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Michel et Christine (1872)


                   Michel et Christine

 

Zut alors, si le soleil quitte ces bords !
Fuis, clair déluge ! Voici l'ombre des routes.
Dans les saules, dans la vieille cour d'honneur,
L'orage d'abord jette ses larges gouttes.

O cent agneaux, de l'idylle soldats blonds,
Des aqueducs, des bruyères amaigries,
Fuyez ! plaine, déserts, prairie, horizons
Sont à la toilette rouge de l'orage !

Chien noir, brun pasteur dont le manteau s'engouffre,
Fuyez l'heure des éclairs supérieurs ;
Blond troupeau, quand voici nager ombre et soufre,
Tâchez de descendre à des retraits meilleurs.

Mais moi, Seigneur ! voici que mon esprit vole,
Après les cieux glacés de rouge, sous les
Nuages célestes qui courent et volent
Sur cent Solognes longues comme un railway.

Voilà mille loups, mille graines sauvages
Qu'emporte, non sans aimer les liserons,
Cette religieuse après-midi d'orage
Sur l'Europe ancienne où cent hordes iront !

Après, le clair de lune ! partout la lande,
Rougis et leurs fronts aux cieux noirs, les guerriers
Chevauchent lentement leurs pâles coursiers !
Les cailloux sonnent sous cette fière bande !

Et verrai-je le bois jaune et le val clair,
L'Épouse aux yeux bleus, l'homme au front rouge, ô Gaule
Et le blanc Agneau Pascal, à leurs pieds chers,
Michel et Christine, et Christ ! fin de l'Idylle.

 

 

     
     Nous assistons d'abord aux préliminaires d'un orage, convoqué par le poète pour saccager un paisible décor d'idylle pastorale. C'est probablement à Malines, de Verlaine, que Rimbaud emprunte ce paysage. La bourrasque prend bientôt la dimension d'un embrasement surnaturel, entraînant dans son sillage l'imagination du narrateur. Progressivement, la description fait place à l'hallucination : l'image d'une invasion barbare se superpose à celle de l'orage. Le poème tourne à la prophétie révolutionnaire, car ces cavaliers de l'apocalypse sont sans doute pour Rimbaud ceux que les "Versaillais" de 1871 appelaient les "nouveaux barbares" : les Communards.
    Dans la dernière strophe, la vision s'achève (et se rompt) sur une représentation sulpicienne de l'amour : ce sont, disposés comme les membres de la Sainte Famille dans une image pieuse, la femme, l'homme et l'enfant. Que représente pour Rimbaud ce couple d'après le déluge (révolutionnaire) ? Le  symbole de l'amour "réinventé" ? Au dernier vers, deux prénoms s'imposent au poète pour désigner cet archétype du Couple réconcilié, ce sont Michel et Christine, personnages d'un médiocre vaudeville. Mais dans "Christine", il y a "Christ !". À la faveur d'un jeu de mots (peut-être inspiré à l'auteur par une fantaisie typographique dans un livret d'opéra), Rimbaud voit se lever derrière un nom de femme le spectre du crucifié (et de l'Homme crucifié, peut-être, comme dans le quatrain : L'étoile a pleuré rose ...). En outre, dans "Idylle" avec un grand "I" (l'Amour réinventé), il y a "idylle" avec un petit "i" : le discours naïf et mensonger de la pastorale, l'idéologie petite-bourgeoise du vaudeville, le mariage si détesté par Rimbaud : "Quel ennui, l'heure du "cher corps" et "cher cœur" ! "(Enfance). Quelle "épouvante", même ! C'est pourquoi s'insinuent progressivement dans l'esprit du poète d'abord le doute (noter la tournure interrogative : "Et verrai-je?"), puis la certitude de l'échec : "Fin de l'Idylle". 
     Dans un ricanement rageur, Rimbaud paraît congédier ici toutes les utopies (littéraires, religieuses, politiques). Du moins semble-t-il prendre conscience que le langage ne met à sa disposition pour dire le Nouveau que des concepts plombés par leur appartenance au vieux monde, des concepts réversibles qui disent l'aliénation au Passé quand il voudrait exprimer la marche vers l'Avenir. Il ne sait décrire l'Amour réinventé que dans le discours amoureux de l'églogue, figurer le Bonheur que sous les traits de la Sainte Famille. Il ne sait proclamer sa foi dans l'utopie sociale qu'avec les mots du messianisme chrétien. Et même, pourrions-nous ajouter, il ne sait désigner la révolution qu'avec les mots ("hordes", "bandes", "barbares") de la contre-révolution. La Vision, trop naïve et empruntant un matériau symbolique par trop hétéroclite, s'est finalement détraquée sous le poids de son inconséquence.   

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