Philippe Delerm : Autumn

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    Il s'approcha. Il lui sembla soudain que les conversations autour de lui s'estompaient, qu'un vertige le prenait.
    Elle était là, les yeux baissés, avec cette expression de douceur consentante, de quiétude intérieure. Elle. C'était Elle, l'évidence au bout d'un long chemin. Qu'avait-elle de plus que les autres ouvrières, que toutes les très belles essayeuses de chapeaux ? Pas la robe de velours vert olive finement rayée, plutôt modeste et sage, et pas l'éclat du teint, ni la perfection des traits. Mais...Ce port de tête si penché, ce long cou de gazelle incroyablement frêle, et la rousseur profonde des cheveux relevés en lourds bandeaux flamboyants. Mais la pâleur des joues, le vert diaphane presque usé de son regard, quand elle levait les yeux de son ouvrage pour sourire aux plaisanteries de ses collègues de travail, d'un sourire infiniment grave.
     Grave. Elle ne ressemblait pas à ce qu'elle devait être : une toute jeune ouvrière de chez Harry's, une jeune fille de dix-sept ou dix-huit ans, condamnée douze heures par jour à bâtir de ses mains des signes de noblesse, de beauté, pour des femmes riches infiniment moins nobles, infiniment moins belles. Belle ? Beaucoup plus que jolie, sans doute, mais elle était surtout... étrange. Il se répéta ce mot, hypnotisé. Elle semblait descendue d'un Moyen Age florentin pour habiter son rêve, avec une mélancolie blessée, mais cette inattendue sensualité de sa bouche un peu lourde, finement ourlée, fruit d'automne à la douceur offerte de virginité mystique. Dans ses cheveux dormaient toutes les flammes, tous les secrets d'une Italie brûlée de passions séculaires, et dans la blancheur de sa peau tous les ailleurs du Nord.

(...)

    Elizabeth frissonna, parcourue d'une sensation de malaise et d'engourdissement. Depuis combien de temps reposait-elle ainsi, le corps plongé dans l'eau à peine tiède de cette baignoire curieusement placée en plein centre de l'atelier de John Millais ? Ces séances de pose extravagante l'avait d'abord amusée. Dehors c'était l'hiver, la rumeur de Londres atténuée sous une neige épaisse, bleuie par un froid vif de quinze jours. Elizabeth venait à pied, soufflant devant elle des petits nuages de froid docile ; ses pieds, chaussés de caoutchoucs, s'imprimaient dans la neige dure avec ce craquement feutré qui lui plaisait. Gower Street, elle pénétrait chez les Millais. La porte de l'atelier poussée, une chaleur d'étuve tombait sur elle. Le contraste était agréable. En plus du feu de cheminée toujours copieusement nourri, John Millais avait fait installer un poêle à bois ronfleur. Mais le raffinement, l'étrangeté, c'était ce dispositif placé sous la baignoire : une dizaine de chandelles constamment allumées pour garder l'eau bien chaude. Revêtir une robe de brocart antique, rehaussée de dentelles d'argent. S'engloutir dans ces eaux domestiques, au creux de l'hiver londonien ; c'était comme un jeu, qui semblait prendre à contre-pied tous les usages, et jusqu'au conformisme de la sensation - bien à l'abri du froid, dans l'humide et le chaud, s'abandonner à l'immobilité d'une beauté mouvante : devenir Ophélie.

    Rejetée par Hamlet, Ophélie devient folle et se noie. Le personnage avait séduit Millais, mais, au-delà du personnage, ce rêve d'habiter la mort aux couleurs du présent, de basculer ailleurs, dans l'apparence du réel. La folie d'Ophélie, c'était la vie plus forte au moment de finir, c'était comme un automne inaccessible en elle, au milieu du printemps. Millais s'était rendu dans le Surrey pour peindre le décor de son tableau. Au bord de la rivière Hogsmill, il avait peint au naturel une nature si vivante qu'elle pouvait accueillir la mort : feuilles argentées, troncs tordus des saules enchevêtrés, vert sombre des algues menaçantes, vert d'angélique des roseaux coupants ; mais la chaleur joyeuse d'un bouvreuil abricot posé sur une branche, et toute la fraîcheur des aubépines rose pâle endimanchant les buissons de la berge. Sur un carnet d'esquisses, John Millais avait cherché sans relâche le mauve bleu de la violette, le bleu laiteux des myosotis. Plus tard, il avait retrouvé l'éclat des coquelicots, le velouté des anémones, les moindres nuances de toutes ces fleurs-symboles dont il voulait consteller le corps immergé d'Ophélie.

    Ainsi, à sa première visite à Gower Street, Elizabeth s'était-elle arrêtée devant cette toile si mystérieuse et vivante, inachevée ; au milieu de l'eau sombre, une grande tache blanche demeurait. Tout comme Rossetti, Millais pratiquait ce fond blanc qui donnait tant de vie à la lumière. Mais là, c'était étrange et aveuglant : cette grande tache où elle allait s'incarner dans la mort lui avait fait battre le coeur. Il n'y avait pas de hasard, et c'était à l'avance un rendez-vous avec la voie de son destin. La tache blanche, l'essentiel, le centre du motif : elle acceptait l'idée de devenir tout cela, sans orgueil mais sans innocence. Rossetti avait fait d'elle une Béatrice très consciente de guider les pas de Dante, par son silence même, et son désir de prolonger au plus profond d'elle les signes de son apparence. Depuis près de huit jours, elle devenait Ophélie...

    Quelle heure pouvait-il être ? L'après-midi semblait ne pas devoir finir. Millais n'avait plus prononcé un mot depuis si longtemps. Extraordinairement tendu, il jetait sur Elizabeth des coups d'œil incisifs, avec une anxiété clinique. Ses gestes dialoguaient avec la toile, dans une ampleur sereine. Mais son regard sur le modèle avait une intensité, une rapidité presque brutales.

    Elizabeth frissonna de nouveau. Etait-ce bien du froid ? Elle ne sentait plus les frontières de son corps, d'abord engourdi par la chaleur, puis peu à peu par cette sensation de fluidité qui la gagnait tout entière. Elle était l'eau, le passage immobile d'un univers fuyant, l'image insaisissable, dédoublée, d'un être abandonné, à quel invisible courant ? Le folie, sans doute, cette bizarre sensation de voir grandir démesurément les objets alentour, le chevalet, le poêle à bois, d'entendre gronder à ses tempes une voix sourde, et comme née d'un excès de silence. Elle s'était plu à s'inventer une folie imaginaire - non la folie de tristesse et de désespoir qui menait Ophélie, mais un mal absolu, qui changeait soudain et sans raison les limites du monde, le carcan des situations sociales, l'empire du temps. Elle pensait à la vie stupide qu'elle avait menée chez Harry's, à l'angoisse imbécile de ne pas avoir fini une capeline pour le soir. Alors, un sourire bizarre venait à ses lèvres. Elle s'immergeait dans cet état nouveau qui n'exigeait plus rien d'elle - simplement devenir. Devenir folle, pourquoi pas ; c'était très doux, dans ces après-midi décalés du réel, dans la tiédeur de l'eau dormante. Folle, si la folie ouvrait un autre monde, une autre chance. Et puis, de la folie, basculer dans la mort : une mort éveillée, la bouche encore ouverte sur la fin d'un chant, une mort ondoyante et liquide qui semblait aborder aux rives protégées d'un très lointain bien-être, enfoui dans la mémoire, en deçà de l'enfance.

    Rossetti puis Millais l'avaient tenue dans un projet - la naissance d'une toile. Mais s'étaient-ils jamais demandé quelles pensées la traversaient, pendant qu'elle s'abandonnait ainsi dans un interminable silence ? Ce pays de solitude lui appartenait ; les mots y étaient incongrus. Elle en dessinait les contours de rêve, à sa guise, aux confins de la mort, à la lisière de la folie, quelque part entre Florence, l'Angleterre et l'au-delà, dans une étrange contrée qui prenait les contours et la rousseur de noms de femme : Ophélie, Béatrice...

    Ce soir était le dernier soir. Millais serrait les mâchoires, dans l'exaspération des ultimes retouches. Depuis plus d'une heure, les dernières chandelles s'étaient éteintes sous la baignoire insolite. Elizabeth ne savait pas qu'elle tremblait d'un froid réel. Enfin, John posa sa brosse sur le chevalet. Elizabeth se leva sans un mot, jetant un châle sur ses épaules. Sa robe brodée d'argent restait collée contre son corps, et dégouttait sur le plancher. Mais peu lui importait. Elle regardait, fascinée : sur la toile, ses longs cheveux noyés se confondaient avec les eaux troublantes et sombres de la rivière. Les anémones et les pensées s'échappaient de ses mains ouvertes, dans un geste d'une étonnante fraîcheur, qui semblait à la fois si hiératique, les paumes tournées vers le ciel. C'était elle, offerte et prisonnière au centre du motif. Elle, et par-delà son corps, tous ces rêves, toutes ces pensées qui l'avaient traversée durant tant d'heures extatiques. Elle était là, éternisée et abolie, là, morte sur la toile plus vivante que sa vie. Elle eut ce geste d'approcher la main pour toucher le grain ensorcelé, la matière magique de ce grand miracle triste. Elle regarda Millais. Millais la regarda. Il faisait presque nuit dans l'atelier. Elle toussa longuement, d'une toux déchirante née du plus profond de son corps, et dont l'écho se prolongea pour la première fois dans la poussière hostile. Les longues vitres obliques bleuissaient sous la neige du soir.

Philippe Delerm, Autumn, Editions du Rocher,1990.