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Paris (octobre 1871)

interprétations bibliographie

 

Notes

Panorama critique

1er quatrain
2e quatrain
1e tercet
2e tercet

 

 

 

 

 

                  




 

               Paris

Al. Godillot, Gambier,
Galopeau, Wolf-Pleyel,
Ô Robinets ! Menier,
O Christs ! Leperdriel !

Kinck, Jacob, Bonbonnel !
Veuillot, Tropmann, Augier !
Gill, Mendès, Manuel,
Guido Gonin ! Panier

Des Grâces ! L'Hérissé !
Cirages onctueux !
Pains vieux, spiritueux !

Aveugles ! puis, qui sait ?
Sergents de ville, Enghiens
Chez soi. Soyons chrétiens !

                           A. R.     

 

 

Interprétations

remonter bibliographie

La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page

 

Panorama critique

   Depuis que Steve Murphy y a détecté une visée politique cachée, ce petit (pseudo ou para) sonnet zutique en forme d'inventaire chatouille singulièrement les curiosités rimbaldiennes. Quatre microlectures (de Steve Murphy, Yves Reboul, Bernard Teyssèdre, Robert St. Clair) viennent de lui être consacrées coup sur coup.

   La pièce avait certes été remarquée depuis longtemps pour sa forme insolite  : un sonnet en vers de six syllabes, composé pour moitié de noms propres, commençant par une abréviation ("Al. Godillot" pour Alexis Godillot)... Mais il est vrai que ce genre d'excentricités et d'acrobaties formelles pullule dans la production zutique (sonnets monosyllabiques, sonnets de deux, trois et quatre syllabes...).

   Le titre et l'abondance des noms propres ont longtemps inspiré à la critique une caractérisation du poème par l'impressionnisme ou le pittoresque urbain (sans qu'il y ait rien de péjoratif dans ces formules). Louis Forestier résume bien cette perception dominante lorsqu'il écrit :

"Ce qui est très neuf, et finalement très bien vu (peut-être fallait-il arriver de province pour cela), c'est de définir la capitale par tout autre chose qu'une structure urbaine organique et architecturale. La ville est d'abord juxtaposition pointilliste, et presque agressive, de vocables qui frappent les sens avant de susciter la compréhension. Ces mots sont tous du domaine des médias : affiches, grands faits divers, journalisme." (AR Œuvres complètes, Bouquins Laffont, 2004, p.467).

On signale fréquemment tout ce que cette poésie de l'enseigne et de l'affiche, de la gazette et du paysage urbain, doit à l'air du temps : elle est à l'œuvre chez Baudelaire (notamment dans son essai Le Peintre de la vie moderne), on la retrouvera un peu plus tard chez Germain Nouveau (J'ai du goût pour la flâne...), dans Les Croquis parisiens de Huysmans (L'Obsession), dans la Grande Complainte de la ville de Paris de Jules Laforgue, chez Villiers de L'Isle-Adam (L'affichage céleste...), chez Zola (La Curée...).
 

   Rien de tout cela n'est faux. Mais Steve Murphy, dans un article de 2004, "Faites vos Paris" (op. cit.), montre qu'il y a peut-être plus, dans le poème, qu'une poétique du flâneur ou une version nouvelle des "cris de Paris" : une véritable visée politique. C'est sans aucun doute cette révélation qui explique l'actuel surcroît d'intérêt à l'égard de ce texte et la sorte de débat qui s'est emparé de la critique.

   Dans son article de 2004, Steve Murphy met en évidence le "substrat politique" communard (op. cit. p.242) que la présence de certains noms propres fait deviner dans ce poème. Notamment, quand Rimbaud mentionne l'assassin Troppmann qu'une caricature de Faustin, La Dynastie des Troppmann (1871), compare à Thiers, assassin de la Commune, ou quand il mêle à son inventaire le nom du caricaturiste Guido Gonin qui, au moment où se crée le Cercle zutique, vient de se signaler par une odieuse allégorie anticommunarde représentant l'Internationale comme un serpent monstrueux étouffant la France (voir ces caricatures dans les notes ci-dessous).


   Cependant, pour Murphy, Rimbaud a souhaité fournir à son lecteur étonné non un discours organisé mais "une synthèse idiosyncrasique des fragments de discours qui jaillissent de Paris" (ibid. 241). Il déclare n'apercevoir dans le poème aucun "fil d'Ariane solide" (ibid. 240) permettant d'y reconnaître une logique discursive ou narrative, ce qui lui a été reproché par Yves Reboul. Celui-ci s'attache à montrer que ce fil directeur existe bel et bien, fondé "d'abord sur la quadruple occurence des tirets, ensuite sur le discours, précisément, qui naît de l'ordre dans lequel apparaissent les mots ou les noms qu'ils isolent" (op. cit. p.283). Ce qui pourrait donner lieu au résumé suivant (que j'espère à peu près fidèle à la pensée de l'auteur) :

Paris

 

Al. Godillot, Gambier,
Galopeau, Wolf-Pleyel,
Ô Robinets ! Menier,
Ô Christs ! Leperdriel !

Ces Robinets, ces Christs, c'est-à-dire ces prophètes messianiques du Progrès social, de la "Bonne nouvelle positiviste", qu'ils paraissent pitoyables maintenant qu'industriels et hygiénistes de toutes spécialités, publicistes et pisse-lyres occupent à nouveau le haut du pavé parisien !

Aujourd'hui, c'est le Panier de la guillotine, symbolisant "la violence sociale qui est aussi celle du Pouvoir" (+ allusion au Comité des grâces statuant sur le sort des prisonniers communards)

Puis (ensuite, demain) ...
Qui sait
si les "sergents de ville" que la Commune a eu le soin de  supprimer ne vont pas faire leur réapparition, et avec eux l'Empire ? D'où le conseil ironique de se résoudre aux "cirages" (de bottes), au repli sur son "chez soi" et à un cléricalisme de bon ton : Soyons chrétiens !

Kinck, Jacob, Bonbonnel !
Veuillot, Tropmann, Augier !
Gill, Mendès, Manuel,
Guido Gonin !
Panier

Des Grâces ! L'Hérissé !
Cirages onctueux !
Pains vieux, spiritueux !

Aveugles ! puis, qui sait ?
Sergents de ville, Enghiens
Chez soi.
Soyons chrétiens !

 
   Bernard Teyssèdre (op.cit. p.260-262), tout en rappelant ce que tout lecteur de Paris doit à la percée herméneutique décisive réalisée par Steve Murphy, ne partage pas l'idée que ce poème ait été "conçu tout exprès de façon à permettre que diverses interprétations demeurent simultanément possibles". Il adhère à la thèse de Reboul selon laquelle "Paris comporte des articulations obligatoires et même une progression". Progression qu'il résume de la façon suivante (je résume son résumé) :

  • Premier quatrain. Les têtes d'affiche du Capital [...]

  • Second quatrain. Les têtes d'affiche du monde culturel [...]

  • Premier tercet. La violence du pouvoir en place : la répression contre les Communards.

  • Second tercet. La réaction bonapartiste et cléricale qui met en danger la république.

Conclusion : Si le poème constitue "une innovation structurale inouïe", procédant par "agrégats de mots", se présentant "comme une séquence de clusters verbaux dépourvue d'articulations verbales", s'il montre, en bref, toute l'allure d'un "discours éclaté", il n'en possède pas moins une forme sui generis de discursivité.
 

   Délivrant une exégèse philosophique de Paris, Robert St. Clair rappelle que pour Marx, "la marchandise, avec ses 'mystères théologiques', parvient à fausser [...] le rapport des agents à eux-mêmes et à rendre invisibles les rapports sociaux [...] C'est donc loin d'être une coïncidence si l'une des matières brutes sémiotiques du sonnet se trouve être cette base langagière même du fétichisme de la marchandise qu'est la publicité." (ibid.) Et quand Rimbaud camoufle le discours latent du poème derrière un "tohu-bohu de noms propres" apparemment dépourvu de sens, obligeant le lecteur à dégager par lui-même le rapport qui relie ces noms entre eux, il produit "une forme d'écriture stratégique" (ibid.), il construit "une économie vertigineuse de litotes qui disent moins (presque rien, une sorte d'infantia poétique) afin d'aboutir à une critique de la conjonction de la politique et de la lutte des classes dans la France de l'après-Commune." (253).

   Par ce commentaire, on remarquera que Robert St. Clair rejoint d'une certaine manière Steve Murphy dans son idée (bien résumée par le calembour de son titre : "Faites vos Paris") que le poème de Rimbaud "permet au lecteur de réagir en tentant les opérations ad hoc les plus diversifiées" (Murphy, op.cit. p.240). Il prête une valeur "stratégique", celle d'une pédagogie politique anticapitaliste, à une forme (l'aléatoire, l'inventaire) que Reboul, au contraire, a tendance à considérer comme un simple dispositif rhétorique (un discours caché à décoder, une poétique de l'énigme). 

   On ne s'étonnera donc pas que Robert St. Clair soit tenté par une lecture révolutionnaire de l'injonction finale du sonnet, "Soyons chrétiens !", qui le différencie des interprétations fournies tant par Murphy que par Reboul : "Parions donc que 'soyons chrétiens' est aussi l'annonce d'une 'révolte logique' dont le sens peut se localiser dans une conception radicale de l'égalité, ainsi que dans une sorte d'appel à la mémoire, voire à la vengeance" (op.cit. p.256). Faisant valoir l'influence bien connue sur Rimbaud des socialismes romantiques d'origine chrétienne et du modèle messianique ("Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize ... / Ô millions de Christs aux yeux sombres et doux, / Nous vous laissions dormir avec la République", etc.) il se demande : "peut-on réellement affirmer que le sens de ce qu'on pourrait appeler l'impératif éthique du poème va de soi, et ne serait qu'une simple, quoique sardonique, dénonciation de l'Église et du pouvoir étatique ?" De même, ne serait-il pas envisageable "de prendre comme signifié du 'O ! Christs !' la Commune elle-même ?" (257).

   L'avouerai-je ... ? Je m'étais posé les mêmes questions. Est-il certain que Reboul ne déforme pas la pensée de Rimbaud quand il compte Robinet, maire démissionnaire et qui a donc refusé de soutenir la Commune au-delà du 26 mars, parmi les "Christs" évoqués au vers 4 ? Les "Christs" ne sont-ils pas plutôt les symétriques des "Robinets", ceux qui n'ont pas démissionné, les Communards, les victimes de la Semaine sanglante, ces sacrifiés que "les Robinets", les Hugo, dans l'esprit de l'auteur de l'Homme juste, ont d'une certaine manière trahis ? Mais, là aussi, Rimbaud a peut-être voulu laisser aux lecteurs la liberté "de réagir en tentant les opérations ad hoc les plus diversifiées", comme dit Steve Murphy, en fonction de leur propre sensibilité, de leur propre interprétation de l'Histoire. 

 

1er quatrain


v.1 / Al. Godillot

"Le sonnet, écrit Bernard Teyssèdre, débute par une abréviation, Al., comme le font certaines publicités commerciales, mais comme ne l'aurait jamais fait une 'vraie poésie'. Rimbaud annonce d'entrée de jeu : 'Ceci n'est pas de la poésie'" (op.cit. p.257).

Né à Besançon dans une famille modeste, Alexis Godillot exerça plusieurs métiers. Les manifestations qui suivirent la révolution de 1848 lui donnèrent l'idée de créer une entreprise d'organisation de fêtes publiques. Sous le Second Empire, il devint organisateur officiel des fêtes. Son entreprise décorait les villes françaises que visitait Napoléon III. Il ouvrit ensuite une tannerie à Saint-Ouen et devint fournisseur officiel de l'armée française, bien connu pour le brodequin clouté qui portait son nom. Enrichi grâce à la guerre de Crimée (1853), il a conservé à la chute du Second Empire, sous la Commune et pendant tous les changements de régime, le monopole des commandes de l’armée. C'est même grâce à leurs "godillots", dit-on, que les soldats versaillais reconnaissaient pour les arrêter les ex-gardes nationaux. Alexis Godillot eut diverses usines (Saint-Ouen, Bordeaux, Nantes) employant jusqu'à 3000 ouvriers. Passionné d’urbanisme, il a aménagé des quartiers entiers de villes. Son goût pour l'aménagement et la modernisation a trouvé un terrain d'action privilégié à Saint-Ouen dont il fut maire de 1857 à 1870.

Source :  http://fr.wikipedia.org/wiki/Alexis_Godillot

Alexis Godillot avait créé en 1843 le "Bazar du voyage", une entreprise spécialisée dans les articles de voyage (malles, sacs de voyage en toile, produits en cuir pour la chasse ou la pêche, etc.) qui employa jusqu'à mille ouvriers et avait pignon sur rue à Paris.


Godillot, explique Steve Murphy, pouvait symboliser, en 1871, le type de la grande entreprise capitaliste, ayant atteint une taille inusitée avant la révolution industrielle du Second Empire. "C'est cette même constatation qui a inspiré à Verlaine, dans un poème publié par le journal républicain Le Rappel, ces vers calembouresques :

Le progrès poursuit sa marche,
Voyez : Godillot fournit
L'armée [...]
"

Le communard Vésinier, poursuit Murphy en citant comme source Stewart Edwards (The Paris Commune of 1871, Londres, Eyre and Spottiswoode, 1971, p.91), avait demandé le 26 septembre 1870 l'expropriation de l'usine de Godillot au profit de la nation, parce qu'il se comportait avec les ouvriers "d'une manière incompatible avec les institutions républicaines". Quelques mois plus tard, le syndicat des fabricants de chaussures demanda à l'administration communale de passer commande aux associations d'ouvriers selliers plutôt qu'à Godillot pour chausser la Garde Nationale. Cette querelle sociale inspira au catholique ultramontain Louis Veuillot, dans Paris pendant les deux sièges, le commentaire philosophique suivant :

"La question pontificale et la question Godillot sont liées indissolublement. Comme l'une sera décidée, l'autre sera tranchée. Si le pape est exproprié, le bourgeois sera exproprié [...] Le Pape était détrôné, Godillot sera rasé. Godillot, c'est le monde." (Paris pendant les deux sièges, V.Palmé, 1871, t.I, p.222)

Mais Godillot, comme on l'a vu, ne sera pas exproprié... (tout cela vient de Murphy, op.cit. p.233-235).

Le nom de Godillot placé en tête du sonnet était donc, pour le lecteur d'octobre 1871, riche de connotations économiques, politiques et sociales susceptibles de résumer l'état du "monde" au moment présent de l'Histoire, moment d'affrontement entre une bourgeoisie industrielle en pleine ascension et des masses laborieuses commençant à se reconnaître des intérêts séparés, moment de basculement marqué par l'élan révolutionnaire de la Commune suivi de son épuisement sous les coups de ses adversaires et de ses propres limitations. 

 

v.1 / Gambier

Jean Gambier a créé une entreprise de fabrication de pipes en terre à la fin du XVIIIe siècle, à Givet (Ardennes). Vers 1860, cette industrie est florissante. Près de 600 ouvriers produisent quotidiennement quelque 2.200 grosses de pipe. Depuis 1850 jusqu'à la fermeture en 1926, près de deux milliards de pipes sont sorties des moules de la piperie givetoise.

Source :
http://www.lunion.presse.fr/article/economie-a-la-une/pipes-gambier-exposees-retour-sur-lindustrie-du-passe

 

v.2 / Galopeau

Un poème de zutique de Valade, intitulé "Intérieur" et faussement signé Coppée, nous indique de quel "Galopeau" il s'agit ici, probablement :

Album zutique, feuillet 22 recto

 

                      Intérieur

Aimable, trahissant la pudeur ingénue,
La dame en rougissant pose sa jambe nue
Avec réserve sur le velours d'un coussin.
Elle tremble tandis que l'humble médecin
Des pieds, agenouillé devant elle, détache
Les pellicules d'un orteil rose et sans tache.
— Quand c'est fini, leurs yeux se croisent en chemin :
Et qui sait ? embryon de quelque honnête hymen
Peut-être germe un peu de sympathie obscure
Entre la patiente et le beau pédicure
.

                         François Coppée [Valade]
 

   Le dessin accompagnant le poème représenterait un de ces automates qui abondaient aux étalages des boutiquiers de Paris, si l'on en croit le livre de Victor Fournel, Ce qu'on voit dans les rues de Paris (1858), p.293 :

 "Que l'industrie humaine est ingénieuse pour attirer l'attention du passant ! Comme tous ces commerçants luttent d'efforts et de sagacité, rien que pour contraindre le regard indifférent à se fixer sur leur étalage ! Tantôt ce sont des moulins en papier peint qui tournent tout seuls, des automates aux mouvements rhythmiques et anguleux, — des barbiers de carton, par exemple, dont le rasoir passe et repasse sur le menton d'une pratique, ou bien un cordonnier frappant convulsivement de petits coups de marteau sur le soulier qu'il tient de la main gauche."

(référence donnée par Bernard Teyssèdre, op. cit. p.601)

   Dans les années 1880, un poème de Mac-Nab nous permet de mesurer la célébrité du manucure et pédicure Galopeau. Extrait du poème Plus de cors ! de Maurice Mac-Nab, membre du Club des Hydropathes :

Ce n'était pas un cor banal,
De ces cors qui ne font la guerre
Qu'aux extrémités du vulgaire
C'était un cor phé-no-mé-nal !

Or, chacun sait où les victimes
D'un cor intempestif et dur
Trouvent un remède très sûr
Pour quatre-vingt-quinze centimes.

Comme un fou, je prends mon chapeau,
Mon lorgnon, ma canne et ma bourse,
Et je m'en vais, au pas de course,
Chez le célèbre Galopeau.

            Poèmes mobiles, 1885


Galopeau n'est, dans le poème, que le premier représentant des professions liées à l'hygiène corporelle. On rencontrera plus loin un pharmacien spécialisé dans les bas contre les varices et les vésicatoires (Le Perdriel), un médecin (Robinet), un charlatan guérisseur (le zouave Jacob), un pulvérisateur d'eau minérale pour les maux de gorge (Enghien chez soi). Sans compter ces hygiénistes d'un autre genre qu'étaient les industriels paternalistes concepteurs de projets urbanistiques novateurs, d'usines salubres et de cités ouvrières modèles (Godillot, Menier). Ce n'est peut-être pas par hasard que Verlaine à inscrit en marge du poème, sur le feuillet 6 (verso) de l'Album zutique, sa maxime calembouresque détournant le fameux aphorisme de Proudhon : "La propreté c'est le viol". Voir ci-dessous (en imposant à votre cou une forte torsion vers la gauche) le fac-similé du manuscrit :
 

Album zutique, feuillet 6, verso

 

v.2 / Wolf-Pleyel

 

Le facteur Auguste Wolff prend la succession de Camille, fils d'Ignaz Pleyel, en 1855 et associe son patronyme à celui de la dynastie fondatrice de la marque. "Auguste Wolf a fait passer la fabrique de pianos fondée par Pleyel du stade artisanal et familial à un stade quasi industriel. Il a fait bâtir en 1865 sur le boulevard Ornano, à Saint-Denis, une usine de 55000 m2 équipée de machines à vapeur et de plus de deux cents machines-outils, avec des canalisations de chauffage et une station autonome génératrice de vapeur et d'air comprimé. En 1887, l'année de sa mort, son usine à produit, paraît-il, 2 500 pianos !" (Teyssèdre, op.cit. p.240-241) 

 

 

v.3 / — Ô Robinets ! —

Selon Steve Murphy (op.cit. p.227-228), c'est un certain Jean-François Robinet qui serait le destinataire idéal de cette apostrophe (ou de cette interpellation, ou de cette invocation).

Jean-François Robinet (1825-1899), fils de J.-F.-E. Robinet (médecin et pharmacien, vice-président du conseil municipal de Paris), médecin lui-même et publiciste. Dans un pamphlet de 1871, M. Littré et le positivisme, ce disciple d'Auguste Comte s'en prend aux idées sociales conservatrices de Littré. On peut lire cet essai en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k114297w

"Venu à Paris étudier la médecine (1847), J.-F. Robinet prend part à la révolution de 1848 (où il est blessé), ainsi qu'aux journées de février. Initié au positivisme en 1849 par le docteur Segond. Auditeur enthousiaste des cours publics d'Auguste Comte, il adhère au positivisme religieux. Reçu membre de la Société positiviste en 1851. Désigné par Comte en 1855 comme l'un de ses treize exécuteurs testamentaires. Médecin d'Auguste Comte (qui suit peu ses prescriptions), il l'assiste dans ses derniers moments. Sa maison de La Ferté-sous-Jouarre devient un foyer positiviste actif à partir de 1859. Adversaire résolu de l'Empire, combattant du 2 décembre et ardent républicain, il est en 1870 maire du VIe arrondissement. Accusé d'avoir favorisé l'insurrection, il doit démissionner. Élu membre de la Commune, refuse d'y siéger, mais proteste ensuite avec vigueur contre la répression. Aide, avec le groupe positiviste, un grand nombre de proscrits à y échapper. Par la suite prend la tête de nombreuses initiatives en faveur de l'amnistie."

Source :
http://confucius.chez.com/clotilde/disciple/france/r_fr.xml#RobinetJFE Photo : J.-F.-E. Robinet en 1867. Photo provenant de la famille du Dr Robinet, aimablement communiquée par J.-C. Wartelle.

  
Yves Reboul pense avec justesse que la façon dont le nom de Robinet est amené dans le texte, au pluriel, entre tirets et précédé de "ô", fait de lui un personnage-clé pour l'interprétation. Et donc, tout en louant Steve Murphy d'avoir noté que le pluriel "traitait le Robinet en question comme le 'prototype d'une catégorie" il estime que "de cette identification il ne tire pas, loin s'en faut, toutes les conséquences qu'elle comporte pour le poème." (op. cit. p.270). Reboul rappelle donc que, candidat aux élections municipales du 26 mars dont sortit le Conseil de la Commune, Robinet démissionna quelques jours plus tard, suivant en cela "le parti des maires", c'est-à-dire de ces maires républicains qui refusèrent de suivre les Communeux dans la voie de la dissidence à l'égard de Versailles et qui essayèrent vainement de s'entremettre entre les deux camps en présence.

"On imagine donc aisément, écrit Reboul, l'idée que Rimbaud a pu se faire du personnage, qu'il ait eu connaissance de son attitude au moment des événements ou, plus probablement, qu'il en ait entendu parler dans le milieu de sympathisants de la Commune qui peuplaient notamment le Cercle zutique : encore un prétendu juste qui, à la façon de Hugo, se dérobe au moment de l'épreuve, a-t-il dû penser." (op.cit. p.272-273).

La suite de l'exégèse d'Yves Reboul concernant Robinet me paraît, par contre, discutable. Tirant argument de ce que celui-ci ne s'est pas rallié à Versailles, de ce qu'il a maintenu, dans son pamphlet contre Littré, une conception eschatologique du Progrès et des idées sociales des plus avancées, il tire un trait d'égalité entre les deux incises parallèles des vers 3 et 4. Les "Christs" du v.4 ne sont rien d'autre que les "Robinets" du v.3 :

"il est facile de comprendre que pour Rimbaud et à la lumière impitoyable de l'événement, la race des Robinets, celle des esprits progressistes de tout bois qui avaient au moment crucial refusé le déluge révolutionnaire, soit devenue peut-être la plus haïssable de toutes et qu'il ait pu en tout cas les assimiler à autant de Christs dérisoires. Le mouvement est le même que celui qui, dans l'Homme juste, fait de Hugo et consorts autant de Socrates et de Jésus propres à inspirer seulement le dégoût. Robinet, lui aussi, était un nouveau Christ dans la mesure où il annonçait au monde la bonne nouvelle positiviste." (op.cit. p.275)

Reboul n'ignore pas que la catégorie des "Christs", chez Rimbaud, n'est pas toujours péjorative. Lui-même cite, p. 270, le poème "Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize ..." :  "Ô million de Christs aux yeux sombres et doux ; / Nous vous laissions dormir avec la République, etc." Or, dans un poème-inventaire dressant une sorte de catalogue de la population de Paris aux lendemains immédiats de la Commune, il serait étonnant que les Communards,  c'est-à-dire non "les Robinets" mais, au point de vue de Rimbaud, leurs exacts contraires, ceux qui ne se sont pas "dérobés au moment de l'épreuve", les sacrifiés de la Semaine sanglante, soient absents. Et où pourrait-on mieux les trouver que dans cet autre syntagme en incise, de construction parallèle à l'incise-Robinets, au début du vers suivant ? Suite de l'argumentation dans la note consacrée plus loin à ce syntagme.

 

v.3 / Menier (ou Ménier) ?


Steve Murphy hésite entre le chocolatier Émile-Justin Menier (industriel éclairé, républicain et maire de Noisiel) et le comédien Paulin Ménier : "Paris ne permet aucune confirmation de l'une et l'autre hypothèse et il pourrait s'agir tout aussi bien d'un autre M[e/é]nier" (op.cit. p.211).

Yves Reboul reprend le problème (op.cit. p.276-280). Émile-Justin Menier, explique-t-il, fut le type même du libéral aux idées progressistes.

Cf. le portrait que dresse de lui le site internet "Saga Menier" :
http://pone.lateb.pagesperso-orange.fr/portrait emile justin menier.htm.

Chef d'entreprise paternaliste, il avait l'ambition de bâtir dans son fief de Noisiel une sorte de cité idéale. "Le village que l'industriel Vulfran a bâti pour ses ouvriers à Maraucourt, dans En famille d'Hector Malot (1893), est une copie de la Cité ouvrière de Noisiel" (Teyssèdre, op.cit. p.241). La caricature républicaine (Alfred Le Petit, André Gill) le représente sur un esquif baptisé Le Noisiel, en route vers le Soleil de l'Avenir.

Source de l'image :
http://www.wikigallery.org/wiki/painting_218986/Andre-Gill/Emile-Justin-Menier-1826-81

Firmin Maillard, cité par Steve Murphy (op.cit. p.211), semble même lui attribuer une étude de 1871 intitulée La Fédération communale, où sont prônés des principes comme "l'autonomie absolue" de la Commune et la constante révocabilité des élus. Voir en ligne son ouvrage : Les Publications de la rue pendant le Siège et la Commune sur le site Open Library.org (notice 165, p.63) :

http://www.archive.org/stream/lespublicationsd00mail#page/62/mode/2up

Mais Reboul (p.276, note 5) trouve cette attribution suspecte, s'agissant d'un homme qui se présentait par ailleurs comme un "libéral indépendant" partisan des libertés "compatibles avec l'ordre" (profession de foi de Menier pour les élections de février 1871, BNF). 

 

Noisiel

Menier fut, en tout état de cause, un personnage assez comparable à Robinet, ce qui justifierait la juxtaposition des deux noms dans le v.3. Mais le dispositif typographique du texte s'oppose à cette conclusion, d'après Reboul. Si le nom Robinets est mis en valeur et séparé du reste de l'énumération par le jeu du vocatif et des tirets, il n'en est aucunement de même pour celui de Menier, de sorte que "la fonction de Menier dans le discours poétique ne peut plus être tenue pour identique à celle des Robinets."

Aussi Reboul préfère-t-il la solution Paulin Ménier. Le fac-similé du manuscrit, d'ailleurs, présente une sorte d'accent au dessus du "e". Paulin Ménier (1842-1898) était un comédien, qui connut notamment un énorme succès dans Le Courrier de Lyon. Francisque Sarcey a dit de lui "qu’il était l’homme d’un rôle, plus qu’un grand comédien". Voir sur internet une notice le concernant :

http://www.appl-lachaise.net/appl/article.php3?id_article=3019

et, ci-contre, son portrait par Gill dans le rôle de Chopart (L'Éclipse, 1874). Le Courrier de Lyon, mélodrame écrit en 1850, sous la deuxième république (par Siraudin, Moreau et Delacour) raconte une affaire de pillage de la malle-poste sous le Directoire. Entre 1862 et 1870, ce drame est repris sept fois au théâtre de la Gaîté. La reprise de juin 1868 voit la 500e de la pièce. Paulin Ménier, écrit Reboul, "ressuscitait au fond la scène de 1830, avec ses immenses ambitions, son impact social et son culte du héros démoniaque ou grotesque, offert comme un miroir narcissique à l'individualisme contemporain. Figure majeure, assurément, de l'imaginaire dans le Paris contemporain, entre le piano de Wolf et Pleyel, cœur du salon bourgeois, et l'art du caricaturiste, incarné contradictoirement par un Gill ou un Guido Gonin." (op.cit. p.280). 

 

v.4 / O Christs !

Pour Yves Reboul, comme nous l'avons déjà vu, "la quadruple occurrence des tirets" (p.283, il me semble qu'il eût fallu écrire "quintuple") isolant et mettant en relief quatre (ou plutôt cinq) syntagmes-clés joue un rôle essentiel dans l'articulation logique du texte. Notre petit problème de comptabilité vient du fait que, pour Reboul, "— Ô Robinets ! O Christs ! —" (c'est ainsi qu'il l'écrit, significativement, p.280) ne font qu'un seul et même syntagme. Ces deux vocatifs sont aussi crédités par lui d'un même registre, celui de l'ironie, ce qui coule de source puisque Robinets et Christs, pour Reboul, sont synonymes : "cette intervention rompt le fil de l'énumération, laisse percer une ironie qui implique jugement, en tout cas brise avec la paraphrase énumérative des premiers vers, pour ébaucher une logique du texte entièrement différente" (p.280).

Si l'idée d'une rupture énonciative et l'analyse de la structure du texte paraissent pertinentes, l'appréciation du sens implicite de ce passage est plus discutable. La symétrie de construction entre les deux incises des vers 3 et 4 pourrait fort bien dissimuler une opposition de registre et de sens. Comme le fait remarquer Robert St. Clair, "il s'agit non pas du Christ, cette figure de la singularité (in)humaine rédemptrice de l'humanité, mais de Christs au pluriel — figures donc d'une sorte d'universalité singulière" et il serait "légitime — après tout, ce serait en continuité logique avec la déterritorialisation subversive de l'imaginaire du Christianisme — de prendre comme signifié du "— O Christs ! —" la Commune elle-même : d'y voir une sorte de cri déchiré devant le spectacle du corps mutilé de la cité révolutionnaire et des milliers de martyrs qui ont péri en essayant de repenser les paramètres du possible dans le domaine du politique et de la Communauté. Pour avoir essayé, en d'autres termes, de créer un 'Noël sur terre'" (op.cit. p.256-257). Rien d'ironique donc. Plutôt, au sein d'un texte à dominante ironique, une brève ponctuation élégiaque.

Argument complémentaire : le texte fonctionne souvent sur des oppositions de personnes. La plus évidente est naturellement celle de Troppmann et de Kinck. Mais on sait que Gill, en tant que caricaturiste, était en quelque sorte l'antonyme de Gonin, que le journaliste Giboyer, dans la pièce Le Fils de Giboyer d'Émile Augier (1862), passait pour un portrait au vinaigre de Veuillot qui riposta par un dialogue, Le fond de Giboyer (Teyssèdre, p.246-247), que "Mendès avait horreur de Manuel" (ibid.), que Gill avait représenté Veuillot dans La Lune de la manière la plus disgracieuse (Murphy, 221-223)... Dans ce contexte, le parallélisme de ponctuation et de syntaxe qui met en relation les Christs et les Robinets pourrait bien avoir eu pour fonction de faire ressortir une opposition plutôt qu'une similitude : voir notre note sur le mot Robinets.

 

v.4 / Leperdriel

"La première génération pharmaceutique de la famille Le Perdriel vivait au début du XIX° siècle. François Le Perdriel fonda les Laboratoires en 1823 ; son fils, Charles, lui succéda en 1859. Celui-ci, décédé en 1865, fut remplacé par sa veuve jusqu’en 1886, date à laquelle leur fils Albert prit la direction. [...] François Le Perdriel fut le créateur de la Toile vésicante rouge et s’adonna tout particulièrement à la fabrication de tous les produits pour l’établissement et le pansement des cautères ainsi que des sparadraps. En 1836, il inventa la fabrication des bas en tissu élastique, progrès immense dans le traitement des varices. Charles Le Perdriel introduisit dans la thérapeutique l’usage de la Résine de Thapsia Garganica et fut le premier en France à donner aux médicaments la forme effervescente qu’il adopta pour les Sels de lithine, les Sels purgatifs et les Sels de fer. [...]"

Source : http://www.shp-asso.org/index.php?PAGE=leperdriel

Un poème de François Coppée avait déjà mentionné de façon facétieuse les inventions de la famille Le Perdriel. On a depuis longtemps signalé ce poème comme une source probable de la Vénus Anadyomène de Rimbaud :

Les dieux sont morts. Pourquoi faut-il qu’on les insulte ?
Pourquoi faut-il qu’Hellas & que son noble culte
Ne puissent pas dormir de ce sommeil serein
Que prêta le pinceau classique de Guérin
Au Roi des rois vers qui rampe le sombre Egiste ?
Pourquoi faut-il enfin qu’un impur bandagiste
Donne à l’Hercule antique un infâme soutien,
Des bas Leperdriel à Phœbus Pythien,
Et, contre la beauté tournant sa rage impie,
Pose un vésicatoire à Vénus accroupie ?

François Coppée, Promenades et intérieurs, X,
Le Parnasse contemporain. Deuxième série (1869-1871) 

 

 


2e quatrain

v.5 / Jacob

La présence du mot "Gambier" au vers 1 fait se demander à Steve Murphy si "Jacob" pourrait désigner ici les fameuses "pipes Jacob" ? Notons par parenthèse que, contrairement à ce qu'on lit ici ou là, les "pipes Jacob" n'étaient pas des pipes fabriquées par un certain Jacob mais un modèle de pipes en terre cuite à l'effigie du patriarche de la Bible, père des douze tribus d'Israël, inventé par Gambier au début des années 1830 puis imité par la plupart des autres marques.
Cf. http://www.tabacollector.com/inspiration/figures/jacob/index.htm

Mais, après Pascal Pia, Murphy préfère se diriger vers l'hypothèse du Zouave Jacob, beaucoup plus riche sur le plan sémantique.

"Considéré comme un habile charlatan, écrit Steve Murphy, le zouave était une figure de prédilection dans les publications satiriques, généralement comme comparant permettant de vilipender le charlatanisme d'hommes politiques du jour" (op. cit. p.214).

Jacob a été caricaturé par Gill, dans La Lune, le 1er septembre 1867 :

Auguste Henri Jacob (1829-1913), ancien zouave des troupes impériales connut un énorme succès durant le Second Empire en s’improvisant guérisseur par imposition. Un grand bagou permit à ce charlatan d’obtenir une clientèle solide. Sa "méthode" s'apparentait au Spiritisme. Non seulement il tombait en "Vision Extatique" pendant qu'il guérissait, mais encore voyait le "Fluide des Esprits Blancs" qui était censé produire ses Cures.

Selon Pascal Pia, le zouave Jacob eut à comparaître devant les tribunaux pour exercice illégal de la médecine à plusieurs reprises (op. cit. p.80).

Encore aujourd’hui, dit-on, des esprits crédules viennent fleurir sa tombe au cimetière de Gentilly dans l’espoir d’une hypothétique guérison. Il reste que face aux tours du XIIIe arrondissement, son buste en bronze, œuvre de A. Fossé, est l’un des plus photogéniques des cimetières parisiens.

Source :
http://www.blogg.org/blog-78129-billet-andre_gill___le_zouave_guerisseur__jacob__ca_1880_-968280.htm 
 

 

v.5 / Bonbonnel

Charles Laurent Bombonnel (1816-1890). Ce dijonnais a publié en 1860 le récit de ses chasses à la panthère en Algérie. L'ouvrage connut un grand succès et a été réédité 18 fois entre 1860 et 1924. Dans Tartarin de Tarascon (1872), Alphonse Daudet s'est inspiré du personnage de Bombonnel.

"Bombonnel ne s'est pas illustré uniquement par ses poses ridicules de matamore. Pendant l'invasion allemande, une dépêche des Nouvelles de la guerre annonçait que 'le corps des Francs-Tireurs ayant pour chef M. Bombonnel, le célèbre chasseur de panthères, compte déjà 30000 volontaires'. Le Cri du Peuple (6 mars 1871) signalait que les miliciens de Bombonnel sont rentrés chez eux conformément à l'accord de paix avec la Prusse. Ils ont obéi à Monsieur Thiers, douze jours avant l'insurrection de la Commune" (Bernard Teyssèdre, op.cit. p.248).

On voit par là que Bombonnel a pu représenter pour Rimbaud la posture inverse à celle des Communards dans la guerre : l'attitude capitularde de la bourgeoisie française face à Bismarck.

 

v.6 / Veuillot


Louis Veuillot (1813-1883), polémiste catholique, journaliste et poète. Gill en avait fait dans La Lune une caricature célèbre accentuant les disgrâces de sa peau grêlée et de son nez en forme de patate. Ses poings serrés de boxeur symbolisent l'écrivain polémiste.

Il était le rédacteur en chef de L'Univers, journal réactionnaire et ultramontain, dans les colonnes duquel il pourfendait l'athéisme et le libéralisme, menait campagne pour l'enseignement confessionnel et contre l'école laïque.

"Depuis l'avènement de la République, Veuillot cherche à promouvoir une 'monarchie chrétienne' qui ferait du roi le vicaire du pape. Il approuve le comte de Chambord dans sa fidélité au drapeau blanc contre le drapeau tricolore. Il représente, de tous les courants monarchistes, le plus réactionnaire" (Bernard Teyssèdre, op.cit. p.188).

En 1871, il publie Paris pendant les deux sièges, dont il n'est pas nécessaire de préciser la tendance.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Veuillot 
 

 

v.6 / Tropmann

 

Troppmann fut exécuté en 1870 pour avoir assassiné six membres d'une même famille (la famille Kinck). Tourgueniev a donné un récit célèbre de l'exécution. Le cas Troppman défraya la chronique, notamment le débat sur la peine de mort (d'autant que l'accusé, dit Steve Murphy, p.229, ne paraissai guère sain d'esprit).

Sur l'affaire Troppmann, voir  :
Wikipédia, article Troppmann :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Troppmann
Charles Grivel, "Troppmann ou de la défiguration" :
http://www.fabula.org/colloques/document938.php

"Troppmann devint l'assassin exemplaire, écrit Steve Murphy, de sorte que dans la caricature et les publications polémiques de l'époque, on recourait à l'antonomase ou à l'analogie pour s'attaquer aux assassins plus efficaces qui ôdaient dans le monde politique contemporain." (op.cit. p.229). Steve Murphy rapporte que, selon le Dictionnaire du Mouvement ouvrier français, Gill a donné le portrait de Pierre Bonaparte, neveu de l'Empereur, assassin du journaliste républicain Victor Noir, sous les traits de Troppmann. On lisait dans la presse républicaine que le crime d'Auteuil (P.Bonaparte) enfonçait celui de Pantin (Troppmann). En 1871, c'est une caricature de Faustin La Dynastie des Troppmann (1871) qui compare Troppmann à Thiers, assassin de la Commune.
 

Source : Jean Berleux, La Caricature politique en France pendant la guerre, le siège de Paris et la Commune : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5428329h

 

v.6 / Augier


Né à Valence (Dauphiné), le 17 septembre 1820. Poète et auteur de nombreuses pièces, la plus célèbre restant  Le Gendre de M. Poirier, conçue en collaboration avec Jules Sandeau ; il collabora aussi avec Labiche ; ses œuvres forment six volumes. Émile Augier fut plusieurs fois candidat à l'Académie. Habitué du salon de la princesse Mathilde et soutenu par le parti libéral, Thiers, Rémusat, Mérimée, Sainte-Beuve, il fut battu par de Falloux, candidat des ducs et du parti religieux, et obtint 15 voix littéraires contre 19 politiques données à son concurrent. Il fut finalement élu le 31 mars 1857.

http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Augier   


 

Émile Augier, caricature de Georges Lafosse dans
Le trombinoscope
de Touchatout, 1874.

 

 

v.7 / Gill


André Gill (1840-1885), pseudonyme de Louis-Alexandre Gosset de Guines, dessinateur de revues et de journaux. Premières caricatures en 1861 (Journal amusant, Revue pour tous). En 1865, il est dessinateur-vedette du nouveau journal satirique La lune, qui deviendra en 1868 L'Éclipse. Gill y fait équipe avec Régamey, Humbert, Vermersch et d'Hervilly. C'est donc un représentant très en vue de la caricature républicaine. Il est membre du Cercle zutique. Sympathisant modéré de la Commune. Cf. son élégie pro-communarde, faussement signée Carjat, sur le feuillet 7 verso de l'Album zutique :

(Oh ! n'avoir pas trouvé même...) une rime en elles ?
Les roses , — vous savez comme elles étaient belles, —
Sont mortes d'avoir bu le sang des fusillés ;
Et le vent qui s'acharne aux arbres dépouillés,
Vent dur, vient de la mer. Sa grande plainte vague
Il l'a prise au malheur : il a, comme un bandit,
Volé sur les pontons, aux pauvres qu'on maudit
Et que leur femme oublie et qu'insulte la vague,
La chanson des vaincus, rejetés au néant,
Qu'on chante, avec des pleurs, là-bas, sur l'océan.

                                                E. Carjat

                                                A.Gill

Il est le seul zutiste cité dans Paris et, à ce titre, pourrait éventuellement passer pour une cible du poème, dans la mesure où l'on décèlerait quelque intention satirique possible à son égard.

Pour plus d'info : http://crhxixe.univ-paris1.fr/spip.php?article332
Expo Gill : http://crhxixe.univ-paris1.fr/expo/

 

v.7 / Mendès


"Catulle Mendès (1841-1909), écrit Bernard Teyssèdre, est de tous les jeunes Parnassiens celui qui a le plus précocement réussi. Il n'avait pas vingt ans quand il a fondé en 1860 La Revue fantaisiste. Il a publié en 1863 deux recueils de poèmes, Philoméla (que Rimbaud a lu et imité à Charleville) et Panteleia. Lemerre l'a chargé en 1866 de coordonner avec Ricard le premier Recueil du Parnasse contemporain [...] Récemment, (la préface est datée du 30 mai 1871) Mendès s'était discrédité, selon Verlaine, en publiant les 73 journées de la Commune qui puent le bourgeois pantouflard et timoré. Dès la première page de leur album, les Zutistes se moquent du penchant de Catulle pour la notoriété et les mondanités : c'est un habitué du Café Riche" (op.cit. p.246).

Pour plus d'infos : http://fr.wikipedia.org/wiki/Catulle_Mend%C3%A8s

 

 v.7 / Manuel



Eugène Manuel (1823-1901). Poète, professeur et homme politique français. Il avait publié plusieurs textes dans
Le Parnasse contemporain. Deuxième série (1869-1871). Plusieurs pièces de l'Album zutique sont des parodies d'Eugène Manuel (notamment L'Aumône, de Valade, qui, d'après Pascal Pia, parodie une pièce des Poèmes populaires).

Sa carrière politique est profondément attachée à la république. Chef de cabinet de Jules Simon en septembre 1870, il devient inspecteur de l'académie de Paris en 1872, puis inspecteur général de l'instruction publique en 1878. Son œuvre poétique reprend les thèmes classiques de l'époque : la famille, l'amour, la pitié envers les déshérités. Il a sa statue (par Gustave Michel, 1908) devant le Lycée Janson-de-Sailly :

Premières œuvres :

- La France, livre de lecture à l’usage des classes, en collaboration avec Ernest Lévi-Alvarez, 4 vol., 1854-1858, plusieurs fois réimprimé.
- Pages intimes
, poèmes, 1866.
- Les Ouvriers
, drame en un acte et en vers, Paris, Théâtre-Français, 17 janvier 1870
.
- Poèmes populaires, 1871.
-
Pendant la guerre, poésies, 1871.

Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Eug%C3%A8ne_Manuel 

 

v.8 / Guido Gonin

Peintre et dessinateur peu connu, qui semble avoir été spécialisé dans les planches de mode, les tableaux parisiens et les scènes galantes. C'était un proche de François Coppée, bouc émissaire n°1 de la vindicte zutiste. En 1871, il participe notamment à l'Album-journal L'Esprit follet. Steve Murphy indique que plusieurs poètes contemporains (Arène, d'Hervilly, Mérat, Silvestre, Vermersch) ont collaboré à cette publication. Valade, qui publie aussi dans cette revue, cite Gonin dans le faux Coppée de l'Album zutique intitulé Épilogue.

                          
                            Épilogue

J'ai fait ces vers ainsi que de simples bluettes :
Esquisses à la plume ou fines statuettes
Telles que Caussinus ou que Guido Gonin
N'en désavoueraient pas l'art frêle ... Un dieu bénin
M'a fait ce doux loisir entre les grandes œuvres
Car j'ai combattu l'Hydre anarchiste et les pieuvres
Sociales ! Avant ces jeux d'enfants, mes doigts
Ont dans le marbre dur sculpté Fais ce que dois
Et forgé longuement le métal de ma Grève...
— Car, chez moi, la Pensée alterne avec le Rêve !

                                                       François Coppée

 

                 

   Dans ce poème, Valade raille les prises de position anticommunardes du "poète des Humbles" (Coppée) et de Guido Gonin, qui professaient par ailleurs des convictions "républicaines". Il fait référence au drame de Coppée Fais ce que dois, donné à l'Odéon le 21 Octobre 1871, qu'un gribouillis d'Antoine Cros sur l'Album zutique (feuillet 9 verso) prenait aussi à partie, (cf. La Poésie jubilatoire, Garnier, 2011, p.36). La mention de "l'Hydre anarchiste" et des "pieuvres / Sociales" constitue une allusion transparente à un dessin de Guido Gonin paru en septembre 1871 dans L'Esprit follet, intitulé "Une mauvaise vision" (cf. Steve Murphy, op. cit. p.224-226). Sur cette caricature anticommunarde, un ouvrier hirsute brandit une bannière sur laquelle on peut lire le nom de l'"Internationale" (dénomination, courante à l'époque, de l'Association Internationale des Travailleurs), bannière qui se confond avec la queue d'un serpent monstrueux étouffant la France exténuée. Une légende, sous le dessin, déclare : "La France a vu l'Internationale et espère ne plus jamais la revoir." Steve Murphy a parfaitement raison de dire (ibid. 226) que "l'intérêt de cet exemple n'est pas réduit par le fait que le poème de Valade se trouve bien après Paris dans l'album" (deux semaines environ les sépare si l'on se fie à la chronologie proposée par Bernard Teyssèdre, La Poésie jubilatoire, Garnier, 2011, p.32-64). En effet, si le principe de Rimbaud est manifestement d'inscrire sans commentaire des noms lui paraissant caractéristiques de l'air du temps, il ne fait pas de doute que la mention de Guido Gonin dans Paris était de nature à provoquer immédiatement pour les membres du groupe zutique, et au-delà, l'association avec l'ignoble acte d'allégeance à la Réaction dont venait de se rendre coupable le dessinateur vedette de L'Esprit follet.

 

UNE MAUVAISE VISION

La France a vu l'Internationale et espère ne plus jamais la revoir.

 


v.8-9 / — Panier // Des Grâces !

Pour Pascal Pia, il s'agirait de "l'enseigne d'un marchand de frivolités et d'accessoires de toilettes". Les robes à paniers ne faisaient plus guère partie de la mode vestimentaire féminine en 1870 mais il est vrai que les robes élégantes étaient encore munies de sortes de faux-culs appelés "tournures", comme le rappelle le premier éditeur de l'Album zutique.

Dans le cadre d'une lecture pittoresque du sonnet comme évocation poétique des rues de Paris, on pourrait aller jusqu'à voir dans ce "Panier // Des Grâces" une allusion aux "passantes", "panier" désignant moins dans ce cas une pièce de vêtement féminin que ce dont il est l'ornement.

"Il faudrait tenir compte, note cependant Steve Murphy, d'une autre signification possible dans le contexte historique." On pouvait difficilement, en 1871 et dans le milieu de sympathisants de la Commune qu'était le Cercle zutique, prononcer le mot "grâces" sans que cela évoque la "Commission des grâces" qui statuait sur le sort des prisonniers communards dans les mois qui suivirent la Semaine sanglante. "Le panier pourrait être celui de la guillotine, où tomba la tête de Troppmann, sous le regard sans doute indifférent de son bourreau... Monsieur Paris. Quoi qu'il en soit, on pourrait bien imaginer que la victime, les cheveux dressés sur la tête, ressemblait un peu à la publicité de l'Hérissé, avant que sa tête ne tombe." (p.239-240).

"Sur une caricature de Faustin antérieure à la Semaine sanglante, note encore Bernard Teyssèdre, les trois Grâces (ou les trois Grasses) du jugement de Pâris ont pris le visage avenant de Thiers, Favre et Picard." (op.cit. p.250).

 

 

1e tercet
 

v.9 / L'Hérissé

Comme Pascal Pia l'a signalé (op. cit. p.81), À l'Hérissé était l'enseigne d'un chapelier établi 28 bis, boulevard de Sébastopol qui diffusait pour sa publicité le dessin d'un personnage aux cheveux dressés. Rimbaud semble avoir été le premier littérateur à y faire allusion mais le motif dut frapper les contemporains car on le trouve décrit dans plusieurs œuvres littéraires postérieures : il est projeté "sur la face épanouie de la lune" dans L'Affichage céleste de Villers de L'Isle Adam, dans La Curée de Zola, Renée observe sur un kiosque "dans un cadre jaune et vert, une tête de diable ricanant, les cheveux hérissés, réclame d'un chapelier qu'elle ne comprit pas", Germain Nouveau le mentionne en même temps que "Monsieur Gallopau" dans un de ses Dixains réalistes (Dixains réalistes est un recueil collectif de parodies publié en 1876 sous la direction de Charles Cros, dont le premier tome a paru d'abord en fascicules, puis en volume chez l'éditeur Lemerre) :

             J’ai du goût pour la flâne

J’ai du goût pour la flâne, et j’aime, par les rues,
Les réclames des murs fardés de couleurs crues,
La Redingote Grise, et Monsieur Gallopau ;
L’Hérissé qui rayonne au-dessous d’un chapeau ;
La femme aux cheveux faits de teintes différentes.
Je m’amuse bien mieux que si j’avais des rentes
Avec l’homme des cinq violons à la fois,
Bornibus, la Maison n’est pas au coin du Bois ;
Le kiosque japonais et la colonne-affiche…
Et je ne conçois pas le désir d’être riche.

                                          Germain NOUVEAU

Yves Reboul, reprenant explicitement sur ce point Steve Murphy (p.239-240), pense que la publicité pour L'Hérissé, à cet endroit du poème (sa place logique aurait plutôt été le premier quatrain, au côté des autres commerces), est "la figure probable du condamné aux 'cheveux dressés sur la tête' par la peur de l'exécution." Il ajoute "qu'il pourrait bien y avoir là une allusion sardonique à Hugo, chez qui les cheveux hérissés révèlent précisément la terreur devant la mort, élément essentiel  de sa campagne contre la peine capitale (voir par exemple Notre-Dame de Paris, XI, 2, où est peint Claude Frollo près de tomber des tours de notre-Dame : 'La tête qu'il releva avait les yeux fermés et les choix tout droits')" (p.285).

 

Quai des Orfèvres, 1866. Photo de Charles Marville (détail)
Source : Patrice de Moncan, Charles Marville : Paris photographié
au temps d'Haussmann
, Éditions du Mécène (2009).
 

Bernard Teyssèdre (op. cit. p.251) n'adhère pas à l'exégèse de Reboul sur ce point : "Est-ce bien dans l'esprit de Rimbaud, cet émoi de Grand-Guignol, cette compassion qui risque de déboucher sur une résignation défaitiste ?" Il croit plutôt à une allusion à l'auteur des Incendiaires, Eugène Vermersch. Il se fonde pour cela sur une référence donnée par Pascal Pia. Un article de 1878 décrivait ainsi Vermersch, alors exilé à Londres :

"Ses cheveux frisés à peu près comme les baguettes d'un tambour et tous droits sur son front lui faisaient une vague ressemblance avec ce personnage fantastique, à la chevelure folâtre, patron des chapeaux, qui s'étale sur les murs de Paris et qu'on appelle L'Hérissé." (Albert Allenet, Jeune France, 1878).

Cette référence, qui ne laisse pas d'être amusante, inspire malgré tout trois raisons de réticence. L'article date de 1878 et ne peut être considéré comme une source. Les souffrances héroïques sont en effet souvent l'occasion, chez Rimbaud, d'évocations mélodramatiques, voire grandguignolesques (cf. la fin de Mauvais sang, ou même Qu'est-ce pour nous mon cœur..., ou Angoisse..., ou Démocratie ...). Enfin, si Bernard Teyssèdre nous indique la source de son exégèse, il ne nous en indique guère le sens : quelle serait la fonction de la présence de Vermersch à cet endroit du texte : une allusion à l'attitude controversée de ce dernier aux dernières heures de la Commune (il a évité de se battre sur les barricades et il a eu à s'en expliquer auprès de certains de ses amis) ? Cela coïnciderait, en tout cas, avec le motif de la peur.



v.10 / Cirages onctueux !

Rimbaud peut avoir joué sur le double sens de l'adjectif "onctueux". Au propre : qui a la consistance d'un corps gras ; au figuré : qui se comporte avec une douceur affectée). Steve Murphy commente : "onctueux, peut-être parce qu'il est question à Paris de lécher de nombreuses bottes pour réussir" (op. cit. p.239). "Peut-être moins toutefois 'pour réussir', ajoute Reboul, qu'à cause de la répression et de la servilité qu'elle engendre" (op.cit. p.286)

 

v.11 / Pains vieux, spiritueux !

Rimbaud aurait-il joué sur l'équivoque : spiritueux/spirituel ? C'est peut-être, dit Reboul, "le vers le plus retors du poème". En apparence, explique-t-il, il y a là une évocation de la vie de bohème. Mais on pourrait y voir aussi "une allusion blasphématoire à l'Eucharistie" anticipant l'injonction finale "Soyons chrétiens". Cette référence à la communion, explique Reboul conformément à sa lecture ironique de toute cette fin de poème, pourrait être l'annonce faite aux "aveugles" du vers 12, semblables à ces aveugles de l'Évangile à qui le Christ rendait la vue par ses miracles, qu'en se faisant "chrétiens" (v.14) ils seront sauvés !!

 

 

2e tercet


v.12 /Aveugles !

À l'instar de Reboul, Robert St. Clair pense que l'on doit lire ensemble, comme une seule et même apostrophe lancée par le poète en direction de ses contemporains, les deux syntagmes exclamatifs du dernier tercet : "Aveugles ! ... Soyons chrétiens !" Mais il s'étonne que Reboul récuse toute comparaison entre cet aveuglement, selon Reboul exclusivement politique (l'aveuglement devant la répression et les risques de restauration de l'Empire), et le désarroi métaphysique, le sentiment de déréliction des Aveugles de Baudelaire. Or, pour Robert St. Clair, il y a bien quelque chose d'ontologique dans l'aveuglement dénoncé par Rimbaud : "cécité de l'idéologie qui, par des mécaniques imaginaires et libidinales, nous rend tous aveugles, incapables de voir les conditions matérielles de base, ou de Grund, dans lesquelles l'exploitation capitaliste prend racine" (247). Cette cécité ou cette aliénation prendrait d'après lui racine, selon l'enseignement de Marx, dans le règne de la marchandise : "la marchandise, avec ses 'mystères théologiques', parvient à fausser [...] le rapport des agents à eux-mêmes et à rendre invisibles les rapports sociaux [...] C'est donc loin d'être une coïncidence si l'une des matières brutes sémiotiques du sonnet se trouve être cette base langagière même du fétichisme de la marchandise qu'est la publicité." (ibid.)

 

v.12-13 / — puis, qui sait ? — / Sergents de ville

Yves Reboul accorde une grande importance à l'incise entre tirets, et notamment à l'adverbe de temps "puis" qui lui permet de montrer l'existence, dans le poème, d'une "manière de 'logique' narrative" (op.cit.p.269). L'enchaînement discursif et narratif est ici d'une extrême logique, montre Reboul. "Puis" annonce une suite. La formule interrogative "Qui sait ?" crée "une brève plage d'incertitude et de doute", préparant l'arrivée de ce qui suit : "Or, ce qui suit, c'est la mention des sergents de ville dont Steve Murphy, bien qu'il ait souligné avec raison la dimension bonapartiste de la référence (les fameux sergots de l'Empire !) n'a pas vraiment tiré les conséquences. Car si ce corps de police symbolisait bien la tyrannie impériale aux yeux des Républicains, sa suppression, trois jours après la fin de l'Empire, avait précisément été l'un des premiers actes du nouveau pouvoir, de sorte qu'il n'existait plus depuis des mois au moment où s'écrivait Paris. Si donc Rimbaud, en quasi clausule de son sonnet (lieu stratégique s'il en fut) peut écrire puis, qui sait ? Sergents de ville, cela ne peut en bonne logique avoir qu'une seule signification : alors qu'après l'écrasement de la Commune c'est une République conservatrice qui, officiellement, est en place, cela revient tout simplement à insinuer qu'il n'y aurait rien d'impossible (qui sait?) à un rétablissement pur et simple de l'Empire." (op. cit. p.281-282) 

 

v.13-14 / Enghiens / Chez soi

"Pour respecter les règles de la versification classique, écrit Pascal Pia, Rimbaud a ajouté un s à Enghien qu’il fait rimer avec Chrétiens. » La formule est en effet empruntée à une réclame pour les eaux minérales sulfureuses d'Enghien-les-bains qui était à l'époque une station balnéaire à la mode, où la princesse Mathilde, par exemple, avait son palais d'été. Cette publicité informait les personnes ne pouvant accéder, pour une raison ou une autre, aux bienfaits de cette source thermale qu'ils pouvaient désormais acheter cette eau en bouteille pour se gargariser chez eux. Nul besoin d'un "s" à "Enghien", donc, sauf pour la règle.

Mais Jacques Bienvenu a fait remarquer que Rimbaud ne se souciait pas toujours de cette règle et qu'il faut voir peut-être, dans cette hypercorrection un peu cocasse, l'une des manifestations d'impertinence, habituelles à Rimbaud, à l'égard du puriste Banville, depuis que le jeune poète a pris connaissance du Petit Traité de poésie française (voir Jacques Bienvenu, « Ce qu’on dit au poète à propos de Rimbaud et Banville », sur le site de la Revue des Ressources, novembre 2009).

Quel sens donner à cette référence à cet endroit du texte ? J'y verrais plutôt, avec Reboul (op.cit. p.287), une allusion à l'éthique petite-bourgeoise faite de goût du "comfort" (comme aime à dire Rimbaud) et de repli frileux sur la sphère privée (le "chez soi" et le chacun pour "soi"). Teyssèdre (qui affectionne les exégèses paillardes et qui se souvient du texte para-zutique : L'enfant qui ramassa les balles...) y verrait plutôt une allusion grivoise à la fellation et/ou à l'autoérotisme (op.cit. p.255-256).

 

 

v.14 / Soyons chrétiens !

Pour Murphy, Rimbaud a peut-être voulu, à la fin de ce tableau du Tout-Paris post-communard bâti sur l'idée de la diversité, du conflit, du désordre, formuler sarcastiquement un vœu d'amour universel : que "tout ce beau monde de Paris s'entr'aime" : Troppmann et Kinck, Veuillot et Gill, Christs et Robinets, etc. ! (op. cit. p.242).

L'analyse de Reboul est différente. S'agissant d'un tableau d'actualité qui s'achève sur la menace d'une restauration de l'Empire, "le dernier énoncé du poème à être souligné d'un tiret" doit être compris comme "une invite sardonique à s'aligner sur l'idéologie officielle d'un régime impérial futur, qui ne pourrait être que clérical" (op.cit. p.283).

Comme nous l'avons déjà dit, Robert St. Clair serait plutôt tenté par une lecture révolutionnaire de l'injonction finale du sonnet : "Parions donc que 'soyons chrétiens' est aussi l'annonce d'une 'révolte logique' dont le sens peut se localiser dans une conception radicale de l'égalité, ainsi que dans une sorte d'appel à la mémoire, voire à la vengeance". Faisant valoir l'influence bien connue sur Rimbaud des socialismes romantiques d'origine chrétienne et du modèle messianique ("Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize ... / Ô millions de Christs aux yeux sombres et doux, / Nous vous laissions dormir avec la République", etc.) il se demande : "peut on réellement affirmer que le sens de ce qu'on pourrait appeler l'impératif éthique du poème va de soi, et ne serait qu'une simple, quoique sardonique, dénonciation de l'Église et du pouvoir étatique ?" (op. cit. p.256).

 

 

 

Bibliographie
 

remonter interprétations

 

Pascal Pia, Album zutique, introduction, notes et commentaires de P.P., Cercle du livre précieux, 1961 ; rééd. Jean-Jacques Pauvert, 1962.
Steve Murphy, "Faites vos Paris", Stratégies de Rimbaud, Champion, 2004, p.189-242
Yves Reboul, "Faites vos Paris ?", Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier, Études rimbaldiennes, 2009, p.265-287.
Robert St.Clair, "'Soyons chrétiens !' ? Mémoire, anticapitalisme et communauté dans Paris", La Poésie jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et l'Album zutique, dir. Seth Whidden, Classiques Garnier, 2011, p.241-259.
Bernard Teyssèdre, Rimbaud et le foutoir zutique, Éditions Léo Scheer, février 2011, p.233-262.