Le Rêve de Francion

 

 

 

Histoire comique de Francion, de Charles Sorel, est un roman picaresque du XVIIe siècle. Le premier des douze livres du roman raconte comment Francion, jeune gentilhomme, tente de séduire Laurette, femme du vieux Valentin et ancienne fille de joie. Au livre II, Francion écoute le récit de la vieille prostituée Agathe qui a élevé Laurette et l’a formée au métier. Puis Francion, à son tour, raconte le rêve quelque peu licencieux qui l’a visité pendant la nuit. Le récit se développe sur une dizaine de pages. Pendant une première partie, Francion est au Paradis. Voici la seconde partie, qui correspond à son retour sur terre.

 

 

 

 

  

[...] Un désir me venant alors de m’en aller à la terre, je demandai le chemin à l’ermite, et lui aussitôt me fit prendre à deux mains la corde que tenoient les dieux, et je me laissai couler jusques au bas, où je me gardai bien d’entrer dans une grande ouverture où elle passoit ; car, pour éviter ce  précipice, je ne sais de quelle façon l’air me soutint, dès que j’eus remué mes bras, comme si c’eussent été des ailes. Je prenois plaisir à voler en cette nouvelle façon, et ne m'arrêtai point jusques à tant que je fus las.

 

     Je me trouvai près de deux petites fosses pleines d’eaux, ou deux jeunes hommes tout nus se plongeoient, en disant. par plusieurs fois qu’ils étoient dans les délices jusques à la gorge. Désirant de jouir d’un bonheur pareil au leur, je me déshabillai promptement, et, voyant une fosse dont l’eau me sembloit encore plus claire que celle des autres, je me voulus baigner aussi ; mais je n’y eus pas sitôt mis le pied, que je chus dans un précipice, car c’étoit une large pièce de verre qui se cassa, et m’écorcha encore toutes les jambes.

 

     Je tombai pourtant en un lieu où je ne me froissai point du tout. La place étoit couverte de jeunes tetons collés ensemble deux à deux, qui étoient comme des ballons sur lesquels je me plus longtemps à me rouler. Enfin, m’étant couché lâchement sur le dos, une belle dame se vint agenouiller auprès de moi, et, me mettant un entonnoir en la bouche, et tenant un vase, me dit qu’elle me vouloit faire boire d’une liqueur délicieuse. J’ouvrois déjà le gosier plus large que celui de ce chantre qui avala une souris en buvant, lorsque, s’étant un peu relevée, elle pissa plus d’une pinte d’urine, mesure de Saint-Denis, qu’elle me fit engorger. Je me relevai promptement pour la punir, et ne lui eus pas sitôt baillé un soufflet que son corps tomba tout par pièces. D’un côté étoit la tête, d’un autre côté les bras, un peu plus loin étoient les cuisses : bref, tout étoit divisé; et ce qui me sembla plus merveilleux, c`est que la plupart de tous ces membres ne laissèrent pas peu après de faire leurs offices. Les jambes se promenaient par la caverne, les bras me venoient frapper, la bouche me faisoit des grimaces, et la langue me chantoit des injures. La peur que j’eus d’être accusé d’avoir fait mourir cette femme me contraignît de chercher une invention pour la faire ressusciter. Je pensai que, si toutes les parties de son corps étoient rejointes ensemble, elle reviendrait en son premier état, puisqu’elle n’avoit pas un membre qui ne fut prêt à faire toutes ses fonctions. Mes mains assemblèrent donc tout, excepté ses bras et sa tête, et, voyant son ventre en un embonpoint aimable, je commençai de prendre la hardiesse de m’y jouer, pour faire la paix avec elle ; mais sa langue s’écria que je n'avois pas pris ses tetons mêmes, et que ceux que j’avois mis à son corps étoient d’autres que j’avois ramassés emmi la caverne. Aussitôt je cherchai les siens, et, les ayant attachés au lieu où ils devoient être, la tête et les bras vinrent incontinent se mettre en leur place, voulant avoir part au plaisir, comme les autres membres. La bouche me baisa et les bras me serrèrent étroitement, jusqu’à ce qu'une douce langueur m’eût fait quitter cet exercice.

 

     La dame me força de me relever incontinent, et, par une ouverture d’où venoit une partie de la clarté qui étoit en l’autre, me mena par la main dans une grande salle, dont les murailles étoient enrichies de peintures qui représentoient, en diverses sortes, les yeux les plus mignards de l’amour. Vingt belles femmes, toutes nues comme nous, sortirent, les cheveux épars, d’une chambre prochaine, et s’avancèrent vers moi en faisant le colin-tampon sur leurs fesses. Elles m’entourèrent, et s’en vinrent aussi frapper sur les miennes ; de sorte que la patience m’échappant, je fus contraint de leur rendre le change. Considérant à la fin que je n’étois pas le plus fort, je me sauvai dans un cabinet que je trouvai ouvert, et dont tout le plancher étoit couvert de roses à la hauteur d’une coudée. Elles me poursuivirent jusque-là, où nous nous roulâmes l’un sur l’autre d‘une étrange façon. Enfin, elles m’ensevelirent sous les fleurs, où, ne pouvant durer, je me relevai bientôt ; mais je ne trouvai plus pas une d’elles, ni dans le cabinet, ni dans la salle. Je rencontrai seulement une vieille, toute telle qu’Agathe en vérité, qui me dit : Baisez-moi, mon fils, je suis plus belle que ces effrontées que vous cherchez. Je la repoussai rudement, parce que j’étais même fâché de ce qu'une créature si laide parloit à moi. Mais, comme j’eus le dos tourné, elle me dit :  Tu t’en repentiras, Francion ; alors que tu me voudras baiser, je ne voudrai pas que tu me baises. Je jetai les yeux vers le lieu ou étoit celle qui parloit à moi, et aperçus, à mon grand étonnement, que ce n’étoit point une vieille, mais cette Laurette même pour qui je soupire. Pardon, ma belle, lui dis-je alors, vous vous étiez transformée, je ne vous reconnoissois point. En disant cela, je la voulus baiser, mais elle s’évanouit entre mes bras. Un ris démesuré que j’ouïs alors me fit tourner les yeux vers un autre endroit, où j’aperçus toutes les femmes que j’avois vues premièrement, lesquelles se moquoient de l’aventure qui m’étoit arrivée, et me disoient qu’au défaut de Laurette il fallait bien que je me passasse de l'une d’elles. J’en suis content, ce dis-je, çà que celle qui a encore son pucelage s’en vienne jouer avec moi sur ce lit de roses. Ces paroles-ci causèrent encore de plus grands éclats de risée; de sorte que je demeurai confus — sans leur répondre. Venez, venez, me dit la plus jeune, ayant pitié de moi, nous vous allons montrer nos pucelages. Je les suivis donc jusques à un petit temple, sur l’autel duquel étoit le simulacre de l’amour, environné de plusieurs petites fioles, pleines d’une certaine chose que l’on ne pouvait bonnement appeler liqueur. Elle étoit vermeille comme sang, et, en quelques endroits, blanche comme lait. Voilà les pucelages des femmes, ce me dit l’une, les nôtres y sont aussi parmi. Aussitôt qu’ils sont perdus, ils sont apportés en offrande à ce dieu, qui les aime sur toutes choses. Par les billets de dessus vous pouvez voir à qui ils ont appartenu, et qui sont les hommes qui les ont gagnés. Montrez-moi celui de Laurette, dis-je à une affétée, qui étoit auprès de moi. Le voilà, Francion, me dit·elle en m’apportant une fiole. Le voilà de fait, ce dis-je, son nom est écrit ici, mais je ne vois point celui du champion qui l’a eu. Apprenez, me répondit la belle, que, quand l’on perd son pucelage, n’étant point mariée, le nom de celui à qui l’on l'a donné ne se met point, parce que l’on veut tenir cela caché ; d’autant que, quelquefois la nature nous pressant, il nous le faut bailler au premier venu, qui, ne le méritant pas, nous serions honteuses si l’on le savoit. De là, vous pouvez conjecturer que votre Laurette n’a pas attendu jusques au jour de son mariage à faire cueillir une fleur entièrement éclose, laquelle se fût fanée sans cela, et ne lui eût point apporté de plaisir. Allons, Francion, continua-t-elle, voici un autre temple non moins beau que celui-ci. En achevant ces paroles, elle me fit entrer dans un temple tout joignant, où je vis sur l’autel la statue de Vulcain qui portoit des cornes d’une toise de haut. Toutes les murailles étoient couvertes d’armoiries semblables. Est-ce quelque veneur qui vient ici attacher en trophée les bois de tous les cerfs qu’il prend ? dis-je à ma guide. Non, non, me répondit-elle, ce sont des panaches que portent invisiblement les cocus. Alors Valentin sortit du lieu le plus secret du temple, vêtu en ramoneur de cheminée, et paré de cornes d’argent. Ce n’est pas moi qui te fais porter ceci, dis-je en moi-même, mais je le voudrois bien. Les femmes qui étoient entrées, l’ayant vu paroitre, commencèrent à le siffler et à lui faire mille niches, qui le contraignirent de se retirer. Les cornes d’argent qu’il porte, me dit-on après son départ, veulent signifier que son cocuage lui est profitable ; et, regardez, vous en verrez même en ce lieu de toutes chargées de pierreries : car, quant à celles qui sont simplement de bois, elles démontrent que celui à qui elles appartiennent, ou à qui elles doivent appartenir, est Janin sans qu’il le sache, et n’est point plus riche pour cela. Ayant prié à loisir le dieu Vulcain à ce qu`il me donnât la grâce de plutôt planter des cornes que d’en recevoir, je retournai au temple de l’amour, à qui je fis une dévote oraison, où je le suppliois de me donner le pouvoir de gagner tant de pucelages que j’en couvrisse tout son autel. De là je m’en voulus retourner à la salle des dames ; mais je rencontrai Valentin sur la porte, qui, se courbant, me donna de roideur un tel coup de ses cornes dedans le ventre, qu’il m’y fit une fort large ouverture. Je m’allai coucher dans le cabinet des roses, où je me mis à contempler mes boyaux, et tout ce qui étoit auprès d’eux de plus secret : je les tirai hors de leur place, et eus la curiosité de les mesurer avec mes mains, mais je ne me souviens pas combien ils avoient d’empans de long : il me seroit bien difficile de vous dire en quelle humeur j’étois alors ; car, quoique je me visse blessé, je ne m’en attristois point, et ne cherchois aucun secours. Enfin cette femme, qui m’avoit auparavant pissé dans la bouche, s’en vint à moi et prit du fil et une aiguille, dont elle recousit ma plaie si proprement, qu'elle ne paroissoit plus après. Venez voir votre Laurette, me dit-elle à l’heure, elle est dedans ma caverne : je la suivis, ajoutant foi à ses paroles; et, quand je fus descendu, j’aperçus Laurette en un coin tout immobile : à l’instant je courus l’embrasser ; mais, au lieu de sentir une chair douce et délicate, je ne sentis rien qu’une pierre froide, ce qui me fit imaginer que ce n’étoit qu’une statue. Toutefois je voyois les yeux se remuer comme s’ils eussent été vivans, et la bouche, après un mignard souris, me dit : Vous soyez le bien venu, mon Francion ; ma colère est passée, il y a longtemps que je vous attends. La femme qui m’avoit conduit là, me voyant en grande peine alors, m’apprit qu’il étoit inutile d’embrasser Laurette, et qu’eIle étoit enfermée d’un étui de verre à proportion de son corps, que l’on voyoit aisément au travers. Cela dit, elle me parla de Valentin, et me fit accroire que j’étois aussi impuissant que lui aux combats de l’amour, mais qu’elle avoit des remèdes pour me donner de la vigueur ; car, comme vous le savez, les songes ne sont remplis que des choses auxquelles on a pensé le jour précédent. M’ayant donc fait coucher tout de mon long, elle me fourra une baguette dedans le fondement, dont elle fit sortir un bout par le haut de ma tête ; néanmoins cela me causa si peu de mal, que j’étois plutôt ému à rire de cette plaisante recette qu’à me plaindre. Comme je me tâtois de tous cotés, je sentis que la baguette poussa de petites branches chargées de feuilles, et peu après poussa un bouton de fleur inconnue qui, s’étant éclos et étalé, se pencha assez pour réjouir mes yeux par sa belle couleur. J’eusse bien voulu savoir s’il avoit une odeur qui pût aussi bien contenter le nez, et, ne l'en pouvant pas approcher, je coupai sa queue avec mes ongles pour le séparer de la tige. Mais je fus bien étonné de voir que le sang sortit aussitôt par l’endroit où j’avois rompu la plante ; et peu après je commençai de souffrir un petit mal qui me contraignit de me plaindre à ma chirurgienne, qui, accourant à moi, et voyant ce que j’avois fait, s’écria : Tout est perdu, vous mourrez bientôt par votre faute. Je ne sais rien qui vous puisse sauver : la fleur que vous avez rompue étoit un des membres de votre corps. Eh ! rendez-moi la vie, ce dis-je, vous m’avez déjà montré que rien ne vous est impossible. Je m’en vais mettre tous mes efforts à vous guérir, me répliqua-t-elle ; puisque Laurette est ici présente, je crois que, par son moyen, je viendrai mieux à bout de mon entreprise. Alors elle alla trouer le verre qui couvroit Laurette au droit de la bouche, et lui commanda de souffler dans une longue sarbacane qu’elle fit entrer par en bas dans un petit creux qui étoit à terre, puis elle vint à moi, et, m’ayant tiré la baguette du corps, me retourna, et me mit le cul sur un petit conduit où répondoit la sarbacane. Poussez votre vent, dit-elle alors à Laurette, il faut que vous rendiez ainsi l’âme à votre serviteur, au lieu que les autres dames la rendent aux leurs par un baiser.

 

     A l’heure même, une douce haleine m`entra dans le corps par la porte de derrière, de quoi je reçus un plaisir incroyable. Bientôt après, elle se rendit si véhémente, qu’elle me souleva de terre, et me porta jusqu’à la voûte ; puis petit à petit elle modéra sa violence, de sorte que je descendis à deux coudées près de la terre. Ayant lors moyen de regarder Laurette, je tournai ma tête vers elle, et vis que sa châsse de verre se rompit en deux parties, et qu’elle en sortit. toute gaie pour venir faire des gambades autour de moi. Je me dressai alors sur mes pieds, parce qu’elle ne souffloit plus dans sa sarbacane, et que je ne pouvois plus être enlevé par son vent. Oubliant toute autre chose, j’étendois les bras pour étreindre son corps ; mais à l’instant vous me réveillâtes, et je trouvai que j`embrassais une vieille, au lieu de celle que j’aime tant. Quand je considère que vous me privâtes du bien que j’allois goûter en idée, je dis que vous me fîtes un très grand tort ; mais, quand je considère, en récompense, que vous me gardâtes de souiller mon corps en le joignant à un autre auquel je ne saurois penser qu'avec horreur, je confesse que je vous ai beaucoup d’obligation : car certes il me fut avenu du mal en effet, tandis que le bien ne me fût arrivé qu’en songe. Pour ce regard, je conclus que je vous suis infiniment redevable.

 

 

Extrait de La Vraye Histoire comique de Francion (1633)

Source du texte : http://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Sorel_-_La_Vraie_histoire_comique_de_Francion.djvu