LETTRE À ERNEST DELAHAYE DE MAI 1873, DITE "LAÏTOU"
Verlaine ayant décidé de
rentrer en France (sur le steamer Comtesse-de-Flandres) dans l'espoir
de rencontre Mathilde et de parvenir à un arrangement, Rimbaud regagne à son
tour le continent et arrive à l'improviste à la ferme de Roche (héritage de
la famille Cuif), "triste trou" où séjournent sa mère, son frère Frédéric et
ses sœurs. Mathilde se refusant à tout entretien, Verlaine s'installe chez
sa tante à Jéhonville (Luxembourg). Verlaine et Rimbaud se rencontrent à
plusieurs reprises, le dimanche, à Bouillon, localité située à mi-chemin
entre Jéhonville et Charleville, en compagnie de Delahaye.
Roche ou Roches, le pays d'origine de Madame Rimbaud, née
Vitalie Cuif, est à une cinquantaine de kilomètres au sud de Charleville. On
s'est demandé pourquoi Rimbaud baptisait le honni hameau de Roche du nom de
Laïtou (classique refrain des tyroliennes). Jean-Pierre Chambon en a proposé
une explication qui a au moins le mérite d'être rigolote. Pour la
comprendre, il faut bien regarder, au niveau du
dessin légendé "Laïtou mon village", la disposition de la phrase :
"Quelle chierie ! et quels monstres d'innocince, ces paysans. Il faut, le
soir, faire deux lieues, et plus, pour boire un peu. La mother m'a
mis là dans un triste trou."

On voit que le mot "trou" de
"dans un triste trou" se trouve placé par les hasards de la graphie au
dessous du là de "m'a mis là", lui-même surmonté du "la" de "la mother", de
sorte que si on balaie du regard l'extrémité des lignes de bas en haut, on
lit "trou-la-la". CQFD.
Cette lettre bourrée de formules typiques, à base d'argot et
de déformations verbales, affectionnées par le trio
Verlaine-Delahaye-Rimbaud est importante par les informations qu'elle nous
livre sur le projet littéraire qui deviendra Une saison en enfer : sa
caractérisation générique ("petites histoires en prose"), son titre
provisoire ("Livre païen, ou Livre nègre"), son ampleur prévue et son état
d'avancement à la date de mai 1873 ("j'en ai déjà trois" sur "une demi
douzaine d'histoires atroces [...] encore à inventer"), certaines
lectures préparatoires ("le Faust de Goethe") et les espoirs que Rimbaud
fonde sur ce projet ("Mon sort dépend de ce livre").
Excellent fac-similé en couleur dans : Arthur Rimbaud,
Correspondance, présentation et notes de Jean-Jacques Lefrère, 2007,
Fayard.
En ligne dans : BnF. Archives Manuscrits. Catalogue
« Arthur Rimbaud. Œuvres et Lettres ».
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10021498f
À ERNEST
DELAHAYE
Mai 1873
BNF (Bibliothèque Nationale de
France).
Cote : NAF 26499
Fac-similé BNF de la première page
Selon Steve Murphy, Rimbaud a
sans doute commencé par localiser sa lettre à "Roches", de façon
traditionnelle. Puis, ayant trouvé la plaisanterie "Laïtou" en
exécutant son second dessin, il serait remonté au début de sa
lettre pour écrire "Laïtou" à gauche de "Roches", mis entre
parenthèses (SM-IV, 579).

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Laïtou, (Roches) (canton d'Attigny), Mai 73.
Cher ami, tu vois mon existence actuelle dans
l'aquarelle ci-dessous.
Ô Nature ! ô ma mère !
Quelle chierie ! et quels monstres d'innocince, ces paysans. Il
faut, le soir, faire deux lieues, et plus, pour boire un peu. La
mother m'a mis là dans un triste trou.
Je ne sais comment en sortir : j'en sortirai pourtant. Je regrette
cet atroce Charlestown, l'Univers, la Bibliothè., etc... Je
travaille pourtant assez régulièrement ; je fais de petites
histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre
nègre. C'est bête et innocent. Ô innocence ! innocence ;
innocence, innoc... fléau ! Verlaine doit t'avoir donné la malheureuse
commission de parlementer avec le sieur Devin, imprimeux du Nôress. Je crois que ce Devin pourrait faire le livre de
Verlaine à assez bon compte et presque proprement. (S'il n'emploie
pas les caractères emmerdés du Nôress. Il serait capable d'en
coller un cliché, une annonce !)
Je n'ai rien de plus à te dire, la contemplostate de la Nature m'absorculant
tout entier. Je suis à toi, ô Nature, ô ma mère !
Je te serre les mains, dans l'espoir d'un
revoir que j'active autant que je puis.
Je rouvre ma lettre. Verlaine doit t'avoir
proposé un rendez-vol au dimanche 18, à Boulion. Moi je ne puis y
aller. Si tu y vas, il te chargera probablement de quelques
fraguemants (sic) en prose de moi ou de lui, à me retourner.
La mère Rimb, retournera à Charlestown dans le courant de juin,
c'est sûr, et je tâcherai de rester dans cette jolie ville quelque
temps.
Le soleil est accablant et il gèle le matin.
J'ai été avant-hier voir les Prussmars à Vouziers, une préfecture de
10 000 âmes, à sept kilom. d'ici. Ça m'a ragaillardi.
Je suis abominablement gêné. Pas un livre,
pas un cabaret à portée de moi, pas un incident dans la rue. Quelle
horreur que cette campagne française. Mon sort dépend de ce livre
pour lequel une demi-douzaine d'histoires atroces sont encore à
inventer. Comment inventer des atrocités ici ? Je ne t'envoie pas
d'histoires, quoique j'en aie déjà trois, ça coûte tant !
Enfin voillà !
Au
revoir, tu verras ça.
Rimb.
Prochainement je t'enverrai des timbres pour
m'acheter et m'envoyer le Faust de Goethe, Bibliothèque
populaire. Ça doit coûter un sou de transport.
Dis-moi s'il n'y a pas des traduct. de
Shakespeare dans les nouveaux livres de cette biblioth.
Si même tu peux m'en envoyer le catalogue le
plus nouveau, envoie.
R.
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