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Rêvé Pour l'hiver (1870)
 

  • Manuscrit
 


  

    La date du 7 octobre 1870 mentionnée en bas de page est généralement acceptée par les biographes comme une indication plausible du moment où fut conçu (sinon définitivement mis au point) ce poème. Rêvé pour l'hiver appartient en effet à la seconde série des textes confiés à Demeny : ceux que Rimbaud a transcrits lors de son deuxième séjour chez les demoiselles Gindre, tantes de Georges Izambard, en octobre 1870, à Douai.   L'on sait par ailleurs que le jeune homme, lors de son départ de Charleville en ce début d'octobre 1870, a fait une première étape à Fumay où, selon un de ses camardes de collège, il serait arrivé en train (cf. Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Fayard, 2001, p.177-179). Dans un document concernant son ancien élève ("Lettres retrouvées d'Arthur Rimbaud", Vers et prose, 1911), Izambard rapporte qu'arrivant à Charleville le 8, il apprit par Madame Rimbaud qu'Arthur avait une nouvelle fois déserté le domicile familial. Georges Izambard s'appuie d'ailleurs sur notre poème pour confirmer son témoignage : "Reparti de la veille, ou peut-être de l’avant-veille, c’est-à-dire le 6 ou le 7 octobre. Remarquer que la pièce Rêvé pour l’hiver, à Elle (écrite en wagon), est datée du 7 octobre 1870" (A.R. Correspondance posthume, 1901-1911, Fayard, n.11, p.1049).
   Dans l'épigraphe, les trois petites croix (qui équivalent à trois astérisques) sont une convention, propre aux dédicaces, suggérant un(e) destinataire précis(e) dont on veut préserver l'anonymat. Difficile, ici, de savoir si cette personne a réellement existé (une rencontre faite dans le train ?) ou si elle est imaginaire, le jeune poète se contentant d'imiter une convention littéraire.
Le pronom féminin qui suit ("Elle") redouble, dans son indétermination, cet effet de sens. Il n'a guère d'autre signification que celle déjà suggérée par les trois croix mais il précise l'identité féminine de la personne visée. On a supposé que ce pronom avait été ajouté après coup par Rimbaud.
  
La majuscule mise à la préposition pour (Rêvé Pour l'hiver) s'expliquerait aussi par une rédaction en deux temps. Rimbaud aurait d'abord intitulé son poème Pour l'hiver avant de faire précéder ce titre du mot Rêvé, peut-être afin d'éviter une ambiguïté sur le sens de "pour" qui, sans cet ajout, aurait pu être interprété comme "en faveur de". Il ne s'agit pas de faire l'éloge d'une saison mais d'exprimer un souhait (un "rêve") destiné à se réaliser lors de l'hiver qui vient. "Pour" a ici le sens qu'il a dans l'expression "faire des provisions pour l'hiver" (provision de rêves, ici, bien entendu).

   
  • Forme poétique

   Rêvé Pour l'hiver est un sonnet irrégulier au double plan des rimes et du mètre.

   C'est un "sonnet libertin". On observe en effet la présence de jeux de rimes différents dans les quatrains (abab cdcd au lieu du schéma canonique abba abba). Il est convenu d'appeler "libertins" des sonnets dont les quatrains sont construits sur trois ou quatre rimes et non deux. Notons cependant la réticence de certains spécialistes devant "ce type de terminologie ludique" qui prend "le risque de superposer au sens du poème un sens que n’y a pas mis le poète, ou qu’il a mis autrement, et cela ne reflète que les fantasmes pauvrets du métricien" (Michèle Aquien, RHLF, 2003/2, Vol. 103 : http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2003-2-page-463.htm). Tous les sonnets composés par Rimbaud en 1870 peuvent, selon cette terminologie, être dits "libertins" (alors que ceux de 1871 sont réguliers, ainsi que le fait remarquer Michel Murat, dans son Art de Rimbaud, Corti, 2002, p.198-199). Mais ce type de composition n'a rien de particulièrement iconoclaste en 1870, après que Baudelaire l'a quasiment généralisé dans Les Fleurs du Mal (41 sonnets "libertins" sur les 73 que compte le recueil).

   Sur le plan du mètre, pour citer encore Michel Murat, Rêvé Pour l'hiver obéit à un "schéma hétérométrique 12/6/12/6 (12/12/6 dans les tercets) [...] altéré en 12/8/12/8 au second quatrain. Cette instabilité fait virer le sonnet à la romance ; le texte se rapproche des Reparties de Nina, en quatrains 8/4/8/4, strophe reprise en 1871 dans Mes Petites Amoureuses" (ibid, p.204). Ainsi que le rappelle André Guyaux (pléiade Rimbaud, p.842), Henri Morier, dans son Dictionnaire de poétique et de rhétorique, a cité Rêvé Pour l'hiver comme exemple du "sonnet layé". Il reprenait par là un qualificatif utilisé du temps des Grands Rhétoriqueurs (deuxième moitié du XVe siècle et premier quart du XVIe), dérivé du genre alors en vogue du "lai", dans le sens de "mêlé de vers courts" (Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, PUF, 1961, p.224-225 et 395). La structure hétérométrique, surtout dans sa variante "tombante" utilisée par Rimbaud (écourtement parallèle des vers pairs dans les quatrains et du vers final des tercets, position en clausule des vers courts dans leurs phrases respectives), est particulièrement adaptée à la recherche d'un ton léger et badin.


  
 

  • Premier quatrain
L'hiver, nous irons dans un petit wagon rose                         
          Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
          Dans chaque coin moelleux.

 

 

 

   On reconnaît d'emblée un certain nombre de thèmes ou stéréotypes rencontrés chez d'autres poètes ou chez Rimbaud lui-même dans d'autres poèmes.
   Le thème du rêve, par exemple. Le texte s'affiche comme le récit d'un rêve, rêve expérimenté dans un temps antérieur au moment de l'écriture ainsi que le suggère le titre (emploi du participe passé "Rêvé") mais qui se raconte pour l'essentiel au futur ("Nous irons", "nous serons", "tu fermeras", etc.) et, secondairement, au présent ("Un nid de baisers fous repose...") lorsque le narrateur se représente la scène comme si elle était en train de se dérouler au moment de la narration. Rimbaud utilise cette écriture au futur de l'imaginaire dans deux autres poèmes de l'année 1870 : Sensation ("Par les soirs bleus d'été, j'irai..."), Les Reparties de Nina ("Ta poitrine sur ma poitrine, / Hein ? Nous irions...[...] Le soir ?... Nous reprendrons la route [...] etc. ").
   Le thème de l'hiver, annoncé par le titre et repris à l'incipit du texte, n'est pas développé dans la suite du poème mais sa présence est implicite à travers l'opposition thématique intérieur/extérieur illustrée par les deux quatrains. L'intérieur correspond au premier quatrain tandis que le second se charge d'évoquer le paysage extérieur. À l'intérieur règne la couleur ("rose", "bleus"), au dehors l'obscurité ("ombres du soir", "démons noirs", "loups noirs"). L'intérieur est synonyme de confort, de plaisir et de sécurité ("Nous serons bien", "coin moelleux"...), l'extérieur, de visions effrayantes et menaçantes ("monstruosités", "populace", "démons", "loups"). Le panorama n'est pas explicitement hivernal mais un critique (Jacques Gengoux) a souligné tout ce qui, dans le poème de Rimbaud, rappelle un texte de Théodore de Banville qu'il avait probablement lu et qui, de façon cette fois explicite, développait le stéréotype du "coin du feu" :
 

À une muse folle                                                                                                                 

Allons, insoucieuse, ô ma folle compagne,
Voici que l’hiver sombre attriste la campagne,
Rentrons fouler tous deux les splendides coussins ;
C’est le moment de voir le feu briller dans l’âtre ;
La bise vient ; j’ai peur de son baiser bleuâtre
         Pour la peau blanche de tes seins.

Allons chercher tous deux la caresse frileuse.
Notre lit est couvert d’une étoffe moelleuse ;
Enroule ma pensée à tes muscles nerveux ;
Ma chère âme ! trésor de la race d’Hélène,
Verse autour de mon corps l’ambre de ton haleine
         Et le manteau de tes cheveux.

 [...]


Mais pour l’heure qu’il est, sur nos vitres gothiques
Brillent des fleurs de givre et des lys fantastiques ;
Tu soupires des mots qui ne sont pas des chants,
Et tes beaux seins polis, plus blancs que deux étoiles,
Ont l’air, à la façon dont ils tordent leurs voiles,
         De vouloir s’en aller aux champs.

Donc, fais la révérence au lecteur qui savoure
Peut-être avec plaisir, mais non pas sans bravoure,
Tes délires de Muse et mes rêves de fou,
Et, comme en te courbant dans un adieu suprême,
Jette-lui, si tu veux, pour ton meilleur poème,
         Tes bras de femme autour du cou !

Source : http://fr.wikisource.org/wiki/%C3%80_une_Muse_folle
 

 

       


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On remarque quelques-uns des invariants du thème, observables aussi chez Rimbaud : l'intérieur douillet et chaud (les "coussins" symboles de confort, de plaisir lascif), l'extérieur froid, "sombre" et menaçant ("j'ai peur de son baiser bleuâtre"), la "vitre" (chez Banville) ou la "glace" (chez Rimbaud) qui les sépare. Certes, c'est un wagon de chemin de fer, en partance vers on ne sait quels horizons, qui remplace chez Rimbaud la chambre abritant, chez Banville, les folles amours du poète et de la "muse folle", sa "folle compagne". Mais la poétique du mouvement, du voyage ou de l'aventure — implicitement présente, peut-être, ici, à travers l'idée de la rencontre amoureuse, bien que le thème en soit à peine ébauché — se combine paradoxalement dans le poème de Rimbaud avec celle de l'immobilité, du repos ... de la "clôture", pour reprendre la célèbre antithèse développée par Roland Barthes dans le chapitre de ses Mythologies intitulé : Nautilus et Bateau ivre. Bien certainement, le "petit wagon rose" de Rêvé Pour l'hiver est davantage Nautilus que Bateau ivre, il "peut bien être symbole de départ ; il est, plus profondément, chiffre de la clôture" (Barthes, ibid.). Yasunaki Kawanabe le note aussi à sa manière, dans sa note de l'édition Rimbaud du centenaire (1991) : "Bonheur de nomadisme et bonheur de sédentarité forment un équilibre parfait dans ce poème" (p.156).  
    La métaphore du "nid" (vers 3 de Rêvé Pour l'hiver) est une des figures classiques de ce stéréotype du lieu clos et protégé. La formule de Rimbaud, "un nid de baisers fous", combine "deux topoi", écrit Steve Murphy : "ceux du nid d'amour et de l'amour fou" (op.cit. p.129). Comme dans nombre de ses poèmes de 1870 (Les Reparties de Nina, Roman, par exemple) Rimbaud semble vouloir prêter au narrateur masculin, dans son expression amoureuse, une naïveté, une mièvrerie, qui se manifestent ici dans la référence à l'univers enfantin : outre l'image du "nid", les couleurs ("bleus", "rose"), la peur du "noir" et des "loups" dans le quatrain suivant. Ce "wagon", comme plusieurs commentateurs l'ont remarqué, ressemble un peu à un carrosse de conte de fées (comparable à celui de l'Illumination intitulée Nocturne vulgaire) : "Le texte tient du conte de fées, écrit Jean-François Laurent, avec ses séductions, l'invitation au voyage, au bien-être, à l'amour — avec aussi ses menaces, les démons, les loups [...]. Mais ce conte de fées s'inscrit dans un espace inattendu, caractéristique de l'ère industrielle et encore récent en 1870, le chemin de fer [...]" (op.cit. 1991, p.156).
   Le "nid", le nid d'amour, est une métaphore lexicalisée, tout à fait banale dans la langue courante. Il n'en est pas de même du syntagme "un nid de baisers" qui relève davantage de l'alliance de mots, du rapprochement inattendu de réalités disparates, de la création métaphorique. Certes, le sens de la formule peut être banalement développé comme : "un nid propre à abriter nos baisers". Mais, entendu littéralement, le syntagme assimile les baisers à de petits animaux, oiseaux ou autres, et, dans ce sens, prépare habilement l'analogie qui sera proposée par le poète au premier tercet entre baiser et araignée. Or, comme le signale
Steve Murphy : "L'astuce fondatrice du poème de Rimbaud consiste à télescoper dans une métaphore ludique la petite bête et le baiser" (op. cit. 1991, p.128). Nous verrons plus loin la raison de cette affirmation.
 

 
  • Second quatrain
Tu fermeras l'œil, pour ne point voir, par la glace,                              
          Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
          De démons noirs et de loups noirs.

 

 

  
   Fermer les yeux "pour ne point voir" le danger est une conduite naïve et irrationnelle. La notation participe-t-elle de l'atmosphère enfantine installée par le poème ? Ou, au contraire, suggère-t-elle la malice de la jeune fille qui, en fermant les yeux, s'abandonne d'avance à la menace d'un baiser, ouvrant ainsi la voie aux entreprises de son compagnon ?

   Le danger ici évoqué est naturellement imaginaire. Ce sont les peurs qu'engendre l'obscurité, quand notre imagination croit percevoir dans les "ombres du soir" la présence d'êtres maléfiques, d'animaux embusqués, de monstres. Les "démons" et "les loups" — "noirs" cela va de soi — font partie de l'arsenal traditionnel des terreurs enfantines. Rimbaud invente pour évoquer ces peurs une beau raccourci d'expression : "grimacer les ombres du soir". Ce ne sont pas les ombres qui grimacent, en bonne logique, mais les monstres ou les "monstruosités hargneuses" en quoi notre imagination craintive les transforme. Mais Rimbaud accorde directement aux "ombres", de façon en quelque sorte anthropomorphique, la faculté de "grimacer", en une sorte d'équivalent linguistique du processus de déplacement, du processus analogique, présidant au mécanisme de la peur.

    Se fondant sur le syntagme "par la glace", plusieurs commentateurs attribuent le manège d'ombres évoqué par la strophe 2 à ce que Louis Forestier appelle un "point de vue mobile", c'est à dire à la vision troublée par la vitesse que peut avoir d'un paysage celui qui le contemple depuis un wagon de chemin de fer. Steve Murphy cite à ce propos un texte où Verlaine regrette les "paysages gâtés par la vitesse" (Verlaine, "Notes de nuit jetées en chemin de fer", Pléiade, Œuvres en prose, p.136) et montre comment, dans un poème de La Bonne Chanson, le brouillage visuel de la perception conduit à une vision dramatisée, fantastique et inquiétante : "'Le paysage dans le cadre des portières / Court furieusement', se transformant en 'tourbillon cruel". Le bruit assourdissant du train est comparé à 'Tout le bruit que ferait mille chaînes au bout / Desquelles hurleraient mille géants qu'on fouette' (La Bonne Chanson, VII)." On n'est pas loin, avec cette image de foule, du terme péjoratif "populace", emprunté par Rimbaud au domaine lexical de la politique (au lexique  réactionnaire même, pourrait-on préciser) pour décrire le ballet d'ombres se reflétant dans la "glace" du wagon.  

    Enfin, ainsi que le signale Steve Murphy (op.cit.p.137), il est possible que la vision troublée expérimentée par les voyageurs, comme le geste de fermer les yeux de la jeune fille, puisse relever d"une interprétation libertine : "La vision de l'extérieur est troublée, mais c'est comme pour exprimer métaphoriquement des angoisses concernant le voyage qui s'effectue timidement à l'intérieur du compartiment" (le voyage fou de l'araignée).

 
  • Tercets
Puis tu te sentiras la joue égratignée...                                  
Un petit baiser, comme une folle araignée,
          Te courra par le cou...

Et tu me diras : "Cherche !" en inclinant la tête,                           
Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
          Qui voyage beaucoup...

 

 

   

 

   Steve Murphy, qui est à ce jour le seul spécialiste rimbaldien à avoir procuré une étude détaillée de ce texte, analyse avec minutie les implicites psychologiques de la scène (et du comportement des deux personnages qu'elle met face à face). Ainsi, commentant le mot "égratignée", il y voit "une notation réaliste, représentant la barbe du jeune homme qui commence maintenant — c'est le soir, c'est la puberté — à pousser et à irriter la peau tendre de la joue féminine. Le jeune homme du rêve est à coup sûr fier des premiers poils qui ornent son menton". Mais n'oublions pas, ajoute-t-il, que cette scène n'est vécue qu'en rêve : "Seulement, cette irritation épidermique de la joue de la jeune fille est imaginée dans l'avenir. Le garçon, aussi imberbe que le narrateur d'Oraison du soir, reste incapable de la réaliser". Dans Oraison du soir, en effet, selon Murphy, Rimbaud se peint sous les traits d'un "ange", c'est-à-dire d'un adolescent imberbe, qui "ne peut faire pousser qu'une barbe de mousse de bière". Se manifesterait ainsi, dans plusieurs des textes de sa seizième année, une aspiration du jeune poète à sortir de l'enfance pour accéder à la pleine maturité, en "essayant avec plus ou moins de succès de ... se dépuceler." Rêves de virilité, non exempts d'une certaine violence (cf. les "désirs brutaux" d'À la Musique, ou "le goût de la morsure dont témoigne le poème antérieur Les Reparties de Nina, où le garçon est 'Ivre du sang / Qui coule, bleu, sous ta peau'"). Rêves d'un naïf, aussi, que l'auteur évoque souvent d'une façon assez ironique comme on va pouvoir s'en rendre compte dans le tercet final de Rêvé pour l'hiver : "Dans Les Reparties de Nina et dans Première soirée, Rimbaud ironise gentiment aux dépens non de la fille, mais du garçon [...]. Le poème dénonce, tout en le décrivant, le rêve compensatoire d'un jeune homme solitaire, emprunté aux Hugo, Musset et Vigny. L'Idéal lui faisant défaut, il répondra avec l'auto-parodie et avec une mise en cause de ses propres rêves." (op.cit. p.144-145).
   Le déroulement de la scène de flirt rêvée par le poète rappelle beaucoup un texte des Contemplations intitulé La Coccinelle, avec quelques différences dont l'observation permet de cerner, selon Steve Murphy, l'apport personnel significatif de Rimbaud. Voici le poème de Victor Hugo :

La coccinelle

Elle me dit : Quelque chose
Me tourmente. Et j'aperçus
Son cou de neige, et, dessus,
Un petit insecte rose.

J'aurais dû - mais, sage ou fou,
A seize ans on est farouche,
Voir le baiser sur sa bouche
Plus que l'insecte à son cou.

On eût dit un coquillage ;
Dos rose et taché de noir.
Les fauvettes pour nous voir
Se penchaient dans le feuillage.

Sa bouche franche était là :
Je me courbai sur la belle,
Et je pris la coccinelle ;
Mais le baiser s'envola.

- Fils, apprends comme on me nomme,
Dit l'insecte du ciel bleu,
Les bêtes sont au bon Dieu,
Mais la bêtise est à l'homme.

                     Paris, mai 1830

 
   La demoiselle rêvée par Rimbaud ressemble fort à celle dont Hugo se souvient. L'une et l'autre expriment initialement un sentiment de malaise, une peur, par la parole chez Hugo ("Elle me dit : Quelque chose / Me tourmente") ou par un geste chez Rimbaud ("Tu fermeras l'œil, pour ne point voir, par la glace, / Grimacer les ombres des soirs"). Dans les deux poèmes, il est clair que cet appel à la compassion ou cette demande d'aide dissimulent une invitation au baiser. La part active prise par la protagoniste féminine dans le jeu érotique est soulignée, chez Rimbaud, lorsque celle-ci, joignant la parole au geste d'"incliner la tête" par lequel elle semble offrir  son cou, dit au jeune homme : "cherche" ("Et tu me diras : "Cherche !" en inclinant la tête"). Mais l'intention cachée dans le jeu de la demoiselle n'est pas moins manifeste chez Hugo : "J'aurais dû [...] voir le baiser sur sa bouche". Enfin, dans les deux poèmes, le baiser se trouve comparé à la démangeaison d'un insecte sur la tendre peau de l'amoureuse :

"Chez Rimbaud, au vers 11, écrit Steve Murphy, l'araignée court par le cou de la jeune femme, comme chez Hugo la coccinelle, plus sédentaire pour l'instant malgré ses ailes, repose sur un 'cou de neige'. L'astuce fondatrice du poème de Rimbaud consiste à télescoper dans une métaphore ludique la petite bête et le baiser. Hugo amorçait déjà la contamination métaphorique de la coccinelle et du baiser aux vers 15-16 : 'Et je pris la coccinelle, / Mais le baiser s'envola' — comme s'envolerait une coccinelle." (op. cit. p.128-129). 

   Mais la substitution, chez Rimbaud, de l'araignée à la coccinelle est une idée nouvelle qui charge de possibles connotations grivoises la métaphore animale, auxquelles le poète fait une pudique mais transparente allusion quand il parle du "voyage" de la petite bête ("— Et nous prendrons du temps à trouver cette bête / Qui voyage beaucoup..."). Redonnons la parole à Steve Murphy, qui se veut plus explicite (ibid. p.131) :

"[...] c'est [...] par le haut du corps que l'araignée-baiser de Rimbaud commence son trajet. Mais le destin de l'araignée veut qu'elle parte vers les régions inférieures du corps. La jeune femme fait semblant d'avoir peur de l'araignée qui, de son côté, serait affolée par celui qui la poursuit. En 'inclinant la tête', elle laisse descendre l'araignée, comme sur un fil. L'araignée est de toute évidence un symbole ludique de l'amour érotique. Si elle doit sa folie à la locution avoir une araignée dans le plafond, elle doit ses connotations érotiques à une autre locution, appartenant cette fois à un argot plus osé. Faire patte d'araignée désignait en effet le mouvement doux des doigts qui chatouillent agréablement les zones érogènes, généralement, mais pas toujours les testicules. Ainsi il est clair que la rencontre entre baiser (comparé) et araignée (comparant) est loin d'être immotivée. Ce genre d'imbrication de locutions est lui-même courant, comme dans une pièce obscène de Lemercier de Neuville :

Que ta main si parfumée
Aux doigts longs, fluets et badins,
Imite la douce araignée...
Araignée du matin..."

  

   Le travail de Rimbaud a donc consisté, selon Steve Murphy, en la "subversion de son modèle hugolien" (p.128). Pour ce faire, il a remplacé le protagoniste timide du récit nostalgique de l'auteur des Contemplations par un personnage d'adolescent qui "sent dans son corps la montée des pulsions somatiques les plus irrépressibles" (p.128). Chez Hugo, "le jeune homme, naïvement, se borne à enlever la coccinelle, démontrant en cela que malgré ses seize ans, il est pour l'instant plus enfant qu'adolescent. Il nous semble, en fait que Rimbaud, à moins de quinze jours de son seizième anniversaire, montre un enfant qui a l'espoir de se prouver bientôt qu'il est un homme." (p.129).

Novembre 2014              


Bibliographie

 

Suzanne Bernard, A.R. Œuvres, Garnier, 1960 (rééditions revues par André Guyaux, 1981, 1983, 1987, 1991, 2000), p.379-380.

Antoine Adam, A.R. Œuvres complètes, édition établie, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p.868.

Jean-Luc Steinmetz, R. Poésies, GF Flammarion n°505, 1989, p.239-240.

Steve Murphy, "Le loup et l'araignée : Rêvé Pour l'hiver", Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, Presses Universitaires de Lyon, 1991, p.125-147.

Alain Borer et alii, R. Œuvre-vie, édition du centenaire, Arléa, 1991. Notes de Jean-François Laurent et de Yasuki Kawanabe, p.156-157.

Louis Forestier, R. Œuvres complètes - Correspondance, Robert Laffont, Bouquins, 1992 (édition reprise en 3 vols chez Folio en 1999, renouvelée chez Robert Laffont en 2004), p.446.

Pierre Brunel, A.R., Œuvres complètes, La Pochothèque, 1999, p.790.

Steve Murphy, Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, tome I, Poésies, introduction et notes de S.M., Champion, 1999 et tome IV, Fac-similés, Champion, 2002, p.280-281.

André Guyaux, A.R. Œuvres complètes. Éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2009, p.842.