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Pour Gilles
Lapointe, « Trouvez Hortense » doit s'entendre comme « Cherchez
Hugo ».
Les connotations érotiques du texte et notamment
l'allusion à l'auto-érotisme « pourraient bien se rapporter à cet
excès d'amour-propre » (p. 225) dont Hugo, aux yeux de Rimbaud était
coupable.
« “Sa porte est ouverte à la misère” [...] désigne de
façon explicite, et même deux fois plutôt qu'une » (p. 225) Victor
Hugo : à cause des
Misérables et de l'allusion rimbaldienne aux « becs de canne
fracassés » de l'« ostiaire » de sa maison bruxelloise, en 1871,
dans « L'Homme juste ».
« “Sous la surveillance d'une enfance” se rapporte aux
soins constants que réclama Hugo, un enfant d'une fragilité si
extrême qu'il serait même “né deux fois” » (p. 230), allusion au
poème de Hugo « Ce siècle avait deux ans...».
« “Ô terrible frissons des amours novices” pourrait
bien évoquer pour sa part les amours déçues de Fantine et d'Éponine,
véritable portrait de la misère amoureuse dans
Les Misérables.
De même, on peut reconnaître dans les mots
“sur le sol sanglant” un écho de la Commune et peut-être même un
écho du poème de Victor Hugo de 1872 “Sur la barricade” [...] »
(p. 231).
« Enfin, on peut détecter les traits grinçants d'une
satire du progrès que continue de soutenir Hugo dans “l'hydrogène clarteux” » (p. 231). « L'expression “hydrogène clarteux” pourrait
aussi évoquer de manière parodique les “constellations, ces hydres
étoilées” et autres visions stellaires qui associent Hugo aux corps
célestes bourdonnants [...] » (p. 232).
« [...] lorsque Rimbaud
écrit : “Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa
passion ou en son action”, [...] il semble insinuer que Hugo penche
pour l'amour de soi, pour la “passion” qu'il a de lui-même [...]
l'homme de Guernesey trouve dans la dévotion qu'il porte à sa
personne une énergie nouvelle qui dynamise sa pratique de
l'auto-érotisme : “Sa solitude est la mécanique érotique, sa
lassitude, la dynamique amoureuse.” » (p. 235).
Le but de Rimbaud, en
peignant Hugo « sous les traits d'Hortense » serait donc de
« révéler sa monstruosité » (p. 236). « Il suggère de façon
sarcastique que la clarté [“hydrogène clarteux”] dont Hugo s'est
tant réclamé, s'impose par la force et se retourne contre lui pour
le “violer” [...]. Les gestes “atroces” posés par Victor Hugo sont
dès lors exposés au jour le plus cru, sous la lumière la plus
implacable » (p. 237).
***
Une
fois n'est pas coutume, il existe dans la communauté critique, autour du sens de
« H », un certain consensus. En réalité, il n'y a
plus d'« ènigme de “H" » depuis longtemps, si l'on
entend par là celle représentée par le prénom « Hortense » et
par la lettre du titre. Une solution
satisfaisante a été plus que suggérée par Louis Aragon,
dès 1921, dans
le premier chapitre, « Arthur », d'Anicet
ou le Panorama [1]. Elle a été
avancée en 1936 par Étiemble et Yassu Gauclère (Rimbaud,
p. 119-120) et reformulée par Robert Faurisson (« A-t-on lu Rimbaud ? », Bizarre,
nov. 1961, p. 30) :
« Rimbaud fait d'Hortense (au cours du poème)
le symbole de l'Habitude [...] et finit donc par évoquer
généralement la masturbation comme le dit R. Étiemble. »
Elle a par la
suite été approuvée par
Octave Manonni (Clefs pour l'Imaginaire ou
l'Autre Scène, Seuil, 1969, p. 205) et retoquée (à peine) par les auteurs des
« Zolismes de Rimbaud », Marc Ascione et Jean-Pierre Chambon (Europe,
1973, p. 129), qui verraient plutôt en Hortense l'un des
sobriquets rimbaldiens du phallus. Enfin, elle a été solidement complétée par
André Guyaux,
en 1991, dans Duplicités de Rimbaud (p. 143-154).
Il n'y a donc plus d'« énigme de “H” » au sens où l'entend
Gilles Lapointe.
Mais on ne saurait reprocher à quiconque d'expérimenter des
solutions alternatives à celles qui ont déjà été formulées. Toute
nouvelle investigation est a priori la bienvenue. À une condition
près : qu'elle ne fasse pas outrancièrement violence au texte et
qu'elle s'appuie d'abord sur lui.
***
C'est ce qui fait la force de la glose
par la masturbation, qui est l'interprétation traditionnelle
de « H » : elle émane du texte et pas de
spéculations hasardeuses sur sa clausule ou sur son titre. C'est la seconde phrase du poème,
avec son allusion transparente à
l'érotisme solitaire (« mécanique érotique / solitude /
lassitude »), qui a fourni un premier point
d'appui à l'enquête herméneutique. On a dû
ensuite remarquer, d'après ce que j'imagine, la convergence
thématique ressortant du lexique : « violent » (du verbe « violer »),
« mécanique érotique », « dynamique amoureuse »,
« moralité », « action / passion », « amours novices »,
« hygiène ».
Ce dernier mot, notamment, fournissait une piste.
Si l'on s'accorde sur la
présence, dans la seconde phrase, d'une allusion à
l'érotisme solitaire (Gilles Lapointe n'en disconvient pas), une
continuité se fait jour entre les phrases 2 et 3. J'avoue que je ne
sais pas si cette piste a été réellement exploitée dans la tradition
critique, mais je le suppose, tant elle est pour moi évidente.
Au XIXe
siècle, l’onanisme
était accusé
de mettre en péril la fécondité de la population et de troubler les
rôles sexuels.
Le courant hygiéniste, très
actif parmi les autorités éducatives et médicales, multipliait les
politiques préventives et répressives.
Dans les années 1870, la question de l'hygiène, considérée de façon
générale, avait pris dans la société une acuité particulière : « Après
la défaite de la France contre la Prusse, l’hygiène devient une
discipline scolaire avec des examens et même des prix [...] Par
l’hygiène corporelle on vise aussi à nettoyer l’esprit, purifier la
société en ces temps de “décadence” » (Wikipédia, entrée
« Hygiénisme »).
Dans ce contexte, la formule « sous la surveillance d'une enfance »
se comprend assez bien, il me semble. Elle évoque la surveillance
qui s'exerce sur les enfants et non pas la surveillance exercée par
les enfants. Mais nous pourrions, à la rigueur, si nous sommes
quelque peu frottés de psychanalyse, conserver à titre de second
sens cette lecture faisant d'« une enfance » l'agent de l'action verbale.
Dans la construction
syntaxique « sous la surveillance d'une enfance », valeur active et
valeur passive sont toutes deux également possibles. De la part de
quelqu'un comme Rimbaud, une exploitation délibérée de la
réversibilité actif/passif des compléments de détermination
introduits par « de » (modèle : l'amour de Dieu) n'aurait rien pour
surprendre. Le double
sens et les
figures d'opposition (au plan sémantique), les structures binaires
ou parallélismes (au plan syntaxique), « mécanique érotique » / « dynamique
amoureuse » (phrase 2), « action » / « passion » (phrase 5),
à quoi l'on pourrait ajouter
l'effet comparable tiré de l'équivoque entre sujet et objet dans la phrase 1
(j'en parlerai plus loin), constituent les traits dominants de la rhétorique du texte.
Il faut essayer de comprendre aussi dans quel but Rimbaud écrit « sous la surveillance d'une enfance » au lieu du
plus attendu
« sous la surveillance de l'enfance ». Pour
suggérer qu'il évoque sa propre enfance ? Pour signifier qu'il ne parle
pas seulement en général, comme pourrait le laisser croire le
caractère abstrait du vocabulaire (« surveillance » / « enfance »)
et la
tonalité didactique de la phrase : « elle
a été, à
des époques nombreuses [...] » ?
Nouvel effet polysémique, peut-être ! Le protocole d'écriture suivi
par le texte exclut par principe la première personne du singulier
et, de façon plus générale, le subjectif : Rimbaud use du substantif
abstrait et du présent de vérité générale, il parodie le texte
didactique. Mais le travail de la langue
est celui de la poésie :
les symétries syntaxiques et rythmiques, les effets d'assonance et presque de rime à l'intérieur
de la phrase, les recherches polysémiques au plan des mots et des
tournures de phrases, la
syntaxe expressive et le ton pathétique au début et à la fin du
texte (j'y reviendrai). Ainsi, à travers la généralité du propos, Rimbaud laisse malgré
tout affleurer le lyrisme personnel.
Considérée dans son ensemble, cette
troisième phrase du poème ne pose pas de
grave problème d'interprétation. Elle fait l'éloge de la
masturbation. Le
mot « race », ici, ne
désigne pas, comme c'est son sens dominant aujourd'hui, une
« subdivision biologique de l'espèce humaine fondée sur certaines caractéristiques physiques transmissibles
distinctes ». Littré donne comme premier
sens : « Tous ceux qui viennent d'une même famille ». Contrairement à ce que prétendent les
hygiénistes, philosophe donc Rimbaud, la masturbation a été utilisée par les
familles, objectivement — et, « à des époques
nombreuses », délibérément — pour canaliser les ardeurs libidinales
des enfants et préserver la pureté de leur race.
Cela revient, sardoniquement, à justifier la masturbation au nom
d'un des piliers de la société patriarcale, la famille.
Cela revient à prendre à contre-pied les hygiénistes en s'appuyant
sur leur
propre système de valeurs, un système fondé sur le lien du
sang, la filiation, surtout en vigueur dans les familles
riches, aristocratiques et bourgeoises.
Tirons sur le même fil. S'il est convenu que le texte
évoque la
« mauvaise habitude », alors,
en effet, comparée aux autres « portes » donnant accès à la
satisfaction de l'instinct sexuel, la sienne est
celle qui est la plus ouverte aux nécessiteux. C'est de très loin la solution la plus
économique, celle qui exige le moins d'efforts, et le moins
d'argent. « Sa porte est ouverte à la misère ».
« Là, la moralité des êtres actuels,
dit ensuite le texte, se décorpore en sa passion ou en son action ».
Le verbe pronominal « se décorporer » paraît être une invention de
Rimbaud. Littré ne connaît que le substantif « décorporation », dans
un sens militaire : « décorporation
(dé-kor-po-ra-sion) s. f. Terme militaire. Action de dissoudre un
corps militaire. Dé… préfixe, et le verbe hypothétique corporer,
formé du latin corpus, corporis, corps ». On trouve aujourd'hui «
décorporer » dans un sens métaphysique : la décorporation de l'âme,
mais il ne semble pas que le mot ait été utilisé avec cette
valeur en français avant le XXe
siècle. Ici, le sens sexuel est plus que probable. Par « moralité », pour sacrifier à la norme morale
qui cantonne l'activité sexuelle dans la reproduction de l'espèce et condamne
son exercice en dehors du mariage, « les êtres
actuels se décorporent ». Pour l'exprimer
métaphoriquement en langage biblique, ils expulsent de leur corps improductivement leur « semence ». C'est le péché d'Onan, qui refuse d'incorporer sa semence à la veuve de son frère
comme Juda le lui enjoint afin de lui donner une
postérité (Genèse 38:4 & 8-10). Décidément, nous ne
quittons pas le thème de la famille et de la filiation. Bien que le
poème se présente comme une succession d'aphorismes, il ne manque
pas de quelques fils directeurs.
La suite (« en sa passion ou en son action ») pourrait
paraître d'une grande simplicité mais il vaut la peine de s'y
arrêter. En effet, le mot « passion » n'implique pas
seulement une idée de passivité. Il suggère une image
sacrificielle de la masturbation — et de la sexualité de
façon générale — qui n'est pas sans rappeler la
première phrase du texte : « Toutes les monstruosités violent les
gestes atroces d'Hortense ». Dans ce syntagme d'apparence absurde placé au
seuil du poème, Hortense est simultanément victime et bourreau. Victime,
parce que violée par ce mystérieux sujet grammatical abstrait que
sont « les monstruosités », bourreau, parce que ses propres « gestes
atroces », bien qu'ils figurent grammaticalement en position
d'objet, sont les sujets logiques du verbe « violent », étant les agents
matériels de l'action de ce verbe. Elle est donc à la fois action et passion. Même antithèse
que dans la phrase 4. On ne se lasse pas d'admirer, chez Rimbaud,
les ressources expressives du dérèglement linguistique.
Les
« monstruosités » et les « gestes atroces » ne sont telles et tels,
probablement,
que dans l'esprit des braves gens et pas dans celui du sujet
énonciateur. Encore que la
cinquième phrase boucle le texte dans la même veine pathétique avec
laquelle il avait commencé :
« Ô terrible frisson des amours novices, sur le sol sanglant et par
l'hydrogène clarteux ! » L'« hydrogène clarteux » ne fait pas difficulté, il s'agit du gaz
d'éclairage dont Littré précise qu'il est formé, « en grande partie
», d'« hydrogène bicarboné, produit de la décomposition de la
houille par la chaleur ». Inutile aussi de gloser « frisson ». Mais
pourquoi le frisson est-il dit « terrible » et pourquoi le sol
est-il dit « sanglant » ? Semblablement, quelle honte sans fondement ni
raison fait-il qualifier d'« atroces » les gestes de la
masturbatrice ou du masturbateur et
de « monstrueux » leurs rêves sensuels ? Faut-il voir seulement dans ces
quatre épithètes l'expression
emphatique du désarroi provoqué chez l'enfant par la
transgression de l'interdit ?
L'insistance sur la
réversibilité, dans l'expérience érotique, entre les situations de victime et
de bourreau, entre dynamique et mécanique, action et passion,
exultation de la chair et sentiment de la faute, pourrait nous
conduire à cette conclusion. L'insistance de l'antithèse, tout au
long du discours, inscrit dans la forme même du poème l'ambivalence du
sujet lyrique dans son rapport à l'expérience sexuelle. N'oublions
pas que dans l'alphabet, après « H comme Habitude », il y a
« I » comme « Ivresses » (« pénitentes ») : « I, pourpres,
sang craché, rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses
pénitentes ». Une
interprétation plus argumentée serait sans doute à élaborer pour
cette image du « sol
sanglant » à la fin du poème, en allant moins chercher peut-être vers « Sur la
barricade » que vers « Les Premières Communions » :
Et l'enfant ne
peut plus. Elle s'agite, cambre
Les reins et d'une main ouvre le rideau bleu
Pour amener un peu la fraîcheur de la chambre
Sous le drap, vers son ventre et sa poitrine en feu...
À son réveil, — minuit, — la fenêtre était blanche.
Devant le sommeil bleu des rideaux illunés,
La vision la prit des candeurs du dimanche ;
Elle avait rêvé rouge. Elle saigna du nez.
***
En savons-nous assez pour deviner l'identité d'Hortense ?
Sans aucun doute. Mais il reste bien des énigmes à élucider dans le
détail du texte et les chercheurs, plutôt que de multiplier à l'envi
les principes d'interprétation les plus invraisemblables, feraient
bien de s'atteler à réduire ces zones d'ombre. Les
commentateurs de « H » suivent souvent une curieuse méthode.
On commence par une enquête exhaustive sur les différentes
significations possibles et imaginables de la lettre H et du
prénom Hortense. Après quoi seulement on accouche au forceps
les signifiants du texte de manière à leur faire engendrer
le signifié désiré.
Dans un livre de 180 pages consacré par Maria Luisa
Premuda Perosa [2] à ce petit poème de six phrases, le lecteur doit attendre la page 109 pour rencontrer un
début d'exégèse du texte : tout ce qui
précède est consacré à établir par des critères extérieurs
au poème la thèse choisie (Hortense = la guillotine, en
l'occurrence). L'article de Gilles Lapointe, en cela, lui ressemble.
Nous commençons notre lecture à la page 193, et c'est
seulement page 225 que nous trouvons les premiers
commentaires portant sur le corps du texte : ce qui
précède — consistant essentiellement en généralités sur
Rimbaud, son œuvre, son discours sur la Femme et son animadversion
contre Victor Hugo — est censé l'éclairer...
_______
[1]
« C’est à cette époque que je connus Hortense. Elle ignorait tout de
la vie, mais non de l’amour. Image de la passivité, elle supporta
mes fantaisies sans les comprendre. Elle admit toutes les
expériences, se plia à tous les caprices et me laissa pénétrer
jusqu’au dégoût les secrets de la féminité. Devant elle je pouvais
dépouiller tout masque, penser haut, dévoiler l’intime de moi-même,
sans crainte qu’elle y entendit rien. Elle me fut un manuel précieux
que j’abandonnai au bout de trois semaines : j’avais appris à
connaître la vision féminine du monde, aussi distante de celle des
hommes que l’est celle des souris valseuses du Japon, lesquelles
n’imaginent que deux dimensions à l’espace. » (pour l'analyse
de ce paragraphe d'Anicet ou le Panorama, voir André Guyaux,
Duplicités de Rimbaud, p. 145-148).
[2] Maria
Luisa Premuda Perosa, Une écriture de l'énigme : « H » de Rimbaud,
Università degli Studi di Perugia, Edizioni Scientifiche Italiane,
1988. |