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I - Avant-propos 
 

Comment se présente le manuscrit des Illuminations sur internet et pourquoi ?






La Vogue n°7

 


 
Le dossier de manuscrits à partir duquel les poèmes en prose de Rimbaud connurent leur première édition, en 1886, se trouva rapidement démembré. La parution des "Illuminations" dans La Vogue (n°5-9, mai-juin 1886) fut en effet le théâtre d’un  pittoresque incident. La revue se vendait mal. Passé le n°5 (par lequel avait commencé la publication en feuilleton de l'œuvre de Rimbaud) La Vogue changea d'organigramme. Celui qui en avait été le directeur, Léo d’Orfer, était allé chercher fortune ailleurs, cédant la place à Gustave Kahn, jusque là secrétaire de rédaction. La chronique dit qu'à cette occasion, d'Orfer et Kahn "se partagèrent" les manuscrits de Rimbaud avant de les commercialiser, chacun de son côté. Cet incident initie le processus de dispersion des "Illuminations manuscrites" qu'achèvera de compliquer, tout au long du XXe siècle, l'attraction exercée sur les collectionneurs d'autographes.
   On peut distinguer trois grands ensembles : 
   1)
Les vingt-neuf premières proses du recueil des Illuminations (d'Après le Déluge à Barbare), publiées dans les n° 5 (13 mai 1886) et n°6 (29 mai 1886) du périodique La Vogue. C'est la partie numérotée du manuscrit des Illuminations.
 
 2) Les huit proses publiées dans les n°8 (13 juin 1886) et 9 (21 juin 1886) de La Vogue, mélangées avec des poèmes en vers de 1872 (le n°7 contient exclusivement des pièces de vers). Il s'agit de
Promontoire, Scènes, Soir historique, Mouvement, Bottom, H, Dévotion et Démocratie.
  
3) Les cinq poèmes en prose qui ne seront publiés qu'en 1895, dans l'édition Vanier des Poésies complètes. La Vogue, qui avait prévu leur publication, dut y renoncer, Léo d'Orfer les ayant emportés lors de son départ de la revue. Ce sont Fairy, Guerre, Génie, Jeunesse et Solde.
   Le tableau ci-dessous tente de résumer les cheminements distincts de ces trois ensembles de manuscrits. En début de chaîne, deux noms : Léo d'Orfer et Gustave Kahn. En fin de chaîne, essentiellement, ceux de deux grands collectionneurs : Lucien Graux et Pierre Berès. Mais le parcours suivi par les textes au cours du XXe siècle n'est pas toujours bien connu. Certaines des indications ci-dessous sont lacunaires ou ne sont que des hypothèses. Quelques explications et références plus précises suivent le tableau. Au-delà, voir la bibliographie du sujet.

 

 

 Textes

Hypothèses concernant
le mode de transmission

Localisations
actuelles

Disponibilité
en ligne

1) Poèmes en prose publiés dans les n° 5 (13 mai 1886) et n°6 (29 mai 1886) de la revue La Vogue. 30 premières proses du recueil des Illuminations (d'Après le Déluge à Barbare) Gustave Kahn > Gustave Cahen > Ronald Davis > Lucien Graux > BNF, cote NAF 14123 Gallica
2) Poèmes en prose publiés dans les n°8 (13 juin 1886) et 9 (21 juin 1886) de la revue La Vogue. Promontoire Léo d'Orfer > Charles Grolleau > Léon Vanier > Albert Messein > Octave Guelliot > Musée Rimbaud de Charleville-Mézières Diverses copies non officielles sont accessibles.
Scènes,
Soir historique,
Mouvement,
Bottom,
H
Gustave Kahn >
Pierre Berès
>
Collections privées - pour Scènes : catalogue en ligne de la vente P. Berès de 2006
- pour les autres, copies diverses, voir ce site.
Dévotion
Démocratie
d'Orfer > Grolleau > Vanier > ? Inconnue (manuscrits portés disparus) Aucun fac-similé n'existe
3) Poèmes en prose publiés en 1895 dans l'édition des Poésies complètes, chez Vanier. Génie d'Orfer > Grolleau > Vanier > Messein > Henri Matarasso > Pierre Berès > Collection privée Catalogue en ligne de la vente P. Berès de 2006
Solde, Fairy, Guerre, Jeunesse I (Dimanche) d'Orfer > Grolleau > Vanier > Messein > Lucien Graux > BNF, cote NAF 14124 Gallica
Jeunesse II-III-IV d'Orfer > Grolleau > Vanier > Messein ? > Stefan Zweig > Fonds Martin-Bodmer, à Cologny, près de Genèvre Site internet de la fondation Bodmer

 

 

 

 

 

 




 

[1] Rimbaud, Fayard, 2001, p.948)

[2] "Les manuscrits de Rimbaud", Avant-siècle, Études rimbaldiennes n°2, 1969, p.41-170.

 

 

 

1) Les manuscrits autographes des vingt-neuf premières proses des Illuminations, correspondant aux n° 5 (13 mai 1886) et n°6 (29 mai 1886) de la revue La Vogue.

  BNF, cote NAF 14123 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8451618h

   Ce sont les poèmes :  Après le Déluge, Enfance, Conte, Parade, Antique, Being Beauteous, "Ô la face cendrée...", Vies, Départ, Royauté, À une raison, Matinée d'ivresse, Phrases, Ouvriers, Les Ponts [reproduit sans son titre et soudé au poème précédent], Ville, Ornières, Villes (Ce sont des villes...), Vagabonds, Villes (L'acropole officielle...), Veillées, Mystique, Aube, Fleurs, Nocturne vulgaire, Marine, Fête d'hiver [reproduit sans son titre et soudé au poème précédent], Angoisse, Métropolitain, Barbare. Le folio 1 du document de la BNF présente un descriptif inscrit au crayon qui consigne ces éléments.

   Ces manuscrits ayant fait l'objet des deux deux premières livraisons : n°5 (13 mars 1886) et n°6 (29 mai 1886) de la revue La Vogue furent sans doute vendus de façon groupée. D'après Jean-Jacques Lefrère [1] c'est Gustave Kahn "qui avait gardé la majeure partie de la liasse" et qui céda les manuscrits des vingt-neuf premiers poèmes des Illuminations au collectionneur Gustave Cahen. Selon Pierre Petitfils [2], ils "ont fait partie de la collection G. Cahen qui fut dispersée à l'Hôtel Drouot les 21-26 octobre 1929 (Catalogue Giraud-Badin). Ces poèmes, reliés sous carton toilé gris, furent adjugés au prix de 24 500 F au libraire Ronald Davis, qui les habilla d'un maroquin rouge signé Huser, leur ayant joint la lettre de Verlaine à Léo d'Orfer du 16 janvier 1888 et le n°5 de La Vogue." (op.cit. p.87). Ils furent ensuite acquis, en 1929, par le docteur Lucien Graux. Après la mort en déportation de ce célèbre bibliophile, le lot fut mis en vente le 4 juin 1957 et acquis par la BNF.

   Cet itinéraire de transmission explique pourquoi ces manuscrits nous sont parvenus comme un lot à part, tels que nous les découvrons dans la numérisation Gallica.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[3] Léon Vanier meurt en 1896. Après une brève régence de sa veuve, la maison d'édition fut rachetée en 1902 par Albert Messein qui en assura la destinée jusque dans les années 1950 sous l’appellation Librairie Léon Vanier, A. Messein, Successeur, 19 quai Saint-Michel. C'est donc Messein, en général, et non Vanier, qui vendra à divers collectionneurs le fonds Rimbaud de la "Maison Vanier", au cours du XXe siècle. 

 



 

 

 

 

 

 

 


[4]
Rimbaud et le problème des Illuminations, Mercure de France, 1949.

 

 

 

2) Les manuscrits autographes correspondant aux n°8 (13 juin 1886) et 9 (21 juin 1886) de la revue La Vogue.

   Les manuscrits de ces huit textes ont été désolidarisés des précédents pour être vendus à des collectionneurs divers.

   Cinq d'entre eux (Scènes, Soir historique, Mouvement, Bottom, H) ont fait partie du lot de textes conservés par Gustave Kahn, à la suite de la crise intervenue au sein de la première direction de La Vogue et ont abouti, à la mort de Kahn en 1936, dans la collection Pierre Berès. Certains d'entre les manuscrits concernés ont été récemment reproduits : Soir historique, dans le catalogue de l'exposition Berès au Musée Condé de Chantilly en 2003, Scènes, dans le catalogue de la vente Berès du 20 juin 2006. Mais ces manuscrits rimbaldiens (mis à part Promontoire) appartiennent encore à des collections privées. Ils ne sont pas aisément localisables. On n'en connaît pas toujours des fac-similés de première main (la plupart de ceux qu'on pourra trouver sur ce site sont des reproductions de reproductions de reproductions, parfois fort médiocres).

   Les trois autres (Promontoire, Dévotion et Démocratie) firent probablement partie du lot de textes  prêtés par Léo d'Orfer à Charles Grolleau qui les vendit à l'éditeur Vanier [3]. Mais si l'autographe de Promontoire est aujourd'hui bien connu, ayant été acquis par le Musée-Bibliothèque de Charleville-Mézières, par l'intermédiaire d'un certain docteur Octave Gueilliot, les manuscrits de Dévotion et Démocratie ont disparu et l'on n'en connaît aucun fac-similé.
   

Promontoire.

   Le manuscrit autographe de ce poème initialement publié dans le n°8 (13 juin 1886) de la revue La Vogue a suivi un itinéraire de transmission particulier. Resté dans les mains de Léo d'Orfer, il a été d'abord vendu au libraire Vanier (via Charles Grolleau ?) puis devint la propriété du docteur Octave Guelliot. Prêté à la revue La Grive par ce notable ardennais, historien local et grand collectionneur, le manuscrit a donné lieu à un premier fac-similé en 1933. dans la  C'est par l'intermédiaire de  que put offrir à ses lecteurs un premier fac-similé de ce manuscrit . Il a été légué en 1970 au Musée Arthur Rimbaud de Charleville-Mézières.

"Les enseignements du manuscrit de Promontoire par Jacques Bienvenu" : http://rimbaudivre.blogspot.com/2013/10/les-enseignements-du-manuscrit-de.html

   Il existe un second manuscrit du poème, allographe celui-ci, qui a servi à l'édition La Vogue. Ce document a changé de mains lors de la vente Pierre Berès (2006) et est consultable sur le catalogue de cette vente, page 234 de la huitième partie :

Catalogue en ligne de la vente Pierre Berès du 20 juin 2006, page 234 de la huitième partie : https://www.bibliorare.com/cat-vent_beres20-6-06-2-8.pdf


Scènes

   Henry de Bouillane de Lacoste a publié la première reproduction de cet autographe, obligeamment prêté par Pierre Berès, en frontispice de son Rimbaud et le problème des Illuminations (1949) [4]. Une excellente reproduction figure dans "Pierre Berès, 80 ans de passion", catalogue de la quatrième vente du Cabinet des livres Pierre Berès (20 juin 2006). Depuis lors, il est en ligne :

  Catalogue en ligne de la vente Pierre Bérès du 20 juin 2006, page 233 de la huitième partie : https://www.bibliorare.com/cat-vent_beres20-6-06-2-8.pdf


Soir historique

   Le manuscrit de ce poème a fait l'objet d'une première et bonne reproduction p.104 du catalogue "Livres du cabinet de Pierre Berès", musée Condé, château de Chantilly, 2003. Autre reproduction : Steve Murphy, "Trois manuscrits autographes de Rimbaud", Histoires littéraires n°17, janvier-février-mars 2004.

sur ce site
 

Mouvement

   Montré lors de l'exposition du centenaire de la naissance de Rimbaud, à la BN, en 1954, le manuscrit de Mouvement aurait été photographié, grâce à quoi André Guyaux put fournir pour la première fois un fac-similé dans la revue Circeto (n°1, 1983). Autre reproduction dans sa Poétique du fragment (1985). Document de qualité médiocre.

  sur ce site
 

Bottom et H

   Les deux textes figurent sur un même feuillet. Bouillane de Lacoste a reproduit ce manuscrit dans son livre Rimbaud et le problème des Illuminations. C'est cette source qu'utilisent les diverses reproductions disponibles depuis cette date. Il s'agit malheureusement d'une reproduction médiocre.

sur ce site


Dévotion, Démocratie

   Ces manuscrits ont disparu. On ne sait rien de leur parcours.
 

 

 

 



 


 

[5] Ces "Notes de l'éditeur" sont reproduites par Jean-Jacques Lefrère dans Correspondance posthume 1891-1900, p.343-344.

 

 


3) Les cinq poèmes absents des éditions de 1886 qui ne furent publiés qu'en 1895 chez Vanier 

   Les cinq proses Fairy, Guerre, Jeunesse, Solde et Génie ont été révélées par l'édition des Poésies complètes, chez Léon Vanier, en 1895. Leur publication dans la préoriginale de 1886, bien que prévue,  n'eut pas lieu. La rupture intervenue entre Léo d'Orfer et Gustave Kahn contraignit ce dernier à annoncer, dans le n°11 du 5 juillet de La Vogue, l'interruption inopinée du feuilleton Rimbaud. Les cinq Illuminations non publiées en 1886 firent partie du lot de textes emportés par Léo d'Orfer au moment de son départ de la revue. "Ces autographes, précise Jean-Jacques Lefrère (ibid. p. 948), d'Orfer allait les prêter plus tard à Charles Grolleau, gérant de La Nouvelle Revue indépendante, lequel les vendra à Vanier". La provenance des cinq poèmes est signalée (quoique de façon quelque peu implicite) dans les Notes de l'éditeur des Poésies complètes (Vanier, 1895) [5]. En 1912, dans son édition Arthur Rimbaud. Vers et proses. Préface de Paul Claudel, Paterne Berrichon indique qu'il a révisé ces poèmes "sur les manuscrits appartenant à M. Messein". C'est donc postérieurement à cette date que les manuscrits furent  dispersés. L'essentiel du lot (quatre feuillets sur six) fut acquis par Lucien Graux, à une date et dans des circonstances que nous ignorons. Ces manuscrits se trouvent à la BNF depuis 1957, archivés sous le code NAF 14124. Mais c'est à d'autres collectionneurs que la maison Vanier (sous l'égide d'Albert Messein) céda Génie et le feuillet de Jeunesse II-II-IV.   


Solde, Fairy, Guerre et la première partie de Jeunesse : Jeunesse I (Dimanche).

Ces poèmes, après avoir suivi eux aussi la filière Vanier > Messein, furent acquis par le collectionneur Lucien Graux et préemptés par la BNF lors de la dispersion de la collection concernée, le 4 juin 1957.
 
  BNF, cote NAF 14124 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8451619x
 

Jeunesse II-III-IV

Ce manuscrit a suivi la filière : d'Orfer > Grolleau > Vanier > Messein > Stefan Zweig (non pas vendu mais échangé entre Messein et Zweig), pour aboutir dans le fonds Martin-Bodmer, à Cologny, près de Genève (Lefrère, ibid. p.949).

Site de la fondation Martin-Bodmer :
http://www.e-codices.unifr.ch/fr/list/one/fmb/ms-Rimbaud-R-028-003


Génie

Ce manuscrit passa de Vanier à l'éditeur Messein, puis au libraire Henri Matarasso, enfin à Pierre Berès dont la collection a été dispersée en 2006. Le manuscrit a été reproduit pour la première fois p.106 du  catalogue
"Livres du cabinet de Pierre Berès", musée Condé, château de Chantilly, 2003. Autre reproduction : Steve Murphy, "Trois manuscrits autographes de Rimbaud", Histoires littéraires n°17, janvier-février-mars 2004. 

  Catalogue en ligne de la vente Pierre Bérès du 20 juin 2006, page 103 de la septième partie : https://www.bibliorare.com/cat-vent_beres20-6-06-7.pdf
ou, sur ce site : http://abardel.free.fr/petite_anthologie/genie.htm


   Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, il convient de décrire brièvement les différentes pratiques que l'on rencontre dans la reproduction des manuscrits des Illuminations et de fixer quelques critères. Car tout ce qui se donne comme image d'un autographe rimbaldien est loin de présenter un égal intérêt.

 


Fac-similés : pratiques et critères



 

 

 

 

 

 

 

 

 

[6] Arthur Rimbaud, Paul Verlaine. Un concert d'enfers, édition établie et présentée par Solenn Dupas, Yann Frémy et Henri Scepi, Quarto, Gallimard, 2017.
 


[7] Cf. André Guyaux, Poétique du fragment, p.61-63.

     
   Les numérisations BNF offrent la possibilité de feuilleter recto/verso, de faire défiler les pages une à une ou par deux, de les afficher verticalement ou en mosaïque. Un tel document présente, par rapport à la plupart des reproductions existantes, de conséquents avantages.

Premier avantage : la possibilité de voir les versos

   Lorsqu'on feuillette NAF14123 ou NAF14124, on constate que le document montre successivement les rectos et les versos. Chaque manuscrit n'est assujetti à son support que par une étroite bande de colle sur son côté gauche, ce qui permet à la BNF de photographier les deux faces de chaque feuillet. Grâce à ce procédé, nous observons que Rimbaud, à une exception près (feuillet 21-22, correspondant à Nocturne vulgaire, Marine et Fête d'hiver), n'utilise que les rectos. Il semble pourtant être fort économe de son papier. Il remplit remplit ses feuillets de haut en bas, copiant ses textes les uns à la suite des autres de manière à occuper de façon optimale l'espace disponible. Mais il connaît l'usage voulant qu'on ne fournit pas à un imprimeur un manuscrit utilisé recto/verso. Nous trouvons là confirmation de ce qu'on sait par une lettre de Verlaine à Ernest Delahaye, datée du 1er mai 1875 : c'est "pour être imprimés" que Rimbaud a soigneusement transcrit les "poèmes en prose" qu'il remet à Verlaine à Stuttgart, à la fin février 1875.
   À ce propos, j'avoue être resté perplexe devant la phrase suivante, lue dans la notice des llluminations d'une édition récente [6] : "Félix Fénéon se charge d'ordonner le manuscrit en veillant à bien associer les versos avec les rectos qui lui paraissent suivre immédiatement." Qu'est-ce que l'auteur a bien pu vouloir dire ?
   La révélation des versos peut s'avérer intéressante. Celui du
feuillet 24, notamment, présente une copie raturée du premier paragraphe d'Enfance I très utile pour l'analyse de l'évolution de l'écriture de Rimbaud pendant le processus de mise au net des Illuminations [7]. Nous y reviendrons.
   Plus anecdotique, mais utile aussi pour qui cherche à reconstituer l'itinéraire de transmission suivi par les manuscrits : les versos des quatre feuillets (ou fragments de feuillets) contenus dans NAF14124 portent tous le paraphe d'Albert Messein, suivi de la mention "successeur de Léon Vanier". Messein a-t-il procédé ainsi pour authentifier le document ou en notifier la propriété à l'occasion d'un prêt ?
 

Verso de Jeunesse I (voir le recto quelques lignes plus bas).

 
   Sinon intéressant, du moins amusant : c'est Steve Murphy qui relève quelque part (je ne me rappelle plus où) que le verso du feuillet 11 est maculé d'encre d'imprimerie. Ce qui tend à montrer, dit à peu près Steve Murphy, que les typographes de La Vogue ont composé en s'appuyant directement, au propre comme au figuré, sur nos chers (très chers) "manusses".  

Deuxième avantage : la perception de la taille des manuscrits

      Le simple fait que les manuscrits soient présentés collés sur des folios reliés ("folio" est le terme employé par la BNF) fait que nous pouvons en apprécier la taille, quelle que soit la déformation induite par la reproduction sur écran. Nous avons toujours un point de comparaison stable. Observons les deux numérisations BNF d'autographes des Illuminations reproduites ci-dessous : nous constatons du premier coup d'œil que le manuscrit de gauche est à peu près équivalent au format du volume relié (que nous connaissons) tandis que celui de droite n'occupe qu'une surface réduite environ de moitié. Dans beaucoup d'éditions fac-similaires il n'en est pas ainsi, il est impossible d'apprécier la taille du manuscrit, de différencier la surface occupée par le manuscrit de celle de la page sur laquelle il est reproduit.
 

Les manuscrits de NAF14123 sont collés sur des des folios numérotés de 24,5x17 cm. Le folio 6 de NAF 1423 présente le feuillet 2 du manuscrit des Illuminations (Enfance I et le début de Enfance II). Il s'agit d'une feuille de papier vergé, d'un blanc tirant vers le beige, de format 20x13 cm.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8451618h/f17.double

NAF14124 comprend quatre folios non numérotés de 24x19,2 cm. Le folio reproduit ci-dessus en fait partie. Il présente le manuscrit de Jeunesse I sous-titré Dimanche. Il s'agit d'une feuille de papier vergé, bleue, de 13 cm de large sur, environ, 10 cm de haut.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8451619x/f15.image



 

[8] L'intégrale des manuscrits d'Arthur Rimbaud, par Claude Jeancolas, chez Textuel, 2012, ou Arthur Rimbaud. Manuscrits, Éditions des Saints Pères, 2019.
 

 

 

 

[9] Cf. les pages :
- Feuillets découpés de Génie et Dimanche
- Feuillets découpés de Guerre et Promontoire
- Feuillets découpés de Fairy et Veillées I-II

[10] Voir à ce propos l’article de Jacques Bienvenu : "Les ouvrières des Illuminations". L’auteur y explique les paraphes anormalement invasifs barrant certains manuscrits par une révolte d’ouvrières typographes n'ayant pas perçu leur salaire. Cette révolte aurait coïncidé avec la démission de d’Orfer comme directeur de La Vogue. Son successeur, Félix Khan, aurait alors remplacé les typographes femmes par des hommes. Effectivement, Félix Fénéon, dans sa correspondance avec Bouillane de Lacoste, a caractérisé cette crise de la fin mai 1886 comme une « mutation de personnel » (Bouillane de Lacoste, édition critique des Illuminations, Mercure de France, 1939, p.141).

 


Troisième avantage : la perception de la couleur du papier employé et de la découpe particulière de certains feuillets.

   Comparons les deux documents ci-dessus à leur équivalent dans diverses éditions récentes de fac-similés rimbaldiens [8].
   Les fac-similés de la BNF sont des photos couleur qui permettent de constater, par exemple, que le papier de Jeunesse I est bleu, contrairement à celui servant généralement de support aux manuscrits des Illuminations. Et, même quand le manuscrit est blanc, comme c'est le cas de celui d'Enfance, le léger contraste existant entre les papiers de Rimbaud et les folios utilisés par le relieur laisse apparaître clairement la découpe du manuscrit et sa dimension propre. Au contraire, les éditions mentionnées des Saints Pères ou de Textuel présentent la calligraphie rimbaldienne sur un fond neutre ou transparent toujours le même, se confondant avec la couleur des folios de l'ouvrage. Impossible, par conséquent, d'observer que le manuscrit de Jeunesse I est sur papier bleu. Impossible de voir que le poème a été copié sur une demi-feuille découpée au ciseau. Ce genre d'opération de découpage, que l'on constate à trois ou quatre reprises dans le manuscrit des Illuminations [9], est toujours plein d'enseignement sur le processus de transcription et d'agencement des textes. Il est regrettable que le lecteur ne puisse pas le voir et parfois même n'en soit pas informé.

 

Quatrième avantage : l'absence de "toilettage".

    Les fac-similés de la BNF laissent apparaître quantité de signes graphiques étrangers au texte. Par exemple : le nom, marqué au crayon, du typographe désigné pour composer la première page d'Enfance, les crochets mettant en évidence le titre du poème, le chiffre 2 isolé par une sorte de quart de cercle dans le coin supérieur droit du manuscrit d'Enfance, le trait horizontal biffé au dessous de Jeunesse I, les nombreux chiffres différents et énigmatiques figurant sur le manuscrit de Jeunesse (I, IV, 3, 3, 8, 10), parmi lesquels ceux qui indiquent aux typographes les corps de caractère à utiliser, etc.
   Le volume de fac-similés des éditions des Saints Pères paru en 2018, pour reprendre cet exemple, appartient, par contre, à une tradition de "toilettage" qui consiste à éliminer tout ou partie de ces signes parasites pour retrouver une hypothétique conformité à l'original. La première publication conséquente de manuscrits des Illuminations, celle de Roger Pierrot en 1984, suivait déjà ce principe néfaste (il en sera de même pour Claude Jeancolas, 1996, 2004, 2012). Le problème, c'est que ces signes "parasitaires" ne sont pas tous allographes, que certains sont même sûrement de la main de Rimbaud, et que tous, quoi qu'il en soit, sont à même de fournir des indications précieuses sur l'histoire du manuscrit [10].
   Observons par exemple ces deux reproductions du poème Après le Déluge copiées dans "Google Images" (à gauche, celle de la BNF, à droite, mystère, Jeancolas probablement) :
 

       Le préparateur du "fac-similé" toiletté (image de droite) a conservé à juste titre le trait ondulé de séparation (œuvre de Rimbaud lui-même). Mais il a omis tout le reste (crochets enserrant le titre, nom du typographe porté en surcharge, en travers du texte, taille de la police de caractères à utiliser ...), y compris, dans le coin supérieur droit du manuscrit, le chiffre 1, dont la provenance auctoriale est pour le moins envisageable, et, en début de texte, la petite rature au-dessus de "Aussitôt que" :


Or, tous les spécialistes s'accordent à lire ici le mot "après", ajouté de la même encre que le texte, donc par Rimbaud lui-même. Quant à l'auteur des deux traits de crayon qui rendent ce mot presque illisible : est-ce Rimbaud ou l'un de ses premiers éditeurs ? Impossible d'en décider. Dans un cas de ce genre, le lecteur est en droit d'exiger une reproduction exacte du manuscrit, seule à même de lui fournir les données du problème philologique et interprétatif. Il a le droit de savoir pourquoi il lit chez Brunel (éd. La Pochothèque, 1999, p.455) "Aussitôt que l'idée du Déluge se fut rassise"  et chez Guyaux (éd. La Pléiade, 2009, p.289) "Aussitôt après que l'idée du Déluge se fut rassise".
   Les artisans d'
Arthur Rimbaud. Manuscrits (Éditions des Saints Pères), avertis par les critiques fréquemment adressées au toilettage dans la reproduction des autographes rimbaldiens, laissent subsister un certain nombre de ces marques prétendument parasitaires. Mais pas toutes, ce qui dénote une attitude assez désinvolte. Ainsi, la rature de la première ligne du premier texte des Illuminations est dûment reproduite (quoique de façon peu lisible) mais le quart de cercle isolant le numéro 2 dans l'angle supérieur droit du feuillet d'Enfance I (manuscrit reproduit ci-dessus), phénomène si caractéristique du mode de numérotation des premiers textes des Illuminations et si souvent allégué dans les débats de spécialistes sur la paternité de cette numérotation, disparaît dans cette édition ; le I de Jeunesse I est le seul chiffre qui ait été jugé digne d'être reproduit sur le fac-similé concerné, etc.

    En conclusion :
    Les fac-similés de la BNF sont d'excellents instruments de travail. Ceux du catalogue en ligne de la vente Berès sont loin d'être techniquement parfaits, en tant que photographies. On trouve bien mieux, parfois, dans certains catalogues de ventes aux enchères. Mais ils sont beaucoup plus utiles que ces images toilettées auxquelles nous sommes malheureusement habitués, au livre comme sur internet. Il y a eu bien sûr par le passé de salutaires exceptions : notamment les éditions, mentionnées dans notre bibliographie, d'André Guyaux (1985) et Steve Murphy (2002). Mais c'est depuis peu seulement que nous pouvons bénéficier d'une offre équivalente sur la toile, supérieure même, à certains égards, aux meilleures éditions papier (par exemple, aucune de ces éditions n'a pu fournir des reproductions en couleur).