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Ornières (Les Illuminations 1873-1875)

 

 

 

 

Ornières


     À droite l'aube d'été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. Défilé de féeries. En effet : des chars chargés d'animaux de bois doré, de mâts et de toiles bariolées, au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés, et les enfants et les hommes sur leurs bêtes les plus étonnantes ; — vingt véhicules, bossés, pavoisés et fleuris comme des carrosses anciens ou de contes, pleins d'enfants attifés pour une pastorale suburbaine. — Même des cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches d'ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires.

 

 

 

 

 

 

 

  Situé sur le même feuillet que Ville, Ornières fait partie des vingt-neuf premières proses des Illuminations, correspondant aux n° 5 (13 mai 1886) et n°6 (29 mai 1886) de la revue La Vogue, dont les manuscrits sont archivés à la BnF sous la cote NAF 14123

Autographe BnF d'Ornières

 

 

 
    
   Ornières
pourrait n'être qu'un beau spécimen de prose descriptive si le texte ne se chargeait progressivement d'une dimension symbolique,
qui s'ébauche au début du texte dans le contraste entre « l’aube d’été » (« à droite ») et « l’ombre violette » des « talus de gauche » (ces « talus » particulièrement prisés par Rimbaud comme postes d'observation de paysages allégoriques, voir Mystique). Aussi « étonnants » que soient ces « carrosses anciens ou de contes »  détalant « au grand galop » et les vingt attelages respectifs du cirque  et des petits comédiens, on reste dans le registre de la chose vue. Même s'il est possible que l'auteur n'ait rien vu, à proprement parler, de tout cela et que seules les « ornières » du titre aient lancé son imagination dans ce « défilé de féeries ».
   Mais l'apparition sur ce même tronçon de « route humide », au petit matin, de plusieurs luxueux « cercueils », avec leurs « juments bleues », « leur dais de nuit » et leurs « panaches d'ébène », nous fait basculer dans l'invraisemblance, et dans l'abstraction d'une allégorie sur la vie et la mort. Significativement, Rimbaud a prélevé son titre dans cette trouvaille des « mille ornières rapides », au sein de laquelle le terme non soupçonné, facteur d'oxymore et d'hypallage in absentia, est évidemment l'adjectif. Elle résume à la perfection la terrible célérité de cette parade « suburbaine », symbole  (pathétique ou satitrique ? on peut hésiter) de la vaine agitation de l'homme des villes, depuis son enfance jusqu'à son dernier jour.
 

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