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La FAQ des Illuminations
 

"Illuminations, recueil de poèmes en prose de Rimbaud" (Petit Larousse illustré).

Il n'est pas un mot de cette définition, pourtant élémentaire, qui ne soit objet de litige. On se demande si le titre "Illuminations" doit être précédé ou pas de l'article défini. On conteste parfois aux Illuminations le statut de "recueil" au sens d'un ensemble organisé. L'encyclopédie en ligne Wikipédia n'est pas du tout certaine que Les Illuminations ne recueillent que des "poèmes en prose" : "il n'est pas prouvé, y lit-on, qu'il faille écarter les poèmes en vers du recueil des Illuminations". Enfin, un livre récent affirme tout de go que les Illuminations ne sont pas de Rimbaud. Bref, rien de ce que nous savons des Illuminations n'est certain à cent pour cent. Quant au texte proprement dit, il a été édité des plus diverses façons depuis sa première impression par la revue La Vogue en 1886.
Compte tenu de cette situation, on ne peut que se réjouir du consensus croissant dont témoignent les récentes publications d'Œuvres complètes. On observe en effet un louable souci d'opérer sur les questions en litige ce qu'André Guyaux, auteur de la dernière Pléiade, appelle "le choix le plus sage" (p.944). Mais la sagesse, contrairement au "bon sens" selon Descartes, n'étant pas "la chose du monde la mieux partagée", on continue à lire ou à entendre, ici où là, de la part de ceux qui s'autorisent à parler savamment des Illuminations, d'étranges choses. Quelques-unes dues à la complexité réelle du sujet, mais d'autres, malheureusement, dues à l'ignorance ou inspirées par le démon de l'innovation. Situation propre à générer chez le lecteur bien des questions. C'est à ces questions que nous essayons de répondre ici.
On peut rejoindre les questions de son choix en cliquant sur les puces numérotées.

Pourquoi les poèmes en vers ont-ils été retirés des Illuminations ?

Le titre est-il Illuminations ou Les Illuminations ?
Pourquoi les Illuminations figurent-elles après Une saison en enfer dans les éditions récentes de Rimbaud ?
Peut-on définir les Illuminations comme un "recueil" au sens d'un ensemble structuré ?
La numérotation des 24 premières pages du manuscrit est-elle de la main de Rimbaud ?
Les Illuminations ont-elles une "idée principale" ?
Les "filets de séparation" visibles sur le manuscrit sont-ils porteurs de sens ?
Dans quel ordre ranger les textes quand on édite les Illuminations ?
Annexe - Une question annexe : L'attribution des Illuminations à Germain Nouveau a-t-elle quelque fondement ?
   
 

Bibliographie 

 

Pour élaborer cette synthèse, nous avons utilisé, référence incontournable, la plus récente édition Rimbaud dans la Pléiade :

  • Arthur Rimbaud, Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par André Guyaux. Éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2009, révisé 2015.

Nous avons lu (et relu), outre les textes cités de Verlaine et de Rimbaud, les ouvrages fondamentaux suivants :

  • Henry de Bouillane de Lacoste : Arthur Rimbaud, Illuminations, Painted Plates, édition critique, Mercure de France, 1949, notamment l'introduction, p.7-60, et les deux appendices, p.137-198 ("Lettres de Félix Fénéon" et "Les éditions des Illuminations").

  • André Guyaux, Illuminations, Poétique du fragment, et Illuminations, texte établi et commenté par André Guyaux (notamment l'introduction, p.7-16, et les appendices "Description des manuscrits", p. 272-295, "Les éditions des Illuminations", p.296-301), À la Baconnière, 1985.

  • Steve Murphy, "Les Illuminations manuscrites. Pour dissiper quelques malentendus concernant la chronologie et l'ordre du dernier recueil de Rimbaud", Histoires littéraires n°1, 2000, p.5-31.

  • Steve Murphy, Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, tome IV, Fac-similés, Champion, 2002 : l'introduction, notamment les p.97-103, et la notice sur les Illuminations, p.588-601.

  • Michel Murat : "Les Illuminations, recueil de poèmes en prose", chap. I de la deuxième partie de L'Art de Rimbaud, Corti, 2013 [2002], p.190-238.

Enfin, lorsque nous évoquerons les enseignements du manuscrit, il sera bon d'avoir sous les yeux les magnifiques fac-similés que nous offre la BNF :

Rappelons, pour compléter, qu'on trouve aussi en ligne :

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1) Pourquoi les poèmes en vers ont-ils été retirés des Illuminations ?
 

   

Les Illuminations paraissent une première fois en mai-juin 1886 dans la revue La Vogue, en feuilleton, et sont rassemblées en plaquette en octobre 1886.

Le périodique (n°7, 7-14 juin 1886)

La plaquette (octobre 1886)

L'œuvre de Rimbaud, telle que ses premiers lecteurs la découvrent dans le périodique hebdomadaire La Vogue, contient aussi bien des poèmes en prose que des pièces de vers. Ces dernières sont, dans l'ordre : Chanson de la plus haute tour, Âge d'or, "Nous sommes tes grands parents...", Éternité, "Qu'est-ce pour nous mon cœur..." (livraison du 7 juin 1886) ; Michel et Christine, Bruxelles, Honte (13 juin 1886) ; "Loin des oiseaux...", "Ô saisons, ô châteaux...", "La rivière de cassis roule ..." (21 juin 1886). Ces onze pièces sont issues de la production rimbaldienne de 1872, date très antérieure à celle qu'il est convenu d'assigner aux manuscrits des poèmes en prose. Elles n'ont été retirées des Illuminations qu'en 1945, lorsque les éditeurs ont fini par se convaincre que leur présence au sein du recueil n'était aucunement de l'intention de Rimbaud, qu'elles avaient été mêlées aux poèmes en prose fortuitement pendant le processus de transmission des archives de Verlaine sous les auspices de Charles de Sivry.

La Vogue n°9. La fausse nouvelle de la mort du poète ayant couru
 dans Paris, les Illuminations sont attribuées à "Feu Arthur Rimbaud".

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Arthur Rimbaud, Œuvres, texte revu et corrigé par H. de Bouillane de Lacoste, Hazan, 1945.
 

 

 

 

 




 

[2] Arthur Rimbaud, Correspondance, éd. Jean-Jacques Lefrère, Fayard, 2007, p.196-197. Plusieurs corrections ont été apportées à nos citations sur la base d'observations justifiées faites par David Ducoffre. Merci à lui.

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[3] Lettres à Sivry du 16? août, 27 oct. et 3 nov. 1878, 28 janv. et 3 fév. 1881, et à d'Orfer du 2 sept. 1884, Correspondance générale de Verlaine, éd. Pakenham, p.617-618, 633, 636, 689, 691 et 873. On remarquera dans la lettre de janvier 1881 comme dans la seconde édition des Poètes maudits, le souci de différencier les Illuminations avec les "vers" et les "poèmes".

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[4] Steve Murphy, "Les Illuminations manuscrites. Pour dissiper quelques malentendus concernant la chronologie et l'ordre du dernier recueil de Rimbaud", Histoires littéraires n°1, 2000, p.6. 

 

 

 

 


[5]
Henry de Bouillane de Lacoste, Illuminations. Painted plates. Édition critique, Mercure de France, 1949, p.50-51.

 


On le voit, la prise de conscience ne s'est pas faite en un jour. La présence conjointe de proses et de vers dans cette édition originale de 1886 avait pourtant de quoi surprendre, Verlaine ayant dit à plusieurs reprises que les Illuminations étaient des proses. C'est pourquoi, au début du XXe siècle, dès les premières publications d'Œuvres (plus ou moins) complètes, on commence à remettre en cause les différents agencements proposés par La Vogue (périodique et plaquette). Timidement, dans un premier temps. En 1912, dans sa fameuse édition au Mercure de France (préface Claudel), Paterne Berrichon, tout en continuant à coiffer l'ensemble du titre Les Illuminations, sépare clairement les poèmes en prose de ce qu'il appelle les "Vers nouveaux et Chansons". Dans l'édition de poche du même Mercure de France (1914), la section "Vers nouveaux et Chansons" devient tout simplement : "Vers". Enfin, en 1945, Henry de Bouillane de Lacoste décide de présenter Les Illuminations, exclusivement, comme un recueil de poésie non versifiée (dont les deux poèmes en vers libres Mouvement et Marine ont été également écartés) [1]. Il sera bientôt suivi par Jules Mouquet et André Rolland de Renéville, les auteurs de la première Pléiade (1946). Dans notre exemplaire de cette édition (issu du troisième tirage de 1963) la présentation des Illuminations indique : "Nous publions les poésies de 1872 sous le titre Derniers vers sans incorporer ces dernières aux poèmes en prose que nous donnons à la suite sous le titre les Illuminations [...] par souci de clarté." (p.784). Ce principe éditorial s'est, dès lors, définitivement imposé.
     Sur quelles considérations cette remise en cause de la publication originale était-elle fondée ? Verlaine lui-même ne l'avait-il pas couverte de son autorité, dans sa notice de 1886, en écrivant que le recueil présenté "
se compose de courtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès" ? Ce passage servira d'argument à quelques spécialistes récalcitrants, hostiles à cette révision éditoriale. Cependant, à cette exception près, Verlaine a constamment affirmé que les Illuminations étaient des proses. Ainsi, dans sa lettre à Ernest Delahaye du 1er mai 1875, on peut lire :

   "Si je tiens à avoir détails sur Nouveau, voilà pourquoi : Rimbaud m'ayant prié d'envoyer pour être imprimés des « poèmes en prose » siens, que j'avais ; à ce même Nouveau, alors à Bruxelles (je parle d'il y a deux mois), j'ai envoyé (2 fr.75 de port!!!) illico [...]"  [2]

     L'histoire a retenu que l'auteur de ces lignes, peu de temps après sa sortie de prison le 16 janvier 1875, se rendit auprès de Rimbaud qui vivait à ce moment-là en Allemagne. Lorsque Verlaine, donc, le 1er mai 1875, précise : "je parle d'il y a deux mois", il indique à son correspondant (parfaitement informé de la vie de ses amis poètes) que cette demande lui a été faite lors de l'entrevue de trois jours ayant réuni Verlaine et Rimbaud à Stuttgart, à la fin de février 1875. 
     On sait par ailleurs que Nouveau, en 1874, à Londres, a collaboré à la mise au net des Illuminations. C'est probablement pour cette raison que Rimbaud pense pouvoir s'adresser à lui pour les faire imprimer (à Bruxelles où il se trouve, une impression coûte moins cher, c'est là que Rimbaud lui-même a trouvé éditeur pour sa Saison en enfer quelques mois plus tôt), et ce par l'intermédiaire de Verlaine pour un faisceau de raisons qu'on ignore mais qu'on peut peut-être deviner (si on aime à romancer). Le mot "Illuminations" n'est certes pas prononcé, la lettre ne dit pas explicitement qu'il s'agisse d'elles, mais on voit mal ce que ces "poèmes en prose" pourraient être d'autre. Au demeurant, toute sorte de doute se dissipe lorsqu'on croise l'information fournie par ce document de 1875 avec celle apportée par Verlaine en 1888 dans sa notice sur Rimbaud de la série Les Hommes d'aujourd'hui :

"On le voit en février 1875, très correct, fureteur de bibliothèques, en pleine fièvre « philomathique », comme il disait à Stuttgart, le manuscrit des Illuminations fut remis à quelqu’un qui en eut soin."

      C'est donc bien des Illuminations qu'il est question dans la lettre du 1er mai 1875, des Illuminations comme ensemble de poèmes en prose. Ni l'expéditeur, Verlaine, ni le destinataire, Delahaye, dans leurs différents témoignages sur Rimbaud, n'en ont jamais douté (dans Rimbaud, l'artiste et l'être moral, p.59, ce dernier reprend à son compte le témoignage de Verlaine). 
     Une dizaine d'années plus tard, dans Les Poètes maudits (1883), l'allusion aux  Illuminations comme à un recueil de poèmes en prose est, en tout cas, tout à fait explicite :

"Il courut tous les Continents, tous les Océans, pauvrement, fièrement (riche d’ailleurs, s’il l’eût voulu, de famille et de position), après avoir écrit, en prose encore, une série de superbes fragments, les Illuminations, à tout jamais perdus, nous le craignons bien."

En réalité ces "superbes fragments" n'étaient pas perdus mais on devine pourquoi l'auteur des Poètes maudits s'exprime ainsi lorsqu'on lit sa correspondance de l'époque. Verlaine, qui a remis les Illuminations à  son beau-frère, le compositeur de musique Charles de Sivry (cf. sa lettre à ce dernier du 16? août 1878), lui demande à plusieurs reprises de les lui restituer (le 27 octobre, le 3 novembre de cette même année). En vain, puisqu'on peut lire encore dans une lettre au même du 28 janvier 1881 : "J'attends toujours ces Vers et ces Illuminations" et, dans la lettre du 3 février suivant (sur un ton d'ironie) : "Quant aux Illuminations tu trouveras à force de chercher évidemment". Sivry avait donc égaré ou prétendait avoir égaré le fameux dossier, ce qui conduit Verlaine, dans une lettre du 2 septembre 1884, à demander à Léo d'Orfer de tenter la récupération de la chose : "À propos, si vous voyez Sivry, mon beau-frère, demandez-lui pour le Permesse, le manuscrit des Illuminations de Rimbaud qu'il a à moi, pour sûr" [3].
     Le Permesse était le titre d'une revue que d'Orfer s'apprêtait à lancer. Comme on le comprend dans ces dernières lettres, Verlaine n'a jamais cru que les Illuminations fussent "perdues". On pense généralement que Mathilde, sachant que son ex-mari projetait de publier des textes rimbaldiens qui pouvaient être compromettants, avait donné consigne à Sivry (son demi-frère) d'empêcher ou de retarder autant que possible la réalisation de ce projet. D'où la petite phrase des Poètes maudits (qui constituait, de la part de Verlaine, une menace voilée de rendre bientôt publique la "perte" du manuscrit par Charles de Sivry) et la suggestion faite à Léo d'Orfer de faire un peu pression sur le même Sivry. Est-ce le fait de ces manœuvres tactiques ? Toujours est-il que les Illuminations firent leur réapparition en 1886, bonne nouvelle célébrée par Verlaine dans la seconde édition des Maudits : "Les Illuminations ont été retrouvées ainsi que quelques poèmes."
    C'est donc par l'intermédiaire de Verlaine
via Charles de Sivry (et quelques autres : Louis Le Cardonnel et Louis Fière) que les textes des Illuminations sont  parvenus à la revue La Vogue. Et c'est probablement chez Sivry qu'ils se sont mélangés avec des pièces de vers qui étaient elles aussi en sa bonne garde. Il n'y a rien d'étonnant à ce que des poèmes de Rimbaud, autres que les Illuminations, aient pu se trouver aussi dans les mains de ce personnage auquel Verlaine, on le voit dans la correspondance, ne cesse d'adresser ses propres œuvres afin qu'il les mette en musique ou qu'il les fasse imprimer. Toujours soucieux d'assurer la conservation des manuscrits de Rimbaud, Verlaine était probablement en possession de ces poèmes de 1872 (ou début 1873) au moment de la crise de Bruxelles et de son incarcération, en juillet 1873. Moment où, peut-être, sa mère les récupéra en même temps que ses objets personnels. Et c'est par leur intermédiaire qu'ils pourraient être parvenus jusqu'à Sivry. Plusieurs d'entre eux sont des versions nouvelles de poèmes datés du printemps 1872. Les moins anciens datent au plus tard des premiers mois de 1873. 
    En suivant comme nous venons de le faire l'itinéraire compliqué de cet ensemble de vers et proses arrivé entre les mains de Léo d'Orfer et Gustave Kahn, éditeurs de La Vogue, en 1886, on comprend sans peine que Les Illuminations furent dans l'esprit de Rimbaud, comme le dit Verlaine,
"des poëmes en prose", et que ces proses se trouvèrent mélangées à des pièces de vers à la suite du "télescopage accidentel de deux dossiers distincts" [4].
  
  Ceux qui doutent de cette conclusion, nous l'avons signalé ci-dessus, tirent souvent argument des formules effectivement contradictoires utilisées par Verlaine dans sa préface de la plaquette des Illuminations (publiée quelques mois après la parution en revue) :

   "Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu'en Angleterre et dans toute l'Allemagne.
   Le mot Illuminations est anglais et veut dire gravures coloriées, — coloured plates : c'est même le sous-titre que M. Rimbaud avait donné à son manuscrit.
   Comme on va voir, celui-ci se compose de courtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès."

Mais, comme l'a expliqué Bouillane de Lacoste [5], Verlaine a passé en partie l'année 1886 alité dans divers hôpitaux, il n'a aucunement été associé à la préparation de l'édition de La Vogue dont les animateurs se sont contentés de lui demander une courte préface, il n'a probablement même pas eu à connaître des manuscrits collectés, on lui aura rapporté qu'on allait publier des proses et des vers : il savait de quoi il retournait mais il s'est contenté de prendre acte, bénissant par là une opération certes confusionniste mais qui avait au moins le mérite à ses yeux de ressusciter un pan entier de l'œuvre de Rimbaud. 
     Encore une fois, rien de ce que nous savons des Illuminations n'est certain à cent pour cent. Mais pour ce qui est de leur définition comme un recueil de poèmes en prose, le doute n'est pas raisonnablement  permis et c'est pourquoi, depuis plus de soixante-dix ans, aucune édition de Rimbaud ne les présente autrement.

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2) Le titre est-il Illuminations ou Les Illuminations ?
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[6] Lettre à Sivry du 16? août 1878.

 


 




 



[7]
Paul Verlaine, "Arthur Rimbaud", Les Hommes d'aujourd'hui, 1888.




[8]
Steve Murphy, "Illuminations ou Les Illuminations ?", Parade sauvage n°20, 2004, p.167-182.

 

     Nous ne possédons aucun document de la main de Rimbaud indiquant le titre de son recueil. C'est Verlaine qui nous l'a transmis (cf. ci-dessus, la citation des Poètes maudits qui le donne à connaître pour la première fois). Lors de sa première publication, en 1886, le recueil était intitulé Les Illuminations. Cette formulation s'est maintenue jusqu'en 1945, date à partir de laquelle presque toutes les éditions ont adopté le titre : Illuminations. Seule exception notable : la première pléiade de Mouquet et Rolland de Renéville (1946, rééd. 1954-1963).

 Édition de Berrichon,
Mercure de France, format poche, 1914.

Titre avec article.

Source : Collection André Breton

Édition de Bouillane de Lacoste,
Mercure de France, 1949.

Titre sans article.

Le recueil est sous-titré Painted Plates conformément aux indications de Verlaine (lettre à Sivry du 27 octobre 1878 et notice de 1886).


     C'est Henry Bouillane de Lacoste qui initia ce virage éditorial. Du fait que le mot "illuminations", au dire de Verlaine, était un mot anglais devant être compris dans le sens de "painted plates", "coloured plates" ("gravures coloriées"), Bouillane de Lacoste avait déduit que le titre devait être présenté sans article. Verlaine, d'ailleurs, ne l'employait-il pas de cette manière dans une lettre : "Avoir relu « Illuminations » (painted plates) du Sieur que tu sais » [6] ?
     D'une part l'argument de l'origine anglaise n'est guère recevable car il est évident que Rimbaud, même s'il a donné le sous-titre  "painted plates" à son recueil, joue aussi sur le sens français du mot "illumination". D'autre part, l'occurence citée, unique, n'est pas concluante : la suppression de l'article peut s'expliquer par le style télégraphique adopté par Verlaine dans ce passage de sa lettre.
     Il est vrai que, partout ailleurs, dans sa correspondance comme dans ses articles imprimés, lorsque le mot "Illuminations" est précédé de l'article "les", celui-ci est écrit sans majuscule. Mais cela n'est pas concluant non plus, on écrit aussi bien "j'ai relu les Méditations poétiques de Lamartine" (titre sans article) que "l'auteur étudie l'humour dans les Provinciales de Pascal" ou "le paysage dans les Chants de Maldoror" (titres avec article).
     Au reste, Verlaine écrit parfois "les" en italique :

"ce pur chef-d'œuvre, flamme et cristal, fleuves et fleurs et grandes voix de bronze d'or : les Illuminations" [7]

Ces trois facteurs, l'emploi verlainien de l'article en lettres minuscules, la faiblesse de l'argument présenté par Bouillane de Lacoste et la la légitimité que donne au titre avec article le fait d'être malgré tout le titre d'origine, cautionné peut-être par Verlaine, font pencher Steve Murphy en faveur de la restitution de l'article [8]. André Guyaux, lui, opte pour continuer la tradition de Bouillane : dans sa récente "pléiade", il titre : Illuminations.
 

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3) Pourquoi les Illuminations figurent-elles après Une saison en enfer dans les éditions récentes de Rimbaud ?
 

 



[9] Henry de Bouillane de Lacoste, Rimbaud et le problème des Illuminations, Mercure de France, 1949.

 

 

 

 

 

 

 


 


 

 

 

 


 

 

 

[10] Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, tome IV, Fac-similés, éd. Steve Murphy, Champion, 2002, p.589.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[11] Arthur Rimbaud, Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par André Guyaux. Éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2009, p.940.

 

     Jusqu'à la fin des années 1950, toutes les éditions des Œuvres complètes de Rimbaud ont placé Les Illuminations avant Une saison en enfer. C'est encore Bouillane de Lacoste qui a bousculé sur ce point l'ancien consensus rimbaldien en publiant, en 1949 sa thèse : Rimbaud et le problème des Illuminations [9]. Son propos visait à démontrer que Verlaine avait dit la vérité quand il écrivait, dans sa préface de la plaquette de 1886 :

"Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu'en Angleterre et dans toute l'Allemagne."

     Ce témoignage n'avait jamais été pris au sérieux. Il était par trop contradictoire avec la fausse évidence selon laquelle Une saison en enfer, datée "avril-août 1873", constituait une sorte d'adieu à la littérature, la palinodie du Rimbaud mauvais ange, lecture à tendance moralisatrice fortement encouragée par le clan familial.
   
On ignore tout sur la gestation des Illuminations. Mais on sait qu'une partie des manuscrits a été mise au net en mars-avril 1874 à Londres. En effet, on y a reconnu  l'écriture de Germain Nouveau qui cohabitait avec Rimbaud dans ces mois-là (cf. par exemple, la page 24 du dossier de 1886 des Illuminations). D'autres éventualités, moins vraisemblables, seraient la fin de 1873, date à laquelle Rimbaud fait la connaissance de Nouveau à Paris (cf. la biographie de R. par J.-J. Lefrère p. 657-658), ou le début de 1875, date à laquelle Nouveau fait un voyage dans les Ardennes, y côtoyant peut-être quelque temps Rimbaud, avant de gagner Bruxelles (ibid. p. 717-718 et 742 note 3).
    On sait qu'en avril 74, à Londres, non seulement Rimbaud continue de travailler à ses Illuminations en compagnie de Nouveau mais il songe à se lancer dans une entreprise poétique nouvelle, ambitieuse et de longue haleine. On a récemment découvert une lettre du 16 avril 1874 envoyée par Rimbaud à Jules Andrieu dans laquelle il expose le projet d'une série de "poèmes en prose" à sujet historique destinés à paraître en feuilleton (dans la presse anglaise d'abord). Titre prévu : L'Histoire splendide
    On sait par la lettre de Verlaine à Ernest Delahaye du 1er mai 1875 citée plus haut que Rimbaud a remis les manuscrits des Illuminations à Verlaine fin février 1875 à Stuttgart, en le priant de les transmettre à Germain Nouveau qui se trouvait à ce moment-là à Bruxelles, "pour être imprimés". On peut donc affirmer tout au moins que Les Illuminations sont la dernière de ses œuvres que Rimbaud ait songé à faire éditer.
    On sait, enfin, depuis l'analyse graphologique réalisée par Bouillane de Lacoste (ultérieurement complétée et confirmée par celles de Guyaux et Murphy), que "tous les manuscrits connus du recueil sont postérieurs à tous les manuscrits que l'on peut dater avec certitude de 1873" [10]. L'argument le plus décisif de cette expertise porte sur la forme des "f" minuscules, qui sont tous bouclés par le bas dans les 450 occurrences de cette lettre au sein des Illuminations et des textes ultérieurs, alors qu'ils ne le sont quasiment jamais dans les textes de 1870-1873. Notamment dans les quelques échantillons de l'écriture de Rimbaud que nous possédons pour l'année 1873 : les autographes du "dossier de Bruxelles" ou les transcriptions calligraphiées des poèmes de Verlaine Crimen amoris, L'Impénitence finale, Don Juan pipé.
     Pour toutes ces raisons, les Illuminations sont aujourd'hui placées après Une saison en enfer dans toutes les éditions récentes d'Œuvres complètes.
C'est seulement en 1957 que le débat engagé par Bouillane de Lacoste sur la chronologie relative des dernières œuvres de Rimbaud paraît tranché lorsque deux éditions (celles du Cercle du livre précieux et du Club français du livre) placent pour la première fois le recueil de poèmes en prose après Une saison en enfer. Mais il restait et il resterait longtemps des réfractaires. À commencer par les auteurs de la première pléiade, Mouquet et Rolland de Renéville qui, même dans leur troisième édition de 1963, continuent à placer la Saison à la suite des Illuminations.
      La question de savoir quand Rimbaud a écrit ces textes n'en est pas pour autant tranchée. Car les manuscrits que nous possédons ne sont que des mises au net de textes rédigés à une date antérieure, que nous ignorons. Cette situation laisse naturellement la place aux conjectures les plus diverses concernant la période de gestation de cette œuvre majeure. Bouillane de Lacoste pense que Rimbaud a rédigé ses poèmes en prose dans les mois immédiatement antérieurs à leur mise au net, au printemps 1874. Mais l'opinion la plus couramment répandue, sans doute, est celle qu'exprime André Guyaux dans son édition de la Pléiade :

"Il est tentant, aujourd'hui, d'équilibrer les hypothèses et de distribuer la genèse des Illuminations dans un temps discontinu, interrompu par Une saison en enfer et les événements de juillet et d'août 1873 ; et de penser que Rimbaud reprend à Londres, au printemps de 1874, un projet antérieur et des textes laissés en souffrance" [11]

Les arguments en faveur de cette conjecture nuancée sont les plus divers. Le sentiment, d'abord, qu'on n'élabore pas une œuvre aussi novatrice, aussi géniale, en seulement quelques mois (de septembre 1873 à mai 1874 au plus tard). L'étonnement, ensuite, devant l'apparente panne de créativité du poète dans la deuxième moitié de l'année 1872 : Rimbaud semble n'avoir rien écrit entre juin 1872 (Âge d'or) et Une saison en enfer (daté avril-août 1873). Sauf à imaginer que ces mois ont été occupés par les premiers travaux des Illuminations ! À ces spéculations fragiles, Guyaux a tenté d'ajouter des preuves plus scientifiques. En premier lieu, une lettre de mai 1873 où Rimbaud demande à Delahaye, qui doit rencontrer Verlaine, de lui servir d'intermédiaire : "il te chargera probablement de quelques fraguemants en prose de moi et de lui, à me retourner". Mais rien ne prouve que ces proses soient déjà des Illuminations. Ensuite, un argument d'ordre graphologique : certaines écritures des Illuminations seraient très proches de celles des poèmes de Verlaine recopiés par Rimbaud en 1873. Mais Steve Murphy, qui penche pour la thèse de Bouillane de Lacoste, lui rétorque qu'aucun de ces poèmes ne présente les fameux "f" bouclés caractérisant l'écriture de Rimbaud dans les proses des Illuminations.
     Comme on le voit, sur ce sujet non plus, le consensus n'est pas complet, mais personne ne croit plus aujourd'hui que Rimbaud ait mis un point final à son aventure littéraire en septembre 1873, que l'Adieu de la Saison recueille sa décision irrévocable d'arrêter d'écrire. Et personne ne défend plus vraiment qu' Une saison en enfer soit l'œuvre terminale de Rimbaud.
    

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4) Peut-on définir les Illuminations comme un "recueil" au sens d'un ensemble structuré ?
 
 

 

 

 

 

 

 

[12]  La parution en feuilleton des Illuminations dans La Vogue a été le théâtre d’un curieux incident. Ayant décidé de quitter la revue (dont il assuma la direction jusqu'au n°5), Léo d’Orfer emporta un lot de textes encore à publier (cinq proses des Illuminations et quatre pièces de vers de 1872). De sorte que Gustave Kahn, le nouveau rédacteur en chef de la revue (dont il était jusque là le secrétaire de rédaction) dut annuler les dernières publications annoncées. Les poèmes concernés seront ultérieurement prêtés par d'Orfer à son ami Grolleau (autre directeur de revue) puis vendus par ce dernier à l’éditeur Vanier qui les incorporera, en 1895, à son édition des Poésies complètes. Pour une information plus précise, voir nos tableaux sur les modalités de transmission de l'œuvre de Rimbaud et l'historique de l'édition rimbaldienne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     L'ordre des poèmes au sein des Illuminations fait actuellement l'objet d'un consensus entre les principaux éditeurs. On distingue à la base de ce recueil deux groupes de manuscrits. Le plus important d'entre eux, en nombre de poèmes représentés, consiste en une succession numérotée de vingt-quatre pages (23 feuillets dont un utilisé recto-verso, le feuillet correspondant aux pages 21-22), possiblement numérotées par l'auteur lui-même. Ce sont les poèmes de ces feuillets que les éditeurs placent en tête du recueil. Toutes les éditions respectent le même agencement d'Après le Déluge à Barbare. Mais les manuscrits des Illuminations n'appartiennent pas tous à cette série numérotée. Les treize poèmes restants "figurent sur des feuillets de format divers et offrant des graphies plus variées [que celles des feuillets numérotés]" (André Guyaux, Pléiade 2009, p.941). C'est pour ces textes, généralement placés en fin de recueil mais dans un ordre de succession changeant, que les normes éditoriales ont été les plus floues au cours de l'histoire. Mais les éditions savantes les plus récentes convergent pour placer d'abord les textes publiés dans la revue La Vogue, dans l'ordre de La Vogue (soit : Promontoire, Scènes, Soir historique, Mouvement, Bottom, H, Dévotion, Démocratie), puis les cinq textes publiés dans l'édition Vanier de 1895, dans l'ordre de cette édition (soit : Fairy, Guerre, Génie, Jeunesse, Solde) [12]. C'était d'ailleurs le principe suivi par la première Pléiade Rimbaud, d'André Rolland de Renéville et Jules Mouquet. On a plus de chance ainsi, dit Murphy, de retrouver un ordre ayant quelque chose à voir avec les intentions de Rimbaud (cf. SM, Champion, tome IV, p. 618-620). André Guyaux, dans sa Pléiade de 2009, s'est rangé à ce point de vue.
    Les Illuminations présentent donc au lecteur d'aujourd'hui toute l'apparence d'un recueil à la structure fixe. Mais a-t-il véritablement été conçu par Rimbaud comme un ensemble structuré ? On aborde souvent cette question par le difficile problème de la numérotation des vingt-trois premiers feuillets. Par qui ces premiers feuillets ont-ils été numérotés ? Par Rimbaud ? Par ses premiers éditeurs ?  Nous nous réserverons de revenir sur ce thème plus loin, dans une partie spécifique de cette FAQ (voir Question 5). Nous préférons relever, pour commencer, les nombreux indices d'une intention organisatrice dont l'initiative incombe sans conteste à Rimbaud lui-même. Dans son livre Poétique du Fragment, fondé sur une analyse à la loupe du manuscrit des Illuminations, André Guyaux relève nombre de ces indices dans la démarche suivie par Rimbaud au cours du processus de transcription des textes.
     Le premier et le plus aisé à repérer, c'est la constitution de séries numérotées en chiffres romains : les cinq poèmes d'Enfance, les trois de Vies, les quatre de Jeunesse, les trois de Veillées, les Villes I et II (même si leur ordre a été inversé au cours de la transcription). Autre indice : un petit nombre de textes seulement se présentent isolés sur un unique feuillet (Parade, Après le Déluge, Promontoire, Scènes, Soir historique, Mouvement, Génie, Solde), tous les autres ont été recopiés sans solution de continuité : ils sont plusieurs à se suivre sur un même feuillet, chevauchant quand c'est nécessaire d'un feuillet sur l'autre (vingt et une des vingt-quatre pages numérotées présentent une forme ou une autre d'enchaînement). Or, ce procédé suppose des choix qui peuvent ne pas être sans rapport avec le sujet et le sens des textes : des poèmes successifs présentent de fait, parfois, une convergence thématique évidente qui explique pourquoi Rimbaud les a enchaînés. Nous en reparlerons plus loin.  
      André Guyaux montre aussi que l'écriture de Rimbaud a évolué significativement pendant la transcription de ses proses : il est passé d'une écriture "sinistrogyre" à une écriture "dextrogyre" (en réalité, la sinistrogyre ne penche pas vers la gauche comme son nom paraît l'indiquer, mais elle est moins penchée et moins penchée à droite que la dextrogyre).

Exemple d'écriture sinistrogyre : 1er § raturé d'Enfance (verso du f°24) :

Exemple d'écriture dextrogyre (petite) : Phrases (haut du f°12) :

 

Dans l'écriture dextrogyre, on peut distinguer trois tailles différentes : petite, moyenne et grande (nous utilisons Guyaux p.68 et ajoutons Génie, Scènes et Mouvement) :

Grande dextrogyre Enfance (f°2-5)
Vies (f°8-9)
Départ (f°9)
Moyenne dextrogyre Parade (f°6)
Antique
(f°7)
Being Beauteous
(f°7)
À une raison
(f°10)
Matinée d'ivresse
(f°10-11)
Phrases
(f°11)
Ouvriers
(f°13)
Les Ponts
(f°13-14)
Ville
(f°14)
Ornières
(f°14)
Villes (Ce sont des villes...)
(f°15-16)
Vagabonds
(f°16)
Veillées III
(f°19)
Mystique
(f°19)

Aube
(f°19-20)
Fleurs
(f°19)
Nocturne vulgaire
(f°21)
Angoisse
(f°23)
Métropolitain (le début)
(f°23)
Barbare
(f°24)
Petite dextrogyre Conte (f°5)
Royauté (f°9)
Phrases
(f°12)

Jeunesse III
(Vanier 1895)
Jeunesse IV
(Vanier 1895)
Veillées I
(f°18)
Guerre
(Vanier 1895)
H
(f° non numéroté)
Génie (f° non numéroté)
Dextrogyre
mais plus difficiles à classer
Solde (Vanier 1895)
Veillées II
(f°18)
Nocturne vulgaire
(f°21)
Sinistrogyre Après le Déluge (f°1)
Marine
(f°22)
Fête d'hiver
(f°22)
Fairy
(Vanier 1895)
Jeunesse I
(Vanier 1895)
Jeunesse II
(Vanier 1895)
Promontoire
(f° non numéroté)
Bottom
(f° non numéroté)
Scènes
(f° non numéroté)
Mouvement (f° non numéroté)
+ paragraphe raturé d'Enfance (verso f°24)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[13] André Guyaux, Poétique du fragment, À la Baconnière, 1985, p.189.


 








 

 


 

 

 


[14] Michel Murat,
L'Art de Rimbaud, Corti, 2002, p.465. Dominique Combe : Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, Foliothèque, 2004, p.117.






 

 

    

     L'écriture sinistrogyre est chronologiquement antérieure à la forme dextrogyre, nous dit Guyaux. Il suffit pour s'en rendre compte d'observer un feuillet comme celui qui contient Bottom et H (voir le fac-similé ci-dessous, question 7). L'écriture sinistrogyre de Bottom est très proche des copies rimbaldiennes de poèmes de Verlaine de 1873. L'écriture de H, par contre, est dextrogyre. Le poème a été ajouté à Bottom ultérieurement, à un moment où la calligraphie rimbaldienne avait déjà évolué.
     Une dernière observation utile est celle des types de papier utilisés. La grande majorité des poèmes sont copiés sur des feuilles de papier de qualité et de format identiques. Ainsi, parmi les vingt-trois feuillets paginés, les folios 2 à 17, 19, 20 et 23 à 24 correspondent à ce type majoritaire.
     Si, maintenant, on confronte les divers indices, on se rend compte que :

  • les textes des feuillets numérotés sont transcrits en règle générale dans une écriture dextrogyre, sur des papiers de forme normalisée. L'écriture dextrogyre de petite taille correspond souvent à des textes recopiés en bas de page, peut-être ajoutés dans des espaces vides pour rentabiliser le papier, mais pas forcément sans rapport thématique avec le texte précédent (cf. Conte, au bas d'Enfance V et Royauté, en dessous de Départ). C'est aussi parmi ces feuillets en écriture dextrogyre, notamment en début de numérotation, qu'on trouve le plus grand nombre de séries fortement structurées.

  • L'écriture sinistrogyre, c'est-à-dire celle des textes les plus anciennement calligraphiés, correspond plutôt, en règle générale, aux textes non numérotés et/ou copiés sur des feuilles souvent plus petites, de formats, de qualités ou de couleurs disparates.    

     Sur la base de ces observations, nous aurions tendance à imaginer le scénario suivant :  au printemps 1874, Rimbaud entame (avec l'aide de Nouveau) une campagne accélérée de mise au propre de ses Illuminations. En même temps, il tente de donner un certain ordre au recueil, de construire des séries, d'établir des liens de contiguïté (nous en verrons quelques exemples dans le cadre de la question 6). Mais il semble avoir été amené (lui ou son premier éditeur, si l'on suppose que l'ordre correspondant à la numérotation des folios 1 à 24 n'est pas de sa main) à bouleverser quelque peu le premier agencement envisagé. "Quelqu'un", disons, et probablement Rimbaud lui-même, a décidé après coup de commencer le recueil avec Après le Déluge, plaçant ainsi un feuillet de taille réduite, en écriture sinistrogyre, devant les feuilles impeccablement calligraphiées d'Enfance, et suivantes. De même, ce "quelqu'un" décide après coup d'insérer au beau milieu des premières pages dextrogyres les feuillets (ou folios) 12 et 18, de manière à constituer les séries de Phrases et de Veillées.
     En tout état de cause, toute une partie des textes semble être restée dans un état antérieur à celui que caractérisent la graphie dextrogyre et les effets d'enchaînement du printemps 1874. Rimbaud n'est pas allé jusqu'au bout de la retranscription entreprise. Ici, trois hypothèses alternatives : ou bien il a estimé que les anciennes copies sinistrogyres feraient l'affaire et il a jugé inutile de se donner le mal de les recopier, mais, dans ce cas, il aurait pu quand même les numéroter ; ou bien il a éprouvé des difficultés dans le classement de certains de ses textes et a remis à plus tard l'achèvement de son travail de retranscription ; ou bien, quelque chose s'est produit qui l'a contraint, ou tout au moins incité, à interrompre le travail commencé.
    De cet inachèvement, André Guyaux a tenté de donner une interprétation positive. Selon lui, les efforts de Rimbaud pour construire un recueil contredisaient ce qui était la pente naturelle de son génie, la fragmentation et la dispersion. Et c'est pour cette raison qu'il a échoué. La contrepartie positive de cet échec serait l'invention d'une forme limite du poème en prose, le fragment : "Rimbaud a exploité le caractère fragmenté du poème en prose et l'a conduit vers le fragment pur" [13]. Mais cette théorie du "fragment" n'est pas ce qui définit le mieux le projet poétique représenté par Les Illuminations. Comme l'ont relevé nombre de contradicteurs, elle tend à sous-estimer l'unité de l'œuvre (sa profonde cohérence thématique, soulignée par les velléités de construction, la confection de séries et d'enchaînements) et, plus dommageable encore, à méconnaître l'unité des structures poétiques mises au point par Rimbaud, ce qui fait de chacune d'entre elles non un fragment soustrait à on ne sait quelle totalité, rescapé d'on ne sait quelle dispersion, mais un tout, achevé et doté d'un sens cohérent.

     C
ontrairement au Baudelaire des Petits poèmes en prose, explique Michel Murat, Rimbaud cherche à maintenir dans ses Illuminations ce qui caractérise la langue des vers, c’est-à-dire la construction de « régularités », en expérimentant des formes poétiques nouvelles (la disposition en brefs alinéas, ou en vers libres). Les effets d'ouverture et de clausule, de refrain et de bouclage du texte, si fréquents dans Les Illuminations, sont aussi des procédés formels hérités de la poésie versifiée. Le travail poétique, écrit Murat, « se fait directement dans la langue, sans la médiation du vers et de la mémoire dont il est dépositaire », en s’appuyant sur les formes de la langue, mises en évidence par toute une série de procédés (répétitions avec variations, développements par membres parallèles...). Il s'efforce, ajoute Dominique Combe, par une "formidable concentration du matériel verbal", de "poétiser la prose en aérant, en allégeant sa matière [...]. Comme les parenthèses et les points de suspension, comme l'asyndète et la parataxe, les [tirets, véritables] signes rythmiques de ponctuation ont pour principal effet d'empêcher le déroulement et l'expansion de la phrase en période, qui apparenterait le poème en prose à la prose poétique" [14].
    
Ainsi, à l'inverse de cette idée de désagrégation ou d'indétermination formelle qui semble devoir accompagner la notion de "fragment", ce qui constitue l'essentiel du projet rimbaldien dans Les Illuminations, et qui définit son unité, c'est la recherche de formes nouvelles, très structurées, très ciselées, du poème en prose.

  

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5) La numérotation des vingt-quatre premières pages du manuscrit est-elle de la main de Rimbaud ?
 

 

 

 

 

 

 

 

[15] Les citations ci-dessus viennent toutes des lettres de Fénéon publiées par Bouillane de Lacoste, p.138 et sqq. de son édition critique des Illuminations au Mercure de France (1949). Sur cette importante question d'archéologie rimbaldienne, voir dans ce site la page intitulée : Félix Fénéon, premier éditeur des Illuminations ?

 

 

[16] L'édition Vanier de 1892 et la première édition Berrichon de 1898 reproduisent exactement La Vogue. En 1912, s'étant rendu compte de l'incongruité, Berrichon fait des Ponts une prose à part, sans pouvoir lui restituer son titre, car il n'a jamais vu le manuscrit. Dans la table des matières, le poème apparaît désigné par son incipit : "Des ciels gris de cristal...". Claudel, dans une lettre du 18 novembre 1912, lui reproche cette initiative (Arthur Rimbaud, Correspondance posthume, 1912-1920, p.310). Dans ses éditions suivantes (1914 et 1922), Berrichon place à nouveau le texte des Ponts à la suite d'Ouvriers, en le séparant malgré tout par trois astérisques. Le poème n'est plus mentionné dans la table des matières. Quant à Fête d'hiver, à partir de 1912, Berrichon le déplace carrément et en fait le dernier alinéa de Phrases. À la fin des années 1930, les principaux éditeurs — Bouillane de Lacoste (1939-41-45-49), Jules Mouquet et André Rolland de Renéville  (1946, réédité 54 et 63 ), Paul Hartmann (1956-57) — étant parvenus à se faire montrer les manuscrits depuis longtemps inaccessibles des Illuminations (collections Berès et Lucien-Graux), Ouvriers et Fête d'hiver sont enfin imprimés sous leur titre.

 

     Félix Fénéon passe pour avoir été le premier éditeur des Illuminations. Parlant, en 1939, du manuscrit de cette œuvre, il affirme que Gustave Kahn lui aurait "confié le soin de le préparer pour l'impression et d'en revoir les épreuves". Et, ce, "non seulement pour la publication dans le périodique, mais pour leur réimpression en plaquette" (rappelons que Les Illuminations paraissent une première fois en mai-juin 1886 dans la revue La Vogue, en feuilleton, et sont rassemblées en plaquette en octobre 1886). Ainsi missionné, Fénéon se serait appliqué à "classer dans une espèce d'ordre" les "feuilles volantes et sans pagination" placées entre ses mains. Telle est du moins l'imparfaite vérité qui ressort des lettres adressées par Fénéon à Bouillane de Lacoste le 19 et le 30 avril 1939, version qui a reçu l'aval d'une partie de la critique rimbaldienne. Mais la vérité vraie est que Fénéon n'a revendiqué une telle paternité qu'en 1939. Quand, dans le compte rendu qu'il rédige en 1886 pour la revue Le Symboliste, il évoque ses efforts pour distribuer dans un ordre logique les poèmes de Rimbaud, c'est seulement à la réimpression en plaquette qu'il fait référence. Ni Fénéon ni personne ne s'est jamais prévalu, à cette date, d'avoir "arrangé selon [s]on goût" les Illuminations, en vue de leur publication dans le périodique La Vogue [15]
     Pour ce qui est de la révision des épreuves, si Fénéon a véritablement travaillé aux numéros 5 et 6 de La Vogue comme la vulgate le rapporte, on ne le félicite pas. Car il ne s'est tout simplement pas rendu compte que manquaient dans ces épreuves deux titres de poèmes, Les Ponts et Fêtes d'hiver. Comment Fénéon a-t-il pu faire de telles erreurs, et cela à deux reprises car la plaquette ne corrige nullement sur ce point la présentation du périodique ? Comment Fénéon a-t-il pu commettre de telles fautes d'inattention s'il est vrai qu'il a révisé les épreuves, ayant à sa disposition les feuillets manuscrits de Rimbaud ? Du fait de cette négligence, les deux pièces se sont trouvées agglutinées à celles qui les précédaient, Ouvriers et Marine (ou, pour le moins, ont été dépossédées de leurs titres) dans toutes les éditions successives, pendant un demi-siècle 
[16]. Voir ci-dessous l'exemple du poème Les Ponts, tel qu'on peut l'observer, soudé à Ouvriers, dans la préoriginale de La Vogue :

 Manuscrit des Illuminations. Feuillet 13
Ouvriers / Les Ponts (début)

La Vogue n°5, 13 mai 1886, p.159-160
Ouvriers (fin) / Les Ponts / Ville (début)
 

     Pour ce qui est, par contre, du "classement", chapeau ! Du moins en ce qui concerne les deux premières livraisons (celles qui correspondent aux pages numérotées 1 à 24 du manuscrit). Car, comme nous tenterons de le montrer plus loin (question 6) l'ordre des proses, tel qu'on put les lire dans la "préoriginale" n'était pas dépourvu d'une certaine logique, propre à faciliter la compréhension de l'œuvre.
     Mais, par malheur, dans la plaquette, l'organisation n'est plus du tout la même. Voir les explications qu'offre Fénéon lui-même, dans le compte rendu des Illuminations qu'il rédige pour la revue Le Symboliste du 7 oct. 1886, sur "l'espèce d'ordre" donné par lui au recueil :

"Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique. D’abord des révolutions cosmiques, et s’ébat sa joie exultante et bondissante, aux tumultes, aux feux. Puis des villes monstrueuses : une humanité hagarde y développe une féerie de crime et de démence. De ces décors, de ces foules, s’isole un individu : exultations passionnelles tôt acescentes et acres, et déviées en érotismes suraigus. Une lipothymie le prostre. Il appète une vie végétative : quelques silhouettes d’êtres humbles errent, des jardinets de banlieue bruxelloise fleurissent, pâlement nuancés, dans une tristesse dolente. À la primitive prose souple, musclée et coloriée se sont substituées de labiles chansons murmurées, mourant en un vague de sommeil commençant, balbutiant en un bénin gâtisme, ou qui piaulent. Brusque, un réveil haineux, des sursauts, un appel à quelque bouleversement social glapi d’une voix d’alcoolique, une insulte à cette Démocratie militaire et utilitaire, un ironique et final : en avant, route !"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




[17]
  Les éditeurs du XXe siècle (mis à part André Guyaux en 1985) sont généralement revenus, pour le début de l'œuvre, à l'ordre du périodique (l'ordre que sanctionne la numérotation de 1 à 24 figurant sur le manuscrit). Ils n'ont pas suivi la méthode utilisée par Fénéon dans la plaquette. Mais ils ne semblent pas en avoir été choqués outre mesure. Exemple, Bouillane de Lacoste qui, tout à fait convaincu de la paternité de Fénéon dans les deux agencements successifs de 1886, écrit : "Il est clair que toutes ces proses étant sans lien entre elles, leur ordre importe peu, et qu'un classement en vaut un autre" (op.cit. p.162).

 

L'ordre suivi par Fénéon dans ce résumé correspond grosso modo à la plaquette d'octobre 1886. Fénéon y a en effet situé, en début de recueil, tout de suite après Après le Déluge (folio 1 du manuscrit), Barbare (f°24), Mystique (f°19) et quelques autres, puis les poèmes du cycle urbain, puis des "exultations passionnelles" et "érotiques" avec, par exemple, la séquence suivante : À une raison (f°10), H (f° non numéroté), Angoisse (f°23), Bottom (f° non numéroté), Veillées (f°18-19), Nocturne vulgaire (f°21), Matinée d'ivresse (f°10-11), enfin les "chansons" de 1872 et, pour terminer, "appel à quelque bouleversement social glapi d’une voix d’alcoolique", Soir historique et Démocratie. Comme on le voit, l'ordre de la revue a été bouleversé de fond en comble.
     Il est tout de même étrange qu'un éditeur remette aussi complètement en cause l'agencement qu'il est censé avoir lui-même mis au point, à peine six mois auparavant. D'autant que, non seulement l'ordre donné aux poèmes dans le périodique a été abandonné, mais la méthode éditoriale respectueuse du manuscrit ayant présidé à la confection de cette préoriginale a été, elle aussi, malheureusement abandonnée : dans le périodique, l'ordre suivi conserve systématiquement les enchaînements du manuscrit lorsque des poèmes sont plusieurs à se suivre sur un même feuillet ; dans la plaquette, par contre, Fénéon ne montre aucun égard pour l'ordre dans lequel Rimbaud a recopié ses textes quand cet ordre est impliqué par le manuscrit. C'est comme s'il ne le connaissait pas ou avait décidé de n'en tenir aucun compte. Des exemples ? Le poème Conte, que Rimbaud a copié immédiatement à la suite d'Enfance, se retrouve dans la plaquette à la suite de Phrases. Départ et Royauté, qui figurent l'un à la suite de l'autre sur le même feuillet que Vies III, se retrouvent respectivement après Ville et Antique. Matinée d'ivresse, copié à la suite de À une raison, se retrouve après Nocturne vulgaire. Etc., etc. [17] 
     Cet ensemble de faits suscite un sérieux doute sur la part réelle prise par Félix Fénéon à la première mise en forme des Illuminations. Il en est de même en ce qui concerne la pagination des vingt-trois premiers feuillets. On lui attribue généralement la paternité de cette opération bien qu'il ne l'ait pas formellement revendiquée. En effet, dans sa lettre du 19 avril 1939 à Bouillane de Lacoste, Fénéon écrit :

 "Le ms. m’avait été remis sous les espèces d’une liasse de feuilles de papier tout rayé qu’on voit aux cahiers d’école. Feuilles volantes et sans pagination, — un jeu de cartes — [...]"

Bouillane de Lacoste lui apprend alors qu'il a sous les yeux un manuscrit paginé de 1 à 24 (celui qui est aujourd'hui archivé par la BNF sous la côte NAF14123, alors propriété du docteur Lucien Graux, et qu'on a bien voulu, en 1939, pour la première fois depuis des décennies, prêter à un chercheur rimbaldien). Nous n'avons malheureusement pas les lettres de Bouillane de Lacoste, mais l'on devine aux réponses de Fénéon ce qu'ont du être les questions de l'universitaire. Fénéon ayant déclaré n'avoir reçu de Kahn que des "feuilles volantes et sans pagination", Bouillane de Lacoste a dû lui demander s'il avait lui-même numéroté les feuillets car, dans le cas contraire, il faudrait supposer que cette pagination pourrait émaner de Rimbaud lui-même. Ce à quoi Fénéon, étonné, répond de la manière la plus floue dans sa lettre suivante (datée du 30 avril 1939) :

"Votre ms. est-il paginé (et d'une pagination qui soit antérieure à 1886, époque où il se peut fort bien que je l'aie paginé pour l'impression) ?"

Il y a là, avouons-le, de quoi alimenter notre scepticisme.

 

 

 

[18] Arthur Rimbaud, Paul Verlaine. Un concert d'enfers. Vies et Poésies, édition établie et présentée par Solenn Dupas, Yann Frémy et Henri Scepi, Quarto Gallimard, 2017, p.1014.


[19] Voir notamment son article "Les Illuminations manuscrites", Histoires littéraires n°1, 2000, p.5-31.
 

[20] André Guyaux, Arthur Rimbaud, Illuminations, À la Baconnière, 1985, p.8.

 

 

 

 

 

[21] Guyaux, ibid. p.9

 


 

 

        Ce scepticisme, cependant, n'effleure pas certains éditeurs de l'œuvre, même parmi les plus récents, qui restent convaincus de la paternité de Fénéon. Le dernier en date, Henri Scepi, écrit par exemple :

"[...] prêté notamment à Charles de Sivry, il [le manuscrit] s'égare avant de parvenir à Gustave Kahn, rédacteur en chef de la revue La Vogue en 1886. Félix Fénéon se charge d'ordonner le manuscrit en veillant à bien associer les versos avec les rectos qui lui paraissent suivre immédiatement."  [18]

Le lecteur méritait d'en apprendre un peu plus sur cette affaire que cette mystérieuse association des "versos" (!). On aurait dû, pour le moins, l'informer des travaux où Steve Murphy conteste, sur la base d'une étude de la foliotation partielle des manuscrits, la responsabilité de Fénéon dans l'agencement proposé par La Vogue (revue) pour les deux premiers tiers du texte des Illuminations [19]. André Guyaux lui-même, dans sa thèse de 1985, bien que fortement enclin à cautionner le témoignage de Fénéon, émettait quelque doute.
     Dans l'introduction de son édition 1985 des Illuminations [20], André Guyaux écrivait :

"Même si Félix Fénéon, le premier éditeur des Illuminations, en 1886, a expliqué en 1939 à Bouillane de Lacoste qu'il avait arrêté lui-même l'ordre des textes et numéroté les feuillets, il reste un doute sur l'attribution de ce classement et l'éditeur moderne n'est guère enclin à renoncer à l'ordre désormais inscrit sur les manuscrits consultables aujourd'hui à la Bibliothèque Nationale. C'est pourtant à cet ordre que je renonce ici."

     Comme Steve Murphy eut beau jeu de le lui faire remarquer, s'il subsistait à ses yeux une possibilité, même minime, que la numérotation des 23 premiers feuillets des llluminations pût être attribuée à Rimbaud et non à Fénéon, la prudence philologique aurait exigé de la respecter. Mais Guyaux souhaitait démontrer (voir : Question 4, ci-dessus) que Les Illuminations manquent d'un plan d'ensemble, que "deux forces, l'une liante, l'autre déliante" [21], se sont combattues chez l'auteur, la première l'incitant à rechercher des enchaînements, la seconde à recopier ses poèmes dans un ordre aléatoire sur ses "feuillets volants" (selon le mot de Fénéon). Aussi plaçait-il en tête de son édition ce que Rimbaud a manifestement classé (1°/ les « poèmes groupés », les suites numérotées, 2°/ les « poèmes consécutifs sur plusieurs feuillets », 3°/ les « poèmes consécutifs sur un seul feuillet ») et il reléguait en fin de recueil les « poèmes isolés sur un seul feuillet ». Ce qui bouleversait complètement l'ordre des Illuminations pratiqué jusque là.
     Steve Murphy a longuement guerroyé contre cette façon de faire. Non sans succès, semble-t-il, car, comme nous l'avons déjà indiqué (question 4), André Guyaux est revenu dans sa récente édition des Œuvres complètes à l'agencement de Mouquet et Rolland de Renéville. Murphy
pense que la numérotation des 23 premiers feuillets des Illuminations ne peut émaner que de Rimbaud. Il appuie notamment sa démonstration sur les particularités des folios 12 et 18. D'abord, ils sont d'une taille réduite par rapport aux autres pages numérotées (à la suite d'opérations de découpage décrites avec précision par Guyaux lui-même). Autre particularité commune, les nombres 12 et 18 sont inscrits sur leurs feuillets respectifs d'une façon qui contraste avec le style graphique uniformément utilisé pour numéroter tous les autres. Enfin, il est aisé de comprendre que tous deux ont été insérés après coup afin de constituer des séries (Phrases pour le f° 12 et Veillées pour le f° 18). Exemple ci-dessous pour le f° 18 (mais on verra mieux ça en se reportant au fac-similé NAF 14123 de la BNF) : 
 

Feuillet 18

Feuillet 19

Le feuillet 18 présente des dimensions réduites (± 10 x 15 cm) qui correspondent à une feuille de 20 x15 coupée en deux (papier non vergé). Il s'emboîte exactement avec le feuillet non numéroté contenant Fairy (cf. Guyaux, Poétique du fragment, p.94). Le nombre "18" est inscrit à l'encre et souligné d'un trait oblique. Le feuillet 19 (± 20 x 13 cm) présente les mêmes dimensions que la plupart des autres feuillets numérotés (papier vergé). Toutes les pages sauf la 12 et la 18 sont numérotées sur le modèle du "19" qu'on aperçoit ci-dessus, inscrit au crayon et isolé par un trait arrondi dans l'angle supérieur droit du feuillet.

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quelqu'un a visiblement ôté les deux feuillets précédemment numérotés 12 et 18, dans le style original, pour y substituer ces nouveaux feuillets d'allure atypique. Ce quelqu'un aurait pu être Fénéon, mais Murphy juge cette éventualité très peu vraisemblable.
   Le raisonnement de Murphy est assez convaincant. La logique en est simple :
   1) Il existe une pagination au crayon de 1 à 24 des 2/3 des poèmes, ceux qui ont été publiés dans les n°5-6 de La Vogue.
   2) Cette pagination au crayon souffre deux exceptions : les f°12 et 18, dont les numéros ont été portés directement à l'encre, dans un style graphique nettement différent de celui des autres feuillets. Les chiffres au crayon 1-9 ont été repassés à l'encre, probablement par les préparateurs de La Vogue pour valider une liste de titres à insérer dans le n°5 (voir ci-après), mais le débat sur ce point de détail ne devrait pas interférer, selon nous, avec le débat général sur le caractère auctorial ou pas de la pagination des feuillets.
   3) La cause des exceptions constituées par les f° 12 et 18 est claire : on a voulu construire des séries (Phrases, Veillées) qui n'avaient pas été prévues dans un premier temps. Cette opération s'est donc à l'évidence déroulée après la pagination au crayon. Il y a eu forcément auparavant un autre f°12 et un autre f°18 paginés au crayon qui se sont vus substituer les f°12 et 18 que nous connaissons.
   4) La différence constatée dans le graphisme vient de ce que la personne qui a effectué l'opération, qu'elle soit la même ou une autre que celle qui a effectué la pagination au crayon, ne s'est pas souciée d'imiter le style de numérotation précédemment utilisé pour le reste des feuillets.
   5) L'opération substitution a pu être entreprise soit par Rimbaud, soit par La Vogue. Si elle a été faite par Rimbaud, la pagination au crayon étant, comme on l'a vu, forcément antérieure à ce geste, cette pagination est de Rimbaud. La question est résolue et on n'en parle plus. Si elle a été faite par La Vogue, le doute reste entier.
   6) Toute la question revient donc à savoir s'il est possible que la décision de constituer une série comme Veillées I-II-III ait été prise par Fénéon ou par l'équipe de La Vogue.
    Murphy tente par conséquent d'imaginer, pour mieux pouvoir le réfuter, un scénario justifiant la thèse contraire à la sienne, c'est-à-dire la possible attribution de la pagination aux gens de La Vogue. Une hypothèse envisageable serait que Fénéon, ou tout autre membre de l'équipe de La Vogue, après avoir paginé les vingt-trois feuillets destinés aux numéros 5 et 6 de la revue, se soit avisé que la pièce portant l'inscription "Veillée III" exigeait devant elle le feuillet intitulé "Veillées" contenant deux pièces numérotées "I" et "II", puis ait corrigé son erreur. Mais un tel scénario paraît à Murphy fortement invraisemblable. Si l'on peut à la rigueur imaginer, dit-il, qu'un éditeur (Fénéon, Kahn, d'Orfer ou autres) ait glissé tardivement, une fois sa numérotation effectuée, l'actuel feuillet 12 à la suite du feuillet 11 portant le titre Phrases, en raison de la ressemblance structurelle entre les textes brefs contenus des deux feuillets, il est impossible que ce même éditeur, par distraction, n'ait pas vu dès le départ que les trois "Veillées" constituaient une série et qu'il ait été contraint à remplacer après coup son ancien feuillet 18 par le manuscrit des Veillées I et II. Il est donc plus que probable que c'est Rimbaud lui-même qui a opéré la solution de continuité que nous observons dans la numérotation uniforme du manuscrit, qui a inscrit les nombres 12 et 18 tels que nous les voyons, à l'encre pour bien manifester sa décision définitive de les placer là, ce qui tend à démontrer que cette numérotation uniforme, par définition antérieure à l'opération substitution, est due aussi à Rimbaud.

 

 

 

 

 

 

[22] Pour connaître les principaux arguments opposés à Steve Murphty se reporter notamment aux contributions de Jacques Bienvenu : pages du 12 février 2012, du 6 mars 2012, du 18 décembre 2019 du blog Rimbaud ivre, et de David Ducoffre : pages du 7 décembre 2019 et du 21 décembre 2019 du blog Enluminures (painted plates).

 

    Le feuillet 18 occupe une place stratégique dans le plaidoyer en faveur d'une pagination auctoriale, il est la pièce centrale d'un scénario de genèse de la série Veillées qui, si on y adhère, conduit fatalement à cette conclusion. L'ayant bien compris, et probablement convaincu que le contre-scénario de la distraction, réfuté d'avance par Murphy, ne fonctionne pas, Jacques Bienvenu s'est employé à en imaginer un autre :

"Pour ma part,  je pense que le regroupement des deux Veillées de la page 18 avec Veillée de la page 19 a été fait par Fénéon qui a pu rajouter à l’encre le chiffre romain III (voir notre illustration qui montre que deux autres III écrits par Rimbaud sur d’autres feuillets sont plus espacés) et qui a pu barrer à l’encre le mot Veillée. Fénéon n’avait-il pas dit qu’il avait tenté de donner un ordre logique aux feuillets ? Rimbaud d’ailleurs n’a pas cru bon de regrouper les deux poèmes Villes du même nom avec celui de Ville au singulier" (blog Rimbaud ivre, page du 6 mars 2012) [22].

   En somme, comme il l'a fait avec ses poèmes intitulés Ville et Villes, Rimbaud aurait pu laisser coexister parmi ses manuscrits parvenus à La Vogue au printemps 1886 deux feuillets portant respectivement les titres Veillée et Veillées. Devant quoi Fénéon (ou les autres préparateurs de L.V.) auraient décidé de regrouper les poèmes, barrant eux-mêmes le titre singulier et inscrivant le III en chiffres romains.
   Ce nouveau scénario alternatif, à mon humble avis, n'est pas plus vraisemblable que le précédent.
   Un première remarque : le dénommé "feuillet 18" n'est pas, en réalité, un feuillet comme les autres. Si le scénario suggéré par Bienvenu était exact, la série Veillées I-II se serait probablement présentée sur une feuille de 20x13 sur papier vergé (comme la plupart des vingt-trois premiers feuillets des Illuminations) ou de 20x15 sur papier non-vergé (comme la plupart des feuillets non numérotés des Illuminations). Mais tel n'est pas le cas. André Guyaux a montré que ce bout de papier (comme il vaudrait mieux l'appeler) a été obtenu par sectionnement d'un feuillet préexistant, qui porte le poème Fairy (cf. l'illustration ci-après).

 

 

15 cm
 

 
10,7 cm

   10,1 cm
9,3 cm

   9,9 cm
   

Feuille de papier non vergé "blanc-beige" de 15x20 cm.
Mesures données dans
Illuminations.
Texte établi et commenté par André Guyaux,
 À la Baconnière, 1985, p.281 et 287.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    Calligraphié dans une écriture ronde de type sinistrogyre, Fairy relève d'un type d'écriture antérieur à l'écriture de type dextrogyre (c'est-à-dire fortement penchée vers la droite) que l'on observe dans Veillées I-II. Rimbaud a donc sectionné ce feuillet normal préexistant et copié les deux premiers poèmes de Veillées en basculant la demi-feuille obtenue. Cela semble prouver que Rimbaud a conçu dès le départ cette copie non comme un feuillet à l'égal des autres mais comme un encart, une "paperolle" à la Proust comme il y en a quelques autres parmi les derniers feuillets (Guerre, Jeunesse I), à situer à un endroit précis de son manuscrit. Il me paraît donc invraisemblable que Fénéon ou autres gens de La Vogue aient pu rencontrer un feuillet 19 comportant un Veillée non barré. Rimbaud a certainement tracé lui-même le III en chiffres romains et barré le titre au singulier devenu caduc dès lors qu'il avait prévu de le faire précéder de l'encart préparé dans ce but, portant un début de série intitulé Veillées I-II.
     Deuxième remarque. Il est vrai que Rimbaud a laissé subsister dans son manuscrit un poème intitulé Ville et deux autres intitulés Villes. Mais d'une part, Ville désigne une ville réelle et bien identifiée. C'est Londres. Tandis que les Villes sont toutes deux à leur manière des fictions de villes, des villes d'utopie et de contre-utopie respectivement. La séparation entre Ville d'un côté, et les deux Villes de l'autre est donc thématiquement justifiée. D'autre part, on sait que Rimbaud voulait présenter les deux Villes comme une série numérotée I-II, sous un titre unique, et que seule une erreur intervenue pendant le processus de transcription l'en a empêché, sauf à devoir recopier des pages entières. Il n'y a eu dans cette circonstance de sa part ni propos délibéré, ni aucune sorte d'oubli ou de négligence, comme ce serait le cas s'il avait laissé disjoints dans son manuscrit, volontairement ou par distraction, un Veillée au singulier et un Veillées au pluriel.
    Troisième remarque.
Le ou les concepteurs de la publication des Illuminations dans le périodique La Vogue ont systématiquement suivi l'ordre impliqué par les enchaînements et chevauchements de textes pratiqués par Rimbaud. On peut dire qu'ils se sont montrés, de façon générale, assez respectueux du manuscrit de Rimbaud. Capables certes, par négligence, d'oublier deux titres de poèmes. Mais de là à biffer de leur propre initiative un titre inscrit de sa belle plume par l'auteur ! Est-il vraisemblable que cette équipe de La Vogue se soit engagée dans la confection d'une série numérotée (comme ce Veillées I-II-III) qui n'aurait pas été explicitement indiquée par le manuscrit ?
     La genèse de Veillées I-II-III imaginée par Bienvenu ne peut certes pas être catégoriquement rejetée. Elle est du domaine du possible. Mais elle est fortement invraisemblable. Encore moins probantes sont, selon mon opinion, les objections de caractère graphologique opposées par le même critique à la thèse murphienne sur le feuillet 18 : "L'
analyse graphologique, écrit Bienvenu le 6 mars 2012, montre que les numéros paginés à l’encre, notamment le 12 et le 18, n’ont aucun caractère rimbaldien." Raison pour laquelle ce ne peut être Rimbaud, mais Fénéon ou quelque autre membre de La Vogue, qui ont constitué les séries Phrases et Veillées et tracé les numéros des feuillets concernés.
    Ce seraient donc le "2" de "12" et le "8" de "18" qui poseraient problème. Petite démonstration illustrée du contraire. D'abord pour le "2" . À gauche, le feuillet 12 des Illuminations. À droite, quelques autres "2" rimbaldiens :
 

 

 

 


Commentaire : la graphie des chiffres, pour un individu donné, est généralement variable. Parmi les quatre exemples reproduits à droite ci-dessus, le premier, tiré d'une lettre à Izambard de 1870, très appliquée, contient un "2" qui, d'après mes observations (superficielles, je l'avoue), est rare chez Rimbaud : un "2" à la graphie ferme, calligraphiée. Les "2" rimbaldiens sont majoritairement d'un tracé mou, peu articulé, comme on voit dans les trois autres exemples et ... sur le feuillet 12 des Illuminations. CQFD.
     Passons au "8" du feuillet "18". Bienvenu écrit le 6 mars 2012 : "
il s’agit d’une forme classique de 8 exécutée  par des personnes qui commencent la boucle du haut dans le sens contraire des aiguilles d’une montre et qui viennent terminer le 8 par un trait au lieu de fermer la boucle. Il faut dire que les 8 se comptent par dizaines sur les lettres de Rimbaud quand on songe aux lettres des années 1871-1872-1873 etc. Il n’y a pas d’exemple chez Rimbaud d’un tel 8."
    Nouvelle démonstration illustrée. À gauche, le feuillet 18 des Illuminations. À droite, quelques autres "8" rimbaldiens :

 

 


 

 

 


Commentaire. Je me répète : la graphie des chiffres, pour un individu donné, est généralement variable. Les "8" de Rimbaud n'échappent pas à la règle. Un exemple caractéristique : le premier de ceux reproduits ci-dessus, tiré d'une lettre de Rimbaud à sa famille, envoyée de Chypre en 1880, montre côte à côte un "8" que nous appellerons "à boucle supérieure ouverte", type du feuillet 18 des Illuminations, et un "8" "à boucle supérieure fermée". D'après mes observations (superficielles, je l'avoue à nouveau), les deux types sont représentés à parité dans les nombreuses dates apposées par Rimbaud en tête de ses lettres et au bas de ses poèmes. Donc, contrairement à l'affirmation imprudente de Bienvenu, les "8" semblables à celui du feuillet 18 sont innombrables. On en voit quelques-uns, bien caractéristiques, ci-dessus.
    Sur un point cependant, les objections de Bienvenu et de Ducoffre à la thèse de Murphy me paraissent fondées : leur attribution à La Vogue et non à Rimbaud des chiffres repassés à l'encre des feuillets 1 à 9. Le 7 à hampe barrée tracé à l'encre du feuillet 7 est en effet, comme l'a dit Bienvenu, assez peu rimbaldien (j'en ai repéré seulement quelques-uns dans la correspondance africaine de Rimbaud). C'est un indice convaincant de ce que ce 7 à l'encre surchargeant le 7 précédemment inscrit sur le manuscrit, émane de La Vogue. Je fais cependant remarquer que ce premier "7" tracé au crayon était "non-barré", comme d'ailleurs le "7" du feuillet 17. La présence de ces "7" typiquement rimbaldiens ne suffit certes pas à prouver que la numérotation au crayon soit de Rimbaud, mais elle devrait indiquer à Bienvenu, qui accorde tant d'importance à la forme des chiffres, que Fénéon s'il est l'auteur du 7 à hampe barrée ne saurait être tenu simultanément pour l'auteur de la pagination au crayon. Ceci étant, l'hypothèse exposée par David Ducoffre, selon laquelle ces chiffres à l'encre auraient été apposés par l’équipe de La Vogue pour valider la liste des titres destinés à être publiés dans dans le n°5 de la revue, est convaincante : la mention allographe "Arthur Rimbaud" en bas du feuillet 9 (Vies III - Départ -Royauté) est un indice convergent à prendre en considération, de même que les traces de salissure au dos du feuillet 9 semblant indiquer que ce feuillet a servi de couverture à une série de feuillets comme l'avait déjà indiqué André Guyaux. Ducoffre a sûrement raison de supposer qu'il y a eu de la part de La Vogue un premier choix de 9 publications suivi d’un changement d'option les ayant amenés à publier 14 textes dès la première série de leur feuilleton Rimbaud de mai-juin 1886
(cf. la même page du blog Rimbaud ivre, 6 mars 2012).


     Dont acte.
Mais il n'y a rien là qui remette en cause ni l'argument clé de Murphy concernant les feuillets 18 et 12, ni la possibilité que la pagination à l'encre des feuillets 18 et 12 soient de la main de Rimbaud, ni la possibilité que la pagination au crayon des feuillets 1-11, 13-17, 19-24 soit elle aussi de la main de Rimbaud.

 

 

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6) Les Illuminations ont-elles une "idée principale" ?
 
 

[23] Arthur Rimbaud, Les Illuminations, préface de Paul Verlaine, La Vogue, 1886.

 

 

 

 

 

[24] Lettre à Charles de Sivry du 16? août 1878, déjà citée, cf. note 6. Verlaine ne referme pas la parenthèse dans : (ainsi que sa « Saison en enfer »[)]. Nous corrigeons, entre crochets. Ce détail a son importance parce qu'il a fait croire que Verlaine confondait Vagabonds, pièce des  Illuminations, où il est effectivement qualifié de "satanique docteur", avec le chapitre Vierge folle. L'époux infernal d'Une saison en enfer. Il n'en est rien.


 


 

[25] Michel Murat, L'Art de Rimbaud, Corti, 2013, p.213-238.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[26] "Remarques sur l'obscurité" in Rimbaud, le poème en prose et la traduction poétique, éd. Serge Sacchi, Gunter Nar Verlag -Tübingen, 1988, p.11-17.

 

     Verlaine, dans sa préface aux Illuminations [23], déclare qu'il ne voit pas d'idée principale dans le recueil :

"D’idée principale il n’y en a ou du moins nous n’y en trouvons pas. De la joie évidente d’être un grand poète, tels paysages féeriques, d’adorables vagues amours esquissées et la plus haute ambition (arrivée) de style : tel est le résumé que nous croyons pouvoir oser donner de l’ouvrage ci-après. Au lecteur d’admirer en détail."

On remarquera cependant qu'après avoir nié la présence d'une idée directrice, Verlaine lui-même identifie deux thèmes (les "paysages féériques", l'"amour"). Dans une lettre à Sivry, il parle aussi de "zolismes d'avant la lettre" :

"Avoir relu « Illuminations » (painted plates) du Sieur que tu sais (ainsi que sa « Saison en enfer »[)], où je figure en qualité de Docteur Satanique. (Ça c'est pas vrai !). Te le reporterai vers 8bre. Dangereux par les postes. Choses charmantes dedans d'ailleurs, au milieu d'un tas de zolismes d'avant la lettre, par conséquent inavouables." [24]

C'est sans doute à des textes évoquant la sexualité que pense Verlaine (Antique, Being Beauteous, "O la face cendrée...", Bottom, H, Dévotion et quelques autres), certains (comme Ouvriers et Vagabonds) y ajoutant une touche misérabiliste qui peut passer en effet pour du naturalisme avant la lettre. Ces remarques de Verlaine sont volontairement rapides et vagues, mais elles indiquent une voie d'exploration possible de l'œuvre, de nature à en dégager par un autre biais la cohérence, celle de la  "lecture transversale". La critique, notamment Michel Murat dans son Art de Rimbaud, a mis en évidence dans le recueil la présence de réseaux, voire de séquences thématiques. Démonstration tout à fait convaincante. Autant dire qu'à condition de ne pas s'attendre à une "architecture", d'accepter une structuration un peu lâche au sein de laquelle certains textes s'insèrent moins bien que d'autres, on peut repérer dans Les Illuminations, telles qu'elles nous sont parvenues, non seulement une "idée principale" mais aussi un principe de composition fondé sur cette idée, dont la perception plus ou moins facile, parfois subliminale, fournit des cadres de lecture pertinents.
    Dans ce qui suit, j'emprunte beaucoup au livre cité de Michel Murat [25], mais il ne s'agit pas d'un "résumé", je propose une segmentation différente. Je suis moins sensible que lui à ce qu'il appelle les "liens de voisinage" (ibid. p.223), c'est-à-dire les reprises de mots suggérant au lecteur une forme de concaténation entre textes voisins. Je recherche davantage les vastes regroupements thématiques. Bien sûr, il y a quelque chose de très conjectural et artificiel dans cette méthode. Je suis très conscient de pratiquer là un exercice de funambulisme interprétatif sans valeur scientifique. Mais la démarche est attrayante et, pour le reste, le lecteur jugera.
     L'identification de séquences thématiques dépend étroitement du sens que l'on se croit en capacité de donner à chacune des proses des Illuminations. Aussi eût-il été souhaitable, dans les lignes qui suivent, de pouvoir préciser comment je comprend les pièces mentionnées. Il n'en était naturellement pas question. Mais, un grand nombre de poèmes étant analysés dans mon anthologie commentée, le lecteur aura tout loisir de s'y reporter pour vérifier la cohérence des regroupements effectués ici avec les interprétations que je propose par ailleurs. Pour quelques poèmes importants absents de cette anthologie, je développe mes explications un peu plus longuement que je ne le fais pour la majorité des textes.
     Une dernière remarque parmi ces préliminaires. On s'étonne peut-être que, dans ce panorama des questions habituellement posées au sujet des Illuminations, je ne fasse aucune place au débat récurrent et envahissant sur leur obscurité. On sait que quelques auteurs prétendent les Illuminations "illisibles". Le problème, disent-ils, face au texte de Rimbaud, n'est pas qu'on manque de solutions interprétatives, à condition d'en passer par une lecture symbolique, mais au contraire d'en rencontrer tant de possibles qu'elles en deviennent suspectes. Le lecteur serait ainsi mis dans la situation sans issue de devoir les accepter toutes ou bien aucune. Tout n'est pas faux dans ce constat, mais cela ne doit pas nous empêcher d'essayer de comprendre. Je ne partage pas là-dessus le défaitisme de Tzvetan Todorov lançant à ses "collègues" rimbaldiens :

"Laissons tranquilles le pavillon en viande saignante, les feux à la pluie du vent de diamants et le 'mais plus alors' ; renonçons à l'acharnement herméneutique (comparable à l'acharnement thérapeutique mais à effet inverse) qui nous mène à réduire ces phrases à des banalités ; il n'y a là aucun obscurantisme. Les énergies ainsi libérées pourront trouver, j'en suis certain meilleur usage." [26]

Nous sommes quelques uns à refuser d'obtempérer à cette suggestion sarcastique. Les textes des Illuminations sont souvent obscurs, c'est vrai, leur interprétation divise fréquemment les meilleurs exégètes mais, sur ce plan aussi, la recherche a permis d'obtenir certains progrès dans la compréhension des textes, de réduire les zones d'illisibilité, d'élargir les consensus. Et, pour le reste, nous prenons le risque d'avancer nos propres hypothèses de sens, si subjectives et fragiles soient-elles. Car, enfin, quand nous parcourons les Illuminations, nous avons le plus souvent l'impression de comprendre quelque chose de ce que Rimbaud y a voulu dire et c'est cette expérience de lecture que nous invitons nos lecteurs à partager.        
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

[27] cf. ibid. p.218-222

 

 

 

 

 

 

 


 


[28] Dans son traité de 1808,  Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (p.157-158 dans la version numérisée indiquée). La thèse est reprise dans Le Nouveau Monde amoureux. Voir aussi le résumé humoristique de l'utopie fouriériste dans Bouvard et Pécuchet.
 

 

f° 1-5 - Enfance. Mise en place d'un encadrement autobiographique enfance / jeunesse ("autofictionnel" ou "automythographique" seraient sans doute des mots plus justes) :

     Le début du recueil est un retour sur l'enfance. D'une part, avec les cinq poèmes en série d'Enfance. D'autre part, avec Après le Déluge, que "quelqu'un" — Rimbaud selon les uns, Fénéon selon les autres — a tenu à placer en tête des Illuminations.
    
"Une porte claqua [...]" raconte le texte. Et "l'enfant" qui, "dans la grande maison de vitres encore ruisselante", ne connaissait du monde que "les merveilleuses images" voit s'ouvrir devant lui "l'univers sans images" (Jeunesse II, Sonnet). On comprend que ce personnage, répondant allégorique du poète, ayant claqué derrière lui la porte de l'école ou de la maison familiale, s'élance, enfin libre, "sous l'éclatante giboulée". On trouve une autre évocation, rédigée en termes voisins, de ce moment mythique du "départ dans l'affection et le bruit neufs" au début de Génie :

"Il est l'affection et le présent puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été"

C'est le moment d'une nouvelle naissance à l'échelle individuelle, que le poème inscrit dans l'évocation du Déluge, récit emblématique d'un autre recommencement, collectif celui-là, celui de l'humanité, et, probablement aussi, de façon cryptée, celui de la société française après l'écrasement de la Commune (la "semaine sanglante"). Le sujet lyrique qu'on entend dans les Illuminations est un de ces "poètes troyens" dont parle le palestinien Mahmoud Darwich (et, après lui, le chilien Roberto Bolaño, alias Arturo Belano), ceux dont le chant s'origine dans le souvenir de la catastrophe.
     Après le Déluge
recueille le souvenir d'un "printemps" : "Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c'était le printemps". Pour Rimbaud, il s'agit sans doute d'évoquer, sur un plan symbolique, ce qu'on appelle traditionnellement le printemps de la vie, l'entrée dans l'adolescence. On pense irrésistiblement à la lettre à Théodore de Banville du 24 mai 1870 : 

"Cher Maître,

   Nous sommes aux mois d'amour ; j'ai presque dix-sept ans. L'âge des espérances et des chimères, comme on dit, — et voici que je me suis mis, enfant touché par le doigt de la Muse, — pardon si c'est banal, — à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des poètes — moi j'appelle cela du printemps [...]."

     Ce début aura son répondant à la fin du recueil tel qu'il nous a été transmis : les pièces finales des Illuminations évoquent la "jeunesse". Le mot "jeunesse" apparaît déjà dans Angoisse, poème qui n'est pas très éloigné des trois titres conclusifs Génie-Jeunesse-Solde : "Jeunesse de cet être-ci ; moi !". Mais le thème est surtout développé dans les quatre poèmes coiffés par le titre Jeunesse : Dimanche, Sonnet, Vingt ans, "Tu en es encore à la tentation d'Antoine...". Par sa signification générale (englobant enfance, adolescence, accession au statut de "jeune femme" ou de "jeune homme"), le mot "jeunesse" annonce l'idée d'un bilan d'ensemble. Il suggère le regard rétrospectif posé sur tout un passé, des "journées enfantes" (Jeunesse II) jusqu'à l'âge de "Vingt ans" (titre de la troisième section de Jeunesse). Un regard posé par l'auteur sur toute une période de sa vie à partir du moment présent, point de bascule vers la vie adulte (Rimbaud a eu vingt ans le 20 octobre 1874). C'est le moment, pour le sujet, de dépasser la crise d'adolescence : "L'ébat du zèle écourté, les tics d'orgueil puéril, l'affaissement et l'effroi" (Jeunesse IV). "Ah! l'égoïsme infini de l'adolescence" (Jeunesse III, "Vingt ans"). On se rappelle aussi la formule par laquelle Dévotion donne congé à l'adolescence ("À l'adolescent que je fus").
     Et, bien sûr, entre ce début de recueil et cette fin, on trouve une quantité de poèmes d'allure autobiographique comme la série des Vies, le cycle des Villes, etc. On y reviendra.
     La prégnance du principe autobiographique dans la lecture des Illuminations a été depuis longtemps établie par André Guyaux : "Les feuillets 2, 3, 4 et 5 (Enfance) et les feuillets 8, 9 (Vies-Départ) sont la base du recueil". De la part du théoricien de la poétique du fragment, la formule fait mouche. Car enfin, si le "recueil" a une "base", c'est tout de même que cette somme de "fragments" que sont les Illuminations possède une unité. "Entre Enfance et Vies, lit-on quelques lignes plus loin (p.79 de Poétique du fragment) la continuité thématique est envisageable, mais plus apparente dans les titres qu'à la lecture des textes. Départ prolonge alors la ligne conduisant d'Enfance à Vies. Trois étapes d'une chronologie autobiographique."
     Michel Murat, complémentairement, fait remarquer que parmi les premiers poèmes des Illuminations, plusieurs ont pour fonction la mise en place d'un "cadre générique". Rimbaud accumule au début du recueil des textes assimilables aux genres de l'énigme ("j'ai seul la clé de cette parade sauvage") et de l'apologue (le conte merveilleux à contenu philosophique, la fable aussi, mais "dissociée de sa visée axiologique et de son rôle social"). Ces pièces préparent le lecteur à recevoir l'œuvre comme "une école de lecture" [27]. Il cite notamment Parade et Conte. Mais on peut en dire tout autant d'Après le Déluge. Ce poème liminaire, en même temps qu'il introduit au thème de l'enfance, présente l'intérêt d'offrir à la perspicacité du lecteur un triple niveau de signification : celui de la fable de portée générale (réécriture d'un mythe fondateur, pastiche des genres du conte et du récit biblique), celui de l'allégorie politique liée à l'actualité (évocation cryptée des lendemains de la Commune), celui enfin du mythe personnel (motif de "l'enfant" que l'on retrouve explicitement aussi bien dans Après le Déluge que dans Enfance IV). Il convenait que le lecteur soit initié d'emblée au protocole de lecture complexe qu'impose le type d'objet littéraire représenté par les Illuminations. En effet, la construction du mythe personnel à travers la parodie des genres littéraires les plus divers est un procédé constant du recueil : Ouvriers est à la fois un pastiche de roman naturaliste et une évocation cryptée de la vie commune avec Verlaine ; Villes ("L'Acropole ...") tient du récit d'anticipation et du carnet d'impressions londoniennes ; Conte, Royauté, Aube empruntent au genre du conte (oriental ou merveilleux) et renvoient en même temps au mythe personnel ; Vies mêle l'allusion autobiographique à la caricature des auteurs de Mémoires dont il raille les outrances égotistes ; Dévotion cache sous l'apparence d'une litanie d'ex-voto une sorte de bilan affectif ; H, en style de devinette, célèbre plus particulièrement l'une des "dévotions" évoquées dans le poème précédent ; Barbare, parodie du genre apocalyptique, s'achève sur une transe plus orgastique que mystique (s'agit-il du "rut de la planète" célébré par Fourier [28] ou d'une évocation d'ordre plus intime, ou des deux ?) ; Génie et Solde, enfin, développent des thèmes rimbaldiens typiques dans la forme rhétorique de l'hymne sacré et de la harangue de camelot, respectivement. Comme on peut maintenant le comprendre, le poème initial Après le Déluge, qui présente par excellence cette même caractéristique d'un double ou triple niveau de signification, procède mieux que tout autre à ce que Michel Murat appelle un "réglage de la lecture".
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[29] Au delà même de cette partie des f°5 à 12, c'est dans l'oscillation entre le congé donné au passé et une incurable nostalgie que réside le ton spécifique des Illuminations. Cf. la clausule de Villes, "Ce sont des villes..." : "Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?". Le sujet lyrique a beau se vouloir "loin des anciens assassins", il a beau se croire "remis des vieilles fanfares d'héroïsme", il est bien obligé de s'avouer qu'elles lui "attaquent encore le cœur et la tête" (Barbare), il se décrit sujet à "la visite des souvenirs" (Jeunesse I) et à l'apparition fantomatique du "pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques" (qui "n'existent pas").

 

f°5 (Conte) - f°12 - Le temps des assassins (retour sur l'entreprise du voyant).

     Passé le temps de l'enfance, s'est ouvert pour Rimbaud le "temps des assassins". J'entends par là, dans la perspective qui est celle de Matinée d'ivresse, le temps de l'aventure poétique, celui de l'entreprise du voyant. Pour être centrée sur la question métaphysique, la pensée de Rimbaud autour des années 1873-1875, telle qu'on peut la dégager d'Une saison en enfer ou des Illuminations, n'en est pas moins d'une grande simplicité. La conscience contemporaine, dont l'artiste, le poète, sont l'expression la plus intense et la plus malheureuse, reste orpheline de l'espérance d'éternité. Le sujet "moderne", libéré de la superstition, reste "esclave de son baptême". Comme le Prince de Conte, il veut, il espère encore "voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels". Mais, n'attendant plus rien de la Promesse chrétienne, "cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés" (Matinée d'ivresse), il en poursuit la chimère à travers les substituts les plus divers :

  • les paradis artificiels des Haschichins (Matinée d'ivresse), "méthode" assimilée à l'absorption d'un "poison" et célébrée en une formule ("Nous avons foi au poison") dont l'allure violemment paradoxale semble avouer l'absurdité. Quant à l'ivresse, c'est une "fanfare atroce où je ne trébuche point !". Mais "atroce" quand même ... et "cela finit, — ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, — cela finit par une débandade de parfums".

  • la "cruauté", la "destruction" (Conte), (= la révolte ?), mais "Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir [= retrouver l'enfance] par la cruauté" ?

  • "une" nouvelle "raison", invoquée en substitution de l'ancienne, à qui "les enfants" du poème À une raison adressent la même prière de toujours, celle d'être délivrés de l'humaine condition : "Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps".

  • l'art des "maîtres jongleurs" — la "comédie magnétique", les "tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels", "le plus violent Paradis de la grimace enragée" — (Parade) = c'est le portrait traditionnel de l'artiste en saltimbanque tragique ou en triste pitre (le Gwynplaine de Hugo, le Fancioulle de Baudelaire, etc. ),

  • le "nouvel amour" (Antique, Being Beauteous, "Ô la face cendrée...", Royauté, À une raison, Phrases), découverte du "nouvel amour" qu'une section de Vies identifie significativement à l'invention d'une musique (la "musique" étant sans doute comprise comme un équivalent superlatif de la poésie) : "Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour" (Vies). Mais, malheureusement, "La musique savante manque à notre désir" (Conte).

   C'est dans Une saison en enfer qu'on trouve sans doute la formulation la plus claire de la morale à tirer de tout cela : "À quoi bon un monde moderne si de tels poisons s'inventent".

   La situation po/éthique de Rimbaud dans les Illuminations est-elle la même que celle dont Une saison en enfer porte témoignage ? Essentiellement, oui, sans aucun doute. Il est certain que l'auteur des Illuminations n'a plus la "foi au poison" que déclarent ingénument les locuteurs de Matinée d'ivresse et qu'il proclamait lui-même jadis dans sa "lettre du voyant" :

 "Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; [...] il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! —" (lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871).

La différence entre l'image que Rimbaud offre de lui-même dans la Saison et dans les Illuminations tient davantage à une question de posture énonciative qu'à une évolution idéologique d'une œuvre à l'autre ou à une différence de fond. Dans les Illuminations, il opte pour une modalité d'énonciation plus ambiguë que celle ouvertement autocritique du locuteur de la Saison. Une attitude plus ambivalente, parfois même indécidable. On oscille entre des textes à tonalité plutôt satirique comme Parade et d'autres où domine la tonalité lyrique et qui penchent vers la célébration (cf. la célébration du "nouvel amour" dans les textes du f°7, par exemple). Entre ces deux extrêmes, nombreux sont les poèmes (Matinée d'ivresse, Royauté, Conte, Vies) où seule la perception plus ou moins franche d'un ton parodique ou ironique permet de supposer une attitude réprobatrice de la part de l'auteur. Une saison en enfer est un réquisitoire contre les errements d'une trajectoire personnelle tandis que les Illuminations apparaissent davantage comme une façon de revisiter, dans la distance, certes, mais aussi, souvent, dans la nostalgie, cette même trajectoire [29].  Mais, dans le noyau central de cette section qu'est la série intitulée "Vies", la défaite du poète gagné par un "atroce scepticisme" (Vies II) et la volonté de rompre avec le passé sont affirmés sans ambiguïté : "Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions" (Vies III).

     Les f° 5-12 des Illuminations constituent donc un retour réflexif, et lyrique à la fois, de Rimbaud sur le moment où il s'est "reconnu poète" (lettre à Izambard du 13 mai 1871) et ce qui s'en est suivi : l'entreprise du voyant. Comme il le fait avec un verset de son poème Dévotion, Rimbaud aurait fort bien pu dédier cette partie de son recueil "À l'adolescent que je fus" :

  • Conte (f°5) fait irrésistiblement penser à la maxime "Je est un autre". C'est le thème du double. C'est la rencontre du "Prince" avec un Génie merveilleux qui lui inspire un amour passionné et mortel et qui n'est autre finalement que "le Prince" lui-même.

  • Parade (f°6) semble un portrait de groupe d'une certaine bohème artiste, au sein de laquelle patrouillent "quelques jeunes [...] pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses [qu'on] envoie prendre du dos en ville, affublés d'un luxe dégoûtant".

  • Les trois poèmes du f°7 (Antique, Being Beauteous, "O la face cendrée...") sont voués à la célébration d'une "forme d'amour" à la mode "antique". Ce f°7 est thématiquement si homogène qu'André Guyaux, jadis si soucieux de séparer O la face cendrée... de Being Beauteous, suggère, à la page 954 de la nouvelle Pléiade, de considérer ce fragment comme "un appendice aux deux poèmes précédents ou un poème autonome évoquant lui aussi un corps convoité et appelé".

On trouve ensuite une série de pièces  :

  • évoquant le "départ dans l'affection et le bruit neufs" (Départ),

  • célébrant, à la manière d'un conte de fées, le souvenir d'un amour et d'un succès aussi foudroyants qu'éphémères, non sans résonances autobiographiques (Royauté),

  • faisant dévotion "À une Raison", raison poétique et politique, naturellement, soit ce que l'ordre établi appelle plus volontiers déraison (et le narrateur d'Une saison en enfer : "folie qu'on enferme") ; cette "Raison" est représentée ici sous la forme d'une allégorie rythmant de son pas et au son du tambour "la levée des hommes nouveaux et leur en marche", annonçant "la nouvelle harmonie" et "le nouvel amour" ; on pense à la doctrine fouriériste préconisant la libération des passions et la transformation de la nature du travail comme chemin vers l'harmonie universelle (dans Villes, le poète se souvient "d'un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau") ; on pense aussi à cette Grèce antique, synonyme, selon la lettre du voyant, de "Vie harmonieuse", l'ancienne harmonie en quelque sorte, patrie d'élection du poète "voleur de feu" et "multiplicateur de progrès", où "vers et lyres rhythment l'Action" et où les Ménades conduisent leur danse en battant elles aussi du tambour lors des célébrations du culte bachique,

  • chantant les "poisons" et la "méthode" (le "long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens"), et annonçant le "temps des Assassins", qui sont aussi, comme chacun sait, les Haschischins (Matinée d'ivresse),

  • invoquant enfin, dans Phrases, une "camarade, mendiante, enfant monstre" à laquelle le poète adresse cette prière :

"Ma camarade, mendiante, enfant monstre [...] Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix, unique flatteur de ce vil désespoir." etc.

Mettons la chose au masculin et on obtient une possible allusion à certains "vagabonds" que nous retrouverons plus loin.

  

f° 13-17 - Le temps des Villes et du "roman de vivre à deux hommes" (Verlaine, Laeti et Errabundi). Le "cycle urbain" des Illuminations  :

      Inutile d'argumenter longuement, c'est la séquence dont la logique est la plus lisible : Ouvriers, Les Ponts, Ville, Ornières, Villes II, Vagabonds, Villes I. Trois poèmes titrés Ville(s), Les Ponts (le paysage urbain), Ouvriers et Vagabonds qui évoquent la pauvreté générée par la société moderne et, surtout, les pérégrinations du couple des Laeti et errabundi, comme dit Murat (p.229). Verlaine lui-même n'est pas sans s'être reconnu dans le "Docteur Satanique" de Vagabonds (lettre à Charles de Sivry du 16? août 1878, déjà citée, cf. note 6). Nombreux sont les commentateurs qui ont repéré la logique interne de cette séquence et l'ont analysée comme telle. La plupart de ces poèmes sont étudiés dans mon anthologie commentée. Seule la présence d'Ornières est un peu étrange. Encore faut-il remarquer qu'il y est question d'une "pastorale suburbaine" : les "ornières" sont les traces que laisse imprimées sur les routes la circulation incessante des hommes, depuis leur premier âge ("véhicules [...] pleins d'enfants attifés pour une pastorale suburbaine") jusqu'à leur heure dernière ("cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches d'ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires"). Une circulation qui n'est jamais aussi intense que dans la proximité des villes.
 

 

 

 

 


 

[30] Jean-Pierre Richard, Poésie et Profondeur, éd. du Seuil, 1955, p.236-237.



[31] Cf. toute l'œuvre critique de Brunel, de
"La poétique du récit mythique dans les Illuminations", Versants, revue suisse des littératures romanes, 1983 à, par exemple, la notice sur les Illuminations de l'édition des Œuvres complètes à La Pochothèque, 1999, p.445-450.


 



[32]
Pierre Brunel
, « Guerre et le cycle de la force dans les Illuminations », Berenice, n. 2, marzo 1981, p. 28-43. Repris et fortement remanié dans Éclats de la violence, Corti, 2004, p.536-549.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[33]  "Le créateur littéraire et la fantaisie", in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985, p.38. C'est Paul Audi qui fait ce rapprochement Rimbaud-Freud dans Au sortir de l'enfance, Verdier, 2017, p.34.

 

f° 18-22 - "tels paysages féeriques" :

     "Tels paysages féeriques", écrivait Verlaine. Les poèmes qui se succèdent dans cette partie du recueil explorent le domaine du rêve et du merveilleux : l'aube d'Aube est une déesse, la mer de Fleurs est "un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige", les trois Veillées, Mystique, Nocturne vulgaire, chacun à sa manière, développent un thème onirique, Marine confectionne un tableau fantastique en superposant les images de la terre et de l'eau, de la campagne et de la mer, Fête d'hiver est une féerie. Le critique Jean-Pierre Richard a discerné dans plusieurs de ces pièces un "déchaînement onirique du paysage" obéissant à "la logique aberrante d'un dynamisme de la courbure" et aboutissant au "triomphe d'un monde courbe" [30]. C'est surtout dans cette partie du recueil que l'on peut observer le Rimbaud architecte d'un monde imaginaire, celui que Pierre Brunel appelle le "poète-démiurge des Illuminations", attaché à créer "toutes les fêtes", à "inventer de nouvelles fleurs, de nouvelles chairs, de nouvelles langues" selon le programme énoncé dans l'Adieu d'Une saison en enfer [31]. Mais nombre de commentateurs, à la suite de Brunel, ont un peu trop tendance à présenter ce "projet ambitieux d'une Genèse magnifique" comme l'idée principale et la clé d'interprétation des Illuminations. Bien plus qu'un monde imaginaire, c'est notre monde que nous reconnaissons le plus souvent dans les Illuminations, le monde réel (évoqué, pour sûr, dans un idiolecte qui n'est pas la langue de "l'universel reportage"), le monde réel avec les réflexions qu'il inspire au poète, ses expériences vécues, ses souvenirs, les émerveillements et les colères, les espoirs et les angoisses qui sont ou ont été les siens. 

Le "cycle de la force"  (tous les autres textes sauf Génie, Jeunesse et Solde que nous réservons pour en faire notre conclusion) :

     Pierre Brunel a parlé à juste titre d'un "cycle de la force" dans Les Illuminations [32]. Il désigne par là un groupe de textes beaucoup plus étroit et, surtout, beaucoup mieux défini que celui que j'englobe  sous ce nom dans les lignes qui suivent. Mais cette formule me semble assez bien convenir pour résumer, dans son ensemble, toute la dernière partie du recueil.
     Rappelons les titres : - Angoisse, Métropolitain, Barbare (folios 23-24),
                                  - Promontoire, Scènes, Soir historique
 (La Vogue n° 8),
                                  - Mouvement, Bottom, H, Dévotion, Démocratie
(La Vogue n° 9),
                                  - Fairy, Guerre
(Vanier 1895).
    
On ignore pourquoi la numérotation s'arrête à la page 24. Peut-être tout simplement parce que Rimbaud avait à s'occuper ailleurs pour gagner sa vie et n'a pas eu le temps de réaliser une copie parfaitement soignée de caractère prétypographique de cette partie de son manuscrit, peut-être aussi parce qu'il n'avait pas encore décidé de l'ordre dans lequel il convenait de classer ces derniers textes quand les circonstances (le départ de Nouveau ? la visite de Verlaine à Stuttgart ?) l'ont incité à se défaire du manuscrit. Apparemment, ces derniers poèmes des Illuminations forment une liste bigarrée. Deux pôles sémantiques au moins semblent coexister, s'entremêler de façon un peu désordonnée : un pôle politique, un pôle sexuel. Mais les deux dimensions ne sont-elles pas incluses dans ce que Rimbaud, à plusieurs reprises dans Une Saison en enfer et dans Les Illuminations, désigne sous le nom de "force".
   C'est dans cette fin de recueil que nous trouvons le plus de textes "politiques". Rimbaud y développe sa critique de la modernité industrielle et bourgeoise, sa "querelle" contre ce que le narrateur d'Une saison en enfer (dans son vocabulaire hérité de la "sale éducation d'enfance") appelle "les apparences du monde" (L'Éclair). Plusieurs de ces pièces évoquent de façon sarcastique ou franchement réprobatrice les entreprises conquérantes de la bourgeoisie à l'assaut de la planète entière : les mirages modernistes de la première mondialisation capitaliste : "nos horreurs économiques" (Soir historique), le tourisme de luxe (Promontoire), le colonialisme (Mouvement et Démocratie). Dans Angoisse, le sujet se demande avec inquiétude ce qu'il peut encore attendre des "accidents de féerie scientifique" et des "mouvements de fraternité sociale". Dans Métropolitain, il exprime la frustration du pauvre face aux richesses de la ville (au nombre desquelles "les atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs [...], — possessions de féeriques aristocraties [...]"). Dans Barbare, alors qu'il se croyait "loin des anciens assassins", il s'avoue toujours hanté par les "vieilles fanfares d'héroïsme [révolutionnaire ?] — qui nous attaquent encore le cœur et la tête".      
    À ce groupe assez cohérent, se mêlent des pièces davantage axées sur la sexualité : Dévotion, Fairy, Bottom, H. Mais la thématique sexuelle n'était pas absente de Barbare et de Métropolitain : ces poèmes contigus développent la même allégorie de la mêlée amoureuse sauvage sur fond de paysage polaire, motif que l'on retrouve dans la figure de "Circeto des hautes glaces", à la fin de Dévotion. Frustration sociale et frustration libidinale vont souvent de pair dans le texte de Rimbaud (voir, comme exemple emblématique, la section 5 de Mauvais sang). Dans plusieurs textes, le motif sexuel prend la forme de scènes imaginaires d'auto-affirmation virile ("bravoures plus violentes que ce chaos polaire", dit le poète dans Dévotion), scènes à travers lesquelles l'auteur éprouve sa "force" (Métropolitain) ou se portraiture en "âne, claironnant et brandissant [son] grief" (Bottom). Le mot "grief" étant pris au double sens de reproche (sujet de plainte, motif de querelle) et de phallus.
     De façon générale, on remarquera que nombre d'Illuminations s'achèvent sur une forme de querelle opposant le sujet masculin à une instance féminine magnifiée ("la Sorcière" d'Après le Déluge, "la déesse" d'Aube, "la Vampire" d'Angoisse, "Circeto des hautes glaces" de Dévotion, "Elle" tout court dans Métropolitain), une lutte entre Je et Elle dans laquelle il s'agit pour l'un d'arracher à l'autre son secret (Après le Déluge), de lui demander raison pour "les ambitions continuellement écrasées" (Angoisse), de lever ses voiles (Aube), de la forcer (Métropolitain, Dévotion), de guetter l'"arrivée" de sa "voix" "au fond des volcans et des grottes arctiques" (Barbare). Laissons pour une autre fois la tache d'approfondir, si c'est possible, le sens de ce féminin fantasmatique, omniprésent et multiforme, que l'auteur a voulu conserver si mystérieux.
     "Chez le jeune homme, écrit Freud, outre les désirs érotiques, les désirs égoïstes et ambitieux sont nettement prioritaires. Cependant, nous ne voulons pas accentuer l'opposition entre les deux directions, mais bien plutôt leur conjonction fréquente" [33]. Il est curieux d'observer que Rimbaud emploie le même mot que Freud quand il évoque "l'égoïsme infini de l'adolescence" ("Vingt ans", Jeunesse III). Mais on remarquera surtout que les deux "directions" du désir accouplées par Freud dans ce passage ("désirs érotiques / désirs ambitieux") sont exactement celles que le poète interroge conjointement dans "Sonnet" (Jeunesse II), et par rapport auxquelles l'"Homme de constitution ordinaire" mesure, selon lui, sa "fortune" et sa "force" [c'est Rimbaud qui souligne Homme mais c'est nous qui reconfigurons la mise en page du poème dans la citation ci-dessous] :

  Homme de  constitution ordinaire,
[désirs érotiques] la chair n'était-elle pas un fruit pendu dans le verger ; ô journées enfantes ! le corps un trésor à prodiguer ; ô aimer,  le péril ou la force de Psyché  ? 
[désirs ambitieux] La terre avait des versants fertiles en princes et en artistes et la descendance et la race vous poussaient aux crimes  et  aux deuils : le monde votre fortune et votre péril.

     Le poème Guerre, enfin, ne serait-ce que par son titre, peut passer pour la synthèse finale de ce cycle de la force mais, en même temps, il annonce la série intitulée Jeunesse. Il présente déjà la structure temporelle ternaire (bilan du passé, moment présent, perspectives d'avenir) qui sera celle des diverses composantes de cette série. Après avoir évoqué son enfance, le poète se décrit, dans le moment présent, exclu de "tous les succès civils" (chassé, dit-il, "par ce monde où je subis tous les succès civils") et conclut, en une belle phrase musicale (qui commence par un rythme 6/6 et se termine par un rythme 4/4) :

"Je songe à une Guerre, de droit ou de force, de logique bien imprévue."

    Cette brève pièce expose de façon symbolique et très abstraite ce qui sépare l'enfance de ce qui vient après. À ces deux étapes de la vie correspondent, selon Rimbaud, deux expériences distinctes de l'infini. L'enfance, ce sont les "ciels" (l'horizon, l'infini de l'espace), spectacle aux riches nuances, l'une et peut-être la plus essentielle de ces "merveilleuses images" que les enfants contemplent dans la "grande maison aux vitres ruisselantes" d'Après le Déluge ("painted plates" ?). Un infini, certes, mais qui s'offre au regard du sujet et sur lequel celui-ci apprend à régler ses désirs autant que sa vue (cf. le double sens du mot "optique" dans la première phrase du poème). Ce qui vient après, par contre, c'est l'expérience du temps ("l'inflexion éternelle des moments"), initiée lorsque "les phénomènes s'émurent" et que se succédèrent les péripéties de la vie en société ("les succès civils"). C'est "l'infini des mathématiques", c'est-à-dire sans doute l'idée d'une logique implacable, extérieure à soi, et qui voudrait réguler notre destin à notre corps défendant : une image de la fatalité. C'est contre cet ordre des choses dans la société qu'il s'agit de défendre sa liberté, contre cette logique du monde qu'une guerre devra être conduite. L'infini du temps, c'est aussi, pour l'homme, l'expérience d'une complexité fuyante et d'une totalité hors d'atteinte qui le "chassent par ce monde" : l'expérience de l'insatisfaction. Conjurer le "fléau" du Temps (cf. À une raison), soumettre à ses desseins propres l'"infini des mathématiques" comme le musicien et le poète quand ils en assujettissent l'usage à la composition d'"une phrase musicale", forme "simple" et harmonieuse, totale et achevée, tel sera l'enjeu de cette "Guerre".
 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

[34] Jean-Luc Steinmetz, "Rimbaud et le roman", La poésie et ses raisons, José Corti, 1990.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

[35] Yann Frémy, « Te voilà, c’est la force ». Essai sur Une saison en enfer de Rimbaud, Classiques Garnier, Études rimbaldiennes, 2009, p.468.

 

Jeunesse. Vingt ans, le moment des bilans.
      
Génie, Jeunesse et Solde. Il n'est pas étonnant que tant d'éditeurs aient placé Génie et Solde, à tour de rôle, en position conclusive, dans le recueil. Chacun de ces textes, à sa manière, peut passer pour un mémoire récapitulatif des thèmes et des idées esthétiques de Rimbaud (voir les dossiers consacrés à ces deux textes majeurs dans mon anthologie commentée). Mais c'est le cycle Jeunesse qui est au centre de cette ultime séquence. J'ai expliqué ci-dessus comment le mot "jeunesse" peut être compris, pourquoi il suggère un regard rétrospectif posé sur toute une histoire à partir de son dénouement. Un dénouement dont Rimbaud nous donne même la date : celle de ses "vingt ans" (titre de la troisième partie de la série).
     Les quatre textes de Jeunesse sont disparates et l'observation des manuscrits suggère que leur regroupement sous un même titre a été tardif. Ce qui les rapproche, c'est leur référence commune au moment présent comme à une pause ("adagio", Jeunesse III), pause réflexive, méditation sur l'expérience vécue, travail de "mémoire" (Jeunesse IV) ou abandon rêveur à "la visite des souvenirs" (Jeunesse I). Chacun des poèmes fait contraster un temps passé (voir l'abondance des verbes à l'imparfait) et un présent ou un futur immédiat désignant le moment de l'écriture. Chacun des textes, en effet, fait allusion à "l'œuvre" (Jeunesse I), au "labeur" (Jeunesse II), au "travail" littéraire (Jeunesse IV), en appelle à l'"impulsion créatrice" et à "toutes les possibilités harmoniques et architecturales" qu'elle est susceptible de mobiliser (Jeunesse IV), convoque "un chœur, pour calmer l'impuissance et l'absence !" (Jeunesse III). C'est du projet poétique en cours de réalisation, des Illuminations elles-mêmes, probablement, qu'il s'agit.
     Mais, ce moment des Illuminations, dans la jeune vie de Rimbaud, c'est surtout le moment des choix décisifs. Choix que Génie et Solde semblent orienter dans des sens opposés. La place de Jeunesse (le texte), coincé (par hasard ?) entre ces deux poèmes, est homologue à la situation du poète lui-même, en devoir de choisir entre deux options d'allures contraires (à moins qu'elles ne soient finalement complémentaires) :
    - celle qui ressort de Génie : la relance à l'infini d'une forme profane de quête messianique, ne fondant ses espérances que sur la "fécondité de l'esprit" et l'"immensité de l'univers".
    - celle qu'illustre la saynète allégorique de Solde : le renoncement à cette chimère sans avenir qu'est le commerce de l'Idéal dans une société prosaïque et hostile (encore que le poème se termine sur l'idée que "les vendeurs", c'est-à-dire les poètes, "ne sont pas à bout de solde", que "Les voyageurs n'ont pas à rendre leur commission de si tôt" et la chose, en ce qui concerne la trajectoire personnelle de Rimbaud, ne trouve-t-elle pas dans une certaine mesure confirmation dans ce tardif retour de flamme poétique que manifeste la lettre à Jules Andrieu datée du 16 avril 1874 ?).
      
     Jean-Luc Steinmetz a signalé, chez Rimbaud, une tentation du roman [34]. La sorte de fil directeur que nous avons suivi pour parcourir les Illuminations correspond en effet à une structure implicitement narrative : une évocation rétrospective par l'auteur, très transposée, de sa brève trajectoire. Cette interrogation du passé confère à certaines Illuminations l'allure de méditations réflexives, de "poèmes de bilan". Dans d'autres, on a plutôt l'impression d'une remontée instinctive du souvenir à la surface de la conscience, expérience quasi onirique s'entourant d'une atmosphère de nostalgie ...

"Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?" (Villes, "Ce sont des villes ...")

... ou, au contraire, une atmosphère de hantise :

"Remis des vieilles fanfares d'héroïsme qui nous attaquent encore le cœur et la tête loin des anciens assassins [...] (Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent, [...])" (Barbare).

Mais ce que le poète appelle joliment "la visite des souvenirs" (Jeunesse I, Dimanche) fournit incontestablement, dans tous ces cas, "la nourriture à [s]on impulsion créatrice" (Jeunesse IV).
    
   Il ne m'échappe pas que la structure des Illuminations que j'ai prétendu dégager ci-dessus est un pur décalque de la biographie de Rimbaud, telle que la vulgate la raconte :

  • f° 1-5 - Enfance. Jusqu'aux premiers émois de l'adolescence biographiquement consignés dans la lettre à Banville du 24 mai 1870. Les poèmes recopiés à Douai. L'année 1870.

  • f° 5-12 - L'entreprise du voyant. Les thèmes poétiques et politiques biographiquement consignés dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Les poèmes de l'année 1871 (début de 1872).

  • f° 13-17 - Le "cycle urbain". Double mouvement d'attraction et de détestation politique, d'utopie et de contre-utopie, dont le correspondant vécu est la fascination du poète dûment consignée par les biographes pour les "villes énormes", qui l'attire successivement à Paris et à Londres où il séjourne en compagnie de Verlaine.

  • f° 18-22 - "tels paysages féeriques" (Verlaine). C'est l'apogée du jeune homme en tant qu'artiste : le poète-démiurge, le poète-"mage" dont Une saison en enfer fait le deuil. En particulier Alchimie du verbe dans son allure d'anthologie critique des poèmes de l'année 1872, marqués par le compagnonnage amoureux et l'osmose littéraire avec Verlaine. On remarquera d'ailleurs que lorsqu'il entend défendre Rimbaud contre ceux qui ont voulu le "travestir en loup-garou", en 1888, dans Les Hommes d'aujourd'hui (en mode image sur Gallica, p.360 et sqq), ce sont Veillées I et Aube que Verlaine cite intégralement côte à côte comme symboles d'une existence vécue « toute en avant dans la lumière et dans la force, belle de logique, et d'unité comme son œuvre, et semble tenir entre ces deux divins poèmes en prose détachés de ce pur chef-d'œuvre, flamme et cristal, fleuves et fleurs et grands voix de bronze et d'or : les Illuminations ».

  • Le "cycle de la force"  (tous les autres textes sauf Génie, Jeunesse et Solde que nous réservons pour en faire notre conclusion). C'est le moment présent. Celui des Illuminations. Celui du basculement de l'adolescence à l'âge adulte. C'est la réflexion stratégique sur les moyens à mettre en œuvre pour triompher d'"Elle" (la société, la ville, la misère, la mère, l'autre féminin en général, la "réalité rugueuse"), sur la "guerre" qui s'annonce dans l'avenir, moment de déprime et de lutte pour la vie, consigné sur un plan biographique dans le Journal tenu à Londres par Vitalie, au printemps 1874 : la galère pour trouver un emploi. Une "galère" qui va durer en fait jusqu'à la fin de 1880, moment où il décroche enfin un emploi stable au sein de la maison Mazeran, Viannay, Bardey et Cie (commerce des peaux et du café), à Aden.

  • Jeunesse (Vingt ans) - Génie, Jeunesse et Solde. Bilan. Le poète lui-même établit la correspondance étroite entre la vie et l'œuvre, au moment de conclure son recueil, en mentionnant l'âge de vingt ans qu'il atteint le 20 octobre 1874. Solde, la dernière des cinq proses publiées en 1895 aux éd. Vanier, et celle qui termine le recueil dans nos éditions actuelles, n'a-t-elle pas son parfait répondant biographique dans la lettre à Jules Andrieu du 16 avril 1874 (comme expliqué ici) ?

      En lisant ainsi les Illuminations comme une sorte de "roman de l'artiste", on découvre, et c'est logique, qu'elles ne sont pas si éloignées qu'on pourrait le croire de la structure de la Saison en enfer. C'est d'ailleurs à cette même conclusion qu'en vient Yann Frémy au terme de son étude de la Saison [35]. Il écrit :

     "Le parcours des Illuminations ressemble [...] à celui d'Une saison en enfer, comme si chaque poème en prose pris séparément évoquait, perpétuait un problème soulevé par le 'carnet de damné' et le traitait selon une perspective différente et en une forme entièrement nouvelle. Après le Déluge occupe la place de la prose liminaire, l'adresse à la Sorcière remplaçant celle à Satan, avant que ne débute l'autobiographie poétique avec Enfance, Conte, Parade, Vies, Départ, qui correspondent (peu ou prou) à Mauvais sang, Matinée d'ivresse inversant Nuit de l'enfer, la série Ouvriers - Les Ponts - Ville - Ornières - Villes - Vagabonds - Villes, pour sa part, renvoyant à Délires I, Fleurs n'étant pas sans évoquer Délires II. Et que dire de Génie, qui est lui aussi un Adieu ?"

    Rimbaud avait-il en tête un tel projet para-romanesque quand il a composé ses poèmes en prose ? Je n'en jurerais pas. Par contre, il paraît certain qu'au moment de rassembler en recueil ses Illuminations, Rimbaud s'est mis en quête d'un principe de classement susceptible de les englober dans une cohérence a posteriori. C'est alors, sans doute, qu'il a perçu cette possible idée directrice "autofictionnelle" ou "automythographique" et cherché à en renforcer la visibilité par sa façon d'enchaîner les textes sur le manuscrit, par la confection de séries et le jeu de titres à connotations biographiques comme "Enfance", "Jeunesse", dont André Guyaux a montré qu'ils ont été parfois inscrits tardivement, alors que les textes correspondants étaient déjà mis au net.

   

    

     Le danger, ici, je le sens bien, c'est que ce soit le commentateur qui fasse du roman, plutôt que l'auteur : l'explication par l'expérience vécue, des textes d'abord, de leur agencement ensuite, est tellement commode, tellement "tentante". Mais cet expédient fonctionnerait-il aussi bien s'il ne trouvait sa justification dans l'œuvre elle-même ? De la lettre à Banville à Roman et de Ma Bohême à Une saison en enfer, Rimbaud a-t-il jamais cessé de romancer sa propre vie, de bâtir son œuvre comme un "roman du poète" ? Les Illuminations n'y font pas exception, même si les pilotis biographiques ne sont là que pour supporter un archétypal Künstlerroman, voire un récit exemplaire du passage de l'enfance à l'âge adulte.
     Ce qu'on peut reprocher aussi à une telle lecture, c'est d'être tributaire d'un agencement du recueil ne reposant sur aucune donnée historique réellement démontrée, pouvant paraître même à certains comme totalement aléatoire, et dû à Fénéon plutôt qu'à l'auteur des poèmes. Eh bien, soit : vous venez donc de lire une exégèse de la lecture fénéonnienne des Illuminations. La première, car le même Fénéon en a procuré une toute autre, non moins cohérente, dans sa plaquette d'octobre 1886, quelques mois seulement après la première publication en revue de mai-juin 1886.
     Mais je plaisante, naturellement, car je ne crois nullement que l'ordre dans lequel nous lisons traditionnellement les Illuminations, en tout cas la partie correspondant aux vingt-trois feuillets numérotés (
celle qui qui a été publiée dans les n°5 et 6 de La Vogue et qui est archivée à la BNF sous la cote NAF14123) puisse être attribué à quiconque d'autre qu'à Rimbaud. Non en raison de la pagination de ces manuscrits car, en l'état de nos connaissances, la paternité rimbaldienne de cette pagination ne peut pas être positivement et absolument affirmée. Mais il existe dans Les Illuminations, au moins dans ces deux premiers tiers du recueil, d'autres indices patents d'un ordre prémédité que la numérotation des feuillets : ceux qui découlent du mode de transcription adopté par l'auteur. Comme on sait, Rimbaud y a multiplié les enchaînements de plusieurs textes sur un même feuillet et les chevauchements d'un feuillet sur l'autre. Cela signifie que, même mélangés comme un "jeu de cartes", selon l'expression méprisante de Fénéon, par les lecteurs les ayant compulsés entre leur remise à Verlaine en février 1875 et leur arrivée à La Vogue en avril 1886, ces vingt-trois premiers feuillets des Illuminations limitent considérablement les possibilités d’un ordre de lecture aléatoire. Du moins pour qui veut bien respecter les effets d’enchaînement impliqués par le mode de transcription choisi par l’auteur. Il n'est que de voir comment les groupes de poèmes soudés par ce mode de transcription se distribuent au sein du schéma de lecture défini ci-dessus pour mesurer à quel point la responsabilité de Rimbaud dans cette lecture domine les éventuelles interactions des éditeurs de La Vogue.
   Dans le tableau ci-dessous, où je suis rigoureusement l'ordre du périodique La Vogue, je présente réunis par un tiret les poèmes qu'un respect des effets de contiguïtés voulus par Rimbaud empêchent de séparer :

f° 1-5 - Enfance. Après le Déluge
EnfanceConte
f° 6-12 - L'entreprise du voyant. Parade
Antique
Being Beauteous – « O la face cendrée… »
ViesDépartRoyauté
À une raison
Matinée d’ivresse Phrases
f° 13-17 - Le cycle urbain. OuvriersLes PontsVilleOrnières
Villes
(Ce sont…) – VagabondsVilles (L’Acropole…)
f° 18-22 - Paysages féeriques Veillées – MystiqueAube Fleurs
Nocturne vulgaireMarine - Fête d'hiver
f° 23-24 - Le cycle de la force (début) AngoisseMétropolitainBarbare.

On constate d'abord que les 29 poèmes représentés ne constituent finalement que 11 groupes de poèmes, onze "cartes" à distribuer selon le choix de l'éditeur. Mais on voit aussi, si l'on s'appuie sur l'exemple le plus favorable à ma thèse, celui du "cycle urbain" que les deux seuls groupes qui le constituent rendent presque obligatoire leur rapprochement du fait de la présence, dans l'un, des titres "Villes", dans l'autre, du titre "Ville". Conclusion : dans ce cas, aucune possibilité de classement aléatoire des textes, mise à part la permutation entre les deux groupes. La démonstration est moins aisée dans les autres segments de la structure, mais de Parade à Antique et d'Antique à Royauté, par exemple, on n'est pas sans apercevoir un fil conducteur possible qui incite au rapprochement (le thème du "nouvel amour"). De même entre Veillées et Nocturne Vulgaire (l'inspiration onirique). Conclusion : avec un peu de perspicacité herméneutique, les divers groupes soudés par contiguïté graphique s'entre-soudent par continuité thématique. La contrainte pesant sur l'éditeur de cette façon est évidemment loin d'être comparable à celle qu'exerce une pagination ou un agencement clairement défini par l'auteur quand ils existent, mais j'espère avoir prouvé que les métaphores fénéoniennes des "chiffons volants" et du "jeu de cartes" sont malgré tout très excessives.

 

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7) Les "filets de séparation" visibles sur le manuscrit (et dans l'édition de la Pléiade d'André Guyaux) sont-ils porteurs de sens ?
 
   

      Si on en juge par sa récente édition dans la Pléiade, le point de vue d'André Guyaux sur la structure interne des Illuminations a singulièrement évolué depuis sa thèse et son édition critique de 1985. Percevant dans le manuscrit des Illuminations un conflit entre "deux forces, l'une liante, l'autre déliante", il jugeait alors la seconde plus déterminante que la première. Aujourd'hui, il semble avoir inversé son approche, au point de reproduire un certain nombre de traits vaguement discernables sur les manuscrits qu'il considère comme de possibles "filets de séparation". Rimbaud les aurait destinés à segmenter le recueil en blocs de textes distincts. Il vaut la peine de citer ici, dans sa presque totalité, le passage de sa "Note sur le texte" où Guyaux expose sa nouvelle vision du problème :

"Même si leur numérotation [...] ne peut être attribuée avec certitude à Rimbaud, la série de poèmes d'Après le Déluge à Barbare [...] apparaît comme un recueil constitué en tant que tel : les regroupements de textes numérotés en chiffres romains et placés sous un seul titre (Enfance, Vies, Veillées), les suites de poèmes apparaissant dans un ordre déterminé par leur présence sur le même feuillet ou par leur chevauchement d'un feuillet sur l'autre, les filets de séparation déterminant peut-être des séquences internes, tout témoigne d'une volonté d'organisation."

   Nous proposons ci-dessous une sorte de tableau permettant d'embrasser d'un seul coup d'œil l'emplacement de ces "filets de séparation", tel qu'on peut l'observer aussi bien dans le volume de la Pléiade que sur les divers fac-similés consultables, en ligne chez Gallica notamment. L'ordre adopté est celui de l'édition de la Pléiade (textes des feuillets 1 à 24, suivis des textes issus de feuillets non numérotés publiés dans la revue La Vogue n°8 et 9, dans l'ordre de La Vogue, puis des cinq textes publiés dans l'édition Vanier de 1895, dans l'ordre de cette édition) :

Après le Déluge
________________________

Enfance
________________________

Conte
Parade
Antique
Being Beauteous
"Ô la face cendrée..."

________________________

Vies
________________________

Départ
Royauté
________________________

À une raison
Matinée d'ivresse
Phrases
Ouvriers
Les Ponts
Ville
Ornières

Feuillets numérotés 1 à 14
La Vogue n°5
   
Villes (Ce sont des villes...)
Vagabonds

Villes (L'acropole officielle...)
Veillées
 _______________________

Mystique

Aube
Fleurs
Nocturne vulgaire
________________________

Marine
Fête d'hiver
________________________

Angoisse
________________________

Métropolitain
Barbare
Feuillets numérotés 15 à 24
La Vogue n°6
   
Promontoire
Scènes
Soir historique
Feuillets non numérotés
La Vogue n°8
   
Mouvement
Bottom
H
Dévotion
Démocratie
Feuillets non numérotés
La Vogue n°9
   
Fairy
________________________

Guerre
________________________

Génie
________________________

Jeunesse
________________________

Solde
Feuillets non numérotés
Vanier 1895

 

     La répartition de ces traits de séparation paraît en effet significative. L'organisation interne qu'ils suggèrent recoupe d'ailleurs en partie les regroupements thématiques proposés ci-dessus (question 6). La séquence allant de Conte à Being Beauteous, par exemple, même si elle n'est pas identique à celle que nous imaginions, est tout à fait compatible avec notre propre tentative de segmentation. De même, celle qui va de Mystique à Nocturne vulgaire, sauf que nous y ajoutions, en amont, Veillées, et, en aval, Marine et Fête d'hiver. La longue séquence englobant les différente Ville (s) n'est pas non plus très différente de celle que nous envisagions. Nous constatons enfin qu'un seul trait de séparation, en toute fin de séquence, interrompt l'ensemble allant de Métropolitain à Guerre que nous avons intitulé : "le cycle de la force".
     La prise en compte de ces "filets de séparation" est d'autant plus tentante que nombre de ces traits ont aussi été barrés, comme on le voit ci-dessous dans le manuscrit contenant Bottom et :
 


Comme Steve Murphy le remarque de son côté, dans son article d'Histoires littéraires n°1 ("Les Illuminations manuscrites"), "ces traits séparateurs barrés se trouvent pour la plupart dans les derniers manuscrits accessibles [...], sept des huit derniers feuillets contiennent des traits barrés ; une seule des vingt-quatre pages numérotées en comporte." Or, nous avons vu ci-dessus (question 4) que les manuscrits de cette dernière partie du recueil révèlent souvent une forme d'écriture plus ancienne que celle qui domine dans le début numéroté. Ce sont des textes, semble-t-il, que Rimbaud n'a pas eu le temps ou n'a pas jugé utile de recopier, au printemps 1874. Mais il n'est pas impossible qu'en barrant plusieurs traits séparateurs qui s'y trouvaient, de la même façon qu'il les avait sans doute supprimés, aux endroits idoines, en établissant sa copie pré-typographique des premiers poèmes du recueil, il ait souhaité relier thématiquement certains textes.
     La problématique est nouvelle et suscite des conjectures fragiles, mais André Guyaux a fort bien fait d'y confronter son lecteur en reproduisant pour la première fois dans une édition des Œuvres complètes de Rimbaud ces marques mystérieuses de son manuscrit.  

 

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8) Dans quel ordre ranger les textes quand on édite les Illuminations ?
 
   


   Le
manuscrit des Illuminations, dans les conditions historiques qui ont présidé à sa transmission d'abord, à son édition ensuite, a été malmené de toutes les façons. Dès octobre 1886, Fénéon se permet d'éditer le recueil en plaquette en ne respectant rien de l'agencement du manuscrit. Il l'avait pourtant scrupuleusement suivi dans le périodique, quelques mois plus tôt, pour ce qui est de la partie "enchaînée" et paginée de la transcription (car c'est lui-même, selon ses dires, qui a supervisé la pré-originale de mai-juin 1886).
    Berrichon, qui régente l'édition de Rimbaud dans la première moitié du XXe siècle, classe les poèmes au petit bonheur, ou selon ses hypothèses plus que fragiles concernant leur chronologie de rédaction. En 1945, le volume des éditions de Cluny, dû à Y.-G. Le Dantec (éditeur verlainien et baudelairien de la première moitié du XXe siècle), classe encore les Illuminations dans le même ordre que la plaquette de Fénéon. La même année, le Mercure de France reproduit purement et simplement l'édition Berrichon de 1912 ! Leur excuse, bien sûr, c'est qu'aucun de ces éditeurs n'a eu accès à la partie numérotée du manuscrit, alors en possession de Lucien Graux.
   Ce n'est qu'après la deuxième guerre mondiale, les manuscrits ayant enfin pu être consultés, que les éditeurs reviennent au modèle plus "philologique" constitué par l'édition du printemps 1886 (celle du "périodique") en ce qui concerne la partie paginée du recueil. Ceux de la première Pléiade (1946), Rolland de Renéville et Jules Mouquet, reprennent purement et simplement l'ordre de publication du périodique La Vogue, suivi des cinq poèmes de Vanier 1895, dans l'ordre de Vanier. Mais Bouillane de Lacoste, procédant de manière identique en ce qui concerne les premiers textes, d'Après le Déluge à Barbare, préconise pour les manuscrits non paginés un agencement différent, que son prestige tendra à imposer jusqu'à la fin du XXe siècle (exception faite de Guyaux en 1985). Bouillane de Lacoste place en premier lieu les textes qu'il a pu réviser (les manuscrits de NAF 14124), probablement parce qu'ils ont appartenu au même Lucien Graux que les manuscrits paginés. Puis Promontoire, qui est à Charleville et qu'il connaît bien aussi. Puis les textes peu ou pas accessibles de la collection Pierre Berès. Enfin les deux textes dont le manuscrit a disparu. Le critère, comme on le voit, est assez arbitraire. C'est la raison pour laquelle les plus récents éditeurs trouvent préférable de revenir à l'agencement de la première Pléiade, c'est-à-dire à celui des toutes premières éditions (plaquette de 1886 mise à part). On a plus de chance, dit Murphy, de retrouver ainsi un ordre ayant quelque chose à voir avec les intentions de Rimbaud.
   Il règne en effet, désormais, parmi les spécialistes, une parfaite harmonie. La dernière Pléiade (2009-2015), confiée aux soins d'André Guyaux, présente le même agencement que celui préconisé par Steve Murphy en 2002 [3]. Notre question (je veux dire : la question de notre titre), question qui a si longtemps divisé les rimbaldiens, semble réglée. Tant mieux. Comme dit Rimbaud : "Cela s'est passé. [Nous savons] aujourd'hui saluer la beauté."

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Une question annexe . L'attribution des Illuminations à Germain Nouveau a-t-elle quelque fondement ?

 


 

 

 

[36] Eddie Breuil, Du Nouveau chez Rimbaud, Champion, 2014.

 

 

[37] "Les Illuminations d'Arthur Rimbaud sont-elles de Germain Nouveau ?" Rencontre entre Pierre Brunel et Eddie Breuil autour du livre de ce dernier Du Nouveau chez Rimbaud. Modérateur : Jérôme Thélot. Univ. Lyon III.  Partie 1 (1:00:52). Partie 2 (54:01). 25/08/2015.

[38] Michel Murat, "Du nouveau chez Rimbaud ?", blog Rimbaud ivre, 19 mars 2017.

[39] Cyril Lhermelier, compte rendu du livre d'Eddie Breuil, Du Nouveau chez Rimbaud, Parade sauvage n°28, 2017, p.229-250.

[40] Yalla Seddiki, Rimbaud is Rimbaud is Rimbaud is Rimbaud. Rien de Nouveau chez Rimbaud, Non lieu, 2018. L'auteur éclaire ainsi le titre de son ouvrage, dans un courrier publié par David Ducoffre sur son blog : "[...] s’agissant du titre, je ne fais que détourner l’un des vers les plus célèbres de la poésie américaine" : https://en.wikipedia.org/wiki/Rose is a rose is a rose is a rose

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[41]
"Cette rencontre eut lieu le 14 ou le 15 mai 1875, selon M. Pakenham. Elle fut immortalisée par le poème de Verlaine « Ce fut à Londres, ville...»" (Lhermelier, p.235).

[42] Cf. notamment : Lautréamont, Germain Nouveau, Œuvres complètes, éd. Pierre-Olivier Walzer, bibl. de la Pléiade, 1970, "G.N. Chronologie", p.305-330.

 

 

 

 

 

 

 

[43] Notice de la Société de ventes aux enchères Pierre Bergé & Associés. Vente du 11 décembre 2015. Bibliothèque Pierre Bergé. Lot 106. Nouveau, Germain, sous le pseudonyme de Jean de Noves. Épreuves des Valentines.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[44] En 1898, lorsque Delahaye, au dire de ce dernier, communique à Germain Nouveau l'édition des Œuvres de Jean-Arthur Rimbaud préparée par Berrichon et par lui-même pour le Mercure de France.

 

 

     Henry de Bouillane de Lacoste, dans sa thèse de 1949, a révélé la présence de l'écriture de Germain Nouveau dans le manuscrit de deux poèmes des Illuminations (Villes, "L'acropole officielle..." et Métropolitain). On sait que Nouveau a cohabité avec Rimbaud de la fin mars au début du mois de mai 1874, à Londres et l'on pense généralement que c'est pendant cette période qu'il a aidé Rimbaud à recopier ses Illuminations.  Or, pour Eddie Breuil, auteur d'un livre plaisamment intitulé Du Nouveau chez Rimbaud [36], ce n'est pas Nouveau qui a copié quelques poèmes de Rimbaud, c'est au contraire Rimbaud qui a servi de copiste pour calligraphier dans son entier une œuvre dont le véritable auteur est Germain Nouveau.
    
Les spécialistes de Rimbaud ont adopté à l'égard du livre d'Eddie Breuil des attitudes différenciées. Pierre Brunel, tout en se disant imparfaitement convaincu, a loué la rigueur philologique du jeune chercheur et célébré dans son travail une publication opportune relançant la réflexion sur les Illuminations : "Ma conclusion, c'est que nous vivions sur trop de certitudes ou de quasi-certitudes et, maintenant, la question est de nouveau ouverte" [37]. Michel Murat, à l'inverse, a jugé qu'un tel ouvrage ne méritait même pas qu'on le discute : "le livre, qui repose sur une pratique systématique du soupçon, fait bon marché non seulement du silence de Nouveau, mais de la parole de Verlaine – en dépit de ses imprécisions ; et surtout les rimbaldiens, en tant que lecteurs, sont convaincus à la fois de la solidarité profonde entre les membres du poète, si disjoints soient-ils, et de l’incapacité de l’auteur des Valentines à écrire des textes comme Barbare ou Génie. Ils ont considéré, sans preuve mais avec raison, que jamais Breton ou Gracq, qui connaissaient et aimaient les deux poètes, n’auraient donné dans ce panneau ; et ils n’ont pas jugé qu’une réfutation fût nécessaire." [38].
    
Les entreprises de réfutation, il est vrai, ont quelque peu tardé mais elles ont fini par se manifester par l'intermédiaire d'un compte rendu de la revue Parade sauvage, signé Cyril Lhermelier [39], et d'un volumineux essai de Yalla Seddiki [40]. Les deux réquisitoires sont sévères et leurs arguments se recoupent.
     Le premier groupe d'arguments concerne le témoignage de Verlaine
(qui est, rappelons-le, notre seule source d'information de première main dans cette affaire). Ce dernier ayant toujours présenté Les Illuminations comme une œuvre de Rimbaud, Breuil devait, pour imposer sa thèse, ruiner la crédibilité de ce témoignage, à commencer par la lettre de Verlaine à Delahaye du 1er mai 1875 (déjà citée, cf. note 2). Rappelons-en le passage-clé :

   "Si je tiens à avoir détails sur Nouveau, voilà pourquoi : Rimbaud m'ayant prié d'envoyer pour être imprimés des « poèmes en prose » siens, que j'avais ; à ce même Nouveau, alors à Bruxelles (je parle d'il y a deux mois), j'ai envoyé (2 fr.75 de port!!!) illico [...]"

Selon Eddie Breuil, l'expression "« poèmes en prose » siens" pourraient bien désigner des poèmes de Nouveau. Mais la tournure possessive poèmes siens, ici, renvoie en stricte logique syntaxique au sujet de la phrase : Rimbaud. "Le point qui précède « Rimbaud », explique Lhermelier, et le point-virgule qui suit « j'avais » unissent syntaxiquement le sujet « Rimbaud » et l'adjectif « siens »" (p.232).
     Autre argument, tout aussi difficilement soutenable : Verlaine aurait pu "ignorer la véritable nature des documents contenus dans le dossier de Stuttgart" (Du Nouveau chez Rimbaud, p.53). Rimbaud ne lui en aurait rien dit : ils avaient bien d'autres choses à faire pendant les deux jours et demi qu'ils ont passés ensemble. Là aussi, on juge de la vraisemblance : "Nous devons donc imaginer, écrit Lhermelier, un grand poète français recevant de la part d'un autre grand poète français, qu'il aime et admire, un dossier rempli de manuscrits de celui-ci" sans qu'ils aient songé à parler un tant soit peu littérature et notamment à éclaircir "qui a écrit quoi" dans le dit dossier ! (p.233).
     Enfin, la thèse de Breuil devient tout à fait invraisemblable quand il postule que Verlaine, ayant mal compris au départ quel était le véritable auteur des proses contenues dans le dossier de Stuttgart, les aurait présentées en toute bonne foi comme une œuvre de Rimbaud, toute sa vie durant, sans s'aviser de sa méprise et sans que Germain Nouveau ne l'en ait jamais détrompé. Dans les semaines qui ont suivi l'envoi postal, Verlaine, qui ne connaissait pas jusque là Germain Nouveau, a entretenu avec lui une "correspondance assez suivie" (comme il le raconte dans sa lettre à Delahaye du 1er mai 1875). Puis, ils se sont rencontrés à Londres
[41]. Ils n'auraient pas échangé, à ces occasions, le moindre mot sur le contenu du dossier de poèmes dont la transmission venait de les réunir ? Ils sont ensuite devenus amis et ont entretenu une abondante correspondance jusques et y compris à l'époque où paraissent Les Illuminations. Selon ses biographes [42], Germain Nouveau est de retour en France en 1885 après un séjour au Liban (1883-1884) d'où il ramène ses Sonnets du Liban, publiés en 1885 dans les revues Le Chat noir (pour Set Ohaëdat et Kathoum) et Le Monde Moderne (pour Musulmanes et Smala). Il fréquente les milieux littéraires, Verlaine et le Cabaret du Chat noir. C'est en 1885 qu'il rencontre, dans un café de la Rive gauche, l'inspiratrice de son recueil de madrigaux Les Valentines (Valentine Renault). Au printemps 1887, il entreprend de publier les 52 pièces de ce recueil. En 1888, il exerce comme professeur de dessin au lycée Jeanson-de-Sailly. Les Valentines sont sous presse, les épreuves corrigées de la main de l'auteur, quand Nouveau en interdit tout à coup la publication, à la suite d'une crise de folie mystique, en 1891. À partir de cette date, Nouveau ne cesse de guerroyer contre ceux qui entreprennent de publier ses œuvres et exige de ses amis qu'ils lui restituent les manuscrits qu'il leur a confiés. Les années ayant passé, on le voit même songer à récupérer les épreuves des Valentines pour, dit-il, en tirer une "plaquette". Dans une lettre du 6 juin 1909, il accuse (à juste titre) son ami et guide spirituel Léonce de Larmandie, polytechnicien catholique féru d'occultisme, de confisquer son jeu d'épreuves de 1891 :

"[...] quant aux épreuves des Valentines, nous comprenons enfin que vous ne les rendrez ni communiquerez jamais ! Vous ne consultez dans toutes ces questions que votre seul intérêt. C'est dommage, car en changeant le titre de l'ouvrage, en supprimant certaines pièces, en en corrigeant certaines autres cela aurait pu faire une plaquette dont la publication eût pu m'être utile. Vous me privez de mon travail." [43]

Tout cela pour dire que Germain Nouveau s'est toujours montré, d'une manière ou d'une autre, fort soucieux du destin de ses productions. Présent presque continument à Paris dans les années 1885-1891 et en pleine activité littéraire, il a nécessairement lu Les Poètes maudits, appris la parution des Illuminations, eu connaissance des éloges décernés au recueil par Verlaine (dans les Maudits et la préface de la plaquette La Vogue) et par Fénéon (compte rendu des Illuminations dans la revue Le Symboliste d'octobre 1886). Il serait inconcevable qu'il n'ait pas fait savoir à ce moment-là que les proses des Illuminations étaient de lui, si tel avait été le cas. "Eddie Breuil, explique Lhermelier, balaie ces incohérences en renvoyant à une lettre d'André Breton, parue dans L'Éclair en 1923, dans lequel le poète-théoricien écrivait : « Germain Nouveau, et c'est, je crois, le sens de toute son attitude, se moquait bien de voir attribuer telle ou telle chose à qui que ce soit, et à soi-même ». En 1920, sur son grabat de Pourrières, sans doute. En 1886, dans les milieux littéraires parisiens, certainement pas" (p.237).
     Laissons le soin à Yalla Seddiki de résumer et de conclure : "Pour lui [Eddie Breuil] Rimbaud n'a pas parlé du contenu des textes qu'il a donnés à Verlaine en février 1875. Il n'a pas dit à Verlaine qu'il est l'auteur des textes. Nouveau n'a jamais parlé de ces textes à Verlaine ni à qui que ce soit. Par ailleurs, d'après Eddie Breuil, il est possible que Nouveau ait oublié l'existence de ces textes pensant les avoir égarés. Quand, ensuite, il a vu les textes publiés et qu'il en a parlé avec son ami Delahaye, l'un des deux éditeurs
[44], en tant que « personne modeste et humble », Germain Nouveau a préféré se taire. Ces opinions prennent pour nous le caractère d'une succession d'invraisemblances qui démontrent l'impasse vers laquelle aboutit l'entreprise qui veut déposséder Rimbaud de ses Illuminations" (p.154).
     Mais, chez Cyril Lhermelier comme chez Yalla Seddiki, le propos se complète d'un second groupe d'arguments concernant la question sur laquelle les rimbaldiens, selon Michel Murat, ont spontanément tranché "
sans preuve mais avec raison" : Nouveau, en tant qu'écrivain, était-il susceptible de produire quelque chose de semblable aux Illuminations ? Ces dernières, inversement, sur le plan thématique, sur celui de l'écriture, ne portent-elles pas la marque de Rimbaud ? La conviction d'Eddie Breuil, en ces matières, se fonde sur une multitude de citations et d'observations de détail dont nos deux contradicteurs s'attachent à discuter la pertinence ou la portée (que Rimbaud et Nouveau partagent un même attrait pour certains thèmes, les évocations urbaines par exemple, qu'on trouve du Rimbaud chez Nouveau et du Nouveau chez Rimbaud à l'époque où ils se sont fréquentés, rien de tout cela n'est décisif pour déposséder l'un au profit de l'autre, etc.). En ce qui concerne la manière littéraire, Yalla Seddiki estime qu'il est impossible de confondre les options respectives des deux poètes. Nouveau, qui a une prédilection pour le vers régulier, n'a quasiment pas écrit, selon lui, de poèmes en prose. Ses productions en prose relèvent généralement de la chronique ou du conte, dans une forme d'écriture assez académique. Cyril Lhermelier fait le même constat : "Les poèmes connus de Nouveau en 1874 sont de longs — et très beaux — poèmes faits de quatrains d'alexandrins à rimes croisées, ou des sonnets assez hermétiques envoyés à Mallarmé, mais de proses semblables aux Illuminations, aucune, ni avant 74, ni après. Rimbaud, lui, a écrit Une saison en enfer" (p.243). Lhermelier juge notamment que les Notes parisiennes de Germain Nouveau, dont ce que nous appelons les Illuminations seraient issues d'après Breuil, "truffées de noms de lieux et de personnages fantaisistes, sont toutefois très différentes et, nous le pensons, poétiquement très inférieures aux poèmes des Illuminations" (p.250). On observe beaucoup plus de différences, explique Yalla Seddiki, et c'est sa conclusion, entre les poèmes des Illuminations et tout ce que nous connaissons par ailleurs de Nouveau qu'entre ces mêmes Illuminations et le reste de l'œuvre de Rimbaud :

    "L'analyse des lettres et textes écrits par Rimbaud entre 1870 et 1873 révèle une continuité imaginative, lexicale et phrastique incontestable. Les mêmes expressions, les mêmes structures avec les mêmes vocables se retrouvent d'un texte à un autre. Sur une cinquantaine de poèmes présents dans les Illuminations, dix-huit contiennent au moins deux fragments citatifs que l'on peut retrouver dans des textes et lettres, de 1870 à Une saison en enfer écrite entre avril et août 1873. Le texte Vagabonds contient même des convergences lexicales et sémantiques avec une lettre de Rimbaud de 1873 et une autre de 1883.
     Tous ces faits tangibles et toutes nos analyses nous font obligation d'attribuer à Rimbaud la paternité des Illuminations.
     Arthur Rimbaud est bien l'auteur des Illuminations d'Arthur Rimbaud" (p.246).

 

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N.B. Le texte a été mis en ligne le 12/04/2018. Mais nous nous sommes autorisés après coup de nombreux embellissements. Nous en énumérons ci-après les plus importants.
Plusieurs corrections ont été apportées sur la base d'observations justifiées faites par David Ducoffre. Merci à lui. Un paragraphe a été ajouté après la découverte par Frédéric Thomas de la lettre de Rimbaud à Jules Andrieu datée du 16 avril 1874. La question 8 a été ajoutée fin 2019. Un commentaire des interventions de Jacques Bienvenu et David Ducoffre dans le débat sur la pagination des manuscrits a été ajouté en janvier 2020 à la fin de la "Question 5" (partie du texte qui suit la note 22). En janvier 2020 aussi, le premier paragraphe de la "Question 5" et la note 15 ont été remodelés de manière à faire référence à notre page intitulée : Félix Fénéon, premier éditeur des Illuminations ?

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