures du matin ..." relèvent d'une tonalité burlesque qui
suggère de la part du poète un parti pris ironique, mais pour le
reste ... Dans l'ensemble, contrairement à la
lecture que Murphy en propose, c'est à la prose que
Rimbaud réserve le peu d'ironie directe repérable au
sein du chapitre : je pense aux deux moqueries
explicites que comportent les phrases introductives de
Chanson de la plus haute tour et "Elle est
retrouvée...", aux connotations péjoratives de groupes
verbaux comme "je me vantais", "je croyais", "je me
traînais", aux formules par lesquelles le narrateur
stigmatise sa folie passée : le "désordre de mon
esprit", "les enchantements amassés sur mon cerveau",
les "sophismes magiques", les "sophismes de la folie".
Mais plus encore que ces expressions directes de
désapprobation, c'est la façon dont Rimbaud transforme ses
anciens textes pour en mieux justifier la critique
idéologique qui
révèle l'intention autocritique de l'anthologie.
Je
ne vois pas non plus dans la façon dont Rimbaud contamine la prose par le délire des vers,
procédé fort bien repéré par Steve Murphy, un indice de continuité entre le Rimbaud de
1873, auteur d'ADV, et celui de 1872, auteur des Vers
nouveaux et Chansons. Car ce procédé assume
essentiellement une fonction autoparodique et, par
conséquent, autocritique. Si Rimbaud, dans toute la
deuxième partie du chapitre (depuis l'épisode du
moucheron enivré à la pissotière de l'auberge jusqu'à l'inénarrable pataquès théologique sur
la "fatalité de bonheur") nous montre un locuteur gagné
par l'exaltation délirante des vers enchâssés, si, de ce fait, il nous
fait ressentir le dénouement d'ADV comme "une faillite joyeusement programmée"
(ce n'est pas moi qui le dis !), en réalité il nous fait
rire de quoi ? Du ton et de l'incongruité du
récit, sans doute, mais en ce qu'il s'est laissé
contaminer par le ton et le contenu des vers. C'est donc
en définitive de ces derniers qu'il nous fait rire, ce qui révèle
une fois de plus dans ADV un exercice
d'autocritique.
|
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Kazuki Hamanaga, « Vers et prose dans Alchimie du verbe »,
Parade sauvage n°25, 2014, p.135-148.
L'auteur fait sienne la thèse de Steve Murphy sur la
"continuité" entre les Derniers vers et Alchimie du
verbe. La première partie de son article (p.135-142) expose
en détail cette thèse sans y rien ajouter de très significatif.
J'ai expliqué ci-dessus et, longuement, dans ma page sur les
modifications sémantiques apportées par
Rimbaud à ses poèmes de 72 dans ADV
(partie "Le débat") pourquoi j'étais en désaccord avec cette
thèse visant à remettre en cause le caractère autocritique
d'ADV. J'y renvoie le lecteur. Dans sa seconde partie, l'auteur
voudrait apporter une argumentation complémentaire aboutissant à
la même conclusion : "la transformation" et 'la diffusion",
selon les endroits, des vers de 1872 dans la prose d'ADV.
Malheureusement, les exemples donnés par l'auteur ne sont
généralement pas très convaincants. On ne peut pas établir la
continuité ou l'homologie entre le texte de 73 et ceux de 72 en
arguant de la reprise du thème l'"auguste retraite" (strophe 2
du poème de 72) par la formule : "je disais adieu au monde dans
de drôles de romances" (cf. p.144-145). Pour deux raisons :
parce que, comme je l'ai montré dans ma page sur les
modifications sémantiques apportées par
Rimbaud à ses poèmes de 72 dans ADV,
l'"adieu au monde" (si on veut l'appeler ainsi) change
complètement de sens d'un texte à l'autre, mais surtout, parce
que la phrase d'introduction au poème dans laquelle cette
expression est insérée, chargée d'une connotation péjorative,
critique explicitement la "romance" de 1872, ce qui est
exactement l'inverse de ce qu'on prétend démontrer.
Autre exemple. Reprenant des arguments de Yoshikazu Nakaji et
Bernard Meyer, l'auteur veut montrer que dès 1872, une dimension
d'auto-réfutation existait déjà dans les poèmes de 1872,
réduisant considérablement sur ce plan la différence entre ces
derniers et ADV. L'exemple qu'il en donne dans Chanson de la
plus haute tour (où la strophe 3 aux dires de Meyer
constituerait un "moment d'autocritique" par rapport à la
précédente) ne me frappe pas par son évidence. L'auteur fait
aussi grand cas de la prosification de Bannières de mai
dans ADV. Et là, l'exemple est fort pertinent.
Sauf que :
1) Bannières de mai est le seul poème de 72 où Rimbaud
ait véritablement consacré une partie du texte (le troisième
huitain) à opposer une posture éthique différente (fondée sur
l'acceptation de l'usure naturelle et de la libre infortune) à
celle qui est attestée dans la plupart des autres "chansons"
(expression exaltée du manque et du désir urgent, sous toutes
leurs formes, les pulsions autodestructrices et/ou régressives,
etc.).
2) Or, il est à noter que Rimbaud ne réutilise dans ADV que la
partie de Bannières de mai constituant l'objet de son
rejet (le second huitain : le désir d'holocauste solaire, le
thème du "char de l'été"). C'est-à-dire qu'il n'en intègre dans
le fameux passage du général soleil (et de la "voix" du
"narrateur intradiégétique" (142) contaminée par l'exaltation
des vers) que l'aspect qu'il critiquait déjà en 1872. Qu'est-ce
que cela signifie ?
1) Que ce fameux "narrateur intradiégétique" ne le représente
pas, que cette voix est la voix du "fou", même si elle n'est pas
entre guillemets, et non la sienne,
2) Que les poèmes ou parties de poèmes de 72 repris dans ADV
(ressassant les thèmes de la soif et de la faim spirituelles,
les désirs d'holocauste et d'autodissolution) sont là pour être
critiqués,
3) Et surtout, qu'il confie à ADV la même fonction autocritique
que celle naguère confiée au troisième huitain de Bannières
de mai. CQFD. Cf. ci-dessus, concernant la même
question, mon commentaire concernant [Nakaji, 2009].
Conclusion : Il ne suffit pas d'avoir montré que certains
éléments des "Derniers vers" sont déplacés "sous diverses
modalités" de leur poème d'origine à la prose d'ADV pour croire
avoir "bousculé" (p.148) l'interprétation traditionnelle d'ADV.
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Seth Whidden,
"Subjectivité et temporalité au début de Délires II. Alchimie du
verbe", Revue des Sciences humaines n°313, janvier-mars 2014,
p.145-162.
L'auteur fournit une étude de "Loin des
oiseaux ..." attentive aux harmonies phonétiques du poème. "Le
premier mot, "Loin", marque la distance et signale la dominance
des aspects spatiaux, physiques, voire tactiles du poème. Ce
même mot est également le point de départ du plan sonore du
poème, et ce dès les nombreuses répétitions du premier vers, le
son [wɛ̃]
de "loin" trouvant un écho rapproché dans le
[wa]
des mots "oiseaux" et "villageoises" [...]"
(p.154). "La sonorité [wa]
continuera à se répandre partout dans le poème, reliant
au corps ces thèmes de la nature (bois, noisetiers, Oise, soir),
ainsi que ses sensations et capacités sensorielles et mentales
(boire, voix, voyais)" (p.155). "Bien avant la liqueur du
huitième vers ("liqueur d'or qui fait suer"), avant les boissons
que le sujet lyrique buvait ou pouvait boire, les "eaux" dans
"Ormeaux" habitent le tout premier vers du poème dans les "troupeaux"
ainsi que le mot qui comprend les deux sonorités clés, [wa] et
[o] : "oiseaux"." (156) "Mais ces oiseaux — ces oies, ces eaux :
ces [wa], ces [o] — ne sont pas des cygnes rimbaldiens : si leur
chant (les [wa]) s'entend à travers le poème, on remarque un
silence presque total de la part du sujet [...]" (156). Rimbaud,
nous dit l'auteur pour conclure, rejette "la régularité qu'offre
la rime traditionnelle et à sa place privilégie le rythme créé
par les multiples échos des sonorités percutantes dans le poème
: les [wa] et les [o]" [...] Sonorités confuses, rythme boiteux
s'approchant de l'alexandrin sans y aboutir tout à fait,
destruction des règles régissant la rime : les [wa] et les [o]
dans "Loin des oiseaux ..." bloquent toute conception académique
de la poésie, de même que la larme en brouille la langue
idéalement simple et transparente, mais ces contraintes créent
en même temps la nouveauté [...]. Comme nous l'avons vu, les [wa)
et les [o] dans ce poème contribuent, eux aussi, à cette guerre
contre l'hexamètre. On vient à peine de commencer Délires II.
Alchimie du verbe, et le vers français ne s'en remettra
jamais." (p.161-162).
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Yoshikazu Nakaji, « Rimbaud
autocritique » in Rimbaud poéticien, Classiques Garnier,
2015, p. 91-103. L'article de Yoshikazu Nakaji est suivi d'une
réponse de Michel Murat intitulée : "Notes après-coup.
Contribution au débat critique" (p.100-103).
L'article de Y. Nakaji se
présente comme une réponse aux analyses publiées par Steve
Murphy en 2004 et Michel Murat en 2013 (cf. supra) au
sujet d'ADV. Dans sa première partie, l'auteur résume l'article
de Murphy et lui reproche notamment de nier de façon trop
radicale la qualité de commentaire du texte enchâssant. Il est
vrai que la prose du chapitre relève d'une écriture poétique et
montre une certaine porosité à l'égard de la thématique et de la
tonalité exaltée des vers enchâssés, mais il reste que "dans
l'ensemble, c'est la prose qui encadre les vers, les présente ou
les commente". À Michel Murat, de son côté, Nakaji reproche de
"se limiter à dissocier la fiction et la vie, le
narrateur-personnage et l'auteur". Il estime qu' "il faudrait
ensuite éclaire l'autre face, tenter un deuxième stade de
l'analyse, qui consisterait à définir le rapport entre le sujet
fictionnel et le sujet empirique, à comprendre ce que représente
cette « fiction critique » pour l'auteur, à articuler la
construction fictionnelle avec l'intention ou l'intentionnalité
de l'auteur". Il admet que l'équation poésie = prophétie = folie
tient du cliché romantique mais se demande si la double crise
poétique et psychique relatée dans ADV "ne reflète pas, fût-ce
dans une transposition symbolique, l'essentiel de ce que Rimbaud
vécut comme poète". Sa démonstration repose sur la lettre dite
du voyant : Rimbaud, explique Nakaji, y expose une véritable
poétique de la folie, au titre de laquelle le sujet qui veut
être poète doit s'encrapuler, se mettre lui-même en crise pour
développer son acuité perceptive, accéder aux "choses inouïes et
innommables" qu'une vie psychique normalisée refoule, au risque
de s'auto-détruire. Ce programme énoncé en 1871, Rimbaud l'a bel
et bien mis en pratique et, dans ADV, "il condamne cette
poétique même de la folie comme une pratique dévastatrice".
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Michel Murat, "Notes
après-coup. Contribution au débat critique", réponse à Yoshikazu Nakaji,
à la suite de son article « Rimbaud
autocritique » in Rimbaud poéticien, Classiques Garnier,
2015, p. 100-103.
Murat reconnaît qu'un danger
possible de son approche d'ADV serait de vider le texte de son
"intérêt humain". Il admet que Steve Murphy évacue trop
complètement la dimension biographique de l'œuvre. Murphy aurait
le tort de réduire ADV à 'la construction d'une image
idéal-typique, celle du poète romantique dont le « délire » se
trouve critiqué". Or, "cette folie, Rimbaud y a cru ; il l'a
mise en œuvre [...]". Mais le caractère de construction
fictionnelle et non de récit autobiographique d'ADV saute aux
yeux : articulation très concertée des phases du récit de
manière à coïncider avec les poèmes et à les expliquer ou,
inversement, transformation des poèmes pour les adapter aux
phases du délire, caractère purement fictif du "voyage à but
thérapeutique" sans équivalent dans la vie réelle de R. Il reste
que le récit est plein d'inventions poétiques qui dépassent le
cadre d'une critique du romantisme et en font une création
littéraire autonome.
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Jean-Luc Steinmetz,
"Rimbaud et l'hallucination", in Rimbaud poéticien, éd.
Olivier Bivort, Classiques Garnier, 2015, p.151-167.
Jean-Luc Steinmetz prend le
contre-pied d'une tendance actuelle à démystifier, en
l'attribuant à un jeu littéraire, ce que Rimbaud lui-même, dans
sa lettre à Jules Andrieu du 16 avril 1874, décrit comme une
pose : "je sais comment on se pose en double-voyant pour la
foule". Pour lui, le rôle central de l'hallucination dans la
poétique de Rimbaud "ne coïncide pas avec une recherche
esthétique [...] Elle résulte de lui-même et d'une
transformation effective de sa personne [...]. Elle est liée à
un corps et réclame, bien entendu, une certaine innocence dont,
la plupart du temps, la littérature est dépourvue." (152) La
"voyance" est donc chez lui le résultat d'une "synergie" entre
"l'expérience vitale et la référence artistique". Mais "le
devoir selon lui de se rendre voyant résulte [...] d'une
prédisposition" dont l'auteur perçoit le témoignage dans "Les
Poètes de sept ans qui équivaut à un véritable carnet de
travail et de sensations du jeune poète" (154). Dans Alchimie
du verbe, Rimbaud nous dit qu'il s'habitue à
l'hallucination simple : "Il faut tenter de comprendre ce verbe,
qui pose le problème de l'intervention de la volonté dans
pareille expérience." (155). "De la constatation de la
déréalisation possible du monde, Rimbaud tire une pratique de
l'hallucination qui ne suppose pas nécessairement l'usage de
substances comme le haschich, mais qui ne les exclut pas
davantage et même, dans certains cas, trouve à partir d'elles
une relance, féconde ou terrassante" (156).
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Aurélia
Cervoni, "Rimbaud sophiste", in Rimbaud poéticien, éd. André Guyaux,
Classiques Garnier, 2015, p.139-149.
"Les romantiques ont fait du
sophisme un synonyme de mensonge et d'illusion [...] Sous la
plume de Rimbaud, le terme « sophisme » prend un caractère
générique. Il recouvre l'ensemble des procédés qui déforment ou
travestissent la réalité à l'image des « sophismes du haschich »
dont Baudelaire exacte le charme hypnotique au chapitre IV (L'homme-Dieu)
des Paradis artificiels [...]. Dans Alchimie du verbe,
Rimbaud range sous la bannière du sophisme les « bizarreries de
style » qui alimentent la confusion entre le rêve et la
réalité". Mais "s'il exprime l'insatisfaction de Rimbaud à
l'égard de sa production poétique, le mot sophisme relève aussi
d'une rhétorique de l'autodépréciation destinée à susciter la
sympathie du lecteur." En se présentant comme sophiste, il fait
valoir son originalité par rapport à la "tradition des conteurs
et des fabulistes dont il se revendique dans Nuit de l'enfer
: « Les hallucinations sont innombrables [...]. Je m'en tairai :
poètes et visionnaires seraient jaloux. Je suis mille fois le
plus riche [...] »."
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Seth Whidden, "Le sacré
dans Alchimie du verbe", in Rimbaud poéticien, éd.
Olivier Bivort, Classiques Garnier, 2015, p.125-139.
"À
quatre heures du matin..." sert de terrain de jeu pour des
variations virtuoses autour de la notion de sacré, fondées sur
l'exploitation de l'article ad hoc du Littré, dans ses
différentes entrées de sens. Je ne me hasarderai pas à en
proposer un résumé. Disons simplement qu'en sacralisant le
désordre de son esprit, c'est surtout le désordre de sa
versification que Rimbaud consacre, mais, toute sacralisation du
désordre nouveau supposant la désacralisation préalable de
l'ordre ancien, c'est en fait "l'autorité traditionnelle qui
décide comment lire un poème" qui se trouve remise en cause par
"le désordre sacré qu'apporte Rimbaud au royaume du vers", non
sans désacraliser de ce fait quelque peu le Poète, avec un grand
P, en qui le spiritualisme du XIXe siècle, aux dires
de Paul Bénichou dans son livre Le Sacre de l'écrivain, a
célébré "le sacerdoce d'un temps qui ne croit plus aux prêtres",
et cela, précisément, peu après que Napoléon III ait échoué à
obtenir du pape Pie IX d'être sacré empereur, abaissement de
l'autorité du Second Empire qui ne pourra qu'aider à son
renversement par un Paris en révolution que Rimbaud n'hésitera
pas à sacrer "suprême poésie".
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Yann Frémy, entrée « Une
saison en enfer » du Dictionnaire Rimbaud, Classiques
Garnier, 2021, p. 732-759).732-759. |
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Alain Vaillant, entrée
« Bonheur » du Dictionnaire Rimbaud, Classiques Garnier,
2021, p. 98-100. |
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Yoshikazu Nakaji, « “Mon sort
dépend de ce livre“ : vie et art dans Une saison en enfer »,
dans Les Saisons de Rimbaud, Hermann, 2021, p. 230-245.. |
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Jean-Luc Steinmetz, « Rimbaud
“mage ou ange” », dans Les Saisons de Rimbaud, Hermann, 2021,
p. 185-194.. |
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