La page du manuscrit des Illuminations où nous pouvons lire
« Barbare », précédé des dix-sept dernières lignes de
« Métropolitain », présente une particularité : son numéro de page,
le numéro < 24 >, est mentionné deux fois : dans le
coin supérieur gauche (c'est la pagination la plus visible) et tout
en haut du coin supérieur droit, légèrement déchiré :

André Guyaux décrit le
phénomène dans son édition critique de 1985, p. 285, sans
l'interpréter. Dans le tome IV, Fac-similés, des Œuvres
complètes de Rimbaud, aux éditions Champion (p. 597), Steve
Murphy le classe parmi les « variations dans la pagination [...]
incompatibles avec l'hypothèse d'indications de l'équipe de La
Vogue ». Son bref commentaire ouvre diverses pistes
d'interrogation. Je reprends la balle au bond.
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André Guyaux décrit ainsi le manuscrit :
Le chiffre 24 est écrit, au crayon, dans le coin
supérieur gauche ou un peu plus bas. Il est enfermé par une
ligne en demi-cercle, au crayon aussi. En fait, ce chiffre
fut récrit dans le coin gauche, après avoir figuré dans le
coin droit. Le feuillet a été coupé aux ciseaux suivant le
bord supérieur mais on voit encore la partie inférieure du
chiffre et le bas de la ligne courbe qui l'enfermait dans le
coin droit, ce chiffre et cette ligne n'ayant pas été
effacés complètement.
André Guyaux, Illuminations, À la Baconnière, Neuchâtel,
1985, p. 285.
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Deux petites remarques
concernant cette description. Premièrement, Guyaux suggère que le
< 24 > du coin supérieur droit a connu un début d'effacement. En
réalité, la consultation des manuscrits antérieurs montre que les
paginations au crayon sont rarement beaucoup plus contrastées.
Notamment, elles n'ont jamais ce noir foncé qu'on observe dans le
grand < 24 > du coin supérieur gauche. Deuxièmement, Guyaux exagère
quand il dit qu'on ne perçoit plus que la « partie inférieure » de
la pagination. En réalité, comme on le constate dans l'image
très agrandie de ce détail du manuscrit montrée plus haut, le nombre < 24 > reste presque entièrement
visible. Ces détails ne sont pas aussi négligeables qu'il y paraît,
pour l'interprétation. On va le voir.
André Guyaux, qui
donne pour chaque manuscrit son format exact, indique « 19,8 cm de
haut » pour celui-ci. La hauteur la plus courante est de 20,2 cm.
C'est cette mesure que Guyaux indique le plus souvent pour le papier
à lettres en papier vergé blanc utilisé dans vingt des vingt-quatre
feuillets paginés des Illuminations. Mais il lui arrive
d'aller jusqu'à 20,5-20,6. On peut donc estimer que le folio 24 a
été amputé de 4 mm au moins dans sa partie supérieure.
Steve Murphy, de son
côté, écrit :
A. Guyaux a
montré que le bord supérieur de la p. 24 a été sectionné aux
ciseaux (par Rimbaud ?), laissant des traces d'une
pagination semblable à celles qui la précèdent. Il est
difficile d'affirmer avec certitude que le chiffre est
autographe mais l'enchaînement et les traces de l'ancienne
pagination confirment qu'il devait bien s'agir de la p. 24.
A.R.,
Œuvres complètes, IV, Fac-similés, Honoré
Champion, p. 597.
Murphy constate que la
bizarre double pagination du folio 24 ne s'explique pas,
contrairement à la pagination hétérodoxe du folio 18 dont il vient
de parler dans les lignes précédentes, par la substitution d'un
feuillet à un autre. C'est ce qui l'intéresse dans le contexte. Mais
il soulève, en passant, plusieurs questions d'intérêt. Qui a
sectionné le feuillet ? Est-ce Rimbaud qui a inscrit le < 24 >
initial ?
Avant de se poser la question du « qui ? », il paraît utile de se
poser celles du « pourquoi ? » et du « quand ? ». Sinon pour y
répondre « en toute certitude », du moins pour y trouver des
réponses plausibles. L'hypothèse la plus logique,
c'est que le manuscrit s'est dégradé et qu'il a paru souhaitable
à quelqu'un d'égaliser un bord de page déchiré ou effrangé. Le bord supérieur
droit nous apparaît d'ailleurs encore, dans le détail du manuscrit
montré plus haut, malgré le coup de ciseaux égalisateur, légèrement
écorné. Guyaux précise (dans
Les Illuminations, 1985, p. 285) que « le feuillet est
déchiré dans le coin inférieur droit, suivant un triangle qui a 3,2
cm de côté sur le bord droit et 1 cm sur le bord gauche. » On voit
cela très bien dans les reproductions ci-dessous :
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On constate aussi que le verso contenant un état antérieur du
premier paragraphe d'« Enfance I », biffé, présente des salissures
faisant penser que ce feuillet 24, comme le folio 9, a servi de
couverture à une liasse de manuscrits, de même taille et pliés en
deux. La pliure à mi-hauteur que l'on observe sur
les manuscrits, celui-ci compris, en est l'indice. Il est probable que
ces signes d'usure soient antérieurs à la publication initiale de
1886. Pendant plus de dix ans, les manuscrits des Illuminations ont été transmis de
l'un à l'autre, rangés ici ou là, pas toujours précautionneusement
sans doute.
Pour toutes ces raisons, il est donc fort possible que le
folio n° 24 soit parvenu
entre les mains des rédacteurs de La Vogue dans un état
imposant une intervention conservatoire. C'est pourquoi je leur
attribuerais plus volontiers qu'à Rimbaud le coup de
ciseaux dont il est question ici.
Le « pourquoi ? », le « quand ? »
et le « qui ? » du sectionnement ayant trouvé réponse, sinon de
façon scientifique et définitive, du moins avec un certain degré de
vraisemblance, reste la dernière question posée
par Steve Murphy : peut-on « affirmer avec certitude » que les
chiffres du coin supérieur droit sont « autographes » ? La réponse découle logiquement de ce qui précède.
On n'imagine pas les rédacteurs de La Vogue commençant par
inscrire un numéro 24 tout en haut d'une feuille effrangée, puis,
prenant conscience à retardement de l'état du papier, se décidant à
donner le fameux coup de ciseaux et reportant plus bas, à gauche, en
chiffres bien gros et bien visibles, le numéro de page qu'ils
viennent eux-mêmes d'inscrire.
Le plus ancien des deux < 24 > ne
saurait donc leur être attribué. Il provient d'une époque où
l'espace utile en haut du manuscrit était plus large d'au moins 4
mm. Il se trouvait dans ce coin
supérieur droit antérieurement à 1886 et, selon toute vraisemblance, très
antérieurement. Avant le processus de transmission au cours duquel
le parchemin s'est abîmé. Depuis janvier-février 1875
vraisemblablement (voir dans ce
site la page : Pourquoi la
pagination des Illuminations s'arrête-t-elle à « Barbare » ?).
En outre, le dessin du chiffre
< 2 > du < 24 > situé en haut à droite, identique à celui des
fichiers précédents, < 12 >, < 20 >, < 21 >, < 22 >,
< 23 > comme le signale Steve Murphy, est typique des < 2 > de Rimbaud. Voir dans ce site la page :
Les « chifffres
non rimbaldiens, le folio 18 et la pagination des Illuminations.
Il est très probablement de la main de Rimbaud. Par contre, le < 2 > du < 24 > inférieur, au dessin plus structuré
que les < 2 > au tracé un peu mou de Rimbaud, ressemblerait assez à
celui, passé à l'encre, du folio 2 d'« Enfance I ». On peut
l'attribuer sans grand risque de se tromper aux rédacteurs de La
Vogue.
En résumé : plus de dix ans séparent les deux < 24 > du folio
portant ce numéro. Le premier date d'avant la détérioration du
manuscrit et doit être attribué à Rimbaud, le second date très
probablement de 1886. Un argument de plus en faveur d'une pagination
auctoriale.
23/05/2025
Pour une approche globale DES ILLUMINATIONS, voir
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