Rimbaud, le poète > Sur les Illuminations > Félix Fénéon, premier éditeur des Illuminations ?



 







[1]
Arthur Rimbaud, Illuminations, Painted Plates, édition critique par Bouillane de Lacoste, Mercure de France, 1949. Les lettres de Félix Fénéon sont reproduites p.137-149. Désormais, BdL suivi du numéro de la page.

[2] Expos du 16 oct. 2019 - 27 janv. 2020.

 

[3] André Guyaux, Poétique du fragment. Essai sur les Illuminations de Rimbaud, À la Baconnière, 1985.


 

 

 

 

 

 

 

[4] Les cinq manquants (Fairy, Guerre, Génie, Jeunesse I-II-III-IV, Solde) ne seront publiés qu'en 1895, dans les Poésies complètes des éd. Vanier. La parution en feuilleton des Illuminations dans La Vogue a été le théâtre d’un curieux incident. Ayant décidé de quitter la revue (dont il assuma la direction jusqu'au n°5), Léo d’Orfer emporta un lot de textes encore à publier (cinq proses des Illuminations et quatre pièces de vers de 1872). De sorte que Gustave Kahn, le nouveau rédacteur en chef de la revue (dont il était jusque là le secrétaire de rédaction) dut annuler les dernières publications annoncées. Les poèmes concernés seront ultérieurement prêtés par d'Orfer à son ami Grolleau (autre directeur de revue) puis vendus par ce dernier à l’éditeur Vanier qui les incorporera, en 1895, à son édition des Poésies complètes. Pour une information plus précise, voir mes tableaux sur les modalités de transmission de l'œuvre de Rimbaud et l'historique de l'édition rimbaldienne
Concernant la présence des poèmes en vers dans la première édition des Illuminations, le lecteur pourra consulter ma page La FAQ des Illuminations. Question 1 :
Pourquoi les poèmes en vers ont-ils été retirés des Illuminations ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

FÉLIX FÉNÉON, PREMIER ÉDITEUR DES
ILLUMINATIONS ?

Sur la correspondance entre Félix Fénéon et Henry de Bouillane de Lacoste [1]

 

 

  
    À l’occasion de l’hommage récemment rendu à Félix Fénéon par les musées d'Orsay, de l’Orangerie et du quai Branly - Jacques Chirac [2], la presse n’a pas manqué de rappeler qu'il avait été, à l'âge de vingt-cinq ans, le premier éditeur des Illuminations. Rien d'étonnant. À lire 99% de ce qui s’écrit sur la dernière œuvre de Rimbaud, c’est là un fait établi. La paternité de Fénéon à l'égard de la réédition en plaquette des Illuminations, en octobre 1886, ne fait naturellement aucun doute. Ce qui éveille le soupçon, par contre, c'est la nature de sa contribution à ce qu’on appelle parfois la « pré-originale ». Il y a là une énigme, qui devrait d'autant plus nous interpeller que cette publication en feuilleton de mai-juin 1886 dans la revue La Vogue, première configuration historiquement donnée aux poèmes en prose de Rimbaud, est reproduite jusque dans nos éditions les plus récentes (pour ce qui est des deux premiers tiers des poèmes). C'est donc précisément dans cette configuration que nous lisons, encore aujourd'hui, Les Illuminations. Mais le doute sur les circonstances réelles de ce moment fondateur n'effleure pas grand monde. Voici, par exemple, comment Claude Jeancolas romance la chose, dans son intégrale des manuscrits de Rimbaud (Textuel, 2012) :

« Félix Fénéon fut chargé pour le compte de la revue de l'édition des textes. Devant cette liasse qui ne semblait pas totalement organisée, perplexe, il choisit un ordre, respectant les pages qui liaient la fin d'un poème au début d'un autre ou qui en comportaient plusieurs. Seuls quelques pages isolées et les poèmes en vers furent insérés au hasard. Il relut les textes, parfois les corrigea au crayon [...] »

 

 

  

  Où donc Jeancolas a-t-il trouvé ça ? Dans la thèse d'André Guyaux, Poétique du fragment [3], peut-être (voir, en annexe de cette page, un passage clé de cet ouvrage concernant le rôle de Félix Fénéon dans l'édition des Illuminations). Et chez Fénéon lui-même, en premier lieu. Car Fénéon a revendiqué d’avoir « préparé » personnellement, « sans contrôle de Kahn, directeur libéral, ni de personne » (BDL, p.139), les deux éditions La Vogue de 1886. Nous possédons sur ce point son témoignage explicite, dans la correspondance qu’il a échangée en 1939 avec Henry de Bouillane de Lacoste :
 

« […] j’ai préparé les Illuminations non seulement pour leur publication dans le périodique, mais pour leur réimpression en plaquette » (BdL p.139).
 

C'est pourquoi il n'est pas sans intérêt de relire cette correspondance comme je me propose de le faire ici. Elle constitue un des rares documents que nous possédions sur cette première histoire de l'édition rimbaldienne.
   Avant d'entrer dans le vif du sujet, un petit rappel historique. Quand Félix Fénéon écrit qu’il a préparé « les Illuminations », il ne désigne pas exactement sous ce titre la même chose que nous : un recueil de quarante-deux poèmes en prose. Les Illuminations, telles qu’elles ont paru en 1886, contenaient à la fois des proses et des vers : plus précisément, trente-sept poèmes en prose
et onze pièces de vers [4]. La publication de ces quarante-huit textes dans La Vogue périodique, répartie sur cinq livraisons successives, s’est distribuée de la façon suivante :

·         N° 5 et 6 (13 et 29 mai 1886) : vingt-neuf poèmes. Poèmes en prose exclusivement. Ce sont les textes que nous lisons en tête des Illuminations, d’Après le Déluge à Barbare, dans toutes les éditions actuelles du recueil. En nombre de pages, dans la récente Pléiade due à André Guyaux, ces textes représentent les deux premiers tiers du recueil (vingt pages sur trente).

·         N° 7 (7 juin 1886) : cinq pièces de vers exclusivement, issues de ce que l’on a appelé par la suite les "Vers nouveaux et chansons", poèmes de 1872 (ou début 1873). 

·         N° 8 (13 juin 1886) : trois poèmes en prose suivis de trois pièces de vers (de même provenance que les précédentes).

·         N° 9 (21 juin 1886) : trois pièces de vers suivies de cinq poèmes en prose.

  Cette distribution est assez déséquilibrée : un gros bloc de proses, puis un bloc plus modeste de poèmes versifiés, enfin un mélange de vers et de proses. Il sera bon de se demander par quelle bizarrerie (ou, au contraire, en vertu de quelle logique) ce ou ces premiers éditeurs ont opté pour publier en bloc 29 premières proses, remettant à plus tard la publication par petites fournées (de trois ou de cinq au maximum) des 13 proses restantes (j'inclus naturellement dans ce nombre les 5 poèmes qui ne seront publiés qu'en 1895 mais qui étaient encore entre les mains des préparateurs de La Vogue lorsqu'ils ont programmé leur feuilleton Rimbaud). Quand, donc, Félix Fénéon revendique la paternité de cette première édition, cela signifie qu’il en a établi les textes (déchiffré des manuscrits qui, bien qu’ils ne contiennent  "pas de ratures", comme il le déclare un peu vite dans sa lettre à Bouillane du 19 avril 1939, ne sont pas sans présenter quelques difficultés de lecture), qu'il a choisi lui-même l’étrange distribution de ces textes selon les divers numéros, et, enfin, qu'il a décidé de leur ordre de succession.
   La Vogue périodique n°9 parut le 21 juin. Début octobre 1886, soit moins de quatre mois plus tard, paraissait aux mêmes éditions La Vogue une plaquette rassemblant les poèmes publiés par le périodique et en bouleversant l’ordre de succession.

Le périodique (n°9, 21-27 juin 1886)

La plaquette (octobre 1886)

 

« Bouleversement de l’ordre » ! C’est par cette expression que Fénéon résume son travail pour la plaquette dans la lettre du 14 mai 1939 :

« Il avait été recommandé à l’imprimeur de La Vogue (A. Retaux, Abbeville) de garder la composition des Illuminations en vue d’un tirage à part ultérieur. Et, en effet, les deux impressions sont, de ligne en ligne, pareilles, sauf bouleversement de l’ordre […] » (BdL p.143).
 

Plus quelques modifications de détail, dont Fénéon donne minutieusement la liste. Ce « bouleversement de l’ordre » est un des points qui semble avoir été discuté entre les deux interlocuteurs. Nous y reviendrons.
   Pourquoi dis-je « semble » ? C’est que, malheureusement, BdL ne publie pas ses propres lettres (il faudra attendre qu’un successeur de Jean-Jacques Lefrère nous les procure un jour, dans sa Correspondance posthume 1939). On est donc obligé de reconstituer les questions
et objections de l'universitaire à partir des réponses que Fénéon lui adresse. En 1939, BdL prépare déjà son édition critique des Illuminations qui ne parut qu’en 1949. C’est dans le cadre de cette entreprise qu’il interroge Félix Fénéon. En appendice de son livre, il reproduit des extraits plus ou moins étendus des huit lettres reçues de son correspondant. Le présent travail est essentiellement fondé sur l’analyse des deux premières, datées du 19 et du 30 avril 1939.

 

Arthur Rimbaud, Illuminations, Painted Plates,
 édition critique par Bouillane de Lacoste, Mercure de France, 1949.
Pages 138 et 139.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

[5] L'affirmation selon laquelle la publication initiale des Illuminations s'est réalisée à partir de manuscrits non paginés ne date pas de 1939. Dans Jean-Arthur Rimbaud Le poète (part.II, chap.II) comme dans ses notes de l'édition de 1912 au Mercure de France, Berrichon écrit déjà : "Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que la première impression, en 1886, des Illuminations a été faite à l'insu du poète, d'après un manuscrit en désordre et sans pagination." Berrichon a-t-il déduit la chose de l'expression "chiffons volants" utilisée dans Le Symboliste par Fénéon, qui n'en disait pas tout à fait autant ? Une telle affirmation est-elle explicitement formulée quelque part avant 1912, je l'ignore ?

 

 


 

 

 


[6] André Guyaux, Poétique du fragment. Essai sur les Illuminations de Rimbaud, À la Baconnière, 1985. Voir en particulier le chapitre " Félix Fénéon, éditeur ", p.134-148.





 

[7] Steve Murphy, "Les Illuminations manuscrites. Pour dissiper quelques malentendus concernant la chronologie et l'ordre du dernier recueil de Rimbaud", Histoires littéraires n°1, 2000, p.5-31.

 

 


[8]
Une remarque importante, cependant : Fénéon 1886 et Fénéon 1939 concordent à peu près exactement dans la présentation du manuscrit de Rimbaud comme un ensemble désordonné. Par contre, contrairement à ce qu'il a expliqué à BdF en 1939, Fénéon n'a jamais dit en 1886 avoir ordonné personnellement les Illuminations pour leur publication dans le périodique La Vogue. Dans son article du Symboliste, il ne revendique la responsabilité d'un tel travail d'agencement que pour la plaquette. On reviendra sur ce point essentiel un peu plus loin.

 


 


[9
] C’est encore un mot de Fénéon, dans sa lettre à BdL du 30 avril 1939.

 

 

La lettre du 19 avril

« Feuilles volantes et sans pagination »
 

    Voici le passage le plus significatif du premier courrier envoyé par Fénéon, le 19 avril 1939 :

« [...] Si j'ai eu sous les yeux le ms. utilisé en 1886 par La Vogue ? Oui, et entre les mains, — Gustave Kahn m'ayant confié le soin de le préparer pour l'impression et d'en revoir les épreuves [...]. Le ms. m’avait été remis sous les espèces d’une liasse de feuilles de papier tout rayé qu’on voit aux cahiers d’école. Feuilles volantes et sans pagination, — un jeu de cartes — sinon pourquoi me serais-je avisé de les classer, dans une espèce d’ordre, comme je me rappelle avoir fait ? Pas de ratures. » (BdL p.138).
 


   Chargé de préparer la publication des Illuminations, en premier lieu dans La Vogue périodique, Fénéon se serait donc appuyé sur le manuscrit de Rimbaud. Or, pour toute une série de raisons qui vont faire l’objet de ce commentaire, il paraît difficile de croire qu’un éditeur ayant eu à connaître du manuscrit de Rimbaud ait commis, dans cette « pré-originale », les fautes que nous y trouvons. Et il est encore plus difficile de croire qu’un tel éditeur, chargé quelques mois plus tard de réunir en volume ces mêmes Illuminations, ait osé concocter une « plaquette » comme celle publiée par Fénéon en octobre 1886, qui ne respecte rien des « indices d’un ordre prémédité »
 (la formule est de Fénéon, dans sa lettre à BdL du 30 avril 1939) perceptibles dans ces manuscrits.
   Les manuscrits de Rimbaud, dit encore Fénéon dans cette première lettre de son échange avec Bouillane de Lacoste, sont parvenus à l’équipe de La Vogue dans un état de désordre et sans le moindre indice d’un principe d’organisation : des « feuilles volantes et sans pagination » !
[5] Affirmation capitale ! Car nous savons, et nous pouvons le constater par nous-mêmes depuis 1957, date à laquelle les manuscrits ayant servi aux n° 5 et 6 du périodique La Vogue ont été acquis par la BNF et archivés  sous la côte NAF14123, que vingt-trois de ces « feuilles volantes » (correspondant aux vingt-neuf premiers textes du recueil) portent en réalité une pagination.  
    Si, donc, Fénéon a dit vrai, s'il a eu entre les mains le dossier des 49 poèmes (vers et proses confondus) et s'il n'y a découvert aucune trace de numérotation, c'est que la pagination figurant sur les vingt trois feuillets aujourd'hui hébergés à la BNF a été inscrite par lui ou d'après lui. Or, depuis que ces manuscrits de la collection Lucien Graux ont été enfin exhumés en 1939 et ont pu être consultés par les éditeurs de ce temps (Bouillane de Lacoste, Rolland de Renéville et Jules Mouquet), toutes les éditions adoptent l’ordre indiqué par ces manuscrits pour ce qui est des deux premiers tiers des Illuminations. Personne ne suit plus ni l’agencement de la plaquette Fénéon, ni celui des éditions Berrichon. En conséquence, la configuration dans laquelle nous lisons ces poèmes aujourd’hui serait celle que Fénéon a choisie quand il a préparé l’impression des n° 5 et 6 de La Vogue. La chose mérite réflexion. Car l’ordre dans lequel on lit un recueil de poésie n’est pas sans influer sur la façon dont on le comprend. Pour ne prendre qu’un exemple, il serait quand même utile de savoir si c’est Rimbaud qui a placé Après le Déluge en tête des Illuminations ou si c’est Félix Fénéon.
    Fénéon a joué un rôle important dans les deux premières éditions des Illuminations. Mais ce rôle a-t-il été aussi décisif qu'il le prétend dans sa correspondance avec Bouillane de Lacoste ? On a relevé dans ces lettres de 1939 beaucoup d’hésitations, d’approximations, voire de contradictions, notamment dans la seconde d’entre elles dont nous allons bientôt parler
[6]. Soit qu’il ait voulu se parer auprès de BdL d’un titre d’ « inventeur » des Illuminations qu’il ne mérite que partiellement, soit que l’éloignement dans le temps (en 1939, il est âgé de soixante-dix-huit ans) ait embrouillé ses souvenirs, Fénéon aurait-il raconté des sornettes à l’universitaire qui l’interrogeait ? Des doutes sur la validité de son témoignage ont été exprimés ici ou là. Mais c'est surtout lorsque Steve Murphy a tenté de démontrer, de façon très convaincante selon moi, le caractère « auctorial » de la pagination des vingt-trois premiers feuillets des Illuminations, que la question s’est trouvée posée dans toute son acuité [7]. Si la pagination est de Rimbaud, l'agencement du périodique n'est pas de Fénéon, et que penser dès lors de la fiabilité de son témoignage ?
   Certes, la thèse défendue par Murphy ne saurait constituer ni une preuve absolue, ni un argument a priori. Mais nous savons qu'il existe dans Les Illuminations, au moins dans la partie d'entre elles qui a été publiée dans les n°5 et 6 de La Vogue, d'autres indices patents d'un ordre prémédité que la numérotation des feuillets. Or Fénéon dit qu'il n'a eu sous les yeux que « des feuilles volantes et sans pagination, — un jeu de cartes — » (BdL, p.138). C'est d'ailleurs ce qu'il disait déjà
[8] dans la brillante analyse des Illuminations qu'il confie a la revue Le Symboliste du 7 oct. 1886 :

« Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique. »

   Certes, à cette date, on ne peut guère lui prêter un défaut de mémoire. On n'imagine pas non plus qu'il ait raconté deux fois, délibérément, les mêmes « sornettes ». Mais, d'un autre côté, comment peut-il employer un mot aussi péjoratif que « chiffons » pour désigner des manuscrits magnifiquement calligraphiés sur papier vergé, comme celui d'Enfance par exemple, et parler de chiffons « volants » devant une transcription qui, dans la plus grande partie du corpus, soude systématiquement les textes les uns aux autres, soit par copie contiguë sur un même feuillet, soit par chevauchement d'un feuillet sur l'autre ?
   Si donc, il a dit la vérité, comme nous voulons le croire, comme nous le croyons jusqu'à plus ample informé, si sa
« déposition » [9] de 1939 devant BdL a été authentique et sincère, nous sommes devant un mystère. C'est dans l'espoir d'éclaircir ce mystère qu'on veut relire ici ses lettres à Bouillane de Lacoste.


 

 

    La lettre du 30 avril (1)


« ce changement, quelque inopportun et

 fâcheux qu’il puisse être […] »

  
   La deuxième lettre envoyée par Fénéon, le 30 avril 1939 commence par le passage suivant qui laisse deviner sur quoi son correspondant a porté le fer :
 

 « ... À titre officieux, et sans contrôle de Kahn, directeur libéral, ni de personne, j’ai préparé les Illuminations non seulement pour leur publication dans le périodique, mais pour leur réimpression en plaquette. Si, entre ces deux opérations, leur ordre s’est modifié, ce changement, quelque inopportun et fâcheux qu’il puisse être, m’est expressément imputable. Persuadé, à tort ou à raison, que le rang des feuillets à moi livrés avait varié au gré des manipulations qu’ils avaient subies, pourquoi me serais-je fait scrupule d’arranger à mon goût ce jeu de cartes hasardeux ? » (BDL. p.139).


   La discussion porte d’abord sur le fameux « bouleversement » d’octobre 1886. Dans son plaidoyer pro domo, Fénéon a raison sur un point. La liasse de manuscrits confiée par Rimbaud à Verlaine en février 1875 a probablement subi tant de manipulations, lorsqu'elle parvient à l'équipe de La Vogue, que l'ordre dans lequel s'y rencontrent les textes ne représente plus forcément celui que l’auteur a voulu leur donner. Dès lors, pourquoi aurait-il « fait scrupule d’arranger à [s]on goût ce jeu de cartes hasardeux ? ».
   Mais cet argument ne répond pas exactement au reproche adressé par BdL, tel qu’on peut le déduire de la formule : « un changement inopportun et fâcheux ». BdL n’a probablement pas reproché à Fénéon d’avoir opéré des changements dans l’ordre des textes car il partage sa conviction qu’il n’y a aucun principe de construction dans les Illuminations. Il l’écrit en toutes lettres dans l'analyse de la réimpression en plaquette qui figure dans son édition critique :

« […] il est clair que toutes les proses étant sans lien entre elles, leur ordre importe peu, et qu’un classement en vaut un autre : qu’on lise Vagabonds avant Mystique, ou Mystique avant Vagabonds, la belle affaire ! » (BdL p.162).

Il introduit malgré tout une restriction, mais qui s'avère illico purement rhétorique :

« Dans les cas où Rimbaud lui-même a indiqué la succession des deux morceaux, il vaut mieux respecter cet ordre par déférence pour son choix ; mais comme il n’en est pas toujours ainsi, chaque éditeur est libre, et tel qui classerait les Illuminations en suivant tout simplement l’ordre alphabétique des titres, ne serait en rien blâmable » (ibid.).

Il y a donc une grande communauté de vues entre les deux interlocuteurs, et on s'étonne qu'un universitaire spécialiste de Rimbaud, qui a eu récemment les manuscrits Lucien Graux sous les yeux, puisse cautionner les méthodes peu scrupuleuses de la réimpression en plaquette, et même renchérir sur elles dans le subjectivisme en proclamant le droit de l'éditeur à classer selon son bon plaisir les poèmes en prose de Rimbaud. Mais BdL a dû malgré tout indiquer à Fénéon qu’il trouvait « inopportun et fâcheux » d’avoir transgressé l'ordre du manuscrit « dans les cas où Rimbaud lui-même a indiqué la succession des deux morceaux ». Du moins Fénéon l’a-t-il compris ainsi et c’est pourquoi il se justifie un peu vigoureusement.

 

  Un des « cas où Rimbaud lui-même a indiqué la succession des deux morceaux »
En faisant enjamber Les Ponts du feuillet 13 sur le feuillet 14, Rimbaud rend implicite une double relation thématique : en amont, avec Ouvriers, en aval avec Ville, dont le titre, plus que significatif, suggère la nature du thème commun. Cette "série par chevauchement" est suivie d'une "série par contiguïté", le feuillet 14 contenant intégralement, enchaînés, Ville et Ornières. Ce nouvel effet de suite invite à se demander quel est le rapport d'Ornières, pour Rimbaud, avec le thème de la ville. D'autant que le texte suivant, sur le feuillet 15, est Villes ("Ce sont des villles..."). Notons enfin que ce dernier texte chevauchera à son tour sur le feuillet 16 qui contient Vagabonds et le début de Villes ("L'Acropole officielle..."). L'insertion de Vagabonds à cet endroit, faisant écho à Ouvriers et en confirmant la signification cachée, révèle la présence d'une dimension autobiographique insoupçonnée dans ce cycle urbain des Illuminations. C'est ainsi que se construit le sens, de proche en proche, dans le texte des Illuminations

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[10] Je reproduis là un court passage de mon dossier intitulé La FAQ des Illuminations. Question 6 : « Y a-t-il une idée directrice dans les Illuminations ? » Le schéma de lecture résumé dans le tableau y est justifié de façon précise et circonstanciée. Il embrasse l'ensemble des Illuminations et pas seulement, comme ici, les seuls vingt trois feuillets paginés.

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[11] Désireux de défendre Rimbaud contre ceux qui ont voulu le « travestir en loup-garou », ce sont Veillés I et Aube que Verlaine cite intégralement côte à côte comme symboles d'une existence vécue « toute en avant dans la lumière et dans la force, belle de logique, et d'unité comme son œuvre, et semble tenir entre ces deux divins poèmes en prose détachés de ce pur chef-d'œuvre, flamme et cristal, fleuves et fleurs et grands voix de bronze et d'or : les Illuminations ». Les Hommes d'aujourd'hui, vol.7, n°318 : Arthur Rimbaud, janvier 1888. En mode image sur Gallica, p.360 et sqq.

 

 

 

 


[12] Je parle ici en général et pas pour Fénéon qui ne connaissait pas Jeunesse ou qui, du moins, n'a pas eu à le publier.

 

 


   BdL estime négligeables les liens de contiguïté dont est porteur le manuscrit rimbaldien sous prétexte qu'ils seraient rares : « mais comme il n’en est pas toujours ainsi, chaque éditeur est libre ». En réalité, il en est très souvent ainsi. Tout dépend de la partie du manuscrit dont on parle. Dans la partie correspondant aux n° 7-8-9 de La Vogue (dix-neuf poèmes en prose ou en vers), le phénomène de transcription par enchaînement ou chevauchement est en effet inexistant, la quasi-totalité des textes figure sur des feuillets isolés. Mais cette partie, je le rappelle, ne concerne que huit poèmes de ce que nous appelons aujourd’hui (et BdL avant nous) les Illuminations. Par contre, dans la partie correspondant aux n° 5-6 de La Vogue (vingt-neuf poèmes en prose), ensemble de facture pré-typographique, qui a connu une retranscription plus homogène, plus soignée et plus tardive que le reste des manuscrits, le phénomène est constant.
   Parmi ces vingt-neuf poèmes, deux seulement figurent sur des feuillets isolés : Après le Déluge et Parade. Tous les autres occupent sur leur feuillet une place qui les soude dans la lecture :

  • Soit à un autre poème :
    EnfanceConte ;

  • Soit à deux autres poèmes :
    À une raisonMatinée d’ivressePhrases ;
    Villes (Ce sont…) – VagabondsVilles (L’Acropole…) ;
    AntiqueBeing Beauteous – « O la face cendrée… » ;
    ViesDépartRoyauté ;

    Nocturne
    vulgaireMarine - Fête d'hiver ;

    AngoisseMétropolitainBarbare.

  • Soit à trois autres poèmes :
    OuvriersLes PontsVilleOrnières ;
    Veillées – MystiqueAubeFleurs.

   Cela signifie que, même mélangés comme un jeu de cartes par les mains brouillonnes de Charles de Sivry, Louis Le Cardonnel, Louis Fière ou tout autre lecteur les ayant interceptés avant qu’ils ne parviennent à Gustave Kahn, ces feuillets limitent considérablement les possibilités d’un ordre de lecture aléatoire. Il n'est que de voir comment les groupes de poèmes soudés par ce mode de transcription se distribuent au sein du schéma de lecture des Illuminations résumé dans le tableau ci-dessous [10] pour mesurer à quel point la responsabilité de Rimbaud dans cette lecture domine les éventuelles interactions des éditeurs de La Vogue.
   Dans ce tableau où je suis rigoureusement l'ordre du périodique, je présente réunis par un tiret les titres qu'un respect des contiguïtés inscrites dans le manuscrit devraient empêcher de séparer :
 

f° 1-5 - Enfance. Après le Déluge
Enfance I-II-III-IV-V – Conte
f° 6-12 - L'entreprise du voyant. Parade
Antique
Being Beauteous – « O la face cendrée… »
Vies I-II-III – DépartRoyauté
À une raison
Matinée d’ivressePhrases
f° 13-17 - Le cycle urbain. OuvriersLes PontsVilleOrnières
Villes
II (Ce sont…) – VagabondsVilles I (L’Acropole…)
f° 18-22 - Paysages féeriques. Veillées I-II-III – MystiqueAube Fleurs
Nocturne vulgaireMarine - Fête d'hiver
f° 23-24 - Le cycle de la force (début). AngoisseMétropolitainBarbare.


On constate d'abord que les vingt-neuf poèmes représentés ne constituent finalement que onze groupes, onze « cartes » à distribuer selon le choix de l'éditeur, pour reprendre la métaphore de Fénéon. Mais on voit aussi, si l'on s'appuie sur l'exemple du « cycle urbain », que les deux seuls groupes qui le constituent rendent presque obligatoire leur rapprochement du fait de la présence, dans l'un, des deux titres Villes, dans l'autre, du titre Ville. Conclusion : dans ce cas, aucune possibilité de classement aléatoire des textes, sinon par permutation entre les deux groupes. De même, difficile de séparer Veillées I-II-III - Aube [11] d'un côté et Nocturne Vulgaire de l'autre, trois exemples d'évocations oniriques (le récit de rêve est une variété particulière du genre féerique — si bien représenté dans le commentaire verlainien cité ci-contre — qui me semble faire l'unité de cet ensemble de poèmes regroupés entre le cycle urbain et le cycle de la force). De même, de Parade à Antique, d'Antique à Royauté et de Royauté à À une raison et Phrases (première partie), on n'est pas sans apercevoir un fil conducteur (thématique et biographique) possible qui incite au rapprochement (le « nouvel amour »). Conclusion : avec un peu de perspicacité herméneutique, les divers groupes soudés par contiguïté graphique s'entre-soudent par continuité thématique.
   Allons plus loin. Certains poèmes des Illuminations sont en réalité des séries de poèmes, regroupés sous un même titre, et dont l'ordre de succession est imposé par une numérotation en chiffres romains. Dans l'économie générale de l'œuvre et dans la perception de ses insistances thématiques, ces ensembles de parfois quatre ou cinq poèmes pèsent plus que les petites unités textuelles. Chacune des sections thématiques définies dans le tableau ci-dessus compte en son sein l'une de ces séries, qui en fait ressortir la visée de sens. Or, si nous considérons les titres de ces séries, une thématique dominante, de caractère autobiographique, se perçoit aisément : Enfance (cinq textes), Jeunesse (quatre textes), Vies (trois textes) [12]. À quoi il faut ajouter la série avortée Villes I-II, dont la résonance biographique, dans la proximité de Ville, Ouvriers et Vagabonds, ne saurait échapper. Il devrait y avoir là, pour tout éditeur un minimum attentif, motif à respecter ces linéaments sémantiques et à les faire ressortir. J'ai déjà mentionné à plusieurs reprises celui des « villes », qui en est l'exemple le plus évident. Mais il y a aussi, plus généralement, cette référence constante au chemin de vie qui mène de l'enfance à l'âge de Vingt ans (titre de l'un des poèmes de Jeunesse). Autrement dit, quand Fénéon ou quiconque d'autre à La Vogue place Enfance en tête des Illuminations dans le périodique, tout de suite après Après le Déluge dont la fonction liminaire se conçoit fort bien, ne serait-ce qu'à cause du personnage emblématique de « l'enfant » qui y joue un rôle clé, il est particulièrement bien avisé. Par contre, quand il le déplace en neuvième position dans la plaquette, après
Barbare, Mystique, Aube, Fleurs, Being Beauteous, Antique et Royauté, il n'opte pas pour un « classement [qui] en vaut un autre », pour reprendre la formule de BdL, il se trompe. Il ne dépend pas du bon plaisir de l'éditeur de placer ou non Enfance en début et Jeunesse en fin de recueil. Ces localisations sont imposées par les multiples signaux émanant des textes orientant la lecture dans le sens d'un regard rétrospectif de l'auteur sur la trajectoire qui a été la sienne, dans un sens qu'il faut bien appeler autobiographique ou, peut-être mieux, auto-mytho-graphique. La contrainte pesant sur l'éditeur de cette façon est évidemment loin d'être comparable avec celle qu'exerce une pagination ou un agencement explicitement défini par l'auteur. Mais cette contrainte existe. Du moins pour qui se soucie de lire l'œuvre comme elle demande à être lue.
   Or, si l’on en juge par le changement intervenu entre le périodique et la plaquette, c’est précisément cette fidélité élémentaire au texte qui a été trahie.
Voici l'ordre des poèmes dans la plaquette :

Après le Déluge / Barbare / Mystique / Aube / Fleurs / Being Beauteous / Antique / Royauté / Enfance / Vies / Ornières / Marine [Fête d'hiver] / Mouvement / Villes (C'est...) / Villes (L'acropole...) / Métropolitain / Promontoire / Scènes  / Parade / Ville / Départ / À une raison / H / Angoisse / Bottom / Veillées / Nocturne vulgaire / Matinée d'ivresse / Phrases / Conte / Honte / Vagabonds / "Nous sommes tes grands parents..." / Chanson de la plus haute tour / Ouvriers [Les ponts] / "Ô saisons, ô châteaux..." / Bruxelles / Âge d'or / Éternité / "La rivière de cassis roule..." / "Loin des oiseaux..." / Michel et Christine / Dévotion / Soir historique / "Qu'est-ce pour nous mon cœur..." / Démocratie.

Ce n’est pas seulement l'organisation générale du recueil qui a changé mais la méthode éditoriale respectueuse du manuscrit ayant présidé à la confection des n° 5 et 6. Dans le périodique, l'agencement adopté conserve systématiquement l’ordre de succession du manuscrit lorsque des poèmes sont plusieurs à se suivre sur un même feuillet ; dans la plaquette, il n’en est plus rien. Des exemples ? Le poème Conte, que Rimbaud a copié immédiatement à la suite d'Enfance, se retrouve dans la plaquette à la suite de Phrases. Départ et Royauté, qui figurent l'un à la suite de l'autre sur le même feuillet que Vies III, se retrouvent respectivement après Ville et Antique. Matinée d'ivresse, copié par Rimbaud, non sans logique, à la suite de À une raison, se retrouve après Nocturne vulgaire. Ouvriers et Les Ponts, dont la place au sein du cycle urbain allait de soi, se retrouvent au milieu des « chansons » de 1872. Idem pour Vagabonds. Barbare, enfin, se retrouve entre Après le Déluge et Mystique, alors que Rimbaud l'a soudé à Angoisse et Métropolitain en vertu de liens sémantiques évidents : leur dénouement en forme de dispute, voire de mêlée amoureuse, avec une toute mystérieuse « Elle », instance féminine magnifiée à qui le poète demande raison pour « les ambitions continuellement écrasées » (Angoisse), qu'il tente de forcer « parmi les éclats de neige [...] et les parfums des soleils des pôles » (Métropolitain) et dont il guette la « voix féminine » « au fond des volcans et des grottes arctiques » (Barbare).
    Et donc, nous nous trouvons devant ce dilemme : ou bien Fénéon a réellement eu sous les yeux l'entièreté du manuscrit de Rimbaud, et il n'en a tenu aucun compte ; ou bien, il s'est comporté en éditeur honnête et compétent, mais, dans ce cas, serait-il possible qu'il n'ait réellement eu entre les mains que la seconde partie du manuscrit des Illuminations, c'est-à-dire les dix-neuf poèmes (onze pièces de vers et huit poèmes en prose) insérés dans les n° 7-8-9, où le mode de transcription par enchaînements et chevauchements est presque complètement absent ? Cette hypothèse, qui peut paraître hardie, est séduisante, ne serait-ce que parce qu'elle permet de sauver (en grande partie) la cohérence et la sincérité du témoignage de Fénéon. C'est la raison pour laquelle, dans la suite de cette étude, je tenterai de l’étayer par quelques observations complémentaires.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[13] Quand, dans son édition critique de 1985, André Guyaux écrit que « Félix Fénéon, le premier éditeur des Illuminations, en 1886, a expliqué en 1939 à Bouillane de Lacoste qu'il avait lui-même arrêté l'ordre des textes et numéroté les feuillets », il délivre une information inexacte. Cf. Illuminations, texte établi et commenté par André Guyaux, À la Baconnière, 1985, p.8.

 

 

[14] C'est l'hypothèse qu'avancent parfois les tenants de la paternité de Fénéon dans la pagination des manuscrits. Voir l’article de Jacques Bienvenu : « La pagination des Illuminations ». Première partie, 12 février 2012 / Deuxième partie, 6 mars 2012.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[15]
Adrien Cavallaro partage mon sentiment sur ce point essentiel. Dans un chapitre où il analyse le compte rendu du Symboliste sur un plan herméneutique, il caractérise le « bouleversement de l'ordre » opéré par l'édition en plaquette comme « un reclassement des Illuminations au miroir d'Alchimie du verbe ». Il détaille ce que Fénéon entend par « ordre logique » dans son compte rendu de 1886 et montre, avec ses implications, que la mention de cet « ordre » ne saurait concerner que l’édition en plaquette des Illuminations : la corrélation du classement et de la pagination lui semble devoir être interrogée dans un second temps. Le rapprochement du témoignage de 1939 et du compte rendu de 1886 sur ce fondement lui semble relever d’une confusion aussi étonnante que regrettable : celle-ci brouille un questionnement philologique qui gagnerait pourtant à se nourrir, par déduction, des rares enseignements tangibles, et presque contemporains des parutions de La Vogue, qu’apporte Fénéon sur son travail d’éditeur.
Le lecteur trouvera en annexes un passage de Rimbaud et le rimbaldisme qui apporte sur cette question un éclairage intéressant, ainsi que les pages d'André Guyaux auxquelles il est fait référence dans ce passage.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 




[16]
André Guyaux, Poétique du fragment. Essai sur les Illuminations de Rimbaud, À la Baconnière, 1985. Voir le chapitre « Félix Fénéon, éditeur », p.134-148 et notamment, dans ce chapitre, les p.142-143 que je cite en annexe de ce travail, avec le commentaire qu'elles suscitent de la part d'Adrien Cavallaro dans Rimbaud et le Rimbaldisme.


 

[17] Illuminations, texte établi et commenté par André Guyaux, À la Baconnière, 1985, p.8.

  La lettre du 30 avril (2)


« Votre manuscrit est-il paginé ? » 

 
La lettre du 30 avril 1939 se poursuit avec les deux paragraphes suivants :
 

   «  … Le ms. Que vous avez eu sous les yeux offre les Illuminations dans le même ordre que la Vogue périodique. Qui sait ? son ordre a pu être calqué sur celui que fournissait le périodique.
   Votre ms. est-il paginé (et d'une pagination qui soit antérieure à 1886, époque où il se peut fort bien que je l'aie paginé pour l'impression) ? Persiste-t-il trace d'un cahier dont le fil de brochage eût maintenu d'affilée les feuillets ? Ceux-ci, avec leurs poèmes, se chevauchent-ils, ce qui serait le meilleur indice d'un ordre prémédité ? — Suivant les réponses qui peuvent être faites à ces questions et, au besoin, à d'autres, car elles ne sont pas limitatrices, ma déposition — à savoir, que les feuillets, réglés, étaient dans une couverture de cahier, mais volants et non paginés, — peut être infirmée, rectifiée, confirmée. » (BdL p.139).
 


   Fénéon montre des signes d’incertitude. Il admet que sa « déposition » (se sent-il mis en procès ?) pourrait éventuellement être infirmée. Quant aux pages « réglées » de type cahier d'écolier, il a bien raison de ne plus savoir : aucun des manuscrits des Illuminations ne correspond à cette description. On aura remarqué aussi qu’il donne implicitement raison à BdL sur la question des chevauchements. Il admet que le chevauchement mutuel des poèmes serait l'indice indiscutable d'un « ordre prémédité ». Félix Fénéon n'est plus sûr du tout que les feuillets tombés entre ses mains n'aient pas présenté de tels indices. Mais l’essentiel est ailleurs.
   Il semble que BdL ait réagi de façon soupçonneuse à l’affirmation de la lettre du 19 avril concernant l’absence de pagination. Fénéon y déclare, on s’en souvient, qu’il a rencontré des feuilles volantes non paginées et qu’il les a classées. Mais il ne dit pas qu’il les a numérotées. Comment se fait-il, par conséquent, s’est peut-être demandé BdL, que les manuscrits de la collection Lucien Graux (qu’on vient enfin de lui laisser voir) soient paginés et coïncident parfaitement avec le classement de La Vogue 5 et 6 ? Aurait-on suivi, au printemps 1886, une pagination préexistante ?
   La question déconcerte Fénéon parce qu’il n’a aucun souvenir d’avoir numéroté ces feuillets. Sinon, il l’aurait manifesté dès sa première lettre.
   Il répond en deux temps :

« Qui sait ? son ordre a pu être calqué sur celui que fournissait le périodique. »

   Il fait d’abord remarquer que les choses ont pu se dérouler dans l’ordre inverse de celui supposé par l’universitaire : loin qu’il ait reproduit un ordre préexistant, il se pourrait au contraire qu’on ait classé et numéroté après coup le manuscrit dans l’ordre qu’il avait donné aux poèmes lors de leur première publication, dans les n° 5 et 6 de La Vogue. Qui « on » ? Les ultérieurs détenteurs des manuscrits : Gustave Kahn ? Gustave Cahen ? Lucien Graux ?
  
Puis, dans un second temps, il suggère (sans rien affirmer) qu’il ne serait pas impossible qu’il ait paginé lui-même les dits feuillets pour l’impression.

« Votre ms. est-il paginé (et d'une pagination qui soit antérieure à 1886, époque où il se peut fort bien que je l'aie paginé pour l'impression) ? »

   Comme il n'est pas très sur de lui, il va jusqu’à demander à son correspondant s’il jugerait possible que les manuscrits portent « une pagination qui soit antérieure à 1886 », ce qui ruinerait complètement son témoignage. Soulignons malgré tout que dans aucun de ces deux moments ou volets de son système de défense, Fénéon n'affirme avoir paginé le manuscrit des Illuminations [13].
    Mais BdL, ici encore, se montre un enquêteur fort complaisant. Il ne pousse pas Fénéon dans ses derniers retranchements. À vrai dire, il n’est pas du tout convaincu que la pagination puisse être attribuée à Rimbaud. Et quant à moi, on s’en souvient, j’ai décidé de ne pas user de cette question de la pagination comme un argument contre Fénéon. Admettons donc qu’il a peut-être numéroté lui-même les manuscrits (c’est la thèse que défendent d’ailleurs plusieurs rimbaldiens). Mais ce cas de figure risque de ne pas être plus favorable à la défense du « premier éditeur des Illuminations ».
   En effet, s’il est admis que Fénéon a établi l’ordre de succession des poèmes publiés dans les n°5-6 de La Vogue, qu’il en a numéroté les feuillets, qu’il en a même constitué certains en séries auxquelles n’avait pas pensé Rimbaud comme Veillées ou Phrases
[14], est-il vraisemblable qu’il ait remis en cause tout ce travail, quand il a préparé la plaquette, au mois d’octobre suivant ? Comment expliquer que moins de six mois après le feuilleton de mai-juin 1886, chargé par Kahn, directeur des éditions La Vogue, de préparer une publication groupée des mêmes Illuminations, il bouleverse de fond en comble un agencement si soigneusement confectionné ?
   L'organisation interne du recueil, dans le petit volume d’octobre 1886, change en effet du tout au tout par rapport à celle du périodique. Voir les explications qu'offre lui-même Fénéon, dans le compte rendu qu'il rédige pour la revue Le Symboliste du 7 octobre 1886 :

« Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique. D’abord des révolutions cosmiques, et s’ébat sa joie exultante et bondissante, aux tumultes, aux feux. Puis des villes monstrueuses : une humanité hagarde y développe une féerie de crime et de démence. De ces décors, de ces foules, s’isole un individu : exultations passionnelles tôt acescentes et acres, et déviées en érotismes suraigus. Une lipothymie le prostre. Il appète une vie végétative : quelques silhouettes d’êtres humbles errent, des jardinets de banlieue bruxelloise fleurissent, pâlement nuancés, dans une tristesse dolente. À la primitive prose souple, musclée et coloriée se sont substituées de labiles chansons murmurées, mourant en un vague de sommeil commençant, balbutiant en un bénin gâtisme, ou qui piaulent. Brusque, un réveil haineux, des sursauts, un appel à quelque bouleversement social glapi d’une voix d’alcoolique, une insulte à cette Démocratie militaire et utilitaire, un ironique et final : en avant, route ! »

   L'ordre suivi par Fénéon dans ce résumé correspond grosso modo à la plaquette d'octobre 1886. Fénéon y a en effet situé, en début de recueil, tout de suite après Après le Déluge (poème liminaire), Barbare (que le périodique et le manuscrit paginé placent en vingt-quatrième et dernière position), Mystique (f°19) et quelques autres, puis les poèmes du cycle urbain, puis des « exultations passionnelles » et « érotiques » avec, par exemple, la séquence suivante : À une raison (f°10), H (f° non numéroté), Angoisse (f°23), Bottom (f° non numéroté), Veillées (f°18-19), Nocturne vulgaire (f°21), Matinée d'ivresse (f°10-11), enfin les « chansons » de 1872 et, pour terminer, « appel à quelque bouleversement social glapi d’une voix d’alcoolique », Soir historique et Démocratie. Comme on le voit, l'ordre du périodique a été changé de fond en comble.
   Rien n'empêche un éditeur de changer radicalement sa conception de l'œuvre sur laquelle il travaille, même dans un délai très court, mais est-ce vraisemblable 
[15] ? J’avoue que la soudaineté et la radicalité des transformations opérées par rapport à l’agencement du périodique me font douter de la paternité de Fénéon dans ce premier agencement.
   Ce doute, pourtant, n’effleure pas BdL. Sa conclusion sur ce point est à l’inverse de la mienne : « […] le fait que Fénéon a complètement changé, dans la plaquette, l’ordre adopté par lui dans la Vogue hebdomadaire, prouve bien qu’il avait, dès le début, suivi sa propre inspiration. » (BdL p.155). On comprend l’argument : si la configuration de l’œuvre dans le périodique avait été dictée par une pagination issue de Rimbaud, Fénéon n’aurait pas osé y toucher. On peut l’espérer, en effet, bien qu’il ait montré fort peu de respect pour les « indice[s] d'un ordre prémédité » (passerelles thématiques, transcriptions enchaînées) ménagés par Rimbaud à notre usage dans son texte et ses manuscrits. Mais cette thèse est peu convaincante, pour une autre raison encore. C'est que Fénéon, au fond, n'a jamais, en 1886, revendiqué d'avoir organisé l'édition du périodique en suivant « sa propre inspiration ». Il aurait été logique qu'il le fasse, si tel avait été le cas,  lorsqu'il a implicitement reconnu, dans son compte rendu de la réimpression en plaquette, avoir dû abandonner et changer en profondeur cette présentation antérieure. Mais ni là, ni ailleurs, il n'explique les raisons précises qui l'ont poussé à remettre en chantier en octobre son travail du printemps. Il déclare seulement qu’il a « tenté de […] distribuer dans un ordre logique […] les chiffons volants de M. Rimbaud », mais ne l’avait-il pas déjà fait dans le périodique ? L’ordre alors attribué, par lui-même, au recueil, n’était-il pas satisfaisant ? Pourquoi ? Mystère, complet, tant dans son compte rendu de 1886 que dans son témoignage de 1939, et peut-être pas pour les mêmes raisons ! Il est en réalité bien difficile de se contenter des explications données par Fénéon, comme le fait BdL. Et encore plus contestable de s'appuyer sur ces explications de 1939, comme l'a fait naguère André Guyaux, pour affirmer que Félix Fénéon a été le grand artisan de l'édition en périodique, organisation et pagination comprises.
   Le projet de Guyaux, en 1985, était d'asseoir sur son essai, Poétique du fragment, une édition critique des Illuminations. Il s'agissait de renouveler de fond en comble l'agencement hérité de l'édition en périodique qui s’est imposé depuis le milieu du XXe siècle (sauf quelques variations dans la dernière partie, non numérotée, des manuscrits). La méthode, essentiellement philologique, consistait à déconstruire le modèle de mai-juin 1886 en dénouant tout lien qui ne soit pas strictement fondé sur les rapports de contiguïté inscrits dans le manuscrit, en laissant de côté notamment les passerelles thématiques détectables dans les textes. Aussi proposait-on au lecteur de lire d'abord ce que Rimbaud a manifestement classé (1° les « poèmes groupés », les suites numérotées, 2° les « poèmes consécutifs sur plusieurs feuillets », 3° les « poèmes consécutifs sur un seul feuillet ») et on plaçait en fin de recueil les « poèmes isolés sur un seul feuillet ». Dans la perspective d'une telle refondation, mettre en valeur le témoignage de Fénéon devant BdL pouvait être d'une grande utilité. En glissant dans une parenthèse qu'il avait peut-être paginé lui-même les manuscrits, Fénéon levait l'hypothèque d'une possible pagination rimbaldienne. En s'en déclarant le premier et seul concepteur, il affaiblissait l'autorité de la tradition éditoriale en vigueur, celle, précisément, qu'il s'agissait de renvoyer aux oubliettes. Guyaux le comprit fort bien et s'y employa. Dans Poétique du fragment [16], il valide
l'affirmation de Fénéon selon laquelle il a « lui-même arrêté l'ordre des textes et numéroté les feuillets » dans les deux éditions La Vogue, par le fait que ce même Fénéon aurait eu, en 1886, des paroles similaires à celles de 1939  : « Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique » (c.-r. des Illuminations dans Le Symboliste). Mais le cadre du compte rendu était, de toute évidence, plus circonscrit : comme le montre Adrien Cavallaro, il n'y était question que de l'édition en plaquette. C'est forcer le sens des propos tenus par Fénéon dans cette circonstance que d'y voir une revendication de paternité pour le classement opéré dans l'édition en périodique. Dans l'introduction de son édition critique [17], Guyaux prend acte de ce que Fénéon dit avoir paginé les manuscrits de Rimbaud : « On peut, si l'on ne doit, laisser à Fénéon le crédit de son témoignage et attribuer la pagination des feuillets à celui qui dit l'avoir faite » . En réalité, je l'ai montré, Fénéon n'a pas positivement affirmé en 1939 qu'il avait paginé les manuscrits. Pas trace de telles affirmations non plus en 1886. Au total, donc, des arguments peu convaincants.


 

 

 

 

 

 

 

 


 

[18] Gustave Kahn, Symbolistes et Décadents, Léon Vanier, 1902. L'ouvrage est consultable en mode image sur Gallica et en mode texte sur Wikisource. Le récit de Kahn reproduit ci-après se trouve p.56.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[19] C'est ce à quoi s'est brillamment employé Michel Murat (tout en attribuant cet agencement à Rimbaud) dans L'Art de Rimbaud, Corti, 2013 [2002], chap. I de la deuxième partie : « Les Illuminations, recueil de poèmes en prose », p.190-238. Je m'y suis essayé moi-même dans la Question 6 (« Les Illuminations ont-elles une idée principale ? ») de ma FAQ des Illuminations.

 

Le récit de Gustave Kahn


« nous l’eûmes le soir même, le lûmes,

 le classâmes et le publiâmes avec

 empressement. »


   À
quel moment Félix Fénéon a-t-il rejoint l’équipe de La Vogue et commencé à s’occuper des manuscrits de Rimbaud ? Pour pouvoir conclure cette lecture de la correspondance Fénéon-BdL dans le sens qui m'intéressait, il m'aurait fallu trouver une réponse incontestable à cette question d’archéologie rimbaldienne. C'est dans ce but que j'ai consulté le livre de Gustave Kahn Symbolistes et Décadents [18]. Sans parvenir à éclairer ma lanterne, je l'avoue d'emblée. Car le témoignage de Kahn manque de précision. Cependant, au risque d'en solliciter parfois un peu trop les termes, j'y ai obtenu quelques bribes d'information nouvelles, propres à étayer, sinon ma conviction, du moins ma perplexité face à l'opinion reçue qui fait de Félix Fénéon le premier éditeur des Illuminations.
   Gustave Kahn relate de la façon suivante les circonstances ayant entouré la publication initiale des Illuminations :
 

 « Je fis part à Verlaine de mon intention de publier dans La Vogue des œuvres de Rimbaud autres que celles qui figuraient dans les Pactes Maudits, et supérieures aux Premières Communions que le premier numéro de La Vogue avait données d’après une copie. Il s’agissait de retrouver le manuscrit des Illuminations. Verlaine l’avait prêté pour qu’il circulât, et il circulait. Au dire de Verlaine, ce devait être dans les environs de Le Cardonnel qu’on pouvait trouver une piste sérieuse ; c’était vague ; heureusement Fénéon, consulté par moi, se souvint que le manuscrit avait été aux mains de M. Zénon Fiére, poète et son collègue aux bureaux de la guerre dont Fénéon faisait alors un petit musée impressionniste et un bureau d’esprit à parois vertes, avant qu’il en fit un arsenal, comme assermenté, des anarchistes. Entre temps Fénéon apprenait à tous ses confrères, comme lui commis au bon ordre du recrutement, à trousser cordialement le sonnet, et ce n’est pas une idée sans valeur que d’avoir voulu rendre le sonnet corporatif et bureaucratique. Fénéon apprit de M. Zénon Fiére que le manuscrit était entre les mains de son frère, le poète Louis Fiére ; nous l’eûmes le soir même, le lûmes, le classâmes et le publiâmes avec empressement. »  
 


   Presque tous les mots de cette dernière phrase méritent commentaire : le « nous » d'abord (à qui renvoie-t-il ?) ; l’emploi du verbe « classer » qui est aussi celui qu’emploie Fénéon, en alternance avec le verbe « arranger » (« sinon pourquoi me serais-je avisé de les classer, dans une espèce d’ordre, comme je me rappelle avoir fait ?  », BdL p.138 ; « pourquoi me serais-je fait scrupule d’arranger à mon goût ce jeu de cartes hasardeux ? », BDL. p.139) ; le terme d’ « empressement », enfin, qui laisse soupçonner une préparation un peu trop hâtive.
   Le récit de Kahn souligne le rôle éminent joué par Fénéon dans la localisation du manuscrit de Rimbaud. Dans le contexte, le « nous » de « nous l’eûmes le soir même » semble englober Fénéon et Kahn, ou désigner plus collectivement l’équipe de La Vogue en y englobant la personne de Fénéon.
Autant dire que Fénéon a été dès le départ impliqué dans la publication des Illuminations. Mais cela signifie-t-il pour autant qu’on l'ait chargé tout de suite de superviser le travail d’édition ? Cela confirme-t-il une phrase comme : « À titre officieux, et sans contrôle de Kahn, directeur libéral, ni de personne, j’ai préparé les Illuminations [...] » ?
  
Non. Car
la préparation initiale des Illuminations a été, d'après la phrase de Kahn, une œuvre collective. L'auteur de Symbolistes et Décadents, on en verra un autre exemple un peu plus loin, n'est pas avare d'éloges pour les services rendus par Fénéon à la revue La Vogue. Or, s'agissant des Illuminations, il mentionne bien son mérite pour avoir déniché les manuscrits mais il passe sous silence le travail réalisé par Fénéon en vue de leur édition. Il préfère en parler à la première personne du pluriel : « […] nous l’eûmes le soir même, le lûmes, le classâmes et le publiâmes avec empressement. » La préparation de l'édition aurait donc fait l'objet d'un travail en équipe. Quant à lui, personnellement, par définition inclus dans ce "nous", il aurait non seulement exercé un « contrôle » sur cette préparation, mais il y aurait participé.
    Lorsque Kahn emploie le verbe « classer », il n'a pas nécessairement en vue la fixation d'un ordre précis d'enchaînement des textes. Il y avait urgemment d'autres classements à faire. On a dû d'abord répartir les poèmes en fonction du nombre de livraisons hebdomadaires prévu pour leur publication. Le dossier de textes rimbaldiens parvenu à La Vogue en 1886 contenait à la fois des poèmes en prose et des poèmes en vers. On a décidé de publier d'abord un fort contingent de proses (n°5-6) puis un groupe de vers (n°7). Cette séparation était déjà une forme de classement. Il fallait aussi faire son tri parmi les poèmes en prose, on ne pouvait pas publier les quarante-deux proses en une ou deux livraisons. Les responsables de La Vogue ont donc sélectionné pour les publier en premier, dans les n° 5 et 6, les manuscrits les plus soignés, réservant pour plus tard la publication des copies plus disparates et plus médiocres. On sait en effet, depuis la thèse d'André Guyaux
, que les proses publiées dans les n°5-6 sont en général d’une écriture beaucoup plus appliquée et régulière que celles correspondant aux n° 8 et 9. Elles ont été copiées sur un papier vergé de 13x20 cm alors que les feuillets qui viennent après dans les éditions (mais sont le produit de transcriptions antérieures) sont d’un papier plus ordinaire et de taille différente (15x20 cm). Enfin, les transcriptions enchaînées y sont systématiques alors qu'elles sont presque complètement absentes dans la dernière partie du recueil. En bref, un ensemble de manuscrits si homogène qu'on ne s'étonne pas de les trouver reproduits en bloc dans les numéros 5 et 6 de La Vogue, sans qu'on ait besoin d'alléguer comme explication la possible existence d'une pagination auctoriale. Le « classement » texte par texte (s'il était nécessaire, autrement dit s'il n'existait pas de pagination antérieure de la main de Rimbaud) est venu ensuite. Et à ce propos, partant du principe que tout « classement » constitue peu ou prou une « lecture », une mise en cohérence de l'œuvre selon la logique propre de l'éditeur, il serait intéressant de demander à ceux qui attribuent à Fénéon l'agencement du périodique quel type de lecture, d'après eux, différente de celle du second Fénéon (celui de la plaquette) et fort insatisfaisante à ses yeux selon toute apparence, le premier Fénéon, alias « La Vogue », en a faite [19].
   Enfin, cette préparation collective s'est accomplie « avec empressement ». C'est la formule utilisée par Kahn. On pourrait y voir confession d'un travail un peu bâclé. BdL, p. 155 de sa notice sur la « pré-originale de La Vogue », indique notamment que
la correction des épreuves des n° 5 et 6 lui paraît avoir été faite à la va-vite :

« […] au galop, semble-t-il, — peut-être dans les bureaux de La Vogue, au bruit des conversations et des allées et venues ? — puisque la vue du manuscrit, que Fénéon a dû pourtant avoir sous les yeux en corrigeant, n’a pas suffi à préserver les titres de deux proses : Fête d’hiver et Les Ponts. » (BdL p.155).

Effectivement ! Si Fénéon a réellement assumé dès le début « le soin de préparer [le manuscrit] pour l'impression et d'en revoir les épreuves » (BDL p.138), force est de reconnaître qu'il s'en est bien mal acquitté. Il n'a tout simplement pas repéré l'absence dans ces épreuves de deux titres de poèmes, Les Ponts et Fête d'hiver. Ce ne sont pas là de ces fautes courantes, virgules oubliées, mots mal écrits incorrectement déchiffrés... Comment Fénéon a-t-il pu commettre de telles erreurs d'inattention ? Du fait de cette négligence, les deux pièces se sont trouvées agglutinées à celles qui les précédaient, Ouvriers et Marine (ou, pour le moins, ont été dépossédées de leurs titres) dans toutes les éditions successives, pendant un demi-siècle.

 

 

 Manuscrit des Illuminations. Feuillet 13
Ouvriers / Les Ponts (début)

La Vogue n°5, 13 mai 1886, p.160
Ouvriers (fin) / Les Ponts / Ville (début)
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[20] Dans Symbolistes et Décadents (p. 45), Kahn situe cette rupture cinq semaines après la création de la revue, qui a eu son premier n° le 4 avril. Cela indiquerait une date un peu plus précoce mais le nom de d’Orfer comme directeur figure encore sur le n°5 daté du 13 mai.

[21] Voir à ce propos l’article de Jacques Bienvenu : « Les ouvrières des Illuminations » http://rimbaudivre.blogspot.com/2010/09/les-ouvrieres-des-illuminations.html
L’auteur remarque que le départ de d’Orfer a coïncidé avec celui des ouvrières typographes dont les noms balafrent nombre de manuscrits du début des Illuminations (celles de l’imprimerie Retaux d’Abbeville ?), qui furent remplacées par des hommes lorsque la revue passa sous la direction de Kahn. Il  voit la cause de cette « mutation de personnel » dans une révolte d’ouvrières qui n’ont pas perçu leur salaire.

 

[22] Dictionnaire Rimbaud, sous la direction de Jean-Baptiste Baronian, Bouquins, Robert Laffont, 2014, entrée " Fénéon ", p.249-251.



 

[23] Cf. sur le site Persée, l'article de Pierre Canivenc : « Une petite revue symboliste, La Vogue ».

 


 

 

 


Ce travail bâclé ne correspond pas avec le portrait flatteur que Gustave Kahn offre de Fénéon, en tant que secrétaire de rédaction de La Vogue, dans Symbolistes et Décadents :

« C’était Félix Fénéon qui assurait la bonne périodicité de la revue ; très dévoué aux poètes, il corrigeait les épreuves, méticuleusement, artistement. Ce fut grâce à lui que nous fûmes réguliers ; les articles de critique d’art qu’il nous donna font regretter qu’il s’abstienne depuis longtemps d’écrire. » (op. cit. p.49).
 

Une fois de plus, nous sommes placés devant la même alternative : ou Fénéon s'est vu confier la supervision des n° 5 et 6 de La Vogue et il fut un bien piètre correcteur, ou il n'a été chargé de ce type de tâche qu'après ces deux premières livraisons.
   Fénéon était-il vraiment déjà secrétaire de rédaction « officieux » de La Vogue à l’époque
où Léo d’Orfer en était encore directeur, avec Gustave Kahn comme secrétaire de rédaction (officiel) ? Il semble qu'on puisse comprendre ainsi l'expression « à titre officieux » dans sa lettre du 30 avril :

« À titre officieux, et sans contrôle de Kahn, directeur libéral, ni de personne, j’ai préparé les Illuminations non seulement pour leur publication dans le périodique, mais pour leur réimpression en plaquette » ?

Revendication de paternité exclusive et définitive ! Or, cette phrase si péremptoire contient une contre-vérité qui peut paraître anodine mais qui, à l'interpréter avec un peu de malice, peut aussi passer pour une forme inconsciente d'aveu. Car Gustave Kahn n'était nullement directeur de La Vogue quand en ont été préparés les n° 5 et 6. Fénéon l'explique fort bien à BdL dans sa lettre du 11 mai 1939 :

« Jusqu'au n°5 inclusivement (13 mai 1886), qui est le numéro où [les Illuminations] commencent, Léo d'Orfer est directeur ; Gustave Kahn, secrétaire de rédaction [...]. À partir du n°6 inclusivement (29 mai), qui est un peu retardé par les mutations du personnel, Gustave Kahn apparaît, sur la couverture, comme rédacteur-administrateur (page 1) et rédacteur en chef (page 4) [...] » (BDL, p.140-141).

Le n°6 de cette revue hebdomadaire qu’était La Vogue aurait dû paraître en effet le 20 mai et n’est sorti que le 29. Une dispute entre d’Orfer et Kahn, intervenue probablement à la mi-mai [20], avait entraîné le départ du premier nommé (qui, à cette occasion, emporta un certain nombre de manuscrits, parmi lesquels les cinq Illuminations qui ne seront publiées qu'en 1895). La formule « mutations de personnel » fait allusion, entre autres, à cette rupture [21]. On lit souvent que c’est à ce moment-là (alors que le n°5 était paru et que le n°6 était sans doute déjà composé) que Kahn, devenu directeur de La Vogue, se tourna vers Fénéon pour en faire son secrétaire de rédaction. C’est ce qu’on peut comprendre, par exemple, dans l’historique de La Vogue procuré par Wikipédia :

« Elle est bientôt dirigée par Gustave Kahn seul, qui s'associe avec Félix Fénéon, lequel préfère Rimbaud par-dessus tout, et les deux hommes donnent à la revue une tendance exclusivement symboliste ».

   La phrase initiale de la lettre du 30 avril contient donc, pour le moins, une approximation : s’il est vrai que Kahn a chargé Fénéon de préparer les Illuminations « pour leur publication dans le périodique », ce ne peut pas avoir été en tant que directeur (« libéral ») de La Vogue, car il n’était à ce moment-là que le secrétaire de Léo d’Orfer.
   Par parenthèse, on retrouve la même « approximation » dans un récent dictionnaire Rimbaud, sous la plume d’André Guyaux : « Félix Fénéon était secrétaire de rédaction de La Vogue, que dirigeait Gustave Kahn, lorsque des inédits de Rimbaud, en vers et en prose, parvinrent à la revue […] 
[22]. Désolé, c'est inexact.
   La question est loin d’être anodine car, s’il fallait prendre au pied de la lettre l’information donnée par Fénéon, on pourrait en déduire qu’il n’a reçu mission de Kahn que lorsque celui-ci accéda à la direction de La Vogue. Or, dans ce cas, une fois de plus, c'est seulement de la préparation des numéros postérieurs aux n°5-6 qu'il aurait été chargé.
   À ce propos — est-ce une coïncidence ? — je remarque que la première signature de Fénéon dans La Vogue est un article du n°8 (13-20 juin 1886) intitulé « Les Impressionnistes »
[23], après quoi les contributions se succèdent régulièrement dans quasiment tous les numéros. Fénéon aurait-il attendu jusqu’au n° 8 pour écrire dans La Vogue s’il y avait été associé dès le début ?
   Mais je bats la campagne, sans doute.

 

 


 

 

 

[24] Ceci dit, quand on a lu sous la plume de Bouillane de Lacoste que « les proses étant sans lien entre elles, leur ordre importe peu », « qu’un classement en vaut un autre », que « chaque éditeur est libre » et que « tel qui classerait les Illuminations en suivant tout simplement l’ordre alphabétique des titres, ne serait en rien blâmable » (BdL p.162), on ne s'étonne plus de rien. On ne s'étonne plus de rien et on comprend que la Poétique du fragment, d'apparence, en son temps, si iconoclaste, s'inscrivait en fait dans une vénérable tradition qui, de Fénéon à Guyaux et au-delà, en passant par Bouillane de Lacoste, a perçu et perçoit les Illuminations comme un corpus invertébré, un conglomérat disparate nécessitant les soins d'un éditeur-arrangeur pour accéder à une incertaine lisibilité ou, tout au moins, une œuvre née sous le signe fatal de la dispersion, de la fragmentation, face à laquelle toute entreprise d'édition raisonnée, voire de lecture transversale en tant que recueil, relève d' « un réflexe de défense critique, à la fois devant l’hermétisme du corpus, et devant ce qui, d’instinct, est perçu comme une puissance de morcellement du poème en prose rimbaldien ». La formule est d'Adrien Cavallaro dans l'extrait des p. 90-94 (3.2.1 & 3.2.2) de Rimbaud et le Rimbaldisme que nous publions ici-même.

[25] Elles sont nombreuses. BdL en fait un décompte précis p. 159 à 161 de son édition critique.

[26] Vu la façon dont Kahn et d'Orfer se sont disputés les manuscrits de Rimbaud, on peut imaginer que ceux restés à La Vogue après la séparation ont été placés sous étroite surveillance. Verlaine, qui s'en estimait légitimement propriétaire, puisque c'est lui qui les avait fournis, les réclamera en vain. Fénéon a d'ailleurs une phrase amusante au sujet de son directeur très libéral, dans sa lettre du 19 avril : « Une fois [les épreuves] corrigées, je n'eus plus à m'occuper du ms., qui évidemment rentra dans le sein de Kahn. Je ne me suis jamais enquis de son sort. » On sait que les vingt-neuf proses sur feuillets paginés des n° 5-6 de La Vogue ont été vendues par Kahn au collectionneur Gustave Cahen, puis achetées par Lucien Graux, en 1929, à Drouot. Mais Kahn conserva « dans son sein » jusqu’à sa mort, en 1936, Scènes, Soir historique, Mouvement, Bottom et H ainsi qu’une bonne douzaine de poèmes en vers de 1872 qui furent acquis à cette date par le collectionneur Pierre Berès.

[27] Ce projet, en ce qui concerne la mise au net selon la norme utilisée pour les vingt-trois premiers feuillets, et peut-être aussi en ce qui concerne le classement des derniers poèmes, semble être resté inachevé, pour une raison qu'on ignore. Sur ces questions, je renvoie au dossier de ce site sur les Illuminations manuscrites et à ma FAQ des Illuminations.

[28] « Tout récemment, j’eus l’occasion de retracer le passé de La Vogue [...] je n’y pouvais faire remarquer combien le titre, il est vrai, heureusement corrigé par l’épigraphe [« Vogue la Galère », auteur Jules Laforgue, parrain de la revue], était mauvais. C’est l’éloge de La Vogue et des œuvres qu’elle publia, dans sa première série, qu’on ne pensa jamais en citant son titre, devenu une sorte de nom propre, à la vulgarité du mot « vogue » conçu en son sens ordinaire, et à tout ce qu’il indique de plate poursuite du succès courant, et de course à quatre pattes vers la vulgarité. » (Gustave Kahn, Symbolistes et Décadents, p.44).

 

Conclusion(s)  

  
   1. On exagère beaucoup le rôle de Fénéon quand on le présente comme le « premier éditeur des Illuminations ». Il n'est pas vraisemblable qu'il ait préparé seul, sans contrôle de personne, l'édition du périodique, comme il l'a affirmé à BdL, si l'on entend par ce terme d'« édition » la triple opération consistant à établir les textes, les mettre en ordre et en corriger les épreuves.
   S'il a réellement travaillé aux n° 5 et 6 de la revue, principale partie de la publication, il faut croire qu'un consensus existant au sein du directoire de La Vogue pour rester au plus près des suggestions du manuscrit s'est imposé à lui. Sa mission a été des plus subalternes et fort mal honorée, en outre, en ce qui concerne la révision des épreuves. Il a suivi le manuscrit sans en percevoir la cohérence et peut-être déjà à son corps défendant. Aussi, quelques mois plus tard, ayant obtenu carte blanche de la part de Gustave Kahn, il s'est attaché à reclasser les textes « dans un ordre logique ». Un usage aussi désinvolte et, en réalité, aussi superficiel, du manuscrit de Rimbaud paraît certes invraisemblable de la part de quelqu'un qui passe pour avoir été un lecteur intelligent des Illuminations
[24].
   Mais il est aussi possible que Fénéon, et c'est le cas de figure qui le dessert le moins, n'ait véritablement été embauché pour s’occuper des Illuminations qu’
après le départ de Léo d’Orfer, au moment où Gustave Kahn est devenu directeur. Chargé de la préparation des numéros 7-8-9, il s’est, dans ce cas, effectivement confronté à des « feuilles volantes et sans pagination ». Les poèmes en vers de 1872 publiés dans ces numéros sont isolés chacun sur leur manuscrit (que celui-ci soit constitué d’un seul feuillet ou de plusieurs). Les poèmes en prose, dans cette partie du feuilleton Rimbaud abusivement titré « Illuminations », sont seulement au nombre de huit (trois dans le n°8, cinq dans le n°9). Ils sont issus de la partie non numérotée du manuscrit et deux d’entre eux seulement sont copiés à la suite l’un de l’autre sur un même feuillet : Bottom et H (pour Dévotion et Démocratie, dont les manuscrits sont perdus, on ne sait pas). À la décharge de Fénéon, si cette hypothèse est exacte, on peut dire que la seule présence d’une ou deux transcriptions avec enchaînement sur les dix-neuf poèmes concernés n’était pas suffisante pour qu’il puisse prendre conscience de la place et de la portée de cette méthode de transcription dans le manuscrit des Illuminations.
   Quand, au mois d’octobre suivant, il s’est investi dans la préparation de la plaquette, tout prouve que Fénéon n’avait pas accès aux manuscrits. Les erreurs commises dans l’établissement des textes par les artisans du périodique (voir en particulier le cas des deux titres manquants) ont rarement été corrigées [25]. Fénéon qui, peut-être, avait vu de fort loin, et trop vite, ou même pas du tout, les vingt trois premiers feuillets correspondant aux n° 5 et 6 de La Vogue [26], a dû supposer leur état identique à celui des manuscrits sur lesquels il avait travaillé pour les trois livraisons suivantes. Il en a déduit qu’il avait le champ libre pour classer les poèmes dans un agencement personnel.
   Un tel scénario, si on l'adopte, exonère Fénéon d’une bonne partie des manquements à la vérité que son témoignage confus de 1939 incite à soupçonner. Par contre, il tend à remettre en cause le titre de « premier éditeur des Illuminations » qu'on lui décerne trop généreusement. Fénéon ne mérite vraiment ce titre que pour une édition calamiteuse (la plaquette), qui n'a eu pratiquement aucune postérité dans la longue histoire de l'édition rimbaldienne. C'est à tort qu'on en parle souvent comme de « l’originale », car elle n'a été en réalité que la seconde, très différente de la première et bien moins fidèle qu'elle au projet de recueil imaginé par Rimbaud
tel qu'on en discerne les lignes directrices dans le mode de transcription des vingt-neuf premières proses [27]. Quant à la participation de Fénéon à la véritable édition originale, celle du périodique, pour l'établissement des textes et la mise au point de leur succession, elle s’est limitée à dix-neuf poèmes, dont huit en prose. Huit, pas plus, sur les quarante-deux que comptent les Illuminations.

   2. Si Fénéon n’a eu aucun rôle dans la préparation et l'arrangement des deux livraisons de mai 1886, qui s’en est chargé ? Kahn, sans doute. Avec quelques autres, peut-être. C'était relativement facile, si l'on se rappelle ce qui a été dit ci-dessus des nombreux « indices d’un ordre prémédité » perceptibles aussi bien dans le texte (insistances thématiques) que dans la disposition du manuscrit. Et c'était plus facile encore si l'on suppose la présence sur ces vingt-trois premiers feuillets d'une pagination inscrite par l'auteur.
    Et si la pagination que nous connaissons n'était pas de Rimbaud ? Eh bien, puisque toute option d'agencement des textes, engageant un parcours différent du recueil, équivaut à une « lecture » spécifique de l'œuvre, personnelle à son éditeur, sachons que ce que nous lisons sous l'intitulé des Illuminations d'Arthur Rimbaud n'est autre que l'interprétation particulière qu'en a faite, au joli mois de mai 1886, le comité de rédaction d'une petite revue symboliste de la fin du XIXe siècle bêtement intitulée « La Vogue »
[28]... Mais je plaisante, naturellement ! Car, de tout ce qui a été préalablement expliqué, il découle que, même dans ce cas, au moins pour ce qui est des deux premiers tiers des poèmes, la configuration dans laquelle nous lisons les Illuminations ne peut être très éloignée du projet de recueil conçu par Rimbaud.
   L'hypothèse d'une pagination auctoriale étant controversée, j'ai trouvé de bonne méthode de ne pas en faire un argument a priori contre la vulgate qui présente Fénéon comme le premier éditeur des Illuminations, c'est-à-dire comme le concepteur de notre édition standard de cette œuvre : notre porteur de lanterne au milieu de ses obscurités. J'ai préféré justifier notre allégeance au modèle de mai-juin 1886 par des arguments de caractère
herméneutique (les suggestions thématiques émanant du texte) et philologique (les contraintes découlant du mode de transcription choisi par Rimbaud, avec ses enchaînements et ses chevauchements de textes). La question essentielle, après tout, n'est pas de savoir si la pagination des manuscrits est ou n'est pas de la main de Rimbaud. Elle est de savoir si la configuration dans laquelle nous lisons communément les Illuminations, calquée sur celle des n° 5-6 de La Vogue, correspond à la façon dont l'œuvre demande à être lue. Elle est de savoir si cette configuration, je ne dis pas à cent pour cent mais dans l'ensemble, émane de Rimbaud. C'est ce que je crois, personnellement, pour toutes les raisons exposées ci-dessus.

 

   
 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

[1] Guyaux, André, Poétique du fragment. Essai sur les « Illuminations » de Rimbaud, op. cit., p. 142

[2] Claude Zissmann l’a remarqué sans détour dans Ce que révèle le manuscrit des « Illuminations » (Paris, Le Bossu Bitor, 1989, p. 23). Steve Murphy réfute quant à lui des hypothèses qui sont au fondement de l’ouvrage d’André Guyaux, jusqu’à avancer « que pour les pages 1-24, ce n’est pas à des rédacteurs d’une revue, une décennie après la publication des poèmes, que l’on doit imputer les enchaînements, mais bien à Arthur Rimbaud » (« Les Illuminations manuscrites », art. cit., p. 31). On se bornera, dans le cadre d’une approche du geste éditorial qui préside à la publication du recueil en plaquette, à dissocier nettement la question du classement des poèmes de celle de la pagination des feuillets, et à bien distinguer publication en revue et publication en plaquette. La corrélation du classement et de la pagination ne peut en tout état de cause être envisagée dans toutes ses implications qu’au prix d’une investigation rigoureuse de ce que Fénéon entend par « ordre logique ».

 
 



ANNEXE I

Adrien Cavallaro, Rimbaud et le Rimbaldisme, XIXe-XXe siècles, Paris, Hermann, coll. "Savoir Lettres", 2019. Chapitre 3.2. « Le compte rendu des Illuminations par Félix Fénéon : une critique éditoriale ». Extrait des pages 86-87.
 

« André Guyaux a voulu rapprocher la mention d’une « espèce d’ordre », dans une lettre tardive adressée à Bouillane de Lacoste le 19 avril 1939, d’une phrase souvent reprise du compte rendu (« Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique ») pour y trouver « le véritable témoignage », l’indice décisif de l’intervention de Fénéon dans la pagination et le classement des feuillets [1]. La question est essentielle : attribuer à Fénéon la pagination et le classement qui prévalent dans les premières livraisons de La Vogue et qui ont fini par faire consensus (d’« Après le Déluge » à « Barbare »), ou voir dans son intervention l’hypothèse la plus probable, permet en effet de fragiliser l’idée d’un agencement auctorial des Illuminations. Or, cette intervention désigne assurément le reclassement thématique opéré pour l’édition d’octobre 1886 [2], non l’intervention à laquelle Fénéon aurait procédé pour l’édition en revue, et ce qui l’atteste, c’est que la deuxième partie du compte rendu suit très exactement la table des matières de l’édition en plaquette, faisant coïncider geste éditorial et interprétation téléologique du parcours rimbaldien. Soit Fénéon désigne uniquement son travail pour l’édition en plaquette, par opposition au travail effectué en mai et juin pour la publication en revue, et alors l’appréhension des « chiffons volants » de la revue s’oppose à la détermination d’un « ordre logique» de la plaquette ; soit il désigne deux opérations de classement, distinctes, l’une pour la publication en revue, l’autre pour l’édition en plaquette, chacune proposant au lecteur son « ordre logique ». La vraisemblance de la deuxième solution est néanmoins des plus fragiles (il aurait dans ce cas d’abord procédé à un classement qu’il ne jugerait pas « logique »), et si la question de la pagination reste en suspens, le critique semble plutôt suggérer qu’il a donné son blanc-seing à l’ordre des « chiffons volants » – déjà paginés ou non – qui lui ont été remis pour la revue, et qu’il a réagencé ces « chiffons volants » pour l’édition en plaquette. »
 

(Je reproduis cet extrait avec l'aimable autorisation de l'auteur)     


 

   

 

                ANNEXE II

 

André Guyaux, Poétique du fragment,
Essai sur les
Illuminations de Rimbaud,
À la Baconnière, Neuchâtel, 1985, p.142-143.