Rimbaud, le poète
(accueil) > Varia > Le poète
en sentinelle ou la politique des Illuminations
LE POÈTE EN SENTINELLE
OU LA POLITIQUE DES ILLUMINATIONS
Cependant c'est la veille.
Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à
l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux
splendides villes.
Dans un article récent[1],
Éric Marty diagnostique dans la fameuse proclamation d’Adieu :
« Il faut être absolument moderne » l'adhésion de Rimbaud à une
hyper modernité qui serait « celle de l’adieu au politique comme
rature de l’épisode révolutionnaire ». Quant aux
Illuminations, elles font entendre, selon lui, une « parole
post-politique ». L’adieu au politique est l’acte paradoxal par lequel, en lui tournant le dos, ou en le regardant s’éloigner de dos, on voit enfin le politique à l’endroit, débarrassé des mystifications propres à l’événement, aux mille et une illusions qui le font briller, à ses acteurs qui s’en sont crus les sujets, à l’époque en retard sur elle-même. Le mot « événement », ici, désigne la Commune. Rimbaud, en voyant s’éloigner l’espoir révolutionnaire représenté par l’insurrection parisienne de 1871, aurait ouvert les yeux sur le caractère utopique de la pensée socialiste, aurait compris que la révolution était une idée du passé et que la Commune n’avait été, de la part d’idéologues en retard d’une époque, qu’une vaine répétition des journées héroïques de 1789 ou des Trois Glorieuses de 1830. Voilà donc soulevée, une fois de plus, la question de l’engagement politique chez Rimbaud ou, plus exactement, celle de sa fidélité au combat de la Commune, au-delà de « l’année terrible ». Le débat, tel qu’il ressort de l’article d’Éric Marty, se cristallise autour de la problématique de la « modernité » dans les dernières œuvres du poète.
Le souci du narrateur, à la fin d’Une saison en enfer, est de savoir s'il peut encore espérer conquérir ces viatiques : « vigueur » et « tendresse réelle », s'il peut trouver dans ce monde réel qu'il choisit désormais pour sien quelque chose comme une utopie concrète, un aliment à son « ardente patience », c'est-à-dire à son attente fiévreuse d'un salut. À cette question, le poète croit pouvoir maintenant faire une réponse optimiste (« Nous entrerons aux splendides villes »), mais à une condition : « Il faut être absolument moderne ». On a beaucoup glosé sur le sens qu'il était permis de donner à cet aphorisme, sous la plume de Rimbaud, si par « moderne » il fallait entendre ce qu'on désigne habituellement par ce mot : le progrès, le nouveau. Dans un brillant article de 1988[2] le très regretté Henri Meschonnic tentait de montrer que, chez Rimbaud, toujours, « la valeur du mot “moderne” est péjorative » et que ses « il faut » indiquent de façon constante une obligation s'imposant au sujet, une contrainte extérieure. En vertu de quoi il attribuait à la formule un sens de « dérision » et y lisait « un constat de défaite » : « l'acceptation amère du monde moderne ». Une autre lecture, cependant, paraît possible. N’y a-t-il pas dans l’adverbe « absolument » de quoi faire basculer l’adjectif « moderne » vers un sens différent de celui qu’on lui donne d’habitude ? Moins une idée d’acceptation qu’une idée de dépassement ? Si Meschonnic n’a pas retenu cette solution, c’est sans doute qu’elle ne cadrait pas avec sa compréhension pessimiste du dénouement de la Saison. Car il voyait dans ce dénouement, selon la tradition, le moment d’une rupture définitive avec la poésie et l’esprit de révolte. Or, l’optimisme, volontariste et précaire, certes, mais qui malgré tout triomphe au terme de la Saison, se veut bien autre chose qu’un simple ralliement à « la réalité rugueuse » : un nouveau départ, vers une nouvelle raison d’espérer qui s’incarne dans la métaphore des « splendides villes ». Le narrateur, quoique bien décidé à faire table rase, est à la recherche d'une troisième voie qui ne soit ni la persévérance dans les errements du passé, ni celle d'un piteux repentir. Comment comprendre, sinon, cette vision ultime d’une sorte de « Jérusalem céleste » de la part d’un narrateur qui vient de proclamer : « Plus de cantiques ! » ? Il y a là, manifestement, une contradiction qui s’assume comme telle, un esprit qui cherche à surmonter l'opposition stérile entre utopie et contre-utopie, entre célébration de l'ivresse et dénonciation de l'illusion lyrique, entre négation luciférienne et acquiescement à l'ordre moral … et qui veut se projeter vers l’avenir. C’est cet effort athlétique pour se dégager du passé, pour regarder devant, que je perçois dans le fameux slogan : « Il faut être absolument moderne ». Rimbaud ne dit peut-être, au fond, rien d'autre, dans cette énigmatique formule, que lorsqu'il expliquait à Demeny, dans sa lettre du 15 mai 1871, sa conception de la fonction du poète : Le poète définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle : il donnerait plus — que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Pour être « vraiment un
multiplicateur de progrès », le poète ne pourra pas se contenter
de noter « sa marche au progrès » (d’être « moderne »). En tant
qu’artiste, il pourra et devra donner « plus » : définir « la
quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme
universelle », être celui par qui « l'énormité » (ce qui est
hors norme, voire a-normal) deviendra « norme » et sera
« absorbée par tous »[3].
On ne peut plus clairement exposer une conception
révolutionnaire de la notion de progrès et une définition du
poète comme révélateur, précurseur, inventeur des temps
nouveaux. C'est sans doute pour guider le lecteur dans ce
même sens que Rimbaud a ajouté dans Adieu l'adverbe
« absolument » : afin que ce lecteur comprenne qu'il ne s'agit
pas d'être en admiration béate devant le monde moderne
tel qu'il est mais plutôt de se tenir aux aguets, ouvert à tout
ce qui pourrait survenir de radicalement neuf et mériter le nom
de progrès. L’ « absolument » de la fin de la Saison ne
dit rien d’autre que le « plus » de la lettre de 1871.
Une thématique de la modernité parcourt incontestablement Les
Illuminations. Si bien que cet ultime recueil (dernier
projet d’édition du jeune poète), apparaît à certains égards
comme la mise en musique de la maxime révolutionnaire énoncée à
la fin d'Une saison en enfer. Mais Éric Marty, comme on
l’a dit, ne voit pas la chose ainsi. Il perçoit la dernière
parole (poétique) de Rimbaud comme une « parole
post-politique ». Une étude des Illuminations sous
l’angle politique permet, me semble-t-il, de réfuter cette
thèse.
Qu'il dise charités crasseuses et progrès ... [...]
Cependant, Rimbaud se distingue aussi de ce qu'on a pu appeler
le romantisme à
contre-courant de la modernité[7].
Ce courant politiquement hétérogène exprime l’inquiétude de
l’homme occidental devant l’expansion de la civilisation
industrielle et des rapports sociaux capitalistes. Certes, le
désensorcellement de la modernité
à l'œuvre dans les Illuminations participe de ce
mouvement général et la critique rimbaldienne de la « magie
bourgeoise » (Soir historique), c'est à dire la gestion
bourgeoise du progrès technique et de la culture, est d'une
remarquable constance et perspicacité. Mais cette expression
même de « magie bourgeoise », ou encore la référence à « nos
horreurs économiques » (Soir historique) comme la
dénonciation virulente du colonialisme et de la démocratie
version IIIe République que l'on reconnaît sans peine
dans Démocratie, et même dans Mouvement, les
appels à la révolte (Après le Déluge), les espoirs placés
dans la perspective du grand soir (Soir historique),
tout cela renvoie à une critique socialisante et/ou anarchisante
de la société moderne. Enfin, par la place que tient dans son
œuvre la relance constante d’une espérance utopique, Rimbaud se
distingue de cette posture nostalgique qui caractérise un
certain anticapitalisme romantique (critique du « matérialisme
bourgeois » au nom des valeurs spirituelles de la société
traditionnelle) ou le passéisme désespéré d'un Des Esseintes
(bien qu'il ne soit pas sans rappeler parfois l'univers de
Rimbaud : même haine du bourgeois, même malaise face à la ville
moderne, même appel aux fléaux et aux apocalypses, au dernier
chapitre d'À Rebours).
Ce qui fait l’originalité de la position politique de Rimbaud,
dans son temps, c’est que, malgré l’« atroce scepticisme » avoué
dans Vies II, il n’a jamais voulu, ou jamais pu, seul ou
quasi-seul parmi les écrivains ses contemporains, séparer dans
son œuvre l’élan vers un Inconnu poétique et la promesse
révolutionnaire incarnée par la Commune. Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées par la Bible et par les Nornes et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller. Mais
il ajoute en conclusion : « Cependant ce ne sera point un effet
de légende ! ». Le message politique semble clair : ne prenez
pas cette vision d’apocalypse pour un poncif littéraire[8].
Il s’agit, pour « l’être sérieux », de dépasser désormais le
(faux) poétique vers le politique (tout le contraire d’un
« adieu au politique », donc) et de guetter, dans la sphère du
réel, l’avènement d’un « soir historique ». Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, — ta force. Dans Génie, où ce qu'on a appelé l' « illuminisme démocratique » se proclame en parodiant l'éloquence sacrée et la rhétorique chrétienne, Rimbaud semble dire sa foi en un christ déchristianisé, qui « ne redescendra pas d'un ciel » et qui ne peut être que l'Homme lui-même. Non pas l'homme en général, tel qu'on le rencontre à l'état normal dans la société, mais l'homme nouveau qui a su rompre avec « tous les agenouillages anciens », reconnaître la « force » qui est en lui et s'ouvrir à « l'amour, mesure parfaite et réinventée » : Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.
Il est curieux qu'Éric Marty
détecte dans cet hymne à la « fécondité de l'esprit » la
« souveraineté particulière [de] qui a renoncé à tout pouvoir
par le talisman de l'adieu ». Génie célèbre au contraire
le pouvoir créateur du génie humain, la capacité individuelle et
collective des hommes à être véritablement sujets, maîtres de
leur propre vie, de leur histoire, inventeurs de leur avenir.
Aussi, de même que dans Soir historique l'auteur
demandait à « l'être sérieux » de guetter le « moment »
opportun, dans ce poème-ci il enseigne qu'il faut « suivre les
vues » du Génie et que, même quand on est au plus bas (« cette
nuit d'hiver »), il faut savoir « le héler et le voir »,
reconnaître « son jour » (c'est-à-dire sa lumière et son
avènement). la démesure de la technique et l’artifice des matériaux n’ont plus pour traduction possible les catégories socio-politiques ou allégoriques, mais trouvent dans l’utopie positive ou négative, selon les poèmes, le seul langage capable de dire la nouvelle civilisation devenue Maître. Et c’est bien parce qu’il perçoit clairement cette mutation qu’il ne cesse de voir des explosions, des secousses, des éruptions, des déluges […].
Autrement dit, si je comprends bien, Rimbaud, face à la
modernité, oscille entre la fascination et le rejet mais il
n'exprime ces sentiments que sous la forme du mythe et de
l'utopie, il ne peut ni ne veut les formuler en termes
politiques, le Sujet dressé contre « la nouvelle civilisation
devenue Maître » par la tradition hégeliano-marxiste,
à savoir l’Esclave, le prolétariat moderne, étant définitivement
disqualifié à ses yeux par « la rature de l’épisode
révolutionnaire ». * Ainsi, jusque dans sa dernière œuvre, Rimbaud se décrit en attente : guetteur de la fin du monde, sentinelle du Déluge. Tant dans le dénouement d'Une saison en enfer que dans Les Illuminations, Rimbaud garde en point de mire un horizon fabuleux (« splendides villes », « drapeaux d'extase »). Toujours, le sujet lyrique, parvenu au plus sombre de sa « nuit d'hiver » voit se relever en lui l'espoir d'un « jour » ou d'une « aurore ». La Saison elle-même s'achève sur l'évocation d'un salut, désigné en des termes vagues et mythiques, des termes qui ne démontrent aucun « progrès » de leur auteur dans la voie du réalisme et de la raison raisonnable (contrairement à ce que prétend le narrateur lui-même, ce qui fait les choux gras des interprétations moralisantes de la trajectoire rimbaldienne). On ne trouve pas plus, dans l’œuvre de Rimbaud, d’ « adieu au politique » que de rupture proclamée avec la poésie. Jusqu'au terme de sa courte vie littéraire, Rimbaud maintient la perspective d'une émancipation profane, individuelle et collective, qu'il oppose à la promesse chrétienne. C'est ensuite qu'il a pris congé de la politique, comme de la littérature. Mais cela, c’est l’affaire des biographes. Ce n’est pas notre affaire à nous, lecteurs. Sans doute n'était-il pas possible à Rimbaud, quelque tentation qu'il en eût, de rompre avec la poésie en poète ! Et avec la révolution non plus !
[1]
Éric Marty, « Rimbaud et l’adieu au politique »,
Cahiers de littérature française n° II, [2] Henri Meschonnic, « "Il faut être absolument moderne", un slogan de moins pour la modernité », Modernité Modernité, Folio Essais, réédition de 1993, p.123-127. [3] Maciej Zurowsky a révélé que ce passage de la lettre du 15 mai 1871 entre en dialogue avec un article de Vermersch dans Le Père Duchêne du 16 avril 1871. Dans cet article, le poète communard défendait le principe de la liberté en art contre la conception proudhonnienne du rôle moralisateur de l’artiste. L’artiste doit être libre d’exprimer totalement sa personnalité … « Seulement, écrit Vermersch, − il y a un “seulement” ! − pour que tout marche bien, pour qu’on voie juste, pour qu’on voie vrai, il faut que chacun puisse se produire ; / Que les artistes donnent la formule de leur pensée, la notation de leurs aspirations vers le progrès ! » (« Le poète comme multiplicateur de progrès », L’Esprit nouveau dans tous ses états, Hommage à Michel Décaudin, Minard, 1986, p.137-143). Merci à Steve Murphy qui m’a signalé cette source. [4] « Ouvriers » met en scène obliquement le couple Verlaine-Rimbaud. Mais les personnages du texte ne peuvent pas être considérés comme de simples « prête-noms » pour désigner les deux poètes. Autrement dit, il n’est pas sans signification que Verlaine et Rimbaud aient été déguisés ici en ouvriers. [5] Étiemble, « Sur quelques traductions de Génie », Autour de Ville(s) et de Génie, Revue des Lettres Modernes, série Rimbaud n°4 , pages 67-83, Minard, 1980. [6] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Cerf, 2002, p.388. [7] Voir à ce sujet la synthèse de Michael Löwy et Robert Sayre sur les politiques du romantisme : Révolte et Mélancolie, le Romantisme à contre-courant de la modernité (Payot, 1992). [8] Bruno Claisse a montré de façon convaincante que Rimbaud pastiche, dans Soir historique, l'apocalypse sur laquelle s'achève Solvet Seclum, pièce finale des Poèmes barbares (1862), du très anti-communard Leconte de Lisle (« Soir historique et l'illusoire », Parade sauvage, Colloque n°5, septembre 2004, Musée-Bibliothèque Arthur Rimbaud de Charleville-Mézières, p.561).
|