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Sur les
Illuminations
> Félix Fénéon, premier éditeur des
Illuminations ?
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FÉLIX FÉNÉON,
PREMIER ÉDITEUR DES
ILLUMINATIONS ?
Sur la
correspondance entre Félix Fénéon et Henry de Bouillane de Lacoste
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À l’occasion de l’hommage récemment rendu à Félix Fénéon par les
musées d'Orsay, de l’Orangerie et du quai Branly - Jacques Chirac [2],
la presse n’a pas manqué de rappeler qu'il avait été, à l'âge de
vingt-cinq ans, le premier éditeur des Illuminations. Rien d'étonnant. À lire 99% de ce qui s’écrit sur
la dernière œuvre de Rimbaud, c’est là un fait établi. La paternité
de Fénéon à l'égard de la réédition en plaquette des
Illuminations, en octobre 1886, ne fait naturellement
aucun doute. Ce qui éveille le soupçon, par contre, c'est la nature de sa contribution à ce qu’on
appelle parfois la « pré-originale ». Il y a là
une énigme, qui devrait d'autant plus nous interpeller que cette
publication en feuilleton de mai-juin 1886 dans la revue La Vogue,
première
configuration historiquement donnée aux poèmes en prose de Rimbaud, est reproduite jusque dans nos éditions
les plus récentes (pour ce qui est des deux premiers tiers
des poèmes). C'est donc précisément dans cette configuration que
nous lisons, encore aujourd'hui, Les Illuminations. Mais le doute
sur les circonstances réelles de ce moment fondateur n'effleure pas grand monde. Voici, par exemple, comment Claude Jeancolas
romance la chose, dans son intégrale des manuscrits de
Rimbaud (Textuel, 2012) :
« Félix Fénéon fut chargé pour le
compte de la revue de l'édition des textes. Devant cette liasse
qui ne semblait pas totalement organisée, perplexe, il choisit
un ordre, respectant les pages qui liaient la fin d'un poème au
début d'un autre ou qui en comportaient plusieurs. Seuls
quelques pages isolées et les poèmes en vers furent insérés au
hasard. Il relut les textes, parfois les corrigea au crayon
[...] »
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Où donc Jeancolas a-t-il trouvé ça ?
Dans la thèse d'André Guyaux, Poétique du fragment [3], peut-être
(voir, en
annexe
de cette page, un passage clé de cet ouvrage concernant le rôle de
Félix Fénéon dans l'édition des Illuminations). Et chez Fénéon lui-même, en premier lieu.
Car Fénéon a revendiqué d’avoir « préparé »
personnellement, « sans contrôle de Kahn, directeur libéral, ni de
personne » (BDL, p.139), les deux éditions La Vogue de 1886. Nous possédons sur ce
point son témoignage explicite, dans la correspondance qu’il a
échangée en 1939 avec Henry de Bouillane de Lacoste :
« […] j’ai préparé les
Illuminations non seulement pour leur publication dans le
périodique, mais pour leur réimpression en plaquette » (BdL
p.139).
C'est pourquoi il n'est pas sans intérêt de relire cette
correspondance comme je me propose de le faire ici. Elle constitue
un des rares documents que nous possédions sur cette première
histoire de l'édition rimbaldienne.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, un petit rappel historique. Quand Félix Fénéon écrit qu’il a préparé « les
Illuminations », il ne désigne
pas
exactement sous ce titre la même chose que nous : un recueil de quarante-deux poèmes en prose. Les
Illuminations, telles qu’elles ont paru en 1886, contenaient à
la fois des proses et des vers : plus précisément, trente-sept
poèmes en prose
et onze pièces de vers
[4]. La publication de ces quarante-huit
textes dans La Vogue périodique, répartie sur cinq livraisons
successives, s’est distribuée de la façon suivante :
·
N° 5 et 6 (13 et 29 mai 1886) : vingt-neuf poèmes. Poèmes en prose
exclusivement. Ce sont les textes que nous lisons en tête des
Illuminations, d’Après le Déluge à Barbare, dans
toutes les éditions actuelles du recueil. En nombre de pages, dans
la récente Pléiade due à André Guyaux, ces textes représentent
les deux premiers tiers du recueil (vingt pages sur trente).
·
N° 7 (7 juin 1886) : cinq pièces de vers exclusivement, issues de ce que
l’on a appelé par la suite les "Vers nouveaux et chansons", poèmes
de 1872 (ou début 1873).
·
N° 8 (13 juin 1886) : trois poèmes en prose suivis de trois pièces de vers
(de même provenance que les précédentes).
·
N° 9 (21 juin 1886) : trois pièces de vers suivies de cinq poèmes en
prose.
Cette distribution est assez déséquilibrée : un gros bloc de proses, puis un bloc
plus modeste de poèmes versifiés, enfin un mélange de vers et de
proses. Il
sera bon de se demander par quelle bizarrerie (ou, au
contraire, en vertu de quelle logique) ce ou ces premiers éditeurs
ont opté pour publier en bloc 29 premières proses, remettant à plus
tard la publication par petites fournées (de trois ou de cinq au
maximum) des 13 proses restantes (j'inclus naturellement dans ce
nombre les 5 poèmes qui ne seront publiés qu'en 1895 mais qui
étaient encore entre les mains des préparateurs de La Vogue
lorsqu'ils ont programmé leur feuilleton Rimbaud).
Quand, donc, Félix Fénéon revendique la paternité de cette
première édition, cela signifie qu’il en a établi les textes
(déchiffré des manuscrits qui, bien qu’ils ne contiennent "pas de
ratures", comme il le déclare un peu vite dans sa lettre à Bouillane
du 19 avril 1939, ne sont pas sans présenter quelques difficultés de
lecture), qu'il a choisi lui-même l’étrange distribution de ces
textes selon les divers numéros, et, enfin, qu'il a décidé de leur
ordre de succession.
La Vogue périodique n°9 parut le 21 juin. Début
octobre 1886, soit moins de quatre mois plus tard, paraissait aux
mêmes éditions La Vogue une plaquette rassemblant les poèmes
publiés par le périodique et en bouleversant l’ordre de succession.
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Le
périodique (n°9, 21-27 juin 1886) |
La
plaquette (octobre 1886) |
« Bouleversement de l’ordre » ! C’est par cette expression que
Fénéon résume son travail pour la plaquette dans la lettre du 14 mai 1939 :
« Il avait été recommandé à
l’imprimeur de La Vogue (A. Retaux, Abbeville) de garder
la composition des Illuminations en vue d’un tirage à
part ultérieur. Et, en effet, les deux impressions sont, de
ligne en ligne, pareilles, sauf bouleversement de l’ordre […] »
(BdL p.143).
Plus quelques modifications de détail,
dont Fénéon donne minutieusement la liste. Ce « bouleversement de
l’ordre » est un des points qui semble avoir été discuté entre les
deux interlocuteurs. Nous y reviendrons.
Pourquoi dis-je « semble » ? C’est que,
malheureusement, BdL ne publie pas ses propres lettres (il faudra
attendre qu’un successeur de Jean-Jacques Lefrère nous les procure
un jour, dans sa
Correspondance posthume 1939). On est donc obligé de
reconstituer les questions
et objections de l'universitaire à partir des réponses que
Fénéon lui adresse. En 1939, BdL prépare déjà son édition critique
des Illuminations qui ne parut qu’en 1949. C’est dans le
cadre de cette entreprise qu’il interroge Félix Fénéon. En appendice
de son livre, il reproduit des extraits plus ou moins étendus des
huit lettres reçues de son correspondant. Le présent travail est
essentiellement fondé sur
l’analyse des deux premières, datées du 19 et du 30 avril 1939.
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Arthur Rimbaud, Illuminations, Painted Plates,
édition critique par Bouillane de Lacoste,
Mercure de France, 1949.
Pages 138 et 139.
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La lettre du 19 avril
« Feuilles volantes et sans pagination »
Voici le passage le plus significatif du premier courrier envoyé par
Fénéon, le 19 avril 1939 :
« [...] Si j'ai eu sous les yeux le
ms. utilisé en 1886 par La Vogue ? Oui, et entre les
mains, — Gustave Kahn m'ayant confié le soin de le préparer pour
l'impression et d'en revoir les épreuves [...]. Le ms. m’avait
été remis sous les espèces d’une liasse de feuilles de papier
tout rayé qu’on voit aux cahiers d’école. Feuilles volantes et
sans pagination, — un jeu de cartes — sinon pourquoi me
serais-je avisé de les classer, dans une espèce d’ordre, comme
je me rappelle avoir fait ? Pas de ratures. » (BdL p.138).
Chargé de préparer la publication des Illuminations,
en premier lieu dans La Vogue périodique, Fénéon se serait
donc appuyé sur le manuscrit de Rimbaud. Or, pour toute une série de
raisons qui vont faire l’objet de ce commentaire, il paraît
difficile de croire qu’un éditeur ayant eu à connaître du manuscrit
de Rimbaud ait commis, dans cette « pré-originale », les fautes que
nous y trouvons. Et il est encore plus difficile de croire qu’un tel
éditeur, chargé quelques mois plus tard de réunir en volume ces
mêmes Illuminations, ait osé concocter une « plaquette »
comme celle publiée par Fénéon en octobre 1886, qui ne respecte rien
des « indices d’un ordre prémédité »
(la formule est de Fénéon, dans sa
lettre à BdL du 30 avril 1939)
perceptibles
dans ces manuscrits.
Les manuscrits de Rimbaud, dit encore Fénéon dans cette
première lettre de son échange avec Bouillane de Lacoste, sont
parvenus à l’équipe de La Vogue dans un état de désordre et
sans le moindre indice d’un principe d’organisation : des « feuilles
volantes et sans pagination » !
[5] Affirmation capitale ! Car nous
savons, et nous pouvons le constater par nous-mêmes depuis 1957,
date à laquelle les manuscrits ayant servi aux n° 5 et 6 du
périodique La Vogue ont été acquis par la BNF et archivés
sous la côte
NAF14123, que vingt-trois de ces « feuilles volantes »
(correspondant aux vingt-neuf premiers textes du recueil) portent en
réalité une pagination.
Si, donc, Fénéon a dit
vrai, s'il a eu entre les mains le dossier des 49
poèmes (vers et proses confondus) et s'il n'y a
découvert aucune trace de numérotation, c'est que la pagination
figurant sur les vingt trois feuillets aujourd'hui hébergés à la BNF
a été inscrite par lui ou d'après lui. Or, depuis que ces manuscrits de la collection Lucien Graux ont été enfin exhumés en 1939
et ont pu être consultés par les éditeurs de ce temps (Bouillane de Lacoste,
Rolland de Renéville et Jules Mouquet), toutes les éditions adoptent l’ordre indiqué par ces manuscrits pour ce qui
est des deux premiers tiers des Illuminations. Personne ne
suit plus ni l’agencement de la plaquette Fénéon, ni celui des
éditions Berrichon. En conséquence, la configuration dans laquelle
nous lisons ces poèmes aujourd’hui serait celle que Fénéon a choisie
quand il a préparé l’impression des n° 5 et 6 de La Vogue. La
chose mérite réflexion. Car l’ordre dans lequel on lit un recueil de
poésie n’est pas sans influer sur la façon dont on le comprend. Pour
ne prendre qu’un exemple, il serait quand même utile de savoir si
c’est Rimbaud qui a placé Après le Déluge en tête des
Illuminations ou si c’est Félix Fénéon.
Fénéon a joué un rôle important dans les deux
premières éditions des Illuminations. Mais ce rôle a-t-il été
aussi décisif qu'il le prétend dans sa correspondance avec Bouillane
de Lacoste ? On a relevé dans ces lettres de 1939 beaucoup
d’hésitations, d’approximations, voire de contradictions, notamment
dans la seconde d’entre elles dont nous allons bientôt parler
[6].
Soit qu’il ait voulu se parer auprès de BdL d’un titre d’
« inventeur » des Illuminations qu’il ne mérite que
partiellement, soit que l’éloignement dans le temps (en 1939, il est
âgé de soixante-dix-huit ans) ait embrouillé ses souvenirs, Fénéon
aurait-il raconté des sornettes à l’universitaire qui
l’interrogeait ? Des doutes sur la validité de son témoignage ont
été exprimés ici ou là. Mais c'est surtout lorsque Steve Murphy a
tenté de démontrer, de façon très convaincante selon moi, le
caractère « auctorial » de la pagination des vingt-trois premiers
feuillets des Illuminations, que la question s’est trouvée
posée dans toute son acuité
[7].
Si la pagination est de Rimbaud, l'agencement du périodique n'est
pas de Fénéon, et que penser dès lors de la fiabilité de son
témoignage ?
Certes, la thèse défendue par Murphy ne
saurait constituer ni une preuve absolue, ni un argument a priori.
Mais nous savons qu'il existe dans Les Illuminations,
au moins dans la partie d'entre elles qui a été publiée dans les n°5
et 6 de La Vogue, d'autres indices patents d'un ordre
prémédité que la numérotation des feuillets. Or Fénéon dit qu'il n'a
eu sous les yeux que « des feuilles volantes et sans pagination, —
un jeu de cartes — » (BdL,
p.138). C'est d'ailleurs ce qu'il disait déjà [8]
dans la brillante analyse des Illuminations
qu'il confie
a la revue
Le Symboliste du 7 oct. 1886 :
« Les
feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les
distribuer dans un ordre logique. »
Certes, à cette date, on ne peut guère lui prêter un
défaut de mémoire. On n'imagine pas non plus qu'il ait
raconté deux fois, délibérément, les mêmes « sornettes ».
Mais, d'un autre côté, comment peut-il employer un mot aussi
péjoratif que «
chiffons » pour désigner des manuscrits magnifiquement
calligraphiés sur papier vergé,
comme celui d'Enfance par exemple, et
parler de chiffons
« volants » devant une transcription qui, dans la
plus grande partie du corpus, soude systématiquement les textes
les uns aux autres, soit par copie contiguë sur un même feuillet,
soit par chevauchement d'un feuillet sur l'autre ?
Si donc,
il a dit la vérité, comme nous voulons le croire, comme nous le
croyons jusqu'à plus ample informé, si sa
« déposition »
[9] de 1939
devant BdL a été authentique et sincère, nous sommes devant un
mystère.
C'est dans l'espoir d'éclaircir ce mystère qu'on veut relire ici ses lettres à Bouillane de Lacoste.
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La lettre du 30 avril (1)
« ce changement, quelque inopportun et
fâcheux qu’il puisse être […] »
La deuxième lettre envoyée par Fénéon, le 30 avril 1939 commence
par le passage suivant qui laisse deviner sur quoi son correspondant
a porté le fer :
« ... À titre officieux, et sans
contrôle de Kahn, directeur libéral, ni de personne, j’ai
préparé les Illuminations non seulement pour leur
publication dans le périodique, mais pour leur réimpression en
plaquette. Si, entre ces deux opérations, leur ordre s’est
modifié, ce changement, quelque inopportun et fâcheux qu’il
puisse être, m’est expressément imputable. Persuadé, à tort ou à
raison, que le rang des feuillets à moi livrés avait varié au
gré des manipulations qu’ils avaient subies, pourquoi me
serais-je fait scrupule d’arranger à mon goût ce jeu de cartes
hasardeux ? » (BDL. p.139).
La discussion porte d’abord sur le fameux
« bouleversement » d’octobre 1886. Dans son plaidoyer pro domo,
Fénéon a raison sur un point. La liasse de manuscrits confiée par
Rimbaud à Verlaine en février 1875 a probablement subi tant de manipulations,
lorsqu'elle parvient à l'équipe de La Vogue, que l'ordre dans
lequel s'y rencontrent les textes ne représente plus forcément celui
que l’auteur a voulu leur donner. Dès lors, pourquoi aurait-il « fait
scrupule d’arranger à [s]on goût ce jeu de cartes hasardeux ? ».
Mais cet argument ne répond pas exactement au reproche
adressé par BdL, tel qu’on peut le déduire de la formule : « un
changement inopportun et fâcheux ». BdL n’a probablement pas
reproché à Fénéon d’avoir opéré des changements dans l’ordre des
textes car il partage sa conviction qu’il n’y a aucun principe de
construction dans les
Illuminations. Il l’écrit en toutes lettres dans l'analyse de
la réimpression en plaquette qui figure dans son édition
critique :
« […] il est clair que toutes les proses
étant sans lien entre elles, leur ordre importe peu, et qu’un
classement en vaut un autre : qu’on lise Vagabonds avant
Mystique, ou Mystique avant Vagabonds, la belle
affaire ! » (BdL p.162).
Il introduit malgré tout une restriction, mais qui s'avère
illico purement rhétorique :
« Dans les cas où Rimbaud lui-même a
indiqué la succession des deux morceaux, il vaut mieux respecter cet
ordre par déférence pour son choix ; mais comme il n’en est pas
toujours ainsi, chaque éditeur est libre, et tel qui classerait les
Illuminations en suivant tout simplement l’ordre alphabétique
des titres, ne serait en rien blâmable » (ibid.).
Il y a donc une grande communauté de vues entre les deux
interlocuteurs, et on s'étonne qu'un universitaire spécialiste de
Rimbaud, qui a eu récemment les manuscrits Lucien Graux sous les
yeux, puisse cautionner les méthodes peu scrupuleuses
de la réimpression en plaquette, et même renchérir sur elles dans le subjectivisme en proclamant le droit de l'éditeur à classer selon son bon plaisir les
poèmes en prose de Rimbaud. Mais BdL a dû malgré tout indiquer à Fénéon qu’il
trouvait « inopportun et fâcheux » d’avoir transgressé l'ordre
du manuscrit
« dans les cas où Rimbaud lui-même a
indiqué la succession des deux morceaux ». Du moins
Fénéon l’a-t-il compris ainsi et c’est pourquoi il se justifie un
peu vigoureusement.
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Un
des
« cas où Rimbaud lui-même a
indiqué la succession des deux morceaux » |
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En faisant
enjamber Les Ponts du
feuillet 13 sur le
feuillet 14, Rimbaud rend implicite une double
relation thématique : en amont, avec Ouvriers, en
aval avec Ville, dont le titre, plus que significatif,
suggère la nature du thème commun. Cette "série par
chevauchement" est suivie d'une "série par contiguïté",
le
feuillet 14 contenant intégralement, enchaînés,
Ville et Ornières. Ce nouvel effet de suite invite à se
demander quel est le rapport d'Ornières, pour
Rimbaud, avec le thème de la ville. D'autant que le
texte suivant, sur le
feuillet 15, est Villes ("Ce sont des villles...").
Notons enfin que ce dernier texte chevauchera à son tour
sur le
feuillet 16 qui contient Vagabonds et le
début de Villes ("L'Acropole officielle...").
L'insertion de Vagabonds à cet endroit, faisant
écho à Ouvriers et en confirmant la signification
cachée, révèle la présence d'une dimension
autobiographique insoupçonnée dans ce cycle urbain des
Illuminations. C'est ainsi que se construit le
sens, de proche en proche, dans le texte des
Illuminations.
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[10] Je reproduis là un court passage de mon dossier intitulé
La FAQ des
Illuminations. Question 6 : « Y a-t-il une idée directrice
dans les Illuminations ? » Le schéma de lecture résumé dans
le tableau y est justifié de façon précise et circonstanciée. Il
embrasse l'ensemble des Illuminations et pas seulement, comme
ici, les seuls vingt trois feuillets paginés.
[11]
Désireux de défendre Rimbaud contre ceux qui ont voulu le «
travestir en loup-garou », ce sont Veillés I et Aube
que Verlaine cite intégralement côte à côte comme symboles d'une
existence vécue « toute en avant dans la lumière et dans la force,
belle de logique, et d'unité comme son œuvre, et semble tenir entre
ces deux divins poèmes en prose détachés de ce pur chef-d'œuvre,
flamme et cristal, fleuves et fleurs et grands voix de bronze et
d'or : les Illuminations ». Les Hommes d'aujourd'hui,
vol.7, n°318 : Arthur Rimbaud, janvier 1888.
En mode image sur Gallica, p.360 et sqq.
[12] Je
parle ici en général et pas pour Fénéon qui ne connaissait pas
Jeunesse ou qui, du moins, n'a pas eu à le publier.
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BdL estime négligeables les liens de contiguïté dont est porteur le manuscrit rimbaldien sous prétexte qu'ils seraient rares : « mais comme il n’en est pas toujours ainsi,
chaque éditeur est libre ». En réalité, il en est très
souvent ainsi. Tout dépend de la partie du manuscrit dont on parle. Dans la partie correspondant aux n°
7-8-9 de La Vogue (dix-neuf poèmes en prose ou en vers), le phénomène de transcription par
enchaînement ou chevauchement est en effet inexistant, la
quasi-totalité des textes figure sur des feuillets isolés. Mais
cette partie, je le rappelle, ne concerne que huit poèmes de ce que
nous appelons aujourd’hui (et BdL avant nous) les Illuminations.
Par contre, dans la partie correspondant aux n° 5-6 de La Vogue
(vingt-neuf poèmes en prose),
ensemble de
facture pré-typographique, qui a connu une retranscription plus
homogène, plus soignée et plus tardive que le reste des manuscrits,
le phénomène est constant.
Parmi ces vingt-neuf poèmes, deux seulement figurent sur des
feuillets isolés : Après le Déluge et Parade. Tous les
autres occupent sur leur feuillet une place qui les soude dans la
lecture :
-
Soit à un autre poème :
Enfance – Conte ;
-
Soit à deux autres poèmes : À une raison –
Matinée d’ivresse – Phrases ;
Villes (Ce sont…) – Vagabonds – Villes
(L’Acropole…) ; Antique – Being Beauteous – « O la
face cendrée… » ; Vies – Départ –
Royauté ;
Nocturne vulgaire –
Marine - Fête d'hiver ; Angoisse – Métropolitain – Barbare.
-
Soit à trois autres poèmes :
Ouvriers – Les Ponts – Ville –
Ornières ; Veillées – Mystique –
Aube – Fleurs.
Cela signifie que, même mélangés comme un jeu de cartes par les
mains brouillonnes de Charles de Sivry, Louis Le Cardonnel, Louis
Fière ou tout autre lecteur les ayant interceptés avant qu’ils ne
parviennent à Gustave Kahn, ces feuillets limitent considérablement les
possibilités d’un ordre de lecture aléatoire. Il n'est que de voir
comment les groupes de poèmes soudés par ce mode de transcription se
distribuent au sein du schéma de lecture des Illuminations
résumé dans le tableau ci-dessous [10] pour mesurer à quel
point la responsabilité de Rimbaud dans cette lecture domine les
éventuelles interactions des éditeurs de La Vogue.
Dans ce tableau où je suis rigoureusement l'ordre du périodique, je
présente réunis par un tiret les titres qu'un respect des
contiguïtés inscrites dans le manuscrit devraient empêcher de séparer :
f° 1-5
- Enfance. |
Après
le Déluge
Enfance I-II-III-IV-V – Conte |
f°
6-12 - L'entreprise du voyant. |
Parade
Antique – Being Beauteous – « O la
face cendrée… »
Vies I-II-III – Départ – Royauté
À une raison – Matinée d’ivresse – Phrases |
f° 13-17 - Le
cycle urbain. |
Ouvriers – Les Ponts – Ville
– Ornières
Villes II (Ce sont…) – Vagabonds – Villes
I
(L’Acropole…) |
f° 18-22 - Paysages féeriques. |
Veillées I-II-III – Mystique – Aube –
Fleurs
Nocturne vulgaire – Marine -
Fête d'hiver |
f° 23-24 - Le cycle de la force (début). |
Angoisse – Métropolitain – Barbare. |
On constate d'abord que les vingt-neuf poèmes représentés ne
constituent finalement que onze groupes, onze « cartes » à distribuer
selon le choix de l'éditeur, pour reprendre la métaphore de Fénéon.
Mais on voit aussi, si l'on s'appuie sur l'exemple du « cycle urbain », que les deux seuls groupes qui
le constituent rendent presque obligatoire leur rapprochement du
fait de la présence, dans l'un, des deux titres Villes, dans
l'autre, du titre Ville. Conclusion : dans ce cas, aucune
possibilité de classement aléatoire des textes, sinon par permutation
entre les deux groupes. De même, difficile de séparer
Veillées I-II-III - Aube [11] d'un côté et Nocturne Vulgaire
de l'autre, trois exemples d'évocations oniriques (le récit de rêve
est une variété particulière du genre féerique — si bien représenté
dans le commentaire verlainien cité ci-contre — qui me semble faire
l'unité de cet ensemble de poèmes regroupés entre le cycle urbain et
le cycle de la force). De même, de
Parade à Antique, d'Antique à Royauté et de
Royauté à À une raison et Phrases (première
partie), on n'est pas sans apercevoir un fil conducteur
(thématique et biographique) possible qui incite au rapprochement
(le « nouvel amour »).
Conclusion : avec un peu de perspicacité herméneutique, les divers
groupes soudés par contiguïté graphique s'entre-soudent par
continuité thématique.
Allons plus loin. Certains poèmes des Illuminations sont en
réalité des séries de poèmes, regroupés sous un même titre, et dont
l'ordre de succession est imposé par une numérotation en chiffres
romains. Dans l'économie générale de l'œuvre et dans la perception
de ses insistances thématiques, ces ensembles de parfois quatre ou
cinq poèmes pèsent plus que les petites unités textuelles. Chacune
des sections thématiques définies dans le tableau ci-dessus compte en son sein
l'une de ces séries, qui en fait ressortir la visée de sens. Or, si
nous considérons les titres de ces séries, une thématique dominante,
de caractère autobiographique, se perçoit aisément : Enfance
(cinq textes), Jeunesse (quatre textes), Vies (trois
textes) [12]. À quoi il faut ajouter la série avortée Villes I-II,
dont la résonance biographique, dans la proximité de Ville,
Ouvriers et Vagabonds, ne saurait échapper. Il devrait y
avoir là, pour tout éditeur un minimum attentif, motif à respecter
ces linéaments sémantiques et à les faire ressortir. J'ai déjà
mentionné à plusieurs reprises celui des
« villes », qui en est l'exemple le plus évident.
Mais il y a aussi, plus généralement, cette référence constante au chemin de vie qui mène de l'enfance à
l'âge de Vingt ans (titre de l'un des poèmes de Jeunesse).
Autrement dit, quand Fénéon ou quiconque d'autre à La Vogue
place Enfance en tête des Illuminations dans le
périodique, tout de suite après Après le Déluge dont la
fonction liminaire se conçoit fort bien, ne serait-ce qu'à cause du
personnage emblématique de « l'enfant » qui y joue un rôle clé, il est
particulièrement bien
avisé. Par contre, quand il le déplace en neuvième position dans la plaquette,
après
Barbare, Mystique, Aube, Fleurs, Being
Beauteous, Antique et Royauté,
il n'opte pas pour un « classement [qui] en vaut un autre », pour reprendre la formule
de BdL, il se trompe. Il ne dépend pas du bon plaisir de l'éditeur de placer ou non
Enfance en début et Jeunesse en fin de recueil. Ces
localisations sont imposées par les multiples signaux émanant des
textes orientant la lecture dans le sens d'un regard rétrospectif de
l'auteur sur la trajectoire qui a été la sienne, dans un sens qu'il
faut bien appeler autobiographique ou, peut-être mieux, auto-mytho-graphique. La contrainte pesant sur l'éditeur de cette
façon est évidemment loin d'être comparable avec celle qu'exerce une
pagination ou un agencement explicitement défini par l'auteur. Mais
cette contrainte existe.
Du moins pour
qui se soucie de lire l'œuvre comme elle demande à être lue.
Or, si l’on en juge par le changement intervenu entre
le périodique et la plaquette, c’est précisément cette fidélité
élémentaire au texte qui a été trahie.
Voici l'ordre des poèmes dans la
plaquette :
Après le Déluge / Barbare / Mystique / Aube / Fleurs / Being
Beauteous / Antique / Royauté / Enfance / Vies / Ornières /
Marine [Fête d'hiver] / Mouvement / Villes (C'est...) / Villes
(L'acropole...) / Métropolitain / Promontoire / Scènes /
Parade / Ville / Départ / À une raison / H / Angoisse / Bottom /
Veillées / Nocturne vulgaire / Matinée d'ivresse /
Phrases / Conte / Honte / Vagabonds / "Nous sommes tes grands
parents..." / Chanson de la plus haute tour / Ouvriers [Les
ponts] / "Ô saisons, ô châteaux..." / Bruxelles / Âge d'or /
Éternité / "La rivière de cassis roule..." / "Loin des
oiseaux..." / Michel et Christine / Dévotion / Soir historique /
"Qu'est-ce pour nous mon cœur..." / Démocratie.
Ce n’est pas seulement
l'organisation générale du recueil qui a changé mais la méthode
éditoriale respectueuse du manuscrit ayant présidé à la confection
des n° 5 et 6. Dans le périodique, l'agencement adopté conserve
systématiquement l’ordre de succession du manuscrit lorsque des
poèmes sont plusieurs à se suivre sur un même feuillet ; dans la
plaquette, il n’en est plus rien. Des exemples ? Le poème Conte,
que Rimbaud a copié immédiatement à la suite d'Enfance, se
retrouve dans la plaquette à la suite de Phrases. Départ
et Royauté, qui figurent l'un à la suite de l'autre sur le
même feuillet que Vies III, se retrouvent respectivement
après Ville et Antique. Matinée d'ivresse,
copié par Rimbaud, non sans logique, à la suite de À une raison, se retrouve après
Nocturne vulgaire. Ouvriers et
Les Ponts, dont la place au sein du cycle urbain allait de soi,
se retrouvent au milieu des « chansons » de 1872. Idem pour
Vagabonds. Barbare, enfin,
se retrouve entre
Après le Déluge et
Mystique, alors que
Rimbaud l'a soudé à
Angoisse et
Métropolitain en vertu de liens sémantiques évidents :
leur dénouement en forme de dispute,
voire de mêlée amoureuse, avec une toute mystérieuse « Elle », instance féminine magnifiée
à qui le poète demande raison pour « les ambitions continuellement
écrasées » (Angoisse), qu'il tente de forcer « parmi les
éclats de neige [...] et les parfums des soleils des pôles » (Métropolitain)
et dont il guette la « voix féminine » « au fond des volcans et des grottes
arctiques » (Barbare).
Et donc, nous nous trouvons devant ce dilemme :
ou bien Fénéon a réellement eu sous les yeux l'entièreté du
manuscrit de Rimbaud, et il n'en a tenu aucun compte ; ou bien, il
s'est comporté en éditeur honnête et compétent, mais, dans ce cas,
serait-il possible qu'il n'ait réellement eu entre les mains que la
seconde partie du manuscrit des Illuminations, c'est-à-dire
les dix-neuf poèmes (onze pièces de vers et huit poèmes en prose) insérés
dans les n° 7-8-9, où le mode de transcription par enchaînements et
chevauchements est presque complètement absent ? Cette hypothèse,
qui peut paraître hardie, est séduisante, ne serait-ce que parce
qu'elle permet de sauver (en grande partie) la cohérence et la
sincérité du témoignage de Fénéon. C'est la raison pour laquelle,
dans la suite de cette étude, je tenterai de l’étayer par quelques
observations complémentaires.
|
[13]
Quand, dans son édition critique de
1985, André Guyaux écrit que « Félix Fénéon, le premier éditeur
des Illuminations, en 1886, a expliqué en 1939 à Bouillane de
Lacoste qu'il avait lui-même arrêté l'ordre des textes et numéroté
les feuillets », il délivre une information inexacte.
Cf. Illuminations, texte établi et commenté par André Guyaux, À la Baconnière,
1985, p.8.
[14]
C'est l'hypothèse
qu'avancent parfois les tenants de la paternité de Fénéon dans la
pagination des manuscrits. Voir l’article de Jacques Bienvenu : « La
pagination des Illuminations ».
Première partie, 12 février 2012
/
Deuxième partie, 6 mars 2012.
[15]
Adrien
Cavallaro partage mon sentiment sur ce point essentiel.
Dans un chapitre où il analyse le compte rendu du Symboliste sur
un plan herméneutique, il caractérise le « bouleversement de
l'ordre » opéré par l'édition en plaquette comme « un reclassement
des Illuminations au miroir d'Alchimie du verbe ». Il détaille ce
que Fénéon entend par « ordre logique » dans son compte rendu de
1886 et montre, avec ses implications, que la mention de cet
« ordre » ne saurait concerner que l’édition en plaquette des
Illuminations : la corrélation du classement et de la
pagination lui semble devoir être interrogée dans un second
temps. Le rapprochement du témoignage de 1939 et du compte rendu
de 1886 sur ce fondement lui semble relever d’une confusion
aussi étonnante que regrettable : celle-ci brouille un
questionnement philologique qui gagnerait pourtant à se nourrir,
par déduction, des rares enseignements tangibles, et presque
contemporains des parutions de La Vogue, qu’apporte
Fénéon sur son travail d’éditeur.
Le lecteur trouvera en annexes
un passage de Rimbaud et le
rimbaldisme qui apporte sur cette question un éclairage
intéressant, ainsi que les pages d'André Guyaux auxquelles il est
fait référence dans ce passage.
[16]
André Guyaux,
Poétique du fragment. Essai sur les Illuminations de Rimbaud,
À la Baconnière, 1985. Voir le chapitre « Félix
Fénéon, éditeur », p.134-148 et notamment, dans ce chapitre, les
p.142-143 que je cite
en
annexe de ce
travail, avec le commentaire qu'elles suscitent de la part d'Adrien
Cavallaro dans
Rimbaud et le
Rimbaldisme.
[17]
Illuminations, texte établi et commenté par André Guyaux, À la Baconnière,
1985, p.8.
|
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La lettre du 30 avril (2)
« Votre manuscrit est-il paginé ? »
La lettre du 30 avril 1939 se poursuit avec les deux paragraphes
suivants :
« … Le ms. Que
vous avez eu sous les yeux offre les Illuminations dans
le même ordre que la Vogue périodique. Qui sait ? son
ordre a pu être calqué sur celui que fournissait le périodique.
Votre ms. est-il paginé (et d'une pagination qui
soit antérieure à 1886, époque où il se peut fort bien que je
l'aie paginé pour l'impression) ? Persiste-t-il trace d'un
cahier dont le fil de brochage eût maintenu d'affilée les
feuillets ? Ceux-ci, avec leurs poèmes, se chevauchent-ils, ce
qui serait le meilleur indice d'un ordre prémédité ? — Suivant
les réponses qui peuvent être faites à ces questions et, au
besoin, à d'autres, car elles ne sont pas limitatrices, ma
déposition — à savoir, que les feuillets, réglés, étaient dans
une couverture de cahier, mais volants et non paginés, — peut
être infirmée, rectifiée, confirmée. » (BdL p.139).
Fénéon montre des signes d’incertitude. Il admet que sa
« déposition » (se sent-il mis en procès ?) pourrait éventuellement
être infirmée. Quant aux pages « réglées » de type cahier d'écolier,
il a bien raison de ne plus savoir : aucun des manuscrits des
Illuminations ne correspond à cette description. On aura
remarqué aussi qu’il donne implicitement raison à BdL sur la
question des chevauchements. Il admet que le chevauchement mutuel des
poèmes serait l'indice indiscutable d'un
« ordre prémédité ». Félix Fénéon n'est plus sûr du tout que les
feuillets tombés entre ses mains n'aient pas présenté de tels
indices. Mais l’essentiel est ailleurs.
Il semble que BdL ait réagi de façon soupçonneuse à
l’affirmation de la lettre du 19 avril concernant l’absence de
pagination. Fénéon y déclare, on s’en souvient, qu’il a rencontré
des feuilles volantes non paginées et qu’il les a classées. Mais il
ne dit pas qu’il les a numérotées. Comment se fait-il, par
conséquent, s’est peut-être demandé BdL, que les manuscrits de la
collection Lucien Graux (qu’on vient enfin de lui laisser voir)
soient paginés et coïncident parfaitement avec le classement de
La Vogue 5 et 6 ? Aurait-on suivi, au printemps 1886, une
pagination préexistante ?
La question déconcerte Fénéon parce qu’il n’a aucun
souvenir d’avoir numéroté ces feuillets. Sinon, il l’aurait
manifesté dès sa première lettre.
Il répond en deux temps :
« Qui sait ? son ordre a pu être calqué
sur celui que fournissait le périodique. »
Il fait d’abord remarquer que les choses ont
pu se dérouler dans l’ordre inverse de celui supposé par
l’universitaire : loin qu’il ait reproduit un ordre préexistant, il
se pourrait au contraire qu’on ait classé et numéroté après coup le
manuscrit dans l’ordre qu’il avait donné aux poèmes lors de leur
première publication, dans les n° 5 et 6 de La Vogue. Qui
« on » ? Les ultérieurs détenteurs des manuscrits : Gustave Kahn ?
Gustave Cahen ? Lucien Graux ?
Puis, dans un second temps, il suggère (sans rien affirmer) qu’il ne
serait pas impossible qu’il ait paginé lui-même les dits feuillets
pour l’impression.
« Votre ms. est-il paginé (et d'une
pagination qui soit antérieure à 1886, époque où il se peut fort
bien que je l'aie paginé pour l'impression) ? »
Comme il n'est pas très sur de lui, il va jusqu’à
demander à son correspondant s’il jugerait possible que les
manuscrits portent « une pagination qui soit antérieure à 1886 », ce
qui ruinerait complètement son témoignage. Soulignons malgré tout
que dans aucun de ces deux moments ou volets de son système de
défense, Fénéon n'affirme avoir paginé le manuscrit des
Illuminations [13].
Mais BdL, ici encore, se montre un enquêteur fort
complaisant. Il ne
pousse pas Fénéon dans ses derniers retranchements. À vrai dire, il
n’est pas du tout convaincu que la pagination puisse être attribuée
à Rimbaud. Et quant à moi, on s’en souvient, j’ai décidé de ne pas
user de cette question de la pagination comme un argument contre
Fénéon. Admettons donc qu’il a peut-être numéroté lui-même les
manuscrits (c’est la thèse que défendent d’ailleurs plusieurs
rimbaldiens). Mais ce cas de figure risque de ne pas être plus
favorable à la défense du « premier éditeur des Illuminations ».
En effet, s’il est admis que Fénéon a établi l’ordre de
succession des poèmes publiés dans les n°5-6 de La Vogue,
qu’il en a numéroté les feuillets, qu’il en a même constitué
certains en séries auxquelles n’avait pas pensé Rimbaud comme
Veillées ou Phrases
[14], est-il vraisemblable qu’il ait remis en cause tout ce
travail, quand il a préparé la plaquette, au mois d’octobre
suivant ? Comment expliquer que moins de six mois après le
feuilleton de mai-juin 1886, chargé par Kahn, directeur des éditions
La Vogue, de préparer une publication groupée des mêmes
Illuminations, il bouleverse de fond en comble un agencement si
soigneusement confectionné ?
L'organisation interne du recueil, dans le petit volume
d’octobre 1886, change en effet du tout au tout par rapport à celle
du périodique. Voir les explications qu'offre lui-même Fénéon, dans
le compte rendu qu'il rédige pour la revue Le Symboliste du 7
octobre 1886 :
« Les feuillets, les chiffons volants de
M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique.
D’abord des révolutions cosmiques, et s’ébat sa joie exultante et
bondissante, aux tumultes, aux feux. Puis des villes monstrueuses :
une humanité hagarde y développe une féerie de crime et de démence.
De ces décors, de ces foules, s’isole un individu : exultations
passionnelles tôt acescentes et acres, et déviées en érotismes
suraigus. Une lipothymie le prostre. Il appète une vie végétative :
quelques silhouettes d’êtres humbles errent, des jardinets de
banlieue bruxelloise fleurissent, pâlement nuancés, dans une
tristesse dolente. À la primitive prose souple, musclée et coloriée
se sont substituées de labiles chansons murmurées, mourant en un
vague de sommeil commençant, balbutiant en un bénin gâtisme, ou qui
piaulent. Brusque, un réveil haineux, des sursauts, un appel à
quelque bouleversement social glapi d’une voix d’alcoolique, une
insulte à cette Démocratie militaire et utilitaire, un ironique et
final : en avant, route ! »
L'ordre suivi par Fénéon dans ce résumé correspond grosso modo à la
plaquette d'octobre 1886. Fénéon y a en effet situé, en début de
recueil, tout de suite après Après le Déluge (poème
liminaire), Barbare (que le périodique et le manuscrit paginé
placent en vingt-quatrième et dernière position), Mystique
(f°19) et quelques autres, puis les poèmes du cycle urbain, puis des
« exultations passionnelles » et « érotiques » avec, par exemple, la
séquence suivante : À une
raison (f°10), H
(f° non numéroté),
Angoisse (f°23),
Bottom (f° non numéroté),
Veillées (f°18-19),
Nocturne vulgaire (f°21),
Matinée d'ivresse (f°10-11), enfin les « chansons » de
1872 et, pour terminer, « appel à quelque bouleversement social
glapi d’une voix d’alcoolique », Soir historique et
Démocratie. Comme on le voit, l'ordre du périodique a été changé
de fond en comble.
Rien n'empêche un éditeur de changer
radicalement sa conception de l'œuvre sur laquelle il travaille,
même dans un délai très court, mais est-ce vraisemblable [15] ? J’avoue
que
la soudaineté et la radicalité des transformations opérées
par rapport à l’agencement du périodique me font douter de la
paternité de Fénéon dans ce premier agencement.
Ce doute, pourtant, n’effleure pas BdL. Sa conclusion
sur ce point est à l’inverse de la mienne : « […] le fait que Fénéon
a complètement changé, dans la plaquette, l’ordre adopté par lui
dans
la Vogue hebdomadaire, prouve bien qu’il avait, dès le début,
suivi sa propre inspiration. » (BdL p.155). On comprend
l’argument : si la configuration de l’œuvre dans le périodique avait
été dictée par une pagination issue de Rimbaud, Fénéon n’aurait pas
osé y toucher. On peut l’espérer, en effet, bien qu’il ait montré
fort peu de respect pour les « indice[s] d'un ordre prémédité »
(passerelles thématiques, transcriptions enchaînées) ménagés par
Rimbaud à notre usage dans son texte et ses manuscrits. Mais cette thèse est peu convaincante,
pour une autre raison encore. C'est que Fénéon, au fond, n'a jamais, en 1886,
revendiqué d'avoir organisé l'édition du périodique en suivant « sa propre inspiration ».
Il aurait été logique qu'il le fasse, si tel avait été le cas,
lorsqu'il a implicitement reconnu, dans son compte rendu de la
réimpression en plaquette, avoir dû abandonner et changer en
profondeur cette présentation antérieure. Mais ni là, ni ailleurs, il n'explique
les raisons précises qui l'ont poussé à remettre en
chantier en octobre son travail du printemps. Il déclare seulement qu’il a « tenté de […] distribuer dans un
ordre logique […] les chiffons volants de M. Rimbaud », mais ne
l’avait-il pas déjà fait dans le périodique ? L’ordre
alors attribué, par lui-même, au recueil, n’était-il pas satisfaisant ? Pourquoi ? Mystère, complet, tant dans son compte rendu de 1886 que
dans son témoignage de 1939, et peut-être pas pour les mêmes raisons ! Il est en réalité bien difficile de se
contenter des explications données par Fénéon, comme le fait BdL. Et
encore plus contestable de s'appuyer sur ces explications de 1939,
comme l'a fait naguère André Guyaux, pour affirmer que Félix Fénéon a
été le grand artisan de l'édition en périodique, organisation et
pagination comprises.
Le projet de Guyaux, en 1985, était d'asseoir sur son essai,
Poétique du fragment, une édition critique des Illuminations.
Il s'agissait de renouveler de fond en comble l'agencement hérité de
l'édition en périodique qui s’est imposé depuis le milieu du XXe siècle
(sauf quelques variations dans la dernière partie, non numérotée,
des manuscrits). La méthode, essentiellement philologique, consistait à déconstruire le modèle de mai-juin 1886 en dénouant tout lien qui ne soit pas strictement
fondé sur les rapports de contiguïté inscrits dans le manuscrit,
en laissant de côté notamment les
passerelles thématiques détectables dans les textes. Aussi
proposait-on au lecteur de lire d'abord ce que Rimbaud a
manifestement classé (1° les « poèmes groupés », les suites
numérotées, 2° les « poèmes consécutifs sur plusieurs feuillets »,
3° les « poèmes consécutifs sur un seul feuillet ») et on plaçait en
fin de recueil les « poèmes isolés sur un seul feuillet ».
Dans la perspective d'une telle refondation, mettre en valeur le témoignage de Fénéon devant BdL
pouvait être d'une grande utilité. En glissant dans
une parenthèse qu'il
avait peut-être paginé lui-même les manuscrits, Fénéon levait l'hypothèque d'une possible pagination rimbaldienne.
En s'en déclarant le premier et seul concepteur, il affaiblissait
l'autorité de la tradition éditoriale en vigueur, celle,
précisément, qu'il s'agissait de renvoyer aux oubliettes. Guyaux le
comprit fort bien et s'y employa. Dans Poétique du fragment
[16], il valide
l'affirmation de Fénéon selon laquelle il a « lui-même arrêté
l'ordre des textes et numéroté les feuillets » dans les deux
éditions La Vogue, par le fait que ce
même Fénéon aurait eu,
en 1886, des paroles similaires
à celles de 1939 : « Les feuillets, les chiffons volants de
M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique » (c.-r.
des Illuminations dans Le Symboliste).
Mais le cadre du compte rendu était,
de toute évidence, plus circonscrit : comme le montre Adrien Cavallaro,
il n'y était question que de l'édition en plaquette.
C'est forcer le sens des propos tenus par Fénéon dans cette
circonstance que
d'y voir une revendication de paternité pour le classement opéré dans l'édition en périodique. Dans l'introduction de son édition
critique [17],
Guyaux prend acte de ce que Fénéon dit avoir paginé les
manuscrits de Rimbaud :
«
On peut, si l'on ne doit, laisser à Fénéon le crédit de son
témoignage et attribuer la pagination des feuillets à celui qui dit
l'avoir faite » . En
réalité, je l'ai montré, Fénéon n'a pas positivement affirmé en 1939
qu'il avait paginé les manuscrits. Pas trace de telles affirmations
non plus en 1886.
Au total, donc, des arguments peu convaincants.
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[18]
Gustave Kahn, Symbolistes et Décadents, Léon Vanier, 1902.
L'ouvrage est consultable en mode image sur Gallica et
en mode texte sur Wikisource.
Le récit de Kahn reproduit ci-après se trouve p.56.
[19] C'est ce à
quoi s'est brillamment employé Michel Murat (tout en attribuant cet
agencement à Rimbaud) dans L'Art de Rimbaud, Corti, 2013 [2002],
chap. I de la deuxième partie : « Les Illuminations, recueil
de poèmes en prose », p.190-238. Je m'y suis essayé moi-même dans la
Question 6 (« Les Illuminations ont-elles une idée
principale ? ») de ma
FAQ des Illuminations. |
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Le récit de Gustave Kahn
« nous l’eûmes le soir même, le lûmes,
le classâmes et le publiâmes avec
empressement. »
À quel moment Félix Fénéon a-t-il rejoint l’équipe de
La Vogue et commencé à s’occuper des manuscrits de Rimbaud ? Pour pouvoir conclure cette lecture de la correspondance Fénéon-BdL
dans le sens qui m'intéressait, il m'aurait fallu trouver une
réponse incontestable à cette question d’archéologie rimbaldienne.
C'est dans ce but que j'ai consulté le
livre de Gustave Kahn Symbolistes et Décadents [18]. Sans parvenir à éclairer ma lanterne, je l'avoue d'emblée. Car le témoignage de Kahn manque de
précision. Cependant, au risque d'en solliciter parfois un peu trop
les termes, j'y ai obtenu quelques bribes d'information
nouvelles, propres à étayer, sinon ma conviction, du moins ma
perplexité face à l'opinion reçue qui fait de Félix Fénéon le
premier éditeur des Illuminations.
Gustave Kahn relate de la
façon suivante les circonstances ayant entouré la
publication initiale des
Illuminations :
« Je fis part à Verlaine de mon
intention de publier dans La Vogue des œuvres de Rimbaud
autres que celles qui figuraient dans les Pactes Maudits,
et supérieures aux Premières Communions que le premier
numéro de La Vogue avait données d’après une copie. Il
s’agissait de retrouver le manuscrit des Illuminations.
Verlaine l’avait prêté pour qu’il circulât, et il circulait. Au
dire de Verlaine, ce devait être dans les environs de Le
Cardonnel qu’on pouvait trouver une piste sérieuse ; c’était
vague ; heureusement Fénéon, consulté par moi, se souvint que le
manuscrit avait été aux mains de M. Zénon Fiére, poète et son
collègue aux bureaux de la guerre dont Fénéon faisait alors un
petit musée impressionniste et un bureau d’esprit à parois
vertes, avant qu’il en fit un arsenal, comme assermenté, des
anarchistes. Entre temps Fénéon apprenait à tous ses confrères,
comme lui commis au bon ordre du recrutement, à trousser
cordialement le sonnet, et ce n’est pas une idée sans valeur que
d’avoir voulu rendre le sonnet corporatif et bureaucratique.
Fénéon apprit de M. Zénon Fiére que le manuscrit était entre les
mains de son frère, le poète Louis Fiére ; nous l’eûmes le soir
même, le lûmes, le classâmes et le publiâmes avec
empressement. »
Presque tous les mots de cette dernière phrase méritent
commentaire : le « nous » d'abord (à qui renvoie-t-il ?) ; l’emploi
du verbe « classer » qui est aussi celui qu’emploie Fénéon, en
alternance avec le verbe « arranger » (« sinon pourquoi me serais-je
avisé de les classer, dans une espèce d’ordre, comme je me rappelle
avoir fait ? », BdL
p.138 ; « pourquoi me serais-je fait scrupule d’arranger à mon goût
ce jeu de cartes hasardeux ? », BDL. p.139) ; le
terme d’ « empressement », enfin, qui laisse soupçonner une
préparation un peu trop hâtive.
Le récit de Kahn souligne le rôle éminent joué par Fénéon dans la
localisation du manuscrit de Rimbaud. Dans le contexte, le « nous » de « nous l’eûmes
le soir même » semble englober Fénéon et Kahn, ou désigner plus
collectivement l’équipe de La Vogue en y englobant la
personne de Fénéon.
Autant dire que Fénéon a été dès le départ impliqué dans la
publication des
Illuminations.
Mais
cela
signifie-t-il pour autant qu’on l'ait chargé tout de suite de superviser le travail
d’édition ? Cela confirme-t-il une phrase comme :
« À titre officieux, et sans
contrôle de Kahn, directeur libéral, ni de personne, j’ai préparé
les Illuminations [...] » ?
Non. Car
la préparation initiale des Illuminations a été,
d'après la phrase de Kahn,
une œuvre collective. L'auteur de Symbolistes et Décadents,
on en verra un autre exemple un peu plus loin, n'est pas
avare d'éloges pour les services rendus par Fénéon à la revue La Vogue. Or, s'agissant des Illuminations, il
mentionne bien son mérite pour avoir déniché les manuscrits mais il
passe sous silence le travail réalisé par Fénéon en vue de leur
édition. Il préfère en parler à la première personne du pluriel :
« […] nous l’eûmes le soir même, le lûmes, le classâmes et
le publiâmes avec empressement. » La préparation de l'édition
aurait donc fait l'objet d'un travail en équipe. Quant à
lui, personnellement, par définition inclus dans ce "nous", il aurait
non seulement exercé un « contrôle » sur cette préparation, mais il y aurait participé.
Lorsque Kahn emploie
le verbe « classer », il n'a pas nécessairement en vue la fixation d'un ordre
précis d'enchaînement des textes. Il y avait urgemment d'autres
classements à faire. On a dû d'abord répartir les
poèmes en fonction du nombre de livraisons hebdomadaires prévu
pour leur publication. Le dossier de textes rimbaldiens parvenu à
La Vogue en 1886 contenait à la fois des poèmes en prose et des
poèmes en vers. On a décidé de publier d'abord un fort contingent de
proses (n°5-6) puis un groupe de vers (n°7). Cette séparation était
déjà une forme de classement. Il
fallait aussi faire son tri parmi les poèmes en prose, on ne pouvait
pas publier les quarante-deux proses en une ou deux livraisons. Les responsables de La Vogue
ont donc sélectionné pour
les publier en premier, dans les n° 5 et 6, les
manuscrits les plus soignés, réservant pour plus tard la
publication des copies plus disparates et plus médiocres. On sait en effet, depuis la thèse d'André Guyaux, que les proses publiées dans les n°5-6 sont en général d’une
écriture beaucoup plus appliquée et régulière que celles
correspondant aux n° 8 et 9. Elles ont été copiées
sur un papier vergé de 13x20 cm alors que les feuillets qui
viennent après dans les éditions (mais sont le produit de
transcriptions antérieures) sont d’un papier plus ordinaire et de
taille différente (15x20 cm). Enfin, les transcriptions enchaînées y
sont systématiques alors qu'elles sont presque complètement absentes
dans la dernière partie du recueil. En bref, un ensemble de
manuscrits si homogène qu'on ne s'étonne pas de les trouver
reproduits en bloc dans les numéros 5 et 6 de La Vogue, sans
qu'on ait besoin d'alléguer comme explication la possible existence
d'une pagination auctoriale. Le « classement » texte par texte (s'il
était nécessaire, autrement dit s'il n'existait pas de pagination
antérieure de la main de Rimbaud) est venu ensuite. Et à ce propos,
partant du principe que tout « classement » constitue peu ou prou
une « lecture », une mise en cohérence de l'œuvre selon la
logique propre de l'éditeur, il serait
intéressant de demander à ceux qui attribuent à Fénéon l'agencement du
périodique quel type de lecture, d'après eux,
différente de celle du second Fénéon (celui de la
plaquette) et fort insatisfaisante à ses yeux selon toute apparence,
le premier Fénéon, alias « La Vogue », en a faite [19].
Enfin, cette préparation collective s'est
accomplie « avec empressement ». C'est la formule utilisée par Kahn. On pourrait y voir confession d'un
travail un peu bâclé. BdL, p. 155 de sa notice sur la « pré-originale
de La Vogue », indique notamment que
la correction des épreuves des n° 5 et 6 lui paraît avoir été
faite à la va-vite :
« […] au galop, semble-t-il, — peut-être
dans les bureaux de La Vogue, au bruit des conversations et
des allées et venues ? — puisque la vue du manuscrit, que Fénéon a
dû pourtant avoir sous les yeux en corrigeant, n’a pas suffi à
préserver les titres de deux proses : Fête d’hiver et
Les Ponts. » (BdL p.155).
Effectivement !
Si Fénéon a réellement assumé dès le début « le soin de
préparer [le manuscrit] pour l'impression et d'en revoir les
épreuves » (BDL p.138), force est de reconnaître qu'il s'en
est bien mal acquitté. Il n'a tout simplement pas repéré l'absence
dans ces épreuves de deux titres de poèmes, Les Ponts
et Fête d'hiver. Ce ne sont pas là de ces fautes courantes, virgules
oubliées,
mots mal écrits incorrectement déchiffrés... Comment Fénéon a-t-il pu
commettre de telles erreurs d'inattention ? Du fait de cette
négligence, les deux pièces se sont trouvées agglutinées à celles
qui les précédaient, Ouvriers
et Marine (ou, pour le moins, ont été dépossédées de leurs
titres) dans toutes les éditions successives, pendant un
demi-siècle.
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Ce travail bâclé ne correspond pas avec le
portrait flatteur que Gustave Kahn offre de Fénéon, en tant
que secrétaire
de rédaction de La Vogue, dans Symbolistes et Décadents :
« C’était
Félix
Fénéon qui
assurait
la
bonne périodicité
de la
revue ;
très dévoué
aux
poètes, il
corrigeait
les
épreuves, méticuleusement,
artistement.
Ce fut
grâce à
lui que
nous
fûmes réguliers ;
les
articles de
critique
d’art
qu’il nous
donna
font regretter
qu’il
s’abstienne depuis
longtemps
d’écrire. » (op. cit. p.49).
Une fois de
plus, nous sommes placés devant la même alternative : ou Fénéon
s'est vu confier la supervision des n° 5 et 6 de La Vogue et
il fut un bien piètre correcteur, ou il n'a été chargé de ce type de
tâche qu'après ces deux premières livraisons.
Fénéon était-il vraiment déjà secrétaire de rédaction « officieux » de La Vogue à l’époque
où Léo d’Orfer en était encore directeur, avec Gustave Kahn
comme
secrétaire de rédaction (officiel) ? Il semble
qu'on puisse comprendre ainsi l'expression « à titre officieux » dans
sa lettre du 30 avril :
« À titre officieux, et sans
contrôle de Kahn, directeur libéral, ni de personne, j’ai
préparé les Illuminations non seulement pour leur
publication dans le périodique, mais pour leur réimpression en
plaquette » ?
Revendication de
paternité exclusive et définitive ! Or, cette phrase si péremptoire contient
une contre-vérité qui peut paraître anodine mais qui, à
l'interpréter avec un peu de malice, peut aussi passer pour une forme
inconsciente d'aveu.
Car Gustave Kahn
n'était nullement directeur de La Vogue quand en ont été
préparés les n° 5 et 6.
Fénéon l'explique fort bien à BdL dans sa lettre du 11 mai
1939 :
« Jusqu'au n°5 inclusivement (13
mai 1886), qui est le numéro où [les Illuminations]
commencent, Léo d'Orfer est directeur ; Gustave Kahn, secrétaire
de rédaction [...]. À partir du n°6 inclusivement (29 mai), qui
est un peu retardé par les mutations du personnel, Gustave Kahn
apparaît, sur la couverture, comme rédacteur-administrateur
(page 1) et rédacteur en chef (page 4) [...] » (BDL, p.140-141).
Le n°6 de cette revue hebdomadaire qu’était La Vogue
aurait dû paraître en effet le 20 mai et n’est sorti que le 29. Une
dispute entre d’Orfer et Kahn, intervenue probablement à la mi-mai [20], avait entraîné le départ du premier nommé (qui, à cette
occasion, emporta un certain nombre de manuscrits, parmi lesquels
les cinq Illuminations qui ne seront publiées qu'en 1895). La
formule « mutations de personnel » fait allusion, entre autres, à
cette rupture
[21]. On lit souvent que c’est à ce moment-là (alors que le n°5
était paru et que le n°6 était sans doute déjà composé) que Kahn,
devenu directeur de La Vogue, se tourna vers Fénéon pour en
faire son secrétaire de rédaction. C’est ce qu’on peut comprendre,
par exemple, dans
l’historique de La Vogue procuré par Wikipédia :
« Elle est bientôt dirigée par Gustave
Kahn seul, qui s'associe avec Félix Fénéon, lequel préfère Rimbaud
par-dessus tout, et les deux hommes donnent à la revue une tendance
exclusivement symboliste ».
La
phrase initiale de la lettre du 30 avril contient donc, pour le moins,
une approximation : s’il est vrai que Kahn a chargé Fénéon de
préparer les Illuminations « pour leur publication dans le
périodique », ce ne peut pas avoir été en tant que directeur (« libéral »)
de La Vogue, car il n’était à ce moment-là que le secrétaire de Léo d’Orfer.
Par parenthèse, on retrouve la même « approximation » dans un récent
dictionnaire Rimbaud, sous la plume d’André Guyaux : « Félix Fénéon
était secrétaire de rédaction de
La Vogue, que dirigeait Gustave Kahn, lorsque des inédits de
Rimbaud, en vers et en prose, parvinrent à la revue […] [22]. Désolé, c'est inexact.
La question est loin d’être anodine car, s’il fallait
prendre au pied de la lettre l’information donnée par Fénéon, on
pourrait en déduire qu’il n’a reçu mission de Kahn que lorsque
celui-ci accéda à la direction de La Vogue. Or, dans
ce cas, une fois de plus, c'est seulement de la préparation des numéros postérieurs aux n°5-6 qu'il aurait été chargé.
À ce propos — est-ce une coïncidence ? — je remarque
que la première signature de Fénéon dans La Vogue est un
article du n°8 (13-20 juin 1886) intitulé « Les Impressionnistes »
[23], après quoi les contributions se succèdent régulièrement
dans quasiment tous les numéros. Fénéon aurait-il attendu jusqu’au
n° 8 pour écrire dans La Vogue s’il y avait été associé dès
le début ?
Mais je bats la campagne, sans doute. |
[28]
« Tout récemment, j’eus l’occasion de
retracer le passé de La Vogue [...] je n’y pouvais faire
remarquer combien le titre, il est vrai, heureusement corrigé par
l’épigraphe [« Vogue la Galère », auteur Jules Laforgue, parrain de
la revue], était mauvais. C’est l’éloge de La Vogue et des
œuvres qu’elle publia, dans sa première série, qu’on ne pensa jamais
en citant son titre, devenu une sorte de nom propre, à la vulgarité
du mot « vogue » conçu en son sens ordinaire, et à tout ce qu’il
indique de plate poursuite du succès courant, et de course à quatre
pattes vers la vulgarité. » (Gustave Kahn, Symbolistes et
Décadents, p.44). |
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Conclusion(s)
1. On exagère beaucoup le rôle de Fénéon
quand on le présente comme le « premier éditeur des Illuminations ».
Il n'est pas vraisemblable qu'il ait préparé seul, sans contrôle de
personne, l'édition du périodique, comme il l'a affirmé à BdL, si
l'on entend par ce terme d'« édition » la triple opération consistant à
établir les textes, les mettre en ordre et en corriger les épreuves.
S'il a réellement travaillé aux n° 5 et 6 de la revue, principale
partie de la publication, il faut croire qu'un consensus existant au
sein du directoire de La Vogue pour rester au plus près des
suggestions du manuscrit s'est imposé à lui. Sa mission a été des
plus subalternes et fort mal honorée, en outre, en ce qui concerne
la révision des épreuves. Il a suivi le manuscrit sans en percevoir la
cohérence et peut-être déjà à son corps défendant. Aussi, quelques mois plus tard, ayant obtenu carte blanche de
la part de Gustave Kahn, il s'est attaché à reclasser les textes
« dans un ordre logique ». Un usage aussi désinvolte et,
en réalité, aussi superficiel, du manuscrit
de Rimbaud paraît certes invraisemblable de la part de quelqu'un qui
passe pour avoir été un lecteur intelligent des Illuminations
[24].
Mais il est aussi possible que Fénéon, et c'est le cas de
figure qui le dessert le moins, n'ait véritablement été
embauché pour s’occuper des Illuminations qu’après le départ de Léo d’Orfer,
au
moment où Gustave Kahn est devenu directeur. Chargé de la
préparation des numéros 7-8-9, il s’est, dans ce cas,
effectivement confronté à des « feuilles volantes et sans
pagination ». Les poèmes en vers de 1872 publiés dans ces numéros sont
isolés chacun sur leur manuscrit (que celui-ci soit constitué d’un
seul feuillet ou de plusieurs). Les poèmes en prose, dans cette
partie du feuilleton Rimbaud abusivement titré « Illuminations », sont
seulement au nombre de huit (trois dans le n°8, cinq dans le n°9).
Ils sont issus de la partie non numérotée du manuscrit et deux
d’entre eux seulement sont copiés à la suite l’un de l’autre sur un
même feuillet : Bottom et H (pour Dévotion et
Démocratie, dont les manuscrits sont perdus, on ne sait pas).
À la décharge de Fénéon, si cette hypothèse est exacte, on peut dire
que la seule présence d’une ou deux transcriptions avec enchaînement
sur les dix-neuf poèmes concernés n’était pas suffisante pour qu’il
puisse prendre conscience de la place et de la portée de cette
méthode de transcription dans le manuscrit des Illuminations.
Quand, au mois d’octobre suivant, il s’est investi dans la
préparation de la plaquette, tout prouve que Fénéon n’avait pas accès aux
manuscrits. Les erreurs commises dans l’établissement des textes par
les artisans du périodique (voir en particulier le cas des deux
titres manquants) ont rarement été corrigées [25]. Fénéon
qui, peut-être, avait vu de fort loin, et trop vite, ou même pas du
tout, les vingt trois premiers feuillets correspondant aux n° 5 et 6
de La Vogue [26], a dû supposer leur état identique à
celui des manuscrits sur lesquels il avait travaillé pour les trois
livraisons suivantes. Il en a déduit qu’il avait le champ libre pour
classer les poèmes dans un agencement personnel.
Un tel scénario, si on l'adopte, exonère Fénéon d’une bonne
partie des manquements à la vérité que son témoignage confus de 1939
incite à soupçonner. Par contre, il tend à remettre en cause le
titre de « premier éditeur des Illuminations » qu'on lui
décerne trop généreusement. Fénéon ne mérite vraiment ce titre que
pour une édition calamiteuse (la plaquette), qui n'a eu pratiquement
aucune postérité dans la longue histoire de l'édition rimbaldienne.
C'est à tort qu'on en parle souvent comme de « l’originale », car
elle n'a été en réalité que la seconde, très différente de la
première et bien moins fidèle qu'elle au projet de recueil imaginé
par Rimbaud tel qu'on en discerne les lignes
directrices dans le mode de transcription des vingt-neuf premières
proses [27]. Quant à la
participation de Fénéon à la véritable édition originale, celle du
périodique, pour l'établissement des textes et la mise au point de
leur succession, elle s’est limitée à dix-neuf poèmes, dont huit en
prose. Huit, pas plus, sur les quarante-deux que comptent les
Illuminations.
2. Si Fénéon n’a eu aucun
rôle dans la préparation et l'arrangement des deux livraisons de mai
1886, qui s’en est chargé ? Kahn, sans doute. Avec quelques autres,
peut-être. C'était relativement facile, si l'on se rappelle ce qui a
été dit ci-dessus des nombreux « indices d’un ordre prémédité »
perceptibles aussi bien dans le texte (insistances
thématiques) que dans la disposition du manuscrit. Et
c'était plus facile encore si l'on suppose la présence sur ces
vingt-trois premiers feuillets d'une pagination inscrite par
l'auteur.
Et si la pagination que nous connaissons n'était pas de Rimbaud
? Eh bien, puisque toute option d'agencement des textes, engageant
un parcours différent du recueil, équivaut à une « lecture »
spécifique de l'œuvre, personnelle à son éditeur, sachons que ce que
nous lisons sous l'intitulé des Illuminations d'Arthur
Rimbaud n'est autre que l'interprétation particulière qu'en a faite,
au joli mois de mai 1886, le comité de rédaction d'une petite revue
symboliste de la fin du XIXe siècle bêtement intitulée
« La Vogue »
[28]... Mais je plaisante, naturellement ! Car, de tout ce qui a été
préalablement expliqué, il découle que, même dans ce cas, au moins
pour ce qui est des deux premiers tiers des poèmes, la configuration
dans laquelle nous lisons les Illuminations ne peut être très
éloignée du projet de recueil conçu par Rimbaud.
L'hypothèse d'une pagination auctoriale étant
controversée, j'ai trouvé de bonne méthode de ne
pas en faire un argument a
priori contre la vulgate qui présente Fénéon comme le premier
éditeur des Illuminations, c'est-à-dire comme le concepteur de notre
édition standard de cette œuvre : notre porteur de lanterne au milieu
de ses obscurités. J'ai préféré
justifier notre allégeance au modèle de mai-juin 1886 par des arguments
de caractère
herméneutique (les suggestions thématiques
émanant du texte) et philologique (les contraintes
découlant du mode de transcription choisi par Rimbaud, avec ses
enchaînements et ses chevauchements de textes). La question
essentielle, après tout, n'est pas de savoir si la pagination des
manuscrits est ou n'est pas de la main de Rimbaud. Elle est
de savoir si la configuration dans laquelle nous lisons communément les
Illuminations, calquée
sur celle des n° 5-6 de La Vogue, correspond à la façon dont l'œuvre demande à être lue.
Elle est de savoir si cette configuration, je ne dis pas à cent pour cent mais dans l'ensemble, émane de
Rimbaud. C'est ce que je
crois, personnellement, pour toutes
les raisons exposées ci-dessus.
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[1] Guyaux, André, Poétique
du fragment. Essai sur les « Illuminations » de Rimbaud, op. cit.,
p. 142
[2] Claude Zissmann l’a
remarqué sans détour dans Ce que révèle le manuscrit des
« Illuminations » (Paris, Le Bossu Bitor, 1989, p. 23). Steve Murphy
réfute quant à lui des hypothèses qui sont au fondement de l’ouvrage
d’André Guyaux, jusqu’à avancer « que pour les pages 1-24, ce n’est
pas à des rédacteurs d’une revue, une décennie après la publication
des poèmes, que l’on doit imputer les enchaînements, mais bien à
Arthur Rimbaud » (« Les Illuminations manuscrites », art. cit., p.
31). On se bornera, dans le cadre d’une approche du geste éditorial
qui préside à la publication du recueil en plaquette, à dissocier
nettement la question du classement des poèmes de celle de la
pagination des feuillets, et à bien distinguer publication en
revue et publication en plaquette. La corrélation du classement et
de la pagination ne peut en tout état de cause être envisagée dans
toutes ses implications qu’au prix d’une investigation rigoureuse de
ce que Fénéon entend par « ordre logique ».
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ANNEXE I
Adrien
Cavallaro, Rimbaud et le Rimbaldisme, XIXe-XXe
siècles, Paris, Hermann, coll. "Savoir Lettres", 2019.
Chapitre 3.2. « Le compte rendu des Illuminations par Félix Fénéon :
une critique éditoriale ».
Extrait des pages 86-87.
« André Guyaux a voulu rapprocher la mention d’une « espèce d’ordre »,
dans une lettre tardive adressée à Bouillane de Lacoste le 19 avril
1939, d’une phrase souvent reprise du compte rendu (« Les feuillets,
les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer
dans un ordre logique ») pour y trouver « le véritable témoignage »,
l’indice décisif de l’intervention de Fénéon dans la pagination et
le classement des feuillets [1]. La question est essentielle
: attribuer à Fénéon la pagination et le classement qui prévalent
dans les premières livraisons de La Vogue et qui ont fini par
faire consensus (d’« Après le Déluge » à « Barbare »), ou voir dans
son intervention l’hypothèse la plus probable, permet en effet de
fragiliser l’idée d’un agencement auctorial des Illuminations.
Or, cette intervention désigne assurément le reclassement thématique
opéré pour l’édition d’octobre 1886 [2], non l’intervention à
laquelle Fénéon aurait procédé pour l’édition en revue, et ce qui
l’atteste, c’est que la deuxième partie du compte rendu suit très
exactement la table des matières de l’édition en plaquette, faisant
coïncider geste éditorial et interprétation téléologique du parcours
rimbaldien. Soit Fénéon désigne uniquement son travail pour
l’édition en plaquette, par opposition au travail effectué en mai et
juin pour la publication en revue, et alors l’appréhension des «
chiffons volants » de la revue s’oppose à la détermination d’un «
ordre logique» de la plaquette ; soit il désigne deux opérations de
classement, distinctes, l’une pour la publication en revue, l’autre
pour l’édition en plaquette, chacune proposant au lecteur son
« ordre logique ». La vraisemblance de la deuxième solution est
néanmoins des plus fragiles (il aurait dans ce cas d’abord procédé à
un classement qu’il ne jugerait pas « logique »), et si la question
de la pagination reste en suspens, le critique semble plutôt
suggérer qu’il a donné son blanc-seing à l’ordre des « chiffons
volants » – déjà paginés ou non – qui lui ont été remis pour la
revue, et qu’il a réagencé ces « chiffons volants » pour l’édition
en plaquette. »
(Je reproduis cet
extrait avec l'aimable autorisation de l'auteur)
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ANNEXE II
André Guyaux, Poétique du
fragment,
Essai sur les Illuminations de Rimbaud,
À la Baconnière, Neuchâtel, 1985, p.142-143.
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