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Notes
Panorama
critique
1er quatrain
2e quatrain
1e tercet
2e tercet
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Paris
Al. Godillot, Gambier,
Galopeau, Wolf-Pleyel,
— Ô Robinets ! —
Menier,
— O Christs ! — Leperdriel !
Kinck, Jacob, Bonbonnel !
Veuillot, Tropmann, Augier !
Gill, Mendès, Manuel,
Guido Gonin ! — Panier
Des Grâces ! L'Hérissé !
Cirages onctueux !
Pains vieux, spiritueux !
Aveugles ! — puis, qui sait ? —
Sergents de ville, Enghiens
Chez soi. — Soyons chrétiens !
A. R.
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Interprétations |
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La mention
"op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page
Panorama
critique
Depuis que Steve
Murphy y a détecté une visée politique cachée, ce petit (pseudo ou
para) sonnet zutique en forme d'inventaire chatouille singulièrement
les curiosités rimbaldiennes. Quatre microlectures (de Steve Murphy, Yves Reboul,
Bernard Teyssèdre, Robert St. Clair) viennent de lui être consacrées coup sur coup.
La
pièce avait certes été remarquée depuis longtemps pour sa forme
insolite : un sonnet en vers de six syllabes, composé pour moitié de
noms propres, commençant par une abréviation ("Al. Godillot" pour
Alexis Godillot)... Mais il est vrai que ce genre d'excentricités et d'acrobaties formelles pullule dans la
production zutique (sonnets monosyllabiques, sonnets de deux, trois
et quatre syllabes...).
Le titre et l'abondance des noms propres ont
longtemps inspiré à la critique une caractérisation du poème par
l'impressionnisme ou le
pittoresque urbain (sans qu'il y ait rien de péjoratif dans ces
formules). Louis Forestier résume bien cette perception
dominante lorsqu'il écrit :
"Ce qui est très neuf, et
finalement très bien vu (peut-être fallait-il arriver de
province pour cela), c'est de définir la capitale par tout autre
chose qu'une structure urbaine organique et architecturale. La
ville est d'abord juxtaposition pointilliste, et presque
agressive, de vocables qui frappent les sens avant de susciter
la compréhension. Ces mots sont tous du domaine des médias :
affiches, grands faits divers, journalisme." (AR Œuvres
complètes, Bouquins Laffont, 2004, p.467).
On signale fréquemment tout ce
que cette poésie de l'enseigne et de l'affiche, de la gazette et du paysage urbain, doit à l'air du temps : elle est
à l'œuvre chez Baudelaire (notamment dans son essai
Le Peintre de la vie moderne), on la retrouvera un peu plus tard
chez Germain Nouveau (J'ai
du goût pour la flâne...), dans Les Croquis parisiens
de Huysmans (L'Obsession),
dans la
Grande Complainte de la ville de Paris
de Jules Laforgue, chez Villiers de L'Isle-Adam (L'affichage
céleste...), chez Zola (La Curée...).
Rien de tout cela
n'est faux. Mais Steve Murphy,
dans un article de 2004, "Faites vos Paris" (op. cit.),
montre
qu'il y a peut-être plus, dans le poème, qu'une poétique du
flâneur ou une version nouvelle des "cris de Paris" : une véritable
visée politique. C'est sans aucun doute cette révélation qui
explique l'actuel surcroît d'intérêt à l'égard de ce texte et la
sorte de débat qui s'est emparé de la critique.
Dans son article de
2004, Steve Murphy met en évidence le "substrat politique"
communard (op. cit. p.242) que la présence de certains noms propres
fait deviner dans ce poème. Notamment, quand
Rimbaud mentionne l'assassin Troppmann qu'une caricature de Faustin,
La Dynastie des Troppmann (1871), compare à Thiers, assassin de la
Commune, ou quand il mêle à son inventaire le nom du caricaturiste Guido Gonin qui, au moment où se crée le Cercle zutique, vient de se signaler par une odieuse
allégorie anticommunarde
représentant l'Internationale comme un serpent monstrueux étouffant la France
(voir ces caricatures dans les notes ci-dessous).
Cependant, pour Murphy, Rimbaud a souhaité fournir à son lecteur
étonné non un discours organisé mais "une synthèse idiosyncrasique
des fragments de discours qui jaillissent de Paris" (ibid. 241). Il
déclare n'apercevoir dans le poème aucun "fil
d'Ariane solide" (ibid. 240) permettant d'y reconnaître une
logique discursive ou narrative, ce qui lui a été reproché par Yves Reboul.
Celui-ci s'attache à montrer que ce fil directeur existe bel et
bien, fondé "d'abord sur la quadruple occurence des tirets, ensuite sur
le discours, précisément, qui naît de l'ordre dans lequel apparaissent
les mots ou les noms qu'ils isolent" (op. cit. p.283). Ce qui
pourrait donner lieu au résumé suivant (que j'espère à peu près fidèle à la pensée
de l'auteur) :
Paris |
|
Al. Godillot, Gambier,
Galopeau, Wolf-Pleyel,
— Ô Robinets ! —
Menier,
— Ô Christs ! — Leperdriel ! |
Ces
Robinets, ces
Christs, c'est-à-dire
ces
prophètes messianiques du Progrès social, de la "Bonne nouvelle positiviste",
qu'ils
paraissent pitoyables maintenant qu'industriels et hygiénistes de
toutes spécialités, publicistes et pisse-lyres occupent à nouveau le
haut du pavé parisien ! Aujourd'hui, c'est le Panier de la guillotine, symbolisant
"la violence sociale qui est aussi celle du Pouvoir" (+ allusion au
Comité des grâces statuant sur le
sort des prisonniers communards)
Puis (ensuite, demain) ...
Qui sait si les "sergents de ville"
que la Commune a eu le soin de supprimer ne vont pas faire leur
réapparition, et avec eux l'Empire ? D'où le conseil ironique de se
résoudre aux "cirages" (de bottes), au repli sur son "chez soi" et à un
cléricalisme de bon ton : Soyons chrétiens ! |
Kinck, Jacob, Bonbonnel !
Veuillot, Tropmann, Augier !
Gill, Mendès, Manuel,
Guido Gonin ! — Panier |
Des Grâces ! L'Hérissé !
Cirages onctueux !
Pains vieux, spiritueux ! |
Aveugles !
— puis, qui sait ? —
Sergents de ville, Enghiens
Chez soi. — Soyons chrétiens ! |
Bernard Teyssèdre (op.cit. p.260-262), tout en rappelant ce que
tout lecteur de Paris doit à la percée herméneutique décisive
réalisée par Steve Murphy, ne partage pas l'idée que ce poème ait été
"conçu tout exprès de façon à permettre que diverses interprétations
demeurent simultanément possibles". Il adhère à la thèse de Reboul selon
laquelle "Paris comporte des articulations obligatoires et même une
progression". Progression qu'il résume de la façon suivante (je résume
son résumé) :
-
Premier quatrain. Les têtes
d'affiche du Capital [...]
-
Second quatrain. Les têtes
d'affiche du monde culturel [...]
-
Premier tercet. La violence du
pouvoir en place : la répression contre les Communards.
-
Second tercet. La réaction
bonapartiste et cléricale qui met en danger la république.
Conclusion : Si le poème constitue "une innovation structurale
inouïe", procédant par "agrégats de mots", se présentant "comme une
séquence de clusters verbaux dépourvue d'articulations
verbales", s'il montre, en bref, toute l'allure d'un "discours
éclaté", il n'en possède pas moins une forme sui generis de
discursivité.
Délivrant une exégèse philosophique de Paris, Robert St.
Clair rappelle que pour Marx, "la marchandise, avec ses
'mystères théologiques', parvient à fausser [...] le rapport des agents
à eux-mêmes et à rendre invisibles les rapports sociaux [...] C'est donc
loin d'être une coïncidence si l'une des matières brutes sémiotiques du
sonnet se trouve être cette base langagière même du fétichisme de la
marchandise qu'est la publicité." (ibid.) Et quand Rimbaud camoufle le
discours latent du poème derrière un "tohu-bohu de noms propres"
apparemment dépourvu de sens, obligeant le lecteur à dégager par
lui-même le rapport qui relie ces noms entre eux, il produit "une forme
d'écriture stratégique" (ibid.), il construit "une économie vertigineuse
de litotes qui disent moins (presque rien, une sorte d'infantia
poétique) afin d'aboutir à une critique de la conjonction de la
politique et de la lutte des classes dans la France de l'après-Commune."
(253).
Par ce commentaire, on remarquera que Robert St. Clair rejoint d'une
certaine manière Steve Murphy dans son idée (bien résumée par le
calembour de son titre
: "Faites vos Paris") que le poème de Rimbaud "permet au lecteur de
réagir en tentant les opérations ad hoc les plus diversifiées" (Murphy, op.cit. p.240). Il prête une valeur "stratégique", celle d'une pédagogie
politique anticapitaliste, à une forme (l'aléatoire, l'inventaire) que
Reboul, au contraire, a tendance à considérer comme un simple dispositif
rhétorique (un discours caché à décoder, une poétique de l'énigme).
On ne s'étonnera donc pas que Robert St. Clair soit tenté par une lecture
révolutionnaire de l'injonction finale du sonnet,
"Soyons chrétiens !", qui le différencie des
interprétations fournies tant par Murphy que par Reboul : "Parions donc que 'soyons chrétiens' est aussi
l'annonce d'une 'révolte logique' dont le sens peut se localiser dans
une conception radicale de l'égalité, ainsi que dans une sorte d'appel à
la mémoire, voire à la vengeance" (op.cit. p.256). Faisant valoir l'influence bien
connue sur Rimbaud des socialismes romantiques d'origine chrétienne et
du modèle messianique ("Morts de Quatre-vingt-douze et de
Quatre-vingt-treize ... / Ô millions de Christs aux yeux sombres et
doux, / Nous vous laissions dormir avec la République", etc.) il se
demande : "peut-on réellement affirmer que le sens de ce qu'on pourrait
appeler l'impératif éthique du poème va de soi, et ne serait qu'une
simple, quoique sardonique, dénonciation de l'Église et du pouvoir
étatique ?" De même, ne serait-il pas envisageable "de prendre comme
signifié du 'O ! Christs !' la Commune elle-même ?" (257).
L'avouerai-je ... ? Je m'étais posé les mêmes questions. Est-il certain
que Reboul ne déforme pas la pensée de Rimbaud quand il compte Robinet,
maire démissionnaire et qui a donc refusé de soutenir la Commune au-delà
du 26 mars, parmi les "Christs" évoqués au vers 4 ? Les "Christs" ne
sont-ils pas plutôt
les symétriques des "Robinets", ceux qui n'ont pas démissionné, les
Communards, les victimes de la Semaine sanglante, ces sacrifiés que "les Robinets",
les Hugo, dans l'esprit de l'auteur de l'Homme juste, ont d'une
certaine manière trahis ? Mais, là aussi, Rimbaud a peut-être voulu
laisser aux lecteurs la liberté "de réagir en tentant les opérations ad
hoc les plus diversifiées", comme dit Steve Murphy, en fonction de leur
propre sensibilité, de leur propre interprétation de l'Histoire.
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1er
quatrain
v.1 / Al. Godillot
"Le sonnet, écrit Bernard Teyssèdre,
débute par une abréviation, Al., comme le font certaines publicités
commerciales, mais comme ne l'aurait jamais fait une 'vraie poésie'.
Rimbaud annonce d'entrée de jeu : 'Ceci n'est pas de la poésie'" (op.cit.
p.257).
Né
à Besançon dans une famille modeste, Alexis Godillot exerça
plusieurs métiers. Les manifestations qui suivirent la révolution de
1848 lui donnèrent l'idée de créer une entreprise d'organisation de
fêtes publiques. Sous le Second Empire, il devint organisateur
officiel des fêtes. Son entreprise décorait les villes françaises
que visitait Napoléon III. Il ouvrit ensuite une tannerie à
Saint-Ouen et devint fournisseur officiel de l'armée française, bien connu
pour le brodequin
clouté qui portait son nom. Enrichi grâce à la guerre de Crimée
(1853),
il a conservé à la chute du Second Empire, sous la Commune et
pendant tous les changements de régime, le monopole des commandes de
l’armée. C'est même grâce à leurs "godillots", dit-on, que les soldats
versaillais reconnaissaient pour les arrêter les ex-gardes nationaux. Alexis Godillot
eut diverses usines
(Saint-Ouen, Bordeaux, Nantes) employant jusqu'à 3000 ouvriers.
Passionné d’urbanisme, il a aménagé des quartiers
entiers de villes.
Son goût pour l'aménagement et la modernisation a
trouvé un terrain d'action privilégié à Saint-Ouen dont il fut
maire de 1857 à 1870.
Source :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Alexis_Godillot
Alexis Godillot
avait créé en 1843 le "Bazar du voyage", une entreprise spécialisée
dans les articles de voyage (malles, sacs de voyage en toile,
produits en cuir pour la chasse ou la pêche, etc.) qui employa
jusqu'à mille ouvriers et avait pignon sur rue à Paris.
Godillot, explique Steve Murphy, pouvait symboliser, en 1871, le type de la
grande entreprise capitaliste, ayant atteint une taille inusitée
avant la révolution industrielle du Second Empire. "C'est cette même
constatation qui a inspiré à Verlaine, dans un poème publié par le
journal républicain Le Rappel, ces vers calembouresques :
Le progrès
poursuit sa marche,
Voyez : Godillot fournit
L'armée [...]"
Le communard Vésinier, poursuit
Murphy en citant comme source Stewart Edwards (The Paris Commune of 1871,
Londres, Eyre and Spottiswoode, 1971, p.91), avait demandé le 26
septembre 1870 l'expropriation de l'usine de Godillot au profit de
la nation, parce qu'il se comportait avec les ouvriers "d'une
manière incompatible avec les institutions républicaines". Quelques
mois plus tard, le syndicat des fabricants de chaussures demanda à
l'administration communale de passer commande aux associations
d'ouvriers selliers plutôt qu'à Godillot pour chausser la Garde
Nationale. Cette querelle sociale inspira au catholique
ultramontain Louis Veuillot, dans Paris
pendant les deux sièges, le commentaire philosophique suivant :
"La question pontificale et la question Godillot sont liées
indissolublement. Comme l'une sera décidée, l'autre sera tranchée.
Si le pape est exproprié, le bourgeois sera exproprié [...] Le Pape
était détrôné, Godillot sera rasé. Godillot, c'est le monde."
(Paris
pendant les deux sièges, V.Palmé, 1871, t.I, p.222)
Mais Godillot,
comme on l'a vu, ne sera pas exproprié... (tout cela vient de
Murphy, op.cit. p.233-235).
Le
nom de Godillot placé en tête du sonnet était donc, pour le lecteur d'octobre 1871, riche de
connotations économiques, politiques et sociales susceptibles de
résumer l'état du "monde" au moment présent
de l'Histoire, moment d'affrontement entre une bourgeoisie
industrielle en pleine ascension et des masses laborieuses
commençant à se reconnaître des intérêts séparés, moment de
basculement marqué par l'élan révolutionnaire de la Commune suivi de son épuisement sous les coups de ses adversaires et de ses
propres limitations.
v.1 / Gambier
Jean Gambier a créé une entreprise
de fabrication de pipes en terre à la fin du XVIIIe siècle, à Givet
(Ardennes). Vers 1860, cette industrie est florissante. Près de 600
ouvriers produisent quotidiennement quelque 2.200 grosses de pipe.
Depuis 1850 jusqu'à la fermeture en 1926, près de deux milliards de
pipes sont sorties des moules de la piperie givetoise.
Source :
http://www.lunion.presse.fr/article/economie-a-la-une/pipes-gambier-exposees-retour-sur-lindustrie-du-passe
v.2 / Galopeau
Un poème de zutique de Valade,
intitulé "Intérieur" et faussement signé Coppée, nous indique de
quel "Galopeau" il s'agit ici, probablement :
Album zutique,
feuillet 22 recto
Intérieur
Aimable, trahissant la pudeur
ingénue,
La dame en rougissant pose sa jambe nue
Avec réserve sur le velours d'un coussin.
Elle tremble tandis que l'humble médecin
Des pieds, agenouillé devant elle, détache
Les pellicules d'un orteil rose et sans tache.
— Quand c'est fini, leurs yeux se croisent en chemin :
Et qui sait ? embryon de quelque honnête hymen
Peut-être germe un peu de sympathie obscure
Entre la patiente et le beau pédicure.
François Coppée [Valade]
Le dessin
accompagnant le poème représenterait un de ces automates qui
abondaient aux étalages des boutiquiers de Paris, si l'on en croit
le livre de Victor Fournel,
Ce qu'on voit dans les rues de Paris (1858), p.293 :
"Que
l'industrie humaine est ingénieuse pour attirer l'attention du
passant ! Comme tous ces commerçants luttent d'efforts et de
sagacité, rien que pour contraindre le regard indifférent à se
fixer sur leur étalage ! Tantôt ce sont des moulins en papier
peint qui tournent tout seuls, des automates aux mouvements
rhythmiques et anguleux, — des barbiers
de carton, par exemple,
dont le rasoir passe et repasse sur le menton d'une pratique, ou
bien un cordonnier frappant convulsivement de petits coups de
marteau sur le soulier qu'il tient de la main gauche."
(référence donnée
par Bernard Teyssèdre, op. cit. p.601)
Dans les années 1880, un
poème de Mac-Nab nous permet de mesurer la célébrité du
manucure et pédicure Galopeau. Extrait du poème
Plus de cors ! de
Maurice Mac-Nab, membre du Club des Hydropathes :
Ce n'était pas un cor banal,
De ces cors qui ne font la guerre
Qu'aux extrémités du vulgaire
C'était un cor phé-no-mé-nal !
Or, chacun sait où les victimes
D'un cor intempestif et dur
Trouvent un remède très sûr
Pour quatre-vingt-quinze centimes.
Comme un fou, je prends mon chapeau,
Mon lorgnon, ma canne et ma bourse,
Et je m'en vais, au pas de course,
Chez le célèbre Galopeau.
Poèmes
mobiles, 1885
Galopeau n'est, dans le poème, que le premier représentant des professions liées à l'hygiène
corporelle. On rencontrera plus loin un pharmacien spécialisé
dans les bas contre les varices et les vésicatoires (Le Perdriel),
un médecin (Robinet), un charlatan guérisseur (le zouave Jacob), un
pulvérisateur d'eau minérale pour les maux de gorge (Enghien chez
soi). Sans compter ces hygiénistes d'un autre genre qu'étaient les
industriels paternalistes concepteurs de projets urbanistiques
novateurs, d'usines salubres et de cités ouvrières modèles
(Godillot, Menier). Ce n'est peut-être pas par hasard que Verlaine à
inscrit en marge du poème, sur le feuillet 6 (verso) de l'Album
zutique, sa maxime calembouresque détournant le fameux aphorisme
de Proudhon : "La propreté c'est le viol". Voir ci-dessous
(en imposant à votre cou une forte torsion vers la gauche) le
fac-similé du manuscrit :
Album zutique,
feuillet 6, verso
v.2 / Wolf-Pleyel
Le facteur Auguste Wolff prend la
succession de Camille, fils d'Ignaz Pleyel, en 1855 et associe son
patronyme à celui de la dynastie fondatrice de la marque. "Auguste
Wolf a fait passer la fabrique de pianos fondée par Pleyel du stade
artisanal et familial à un stade quasi industriel. Il a fait bâtir
en 1865 sur le boulevard Ornano, à Saint-Denis, une usine de 55000 m2
équipée de machines à vapeur et de plus de deux cents
machines-outils, avec des canalisations de chauffage et une station
autonome génératrice de vapeur et d'air comprimé. En 1887, l'année
de sa mort, son usine à produit, paraît-il, 2 500 pianos !" (Teyssèdre,
op.cit. p.240-241)
v.3 / — Ô Robinets ! —
Selon
Steve Murphy
(op.cit. p.227-228), c'est un certain Jean-François Robinet
qui serait le destinataire idéal de cette apostrophe (ou de cette
interpellation, ou de cette invocation).
Jean-François Robinet (1825-1899),
fils de J.-F.-E. Robinet (médecin et pharmacien, vice-président du
conseil municipal de Paris), médecin lui-même et publiciste. Dans un pamphlet de 1871,
M. Littré et le positivisme,
ce disciple d'Auguste Comte s'en prend aux idées sociales
conservatrices de Littré. On peut
lire cet essai en ligne :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k114297w
"Venu à Paris
étudier la médecine (1847), J.-F. Robinet prend part à la révolution de 1848
(où il est blessé), ainsi qu'aux journées de février. Initié au
positivisme en 1849 par le docteur Segond. Auditeur enthousiaste des
cours publics d'Auguste Comte, il adhère au positivisme religieux.
Reçu membre de la Société positiviste en 1851. Désigné par Comte en
1855 comme l'un de ses treize exécuteurs testamentaires. Médecin
d'Auguste Comte (qui suit peu ses prescriptions), il l'assiste dans
ses derniers moments. Sa maison de La Ferté-sous-Jouarre devient un
foyer positiviste actif à partir de 1859. Adversaire résolu de
l'Empire, combattant du 2 décembre et ardent républicain, il est en
1870 maire du VIe arrondissement. Accusé d'avoir favorisé
l'insurrection, il doit démissionner. Élu membre de la Commune,
refuse d'y siéger, mais proteste ensuite avec vigueur contre la
répression. Aide, avec le groupe positiviste, un grand nombre de
proscrits à y échapper. Par la suite prend la tête de nombreuses
initiatives en faveur de l'amnistie."
Source :
http://confucius.chez.com/clotilde/disciple/france/r_fr.xml#RobinetJFE
Photo :
J.-F.-E. Robinet en 1867. Photo
provenant de la famille du Dr Robinet,
aimablement communiquée par J.-C. Wartelle.
Yves Reboul pense avec justesse que la façon dont le nom de
Robinet est amené dans le texte, au pluriel, entre tirets et précédé
de "ô", fait de lui un personnage-clé pour l'interprétation.
Et donc, tout en louant Steve Murphy d'avoir noté que le pluriel "traitait le
Robinet en question comme le 'prototype d'une catégorie" il estime
que "de cette identification il ne tire pas, loin s'en faut, toutes les
conséquences qu'elle comporte pour le poème." (op. cit. p.270). Reboul rappelle donc que, candidat aux élections municipales du 26
mars dont sortit le Conseil de la Commune, Robinet démissionna
quelques jours plus tard, suivant en cela "le parti des maires",
c'est-à-dire de ces maires républicains qui refusèrent de suivre les Communeux dans la voie de la dissidence à l'égard de Versailles et
qui essayèrent vainement de s'entremettre entre les deux camps en
présence.
"On imagine donc aisément, écrit
Reboul, l'idée que Rimbaud a pu se faire du personnage, qu'il
ait eu connaissance de son attitude au moment des événements ou,
plus probablement, qu'il en ait entendu parler dans le milieu de
sympathisants de la Commune qui peuplaient notamment le Cercle
zutique : encore un prétendu juste qui, à la façon de
Hugo, se dérobe au moment de l'épreuve, a-t-il dû penser." (op.cit.
p.272-273).
La suite de
l'exégèse d'Yves Reboul concernant Robinet me paraît, par contre,
discutable. Tirant argument de ce que celui-ci ne s'est pas rallié à
Versailles, de ce qu'il a maintenu, dans son pamphlet contre
Littré, une conception eschatologique du Progrès et des idées
sociales des plus avancées, il tire un trait d'égalité entre les
deux incises parallèles des vers 3 et 4. Les "Christs" du v.4 ne
sont rien d'autre que les "Robinets" du v.3 :
"il est facile
de comprendre que pour Rimbaud et à la lumière impitoyable de
l'événement, la race des Robinets, celle des esprits
progressistes de tout bois qui avaient au moment crucial refusé
le déluge révolutionnaire, soit devenue peut-être la plus
haïssable de toutes et qu'il ait pu en tout cas les assimiler à
autant de Christs dérisoires. Le mouvement est le même
que celui qui, dans l'Homme juste, fait de Hugo et
consorts autant de Socrates et de Jésus propres à inspirer
seulement le dégoût. Robinet, lui aussi, était un nouveau Christ
dans la mesure où il annonçait au monde la bonne nouvelle
positiviste." (op.cit. p.275)
Reboul n'ignore pas
que la catégorie des "Christs", chez Rimbaud, n'est pas toujours
péjorative. Lui-même cite, p. 270, le poème "Morts de
Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize ..." : "Ô million
de Christs aux yeux sombres et doux ; / Nous vous laissions dormir
avec la République, etc." Or, dans un poème-inventaire dressant une
sorte de catalogue de la population de Paris aux lendemains
immédiats de la Commune, il serait étonnant que les Communards, c'est-à-dire non
"les Robinets" mais, au point de vue de Rimbaud, leurs exacts
contraires, ceux qui ne se sont pas "dérobés au moment de
l'épreuve", les sacrifiés de la Semaine sanglante, soient
absents. Et où pourrait-on mieux les trouver que dans cet autre
syntagme en incise, de construction parallèle à l'incise-Robinets,
au début du vers suivant ? Suite de l'argumentation dans la note
consacrée plus loin à ce syntagme.
v.3 / Menier (ou
Ménier) ?
Steve Murphy hésite entre le chocolatier Émile-Justin Menier
(industriel éclairé, républicain et maire de Noisiel) et le comédien Paulin Ménier :
"Paris ne permet aucune confirmation de l'une et l'autre hypothèse
et il pourrait s'agir tout aussi bien d'un autre M[e/é]nier"
(op.cit. p.211).
Yves Reboul reprend
le problème (op.cit. p.276-280). Émile-Justin Menier, explique-t-il,
fut le type même du libéral aux idées progressistes.
Cf. le portrait que
dresse de
lui le site internet "Saga Menier" :
http://pone.lateb.pagesperso-orange.fr/portrait emile justin
menier.htm.
Chef d'entreprise
paternaliste, il avait l'ambition de bâtir dans son fief de Noisiel
une sorte de cité idéale. "Le village que l'industriel Vulfran a
bâti pour ses ouvriers à Maraucourt, dans En famille d'Hector
Malot (1893), est une copie de la Cité ouvrière de Noisiel" (Teyssèdre,
op.cit. p.241). La caricature républicaine (Alfred Le
Petit, André Gill) le représente sur un esquif baptisé Le Noisiel,
en route vers le Soleil de l'Avenir.
Source de l'image :
http://www.wikigallery.org/wiki/painting_218986/Andre-Gill/Emile-Justin-Menier-1826-81
Firmin Maillard,
cité par Steve Murphy (op.cit. p.211), semble même lui attribuer une
étude de 1871 intitulée La Fédération communale, où sont prônés
des principes comme "l'autonomie absolue" de la Commune et la
constante révocabilité des élus. Voir en ligne son ouvrage : Les
Publications de la rue pendant le Siège et la Commune sur le
site Open Library.org (notice 165, p.63) :
http://www.archive.org/stream/lespublicationsd00mail#page/62/mode/2up
Mais Reboul (p.276,
note 5) trouve cette attribution suspecte, s'agissant d'un homme qui
se présentait par ailleurs comme un "libéral indépendant" partisan
des libertés "compatibles avec l'ordre" (profession de foi de Menier
pour les élections de février 1871, BNF).
Noisiel
Menier
fut, en tout état de cause, un personnage assez comparable à
Robinet, ce qui justifierait la juxtaposition des deux noms dans le
v.3. Mais le dispositif typographique du texte s'oppose à cette
conclusion, d'après Reboul. Si le nom Robinets est mis en
valeur et séparé du reste de l'énumération par le jeu du vocatif et
des tirets, il n'en est aucunement de même pour celui de Menier,
de sorte que "la fonction de Menier dans le discours poétique
ne peut
plus être tenue pour identique à celle des Robinets."
Aussi Reboul
préfère-t-il la solution Paulin Ménier. Le fac-similé du manuscrit,
d'ailleurs, présente une sorte
d'accent au dessus du "e". Paulin Ménier (1842-1898) était un
comédien, qui connut notamment un énorme succès
dans Le Courrier de Lyon. Francisque Sarcey a dit de lui "qu’il
était l’homme d’un rôle, plus qu’un grand comédien". Voir sur
internet une notice le concernant :
http://www.appl-lachaise.net/appl/article.php3?id_article=3019
et, ci-contre, son
portrait par Gill dans le rôle de Chopart (L'Éclipse, 1874).
Le Courrier de Lyon,
mélodrame écrit en 1850, sous la deuxième république (par
Siraudin, Moreau et Delacour) raconte une affaire de pillage de la
malle-poste sous le Directoire. Entre 1862 et 1870, ce drame est
repris sept fois au théâtre de la Gaîté. La reprise de juin 1868
voit la 500e de la pièce. Paulin Ménier, écrit Reboul,
"ressuscitait au fond la scène de 1830, avec ses immenses ambitions,
son impact social et son culte du héros démoniaque ou grotesque,
offert comme un miroir narcissique à l'individualisme contemporain.
Figure majeure, assurément, de l'imaginaire dans le Paris
contemporain, entre le piano de Wolf et Pleyel, cœur du salon
bourgeois, et l'art du caricaturiste, incarné contradictoirement par
un Gill ou un Guido Gonin." (op.cit. p.280).
v.4 /
— O Christs !
—
Pour Yves Reboul,
comme nous l'avons déjà vu, "la quadruple occurrence des tirets"
(p.283, il me semble qu'il eût fallu écrire "quintuple") isolant et
mettant en relief quatre (ou plutôt cinq) syntagmes-clés joue un
rôle essentiel dans l'articulation logique du texte. Notre petit
problème de comptabilité vient du fait que, pour Reboul,
"— Ô Robinets ! O Christs !
—" (c'est ainsi qu'il
l'écrit, significativement, p.280) ne font qu'un seul et même
syntagme. Ces deux vocatifs sont aussi crédités par lui d'un même
registre, celui de l'ironie, ce qui coule de source puisque
Robinets et Christs, pour Reboul, sont synonymes : "cette
intervention rompt le fil de l'énumération, laisse percer une ironie
qui implique jugement, en tout cas brise avec la paraphrase
énumérative des premiers vers, pour ébaucher une logique du texte
entièrement différente" (p.280).
Si
l'idée d'une rupture énonciative et l'analyse de la structure du
texte paraissent pertinentes, l'appréciation du sens implicite de ce
passage est plus discutable. La symétrie de construction entre les
deux incises des vers 3 et 4 pourrait fort bien dissimuler une
opposition de registre et de sens. Comme le fait remarquer Robert
St. Clair, "il s'agit non pas du Christ, cette figure de la
singularité (in)humaine rédemptrice de l'humanité, mais de Christs
au pluriel — figures donc d'une sorte d'universalité singulière" et
il serait "légitime — après tout, ce serait en continuité logique
avec la déterritorialisation subversive de l'imaginaire du
Christianisme — de prendre comme signifié du
"— O Christs !
—" la Commune
elle-même : d'y voir une sorte de cri déchiré devant le spectacle du
corps mutilé de la cité révolutionnaire et des milliers de martyrs
qui ont péri en essayant de repenser les paramètres du possible dans
le domaine du politique et de la Communauté. Pour avoir essayé, en
d'autres termes, de créer un 'Noël sur terre'" (op.cit. p.256-257).
Rien d'ironique donc. Plutôt, au sein d'un texte à dominante
ironique, une brève ponctuation élégiaque.
Argument
complémentaire : le texte fonctionne souvent sur des oppositions de
personnes. La plus évidente est naturellement celle de Troppmann et
de Kinck. Mais on sait que Gill, en tant que caricaturiste, était en
quelque sorte l'antonyme de Gonin, que le journaliste Giboyer, dans
la pièce Le Fils de Giboyer d'Émile Augier (1862), passait
pour un portrait au vinaigre de Veuillot qui riposta par un
dialogue, Le fond de Giboyer (Teyssèdre, p.246-247), que
"Mendès avait horreur de Manuel" (ibid.), que Gill avait représenté
Veuillot dans La Lune de la manière la plus disgracieuse
(Murphy, 221-223)... Dans ce contexte, le parallélisme de
ponctuation et de syntaxe qui met en relation les Christs et
les Robinets pourrait bien avoir eu pour fonction de faire
ressortir une opposition plutôt qu'une similitude : voir notre note
sur le mot Robinets.
v.4 / Leperdriel
"La première
génération pharmaceutique de la famille Le Perdriel vivait au début
du XIX° siècle. François Le Perdriel fonda les Laboratoires en
1823 ; son fils, Charles, lui succéda en 1859. Celui-ci, décédé en
1865, fut remplacé par sa veuve jusqu’en 1886, date à laquelle leur
fils Albert prit la direction. [...] François Le Perdriel fut le
créateur de la Toile vésicante rouge et s’adonna tout
particulièrement à la fabrication de tous les produits pour
l’établissement et le pansement des cautères ainsi que des
sparadraps. En 1836, il inventa la fabrication des bas en tissu
élastique, progrès immense dans le traitement des varices. Charles
Le Perdriel introduisit dans la thérapeutique l’usage de la
Résine de Thapsia Garganica et fut le premier en France à
donner aux médicaments la forme effervescente qu’il adopta pour les
Sels de lithine, les Sels purgatifs et les
Sels de fer. [...]"
Source :
http://www.shp-asso.org/index.php?PAGE=leperdriel
Un poème de François Coppée avait
déjà mentionné de façon facétieuse les inventions de la famille Le
Perdriel. On a depuis longtemps signalé ce poème comme une source
probable de la Vénus
Anadyomène de Rimbaud :
Les dieux sont morts. Pourquoi
faut-il qu’on les insulte ?
Pourquoi faut-il qu’Hellas & que son noble culte
Ne puissent pas dormir de ce sommeil serein
Que prêta le pinceau classique de Guérin
Au Roi des rois vers qui rampe le sombre Egiste ?
Pourquoi faut-il enfin qu’un impur bandagiste
Donne à l’Hercule antique un infâme soutien,
Des bas Leperdriel à Phœbus Pythien,
Et, contre la beauté tournant sa rage impie,
Pose un vésicatoire à Vénus accroupie ?
François Coppée, Promenades
et intérieurs, X,
Le Parnasse contemporain. Deuxième série (1869-1871)
|
2e
quatrain
v.5 / Jacob
La présence du mot "Gambier" au vers 1
fait se demander à Steve Murphy si "Jacob" pourrait désigner ici
les fameuses "pipes Jacob" ? Notons par parenthèse que,
contrairement à ce qu'on lit ici ou là, les "pipes Jacob" n'étaient
pas des pipes fabriquées par un certain Jacob mais un modèle de
pipes en terre cuite à l'effigie du patriarche de
la Bible, père des douze tribus d'Israël,
inventé par Gambier au début des années 1830 puis imité par la
plupart des autres marques.
Cf.
http://www.tabacollector.com/inspiration/figures/jacob/index.htm
Mais, après Pascal Pia,
Murphy
préfère se diriger vers l'hypothèse du Zouave Jacob, beaucoup plus
riche sur le plan sémantique.
"Considéré comme un habile
charlatan, écrit Steve Murphy, le zouave était une figure de
prédilection dans les publications satiriques, généralement
comme comparant permettant de vilipender le charlatanisme
d'hommes politiques du jour" (op. cit. p.214).
Jacob a été caricaturé par Gill, dans La Lune,
le 1er septembre 1867 :
Auguste Henri Jacob (1829-1913), ancien zouave des troupes
impériales connut un énorme succès durant le Second Empire en
s’improvisant guérisseur par imposition. Un grand bagou permit à ce
charlatan d’obtenir une clientèle solide. Sa "méthode" s'apparentait
au Spiritisme. Non seulement il tombait en "Vision Extatique" pendant
qu'il guérissait, mais encore voyait le "Fluide des Esprits Blancs" qui
était censé produire ses Cures.
Selon Pascal Pia, le zouave Jacob
eut à comparaître devant les tribunaux pour exercice illégal de la
médecine à plusieurs reprises (op. cit. p.80).
Encore aujourd’hui, dit-on, des
esprits crédules viennent fleurir sa tombe au cimetière de Gentilly
dans l’espoir d’une hypothétique guérison. Il reste que face aux
tours du XIIIe arrondissement, son
buste en bronze, œuvre de A. Fossé, est l’un des plus photogéniques
des cimetières parisiens.
Source :
http://www.blogg.org/blog-78129-billet-andre_gill___le_zouave_guerisseur__jacob__ca_1880_-968280.htm
v.5 / Bonbonnel
Charles Laurent Bombonnel (1816-1890). Ce dijonnais a publié en 1860
le récit de ses chasses à la panthère en Algérie. L'ouvrage connut
un grand succès et a été
réédité 18 fois entre 1860 et 1924.
Dans Tartarin de Tarascon (1872), Alphonse Daudet s'est inspiré du
personnage de Bombonnel.
"Bombonnel ne s'est pas illustré uniquement par ses poses ridicules
de matamore. Pendant l'invasion allemande, une dépêche des Nouvelles
de la guerre annonçait que 'le corps des Francs-Tireurs ayant pour
chef M. Bombonnel, le célèbre chasseur de panthères, compte déjà
30000 volontaires'. Le Cri du Peuple (6 mars 1871) signalait
que les miliciens de Bombonnel sont rentrés chez eux conformément à
l'accord de paix avec la Prusse. Ils ont obéi à Monsieur Thiers,
douze jours avant l'insurrection de la Commune" (Bernard Teyssèdre,
op.cit. p.248).
On
voit par là que Bombonnel a pu représenter pour Rimbaud la posture
inverse à celle des Communards dans la guerre : l'attitude
capitularde de la bourgeoisie française face à Bismarck.
v.6 / Veuillot
Louis Veuillot (1813-1883),
polémiste catholique, journaliste et poète. Gill en avait fait dans
La Lune une caricature célèbre accentuant les disgrâces de sa
peau grêlée et de son nez en forme de patate. Ses poings serrés de
boxeur symbolisent l'écrivain polémiste.
Il était le rédacteur
en chef de L'Univers, journal réactionnaire et ultramontain,
dans les colonnes duquel il pourfendait l'athéisme et le
libéralisme, menait campagne pour l'enseignement confessionnel et
contre l'école laïque.
"Depuis l'avènement
de la République, Veuillot cherche à promouvoir une 'monarchie
chrétienne' qui ferait du roi le vicaire du pape. Il approuve le
comte de Chambord dans sa fidélité au drapeau blanc contre le
drapeau tricolore. Il représente, de tous les courants monarchistes,
le plus réactionnaire" (Bernard Teyssèdre, op.cit. p.188).
En 1871, il publie
Paris pendant les deux sièges, dont il n'est pas nécessaire de
préciser la tendance.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Veuillot
v.6 / Tropmann
Troppmann fut exécuté en 1870 pour
avoir assassiné six membres d'une même famille (la famille Kinck).
Tourgueniev a donné un récit célèbre de l'exécution. Le cas Troppman
défraya la chronique, notamment le débat sur la peine de mort
(d'autant que l'accusé, dit Steve Murphy, p.229, ne paraissai guère
sain d'esprit).
Sur l'affaire Troppmann, voir :
Wikipédia, article Troppmann :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Troppmann
Charles Grivel, "Troppmann ou de la défiguration" :
http://www.fabula.org/colloques/document938.php
"Troppmann devint
l'assassin exemplaire, écrit Steve Murphy, de sorte que dans la
caricature et les publications polémiques de l'époque, on recourait
à l'antonomase ou à l'analogie pour s'attaquer aux assassins plus
efficaces qui ôdaient dans le monde politique contemporain."
(op.cit. p.229). Steve Murphy rapporte que, selon le Dictionnaire
du Mouvement ouvrier français, Gill a donné le portrait de
Pierre Bonaparte, neveu de l'Empereur, assassin du journaliste
républicain Victor Noir, sous les traits de Troppmann. On lisait
dans la presse républicaine que le crime d'Auteuil (P.Bonaparte)
enfonçait celui de Pantin (Troppmann). En 1871, c'est une caricature
de Faustin
La Dynastie des Troppmann (1871) qui compare Troppmann à Thiers,
assassin de la Commune.
Source : Jean Berleux, La
Caricature politique en France pendant la guerre, le siège de Paris
et la Commune :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5428329h
v.6 / Augier
Né à Valence (Dauphiné), le 17
septembre 1820. Poète et auteur de nombreuses pièces, la plus
célèbre restant Le Gendre de M. Poirier, conçue en
collaboration avec Jules Sandeau ; il collabora aussi avec Labiche ;
ses œuvres forment six volumes. Émile Augier fut plusieurs fois
candidat à l'Académie. Habitué du salon de la princesse Mathilde et
soutenu par le parti libéral, Thiers, Rémusat, Mérimée,
Sainte-Beuve, il fut battu par de Falloux, candidat des ducs et du
parti religieux, et obtint 15 voix littéraires contre 19 politiques
données à son concurrent. Il fut finalement élu le 31 mars 1857.
http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Augier
Émile Augier,
caricature de Georges Lafosse dans
Le trombinoscope de
Touchatout, 1874.
v.7 / Gill
André Gill (1840-1885), pseudonyme de Louis-Alexandre Gosset de Guines, dessinateur de revues et de
journaux. Premières caricatures en 1861 (Journal amusant,
Revue pour tous). En 1865, il est dessinateur-vedette du nouveau
journal satirique La lune, qui deviendra en 1868 L'Éclipse.
Gill y fait équipe avec Régamey, Humbert, Vermersch et
d'Hervilly.
C'est donc un représentant très en vue de la caricature
républicaine. Il est membre du Cercle zutique. Sympathisant modéré de la Commune.
Cf. son élégie pro-communarde, faussement signée Carjat, sur le feuillet 7 verso de l'Album
zutique :
(Oh ! n'avoir pas
trouvé même...) une rime en elles ?
Les roses , — vous savez comme elles étaient belles, —
Sont mortes d'avoir bu le sang des fusillés ;
Et le vent qui s'acharne aux arbres dépouillés,
Vent dur, vient de la mer. Sa grande plainte vague
Il l'a prise au malheur : il a, comme un bandit,
Volé sur les pontons, aux pauvres qu'on maudit
Et que leur femme oublie et qu'insulte la vague,
La chanson des vaincus, rejetés au néant,
Qu'on chante, avec des pleurs, là-bas, sur l'océan.
E. Carjat
A.Gill |
Il est le seul zutiste cité dans Paris et, à ce titre,
pourrait éventuellement passer pour une cible du poème,
dans la mesure où l'on décèlerait quelque intention satirique
possible à son égard.
Pour plus d'info :
http://crhxixe.univ-paris1.fr/spip.php?article332
Expo Gill :
http://crhxixe.univ-paris1.fr/expo/
v.7 / Mendès
"Catulle Mendès (1841-1909), écrit Bernard Teyssèdre, est de tous
les jeunes Parnassiens celui qui a le plus précocement réussi. Il
n'avait pas vingt ans quand il a fondé en 1860 La Revue
fantaisiste. Il a publié en 1863 deux recueils de poèmes,
Philoméla (que Rimbaud a lu et imité à Charleville) et
Panteleia. Lemerre l'a chargé en 1866 de coordonner avec Ricard
le premier Recueil du Parnasse contemporain [...] Récemment,
(la préface est datée du 30 mai 1871) Mendès s'était discrédité,
selon Verlaine, en publiant les 73 journées de la Commune qui
puent le bourgeois pantouflard et timoré. Dès la première page de
leur album, les Zutistes se moquent du penchant de Catulle pour la
notoriété et les mondanités : c'est un habitué du Café Riche"
(op.cit. p.246).
Pour plus d'infos :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Catulle_Mend%C3%A8s
v.7 / Manuel
Eugène Manuel (1823-1901). Poète,
professeur et homme politique français. Il avait publié plusieurs textes dans
Le Parnasse contemporain. Deuxième série
(1869-1871). Plusieurs pièces de l'Album zutique sont des parodies
d'Eugène Manuel (notamment L'Aumône, de Valade, qui, d'après
Pascal Pia, parodie une pièce des Poèmes populaires).
Sa carrière politique est
profondément attachée à la république. Chef de cabinet de Jules
Simon en septembre 1870, il devient inspecteur de l'académie de
Paris en 1872, puis inspecteur général de l'instruction publique en
1878. Son œuvre poétique reprend les thèmes classiques de l'époque :
la famille, l'amour, la pitié envers les déshérités. Il a sa statue
(par Gustave Michel, 1908) devant le Lycée Janson-de-Sailly :
Premières œuvres :
- La France,
livre de lecture à l’usage des classes, en collaboration avec Ernest
Lévi-Alvarez, 4 vol., 1854-1858, plusieurs fois réimprimé.
- Pages intimes,
poèmes, 1866.
- Les Ouvriers,
drame en un acte et en vers, Paris,
Théâtre-Français, 17 janvier 1870.
- Poèmes populaires, 1871.
- Pendant la guerre,
poésies, 1871.
Source :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Eug%C3%A8ne_Manuel
v.8 / Guido Gonin
Peintre et dessinateur
peu connu, qui semble avoir été spécialisé dans les planches de
mode, les tableaux parisiens et les scènes galantes. C'était un
proche de François Coppée, bouc émissaire n°1 de la vindicte
zutiste. En 1871, il
participe notamment à l'Album-journal L'Esprit follet. Steve Murphy indique que plusieurs
poètes contemporains (Arène, d'Hervilly, Mérat, Silvestre, Vermersch) ont
collaboré à cette publication. Valade, qui publie aussi dans cette
revue, cite Gonin dans le faux Coppée de l'Album zutique intitulé
Épilogue.
Épilogue
J'ai fait ces vers ainsi que
de simples bluettes :
Esquisses à la plume ou fines statuettes Telles que Caussinus ou que Guido Gonin N'en désavoueraient pas l'art frêle ... Un dieu bénin M'a fait ce doux loisir entre les grandes œuvres Car j'ai combattu l'Hydre anarchiste et les pieuvres Sociales ! Avant ces jeux d'enfants, mes doigts Ont dans le marbre dur sculpté Fais ce que dois Et forgé longuement le métal de ma Grève... — Car, chez moi, la Pensée alterne avec le Rêve !
François Coppée
Dans ce
poème, Valade raille les prises de position anticommunardes du
"poète des Humbles" (Coppée) et de Guido Gonin, qui professaient par
ailleurs des convictions "républicaines". Il fait référence au drame
de Coppée Fais ce que dois, donné à l'Odéon le 21 Octobre
1871, qu'un gribouillis d'Antoine Cros sur l'Album zutique (feuillet 9 verso) prenait aussi à partie, (cf.
La Poésie
jubilatoire, Garnier, 2011, p.36). La mention de
"l'Hydre anarchiste" et des "pieuvres / Sociales" constitue une
allusion transparente à un dessin de Guido Gonin paru en septembre
1871 dans L'Esprit follet, intitulé "Une mauvaise vision"
(cf. Steve Murphy, op. cit. p.224-226). Sur cette caricature
anticommunarde, un ouvrier hirsute brandit une bannière sur
laquelle on peut lire le nom de l'"Internationale" (dénomination,
courante à l'époque, de l'Association Internationale des
Travailleurs), bannière qui se confond avec la queue d'un serpent
monstrueux étouffant la France exténuée. Une légende, sous le
dessin, déclare : "La France a vu l'Internationale et espère ne plus jamais la revoir."
Steve Murphy a parfaitement raison de dire (ibid. 226) que
"l'intérêt de cet exemple n'est pas réduit par le fait que le poème
de Valade se trouve bien après Paris dans l'album" (deux semaines
environ les sépare si l'on se fie à la chronologie proposée par
Bernard Teyssèdre, La Poésie jubilatoire, Garnier, 2011,
p.32-64). En effet, si le principe de Rimbaud est manifestement
d'inscrire sans commentaire des noms lui paraissant caractéristiques
de l'air du temps, il ne fait pas de doute que la mention de Guido
Gonin dans Paris était de nature à provoquer immédiatement
pour les membres du groupe zutique, et au-delà, l'association avec
l'ignoble acte d'allégeance à la Réaction dont venait de se rendre
coupable le dessinateur vedette de L'Esprit follet.
UNE MAUVAISE VISION
La France a vu
l'Internationale et espère ne plus jamais la revoir.
v.8-9 / — Panier // Des Grâces !
Pour Pascal Pia, il s'agirait de
"l'enseigne d'un marchand de frivolités et d'accessoires de
toilettes". Les robes à paniers ne faisaient plus guère partie
de la mode vestimentaire féminine en 1870 mais il est vrai que les
robes élégantes étaient encore munies de sortes de faux-culs appelés
"tournures", comme le rappelle le premier éditeur de l'Album
zutique.
Dans le cadre d'une lecture
pittoresque du sonnet comme évocation poétique des rues de Paris, on
pourrait aller jusqu'à voir dans ce "Panier // Des Grâces" une
allusion aux "passantes", "panier" désignant moins dans ce cas une
pièce de vêtement féminin que ce dont il est l'ornement.
"Il faudrait tenir compte, note cependant Steve Murphy,
d'une autre signification possible dans le contexte historique." On
pouvait difficilement, en 1871 et dans le milieu de sympathisants de
la Commune qu'était le Cercle zutique, prononcer le mot "grâces"
sans que cela évoque la "Commission des grâces" qui statuait sur le
sort des prisonniers communards dans les mois qui suivirent la
Semaine sanglante. "Le panier pourrait être celui de la guillotine,
où tomba la tête de Troppmann, sous le regard sans doute indifférent
de son bourreau... Monsieur Paris. Quoi qu'il en soit, on pourrait
bien imaginer que la victime, les cheveux dressés sur la tête,
ressemblait un peu à la publicité de l'Hérissé, avant que sa tête ne
tombe." (p.239-240).
"Sur une caricature de Faustin
antérieure à la Semaine sanglante, note encore Bernard Teyssèdre,
les trois Grâces (ou les trois Grasses) du jugement de Pâris ont
pris le visage avenant de Thiers, Favre et Picard." (op.cit. p.250).
|
1e
tercet
v.9 / L'Hérissé
Comme Pascal Pia l'a signalé (op.
cit. p.81), À l'Hérissé était l'enseigne d'un chapelier
établi 28 bis, boulevard de Sébastopol qui diffusait pour sa
publicité le dessin d'un personnage aux cheveux dressés. Rimbaud
semble avoir été le premier littérateur à y faire allusion mais le
motif dut frapper les contemporains car on le trouve décrit dans
plusieurs œuvres littéraires postérieures : il est projeté "sur la
face épanouie de la lune"
dans L'Affichage céleste de Villers de L'Isle Adam, dans
La Curée de Zola, Renée observe sur un kiosque "dans un cadre
jaune et vert, une tête de diable ricanant, les cheveux hérissés,
réclame d'un chapelier qu'elle ne
comprit pas", Germain Nouveau le
mentionne en même temps que "Monsieur Gallopau" dans un de ses
Dixains réalistes (Dixains
réalistes est un recueil collectif de parodies publié en
1876 sous la direction de Charles
Cros, dont le premier tome a paru
d'abord en fascicules, puis en volume chez l'éditeur Lemerre) :
J’ai du goût pour la flâne
J’ai du goût pour la flâne,
et j’aime, par les rues, Les réclames des murs fardés de couleurs crues, La Redingote Grise, et Monsieur Gallopau ; L’Hérissé qui rayonne au-dessous d’un chapeau ; La femme aux cheveux faits de teintes différentes. Je m’amuse bien mieux que si j’avais des rentes Avec l’homme des cinq violons à la fois, Bornibus, la Maison n’est pas au coin du Bois ; Le kiosque japonais et la colonne-affiche… Et je ne conçois pas le désir d’être riche.
|
Yves Reboul, reprenant
explicitement sur ce point Steve Murphy (p.239-240), pense que la
publicité pour L'Hérissé, à cet endroit du poème (sa place logique
aurait plutôt été le premier quatrain, au côté des autres commerces), est "la figure
probable du condamné aux 'cheveux dressés sur la tête' par la peur
de l'exécution." Il ajoute "qu'il pourrait bien y avoir là une
allusion sardonique à Hugo, chez qui les cheveux hérissés révèlent
précisément la terreur devant la mort, élément essentiel de sa
campagne contre la peine capitale (voir par exemple Notre-Dame de
Paris, XI, 2, où est peint Claude Frollo près de tomber des
tours de notre-Dame : 'La tête qu'il releva avait les yeux fermés et
les choix tout droits')" (p.285).
Quai des Orfèvres,
1866. Photo de Charles Marville (détail)
Source : Patrice de Moncan, Charles Marville : Paris photographié
au temps d'Haussmann, Éditions du Mécène (2009).
Bernard Teyssèdre (op.
cit. p.251) n'adhère pas à l'exégèse de Reboul sur ce point :
"Est-ce bien dans l'esprit de Rimbaud, cet émoi de Grand-Guignol,
cette compassion qui risque de déboucher sur une résignation
défaitiste ?" Il croit plutôt à une allusion à l'auteur des
Incendiaires, Eugène Vermersch. Il se fonde pour cela sur une
référence donnée par Pascal Pia. Un article de 1878 décrivait ainsi Vermersch, alors exilé à Londres :
"Ses cheveux
frisés à peu près comme les baguettes d'un tambour et tous
droits sur son front lui faisaient une vague ressemblance avec
ce personnage fantastique, à la chevelure folâtre, patron des
chapeaux, qui s'étale sur les murs de Paris et qu'on appelle
L'Hérissé." (Albert Allenet, Jeune France, 1878).
Cette référence, qui ne laisse pas
d'être amusante, inspire malgré tout trois raisons de réticence.
L'article date de 1878 et ne peut être considéré comme une source.
Les souffrances héroïques sont en effet souvent l'occasion, chez
Rimbaud, d'évocations mélodramatiques, voire grandguignolesques (cf.
la fin de Mauvais sang, ou même Qu'est-ce pour nous mon
cœur..., ou Angoisse..., ou Démocratie ...).
Enfin, si Bernard Teyssèdre nous indique la source de son exégèse,
il ne nous en indique guère le sens : quelle serait la fonction de
la présence de Vermersch à cet endroit du texte : une allusion à
l'attitude controversée de ce dernier aux dernières heures de la
Commune (il a évité de se battre sur les barricades et il a eu à
s'en expliquer auprès de certains de ses amis) ? Cela
coïnciderait, en tout cas, avec le motif de la peur.
v.10 / Cirages onctueux !
Rimbaud peut avoir joué sur le
double sens de l'adjectif "onctueux". Au propre : qui a la
consistance d'un corps gras ; au figuré : qui se comporte avec une
douceur affectée). Steve Murphy commente : "onctueux,
peut-être parce qu'il est question à Paris de lécher de nombreuses
bottes pour réussir" (op. cit. p.239). "Peut-être moins
toutefois 'pour réussir', ajoute Reboul, qu'à cause de la répression
et de la servilité qu'elle engendre" (op.cit. p.286)
v.11 /
Pains vieux, spiritueux !
Rimbaud aurait-il joué sur
l'équivoque : spiritueux/spirituel ? C'est peut-être, dit Reboul, "le
vers le plus retors du poème". En apparence, explique-t-il, il y a
là une évocation de la vie de bohème. Mais on pourrait y voir aussi
"une allusion blasphématoire à l'Eucharistie" anticipant
l'injonction finale "Soyons chrétiens". Cette référence à la
communion, explique Reboul conformément à sa lecture ironique de
toute cette fin de poème, pourrait être l'annonce faite aux
"aveugles" du vers 12, semblables à ces aveugles de l'Évangile à qui
le Christ rendait la vue par ses miracles, qu'en se faisant
"chrétiens" (v.14) ils seront sauvés !!
|
2e
tercet
v.12 /Aveugles !
À l'instar de Reboul,
Robert St. Clair pense que l'on doit lire ensemble, comme une seule et même apostrophe
lancée par le poète en direction de ses contemporains, les deux syntagmes
exclamatifs du dernier tercet : "Aveugles ! ... Soyons chrétiens !" Mais
il s'étonne que Reboul récuse toute comparaison entre cet aveuglement,
selon Reboul exclusivement politique (l'aveuglement devant la répression et
les risques de restauration de l'Empire), et le désarroi métaphysique,
le sentiment de déréliction des
Aveugles de Baudelaire. Or, pour Robert St. Clair, il y a bien quelque
chose d'ontologique dans l'aveuglement dénoncé par Rimbaud : "cécité de
l'idéologie qui, par des mécaniques imaginaires et libidinales, nous
rend tous aveugles, incapables de voir les conditions matérielles de
base, ou de Grund, dans lesquelles l'exploitation capitaliste
prend racine" (247). Cette cécité ou cette aliénation prendrait
d'après lui racine, selon l'enseignement de Marx, dans le règne de
la marchandise : "la marchandise, avec ses 'mystères théologiques',
parvient à fausser [...] le rapport des agents à eux-mêmes et à
rendre invisibles les rapports sociaux [...] C'est donc loin d'être
une coïncidence si l'une des matières brutes sémiotiques du sonnet
se trouve être cette base langagière même du fétichisme de la
marchandise qu'est la publicité." (ibid.)
v.12-13
/ — puis, qui sait ? —
/ Sergents de ville
Yves Reboul accorde une grande importance à
l'incise entre
tirets, et notamment à l'adverbe de temps "puis" qui lui permet de
montrer l'existence, dans le poème, d'une "manière de 'logique'
narrative" (op.cit.p.269). L'enchaînement discursif et narratif
est ici d'une extrême logique, montre Reboul. "Puis" annonce une
suite. La formule interrogative "Qui sait ?" crée "une brève plage
d'incertitude et de doute", préparant l'arrivée de ce qui suit :
"Or, ce qui suit, c'est la mention des sergents de ville dont Steve
Murphy, bien qu'il ait souligné avec raison la dimension
bonapartiste de la référence (les fameux sergots de l'Empire !) n'a
pas vraiment tiré les conséquences. Car si ce corps de police
symbolisait bien la tyrannie impériale aux yeux des Républicains, sa
suppression, trois jours après la fin de l'Empire, avait précisément
été l'un des premiers actes du nouveau pouvoir, de sorte qu'il
n'existait plus depuis des mois au moment où s'écrivait Paris.
Si donc Rimbaud, en quasi clausule de son sonnet (lieu stratégique
s'il en fut) peut écrire puis, qui sait ? Sergents de ville,
cela ne peut en bonne logique avoir qu'une seule signification :
alors qu'après l'écrasement de la Commune c'est une République
conservatrice qui, officiellement, est en place, cela revient tout
simplement à insinuer qu'il n'y aurait rien d'impossible (qui sait?)
à un rétablissement pur et simple de l'Empire." (op. cit. p.281-282)
v.13-14 / Enghiens / Chez soi
"Pour
respecter les règles de la versification classique, écrit Pascal Pia,
Rimbaud a ajouté un s à Enghien qu’il fait rimer avec Chrétiens. »
La formule est en effet empruntée à une réclame pour les eaux
minérales sulfureuses d'Enghien-les-bains qui était à l'époque une
station balnéaire à la mode, où la princesse Mathilde, par exemple,
avait son palais d'été. Cette publicité informait les personnes ne
pouvant accéder, pour une raison ou une autre, aux bienfaits de
cette source thermale qu'ils pouvaient désormais acheter cette eau
en bouteille pour se gargariser chez eux. Nul besoin d'un "s" à
"Enghien", donc, sauf pour la règle.
Mais Jacques
Bienvenu a fait remarquer que Rimbaud ne se souciait pas toujours de
cette règle et qu'il faut voir peut-être, dans cette hypercorrection
un peu cocasse, l'une des manifestations d'impertinence, habituelles
à Rimbaud, à l'égard du puriste Banville, depuis que le jeune poète
a pris connaissance du Petit Traité de poésie française (voir
Jacques Bienvenu,
« Ce qu’on dit au poète à propos de Rimbaud et Banville », sur
le site de la Revue des Ressources, novembre 2009).
Quel sens donner à cette référence
à cet endroit du texte ? J'y verrais plutôt, avec Reboul (op.cit.
p.287), une allusion à l'éthique petite-bourgeoise faite de goût du
"comfort" (comme aime à dire Rimbaud) et de repli frileux sur la
sphère privée (le "chez soi" et le chacun pour "soi"). Teyssèdre
(qui affectionne les exégèses paillardes et qui se souvient du texte
para-zutique :
L'enfant qui ramassa les balles...) y verrait plutôt une
allusion grivoise à la fellation et/ou à l'autoérotisme (op.cit.
p.255-256).
v.14 / Soyons chrétiens !
Pour Murphy, Rimbaud a peut-être
voulu, à la fin de ce tableau du Tout-Paris post-communard bâti sur l'idée de la
diversité, du conflit, du désordre, formuler sarcastiquement un vœu d'amour
universel : que "tout ce beau monde de Paris s'entr'aime" : Troppmann et Kinck, Veuillot et
Gill, Christs et Robinets, etc. !
(op. cit. p.242).
L'analyse de Reboul est différente.
S'agissant d'un tableau d'actualité qui s'achève sur la menace d'une
restauration de l'Empire, "le dernier énoncé du poème à être
souligné d'un tiret" doit être compris comme "une invite sardonique
à s'aligner sur l'idéologie officielle d'un régime impérial futur,
qui ne pourrait être que clérical" (op.cit. p.283).
Comme nous l'avons déjà dit, Robert
St. Clair serait plutôt tenté par une lecture révolutionnaire de
l'injonction finale du sonnet : "Parions donc que 'soyons chrétiens'
est aussi l'annonce d'une 'révolte logique' dont le sens peut se
localiser dans une conception radicale de l'égalité, ainsi que dans
une sorte d'appel à la mémoire, voire à la vengeance". Faisant valoir l'influence bien
connue sur Rimbaud des socialismes romantiques d'origine chrétienne et
du modèle messianique ("Morts de Quatre-vingt-douze et de
Quatre-vingt-treize ... / Ô millions de Christs aux yeux sombres et
doux, / Nous vous laissions dormir avec la République", etc.) il se
demande : "peut on réellement affirmer que le sens de ce qu'on pourrait
appeler l'impératif éthique du poème va de soi, et ne serait qu'une
simple, quoique sardonique, dénonciation de l'Église et du pouvoir
étatique ?" (op. cit. p.256).
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Bibliographie
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Pascal Pia, Album zutique,
introduction, notes et commentaires de P.P., Cercle du livre précieux,
1961 ; rééd. Jean-Jacques Pauvert, 1962. |
Steve Murphy,
"Faites vos Paris", Stratégies de
Rimbaud, Champion, 2004, p.189-242 |
Yves Reboul, "Faites vos Paris ?",
Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier, Études
rimbaldiennes, 2009, p.265-287. |
Robert St.Clair, "'Soyons
chrétiens !' ? Mémoire, anticapitalisme et communauté dans
Paris", La Poésie jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et l'Album
zutique, dir. Seth Whidden, Classiques Garnier, 2011, p.241-259.
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Bernard Teyssèdre,
Rimbaud et le foutoir zutique, Éditions Léo Scheer,
février 2011, p.233-262. |
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