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« L'énigme de “H” »


 

Note en marge de l'article de Gilles Lapointe,
« Rimbaud et Victor Hugo. L'énigme de “H” »,
Parade sauvage n°33, 2022, p. 193-239.

 

 

        Pour Gilles Lapointe, « Trouvez Hortense » doit s'entendre comme « Cherchez Hugo ».
     Les connotations érotiques du texte et notamment l'allusion à l'auto-érotisme « pourraient bien se rapporter à cet excès d'amour-propre » (p. 225) dont Hugo, aux yeux de Rimbaud était coupable. 
     « “Sa porte est ouverte à la misère” [...] désigne de façon explicite, et même deux fois plutôt qu'une » (p. 225) Victor Hugo : à cause des Misérables et de l'allusion rimbaldienne aux « becs de canne fracassés » de l'« ostiaire » de sa maison bruxelloise, en 1871, dans « L'Homme juste ».
     « “Sous la surveillance d'une enfance” se rapporte aux soins constants que réclama Hugo, un enfant d'une fragilité si extrême qu'il serait même “né deux fois” » (p. 230), allusion au poème de Hugo « Ce siècle avait deux ans...».
     « “Ô terrible frissons des amours novices” pourrait bien évoquer pour sa part les amours déçues de Fantine et d'Éponine, véritable portrait de la misère amoureuse dans Les Misérables.
    
De même, on peut reconnaître dans les mots “sur le sol sanglant” un écho de la Commune et peut-être même un écho du poème de Victor Hugo de 1872 “Sur la barricade” [...] » (p. 231).
     « Enfin, on peut détecter les traits grinçants d'une satire du progrès que continue de soutenir Hugo dans “l'hydrogène clarteux” » (p. 231). « L'expression “hydrogène clarteux” pourrait aussi évoquer de manière parodique les “constellations, ces hydres étoilées” et autres visions stellaires qui associent Hugo aux corps célestes bourdonnants [...] » (p. 232).
     « [...] lorsque Rimbaud écrit : “Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action”, [...] il semble insinuer que Hugo penche pour l'amour de soi, pour la “passion” qu'il a de lui-même [...] l'homme de Guernesey trouve dans la dévotion qu'il porte à sa personne une énergie nouvelle qui dynamise sa pratique de l'auto-érotisme : “Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse.” » (p. 235).
     Le but de Rimbaud, en peignant Hugo « sous les traits d'Hortense » serait donc de « révéler sa monstruosité » (p. 236). « Il suggère de façon sarcastique que la clarté [“hydrogène clarteux”] dont Hugo s'est tant réclamé, s'impose par la force et se retourne contre lui pour le “violer” [...]. Les gestes “atroces” posés par Victor Hugo sont dès lors exposés au jour le plus cru, sous la lumière la plus implacable » (p. 237).  

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     Une fois n'est pas coutume, il existe dans la communauté critique, autour du sens de « H », un certain consensus. En réalité, il n'y a plus d'« ènigme de “H" » depuis longtemps, si l'on entend par là celle représentée par le prénom « Hortense » et par la lettre du titre. Une solution satisfaisante a été plus que suggérée par Louis Aragon, dès 1921, dans le premier chapitre, « Arthur », d'Anicet ou le Panorama [1]. Elle a été avancée en 1936 par Étiemble et Yassu Gauclère (Rimbaud, p. 119-120) et reformulée par Robert Faurisson (« A-t-on lu Rimbaud ? », Bizarre, nov. 1961, p. 30) :

« Rimbaud fait d'Hortense (au cours du poème) le symbole de l'Habitude [...] et finit donc par évoquer généralement la masturbation comme le dit R. Étiemble. »  

Elle a par la suite été approuvée par Octave Manonni (Clefs pour  l'Imaginaire ou l'Autre Scène, Seuil, 1969, p. 205) et retoquée (à peine) par les auteurs des « Zolismes de Rimbaud »,  Marc Ascione et Jean-Pierre Chambon (Europe, 1973, p. 129), qui verraient plutôt en Hortense l'un des sobriquets rimbaldiens du phallus. Enfin, elle a été solidement complétée par André Guyaux, en 1991, dans Duplicités de Rimbaud (p. 143-154).
    Il n'y a donc plus d'« énigme de “H” » au sens où l'entend Gilles Lapointe.
Mais on ne saurait reprocher à quiconque d'expérimenter des solutions alternatives à celles qui ont déjà été formulées. Toute nouvelle investigation est a priori la bienvenue. À une condition près : qu'elle ne fasse pas outrancièrement violence au texte et qu'elle s'appuie d'abord sur lui.

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     C'est ce qui fait la force de la glose par la masturbation, qui est l'interprétation traditionnelle de  « H » : elle émane du texte et pas de spéculations hasardeuses sur sa clausule ou sur son titre. C'est la seconde phrase du poème, avec son allusion transparente à l'érotisme solitaire (« mécanique érotique / solitude / lassitude »), qui a fourni un premier point d'appui à l'enquête herméneutique. On a dû ensuite remarquer, d'après ce que j'imagine, la convergence thématique ressortant du lexique : « violent » (du verbe « violer »), « mécanique érotique », « dynamique amoureuse »,  « moralité », « action / passion », « amours novices », « hygiène ».
     Ce dernier mot, notamment, fournissait une piste.
Si l'on s'accorde sur la présence, dans la seconde phrase, d'une allusion à l'érotisme solitaire (Gilles Lapointe n'en disconvient pas), une continuité se fait jour entre les phrases 2 et 3. J'avoue que je ne sais pas si cette piste a été réellement exploitée dans la tradition critique, mais je le suppose, tant elle est pour moi évidente. Au XIXe siècle, l’onanisme était accusé de mettre en péril la fécondité de la population et de troubler les rôles sexuels. Le courant hygiéniste, très actif parmi les autorités éducatives et médicales, multipliait les politiques préventives et répressives. Dans les années 1870, la question de l'hygiène, considérée de façon générale, avait pris dans la société une acuité particulière : « Après la défaite de la France contre la Prusse, l’hygiène devient une discipline scolaire avec des examens et même des prix [...] Par l’hygiène corporelle on vise aussi à nettoyer l’esprit, purifier la société en ces temps de “décadence” » (Wikipédia, entrée « Hygiénisme »).
     Dans ce contexte, la formule « sous la surveillance d'une enfance » se comprend assez bien, il me semble. Elle évoque la surveillance qui s'exerce sur les enfants et non pas la surveillance exercée par les enfants. Mais nous pourrions, à la rigueur, si nous sommes quelque peu frottés de psychanalyse, conserver à titre de second sens cette lecture faisant d'« une enfance » l'agent de l'action verbale. Dans la construction syntaxique « sous la surveillance d'une enfance », valeur active et valeur passive sont toutes deux également possibles. De la part de quelqu'un comme Rimbaud, une exploitation délibérée de la réversibilité actif/passif des compléments de détermination introduits par « de » (modèle : l'amour de Dieu) n'aurait rien pour surprendre. Le double sens et les figures d'opposition (au plan sémantique), les structures binaires ou parallélismes (au plan syntaxique),  « mécanique érotique » / « dynamique amoureuse » (phrase 2), « action » / « passion » (phrase 5), à quoi l'on pourrait ajouter l'effet comparable tiré de l'équivoque entre sujet et objet dans la phrase 1 (j'en parlerai plus loin), constituent les traits dominants de la rhétorique du texte.
     Il faut essayer de comprendre aussi dans quel but Rimbaud écrit « sous la surveillance d'une enfance » au lieu du plus attendu « sous la surveillance de l'enfance ». Pour suggérer qu'il évoque sa propre enfance ? Pour signifier qu'il ne parle pas seulement en général, comme pourrait le laisser croire le caractère abstrait du vocabulaire (« surveillance » / « enfance ») et la tonalité didactique de la phrase : « 
elle a été, à des époques nombreuses [...] » ? Nouvel effet polysémique, peut-être ! Le protocole d'écriture suivi par le texte exclut par principe la première personne du singulier et, de façon plus générale, le subjectif : Rimbaud use du substantif abstrait et du présent de vérité générale, il parodie le texte didactique. Mais le travail de la langue est celui de la poésie : les symétries syntaxiques et rythmiques, les effets d'assonance et presque de rime à l'intérieur de la phrase, les recherches polysémiques au plan des mots et des tournures de phrases, la syntaxe expressive et le ton pathétique au début et à la fin du texte (j'y reviendrai). Ainsi, à travers la généralité du propos, Rimbaud laisse malgré tout affleurer le lyrisme personnel.
     Considérée dans son ensemble, cette troisième phrase du poème ne pose pas de grave problème d'interprétation. Elle fait l'éloge de la masturbation. Le
mot « race », ici, ne désigne pas, comme c'est son sens dominant aujourd'hui, une « subdivision biologique de l'espèce humaine fondée sur certaines caractéristiques physiques transmissibles distinctes ». Littré donne comme premier sens : « Tous ceux qui viennent d'une même famille ». Contrairement à ce que prétendent les hygiénistes, philosophe donc Rimbaud, la masturbation a été utilisée par les familles, objectivement — et, « à des époques nombreuses », délibérément — pour canaliser les ardeurs libidinales des enfants et préserver la pureté de leur race. Cela revient, sardoniquement, à justifier la masturbation au nom d'un des piliers de la société patriarcale, la famille. Cela revient à prendre à contre-pied les hygiénistes en s'appuyant sur leur propre système de valeurs, un système fondé sur le lien du sang, la filiation, surtout en vigueur dans les familles riches, aristocratiques et bourgeoises.
     Tirons sur le même fil. S'il est convenu que le texte évoque la « mauvaise habitude », alors, en effet, comparée aux autres « portes » donnant accès à la satisfaction de l'instinct sexuel, la sienne est celle qui est la plus ouverte aux nécessiteux. C'est de très loin la solution la plus économique, celle qui exige le moins d'efforts, et le moins d'argent. « Sa porte est ouverte à la misère ».
     « Là, la moralité des êtres actuels, dit ensuite le texte, se décorpore en sa passion ou en son action ». Le verbe pronominal « se décorporer » paraît être une invention de Rimbaud. Littré ne connaît que le substantif « décorporation », dans un sens militaire : « 
décorporation (dé-kor-po-ra-sion) s. f. Terme militaire. Action de dissoudre un corps militaire. Dé… préfixe, et le verbe hypothétique corporer, formé du latin corpus, corporis, corps ». On trouve aujourd'hui « décorporer » dans un sens métaphysique : la décorporation de l'âme, mais il ne semble pas que le mot ait été utilisé avec cette valeur en français avant le XXe siècle. Ici, le sens sexuel est plus que probable. Par « moralité », pour sacrifier à la norme morale qui cantonne l'activité sexuelle dans la reproduction de l'espèce et condamne son exercice en dehors du mariage, « les êtres actuels se décorporent ». Pour l'exprimer métaphoriquement en langage biblique, ils expulsent de leur corps improductivement leur « semence ». C'est le péché d'Onan, qui refuse d'incorporer sa semence à la veuve de son frère comme Juda le lui enjoint afin de lui donner une postérité (Genèse 38:4 & 8-10). Décidément, nous ne quittons pas le thème de la famille et de la filiation. Bien que le poème se présente comme une succession d'aphorismes, il ne manque pas de quelques fils directeurs.
     La suite (« en sa passion ou en son action ») pourrait paraître d'une grande simplicité mais il vaut la peine de s'y arrêter. En effet, le mot « passion » n'implique pas seulement une idée de passivité. Il suggère une image sacrificielle de la masturbation — et de la sexualité de façon générale — qui n'est pas sans rappeler la première phrase du texte : « Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d'Hortense ». Dans ce syntagme d'apparence absurde placé au seuil du poème, Hortense est simultanément victime et bourreau. Victime, parce que violée par ce mystérieux sujet grammatical abstrait que sont « les monstruosités », bourreau, parce que ses propres « gestes atroces », bien qu'ils figurent grammaticalement en position d'objet, sont les sujets logiques du verbe « violent », étant les agents matériels de l'action de ce verbe. Elle est donc à la fois action et passion. Même antithèse que dans la phrase 4. On ne se lasse pas d'admirer, chez Rimbaud, les ressources expressives du dérèglement linguistique.
     Les « monstruosités » et les « gestes atroces » ne sont telles et tels, probablement, que dans l'esprit des braves gens et pas dans celui du sujet énonciateur. Encore que la cinquième phrase boucle le texte dans la même veine pathétique avec laquelle il avait commencé : « Ô terrible frisson des amours novices, sur le sol sanglant et par l'hydrogène clarteux ! »
L'« hydrogène clarteux » ne fait pas difficulté, il s'agit du gaz d'éclairage dont Littré précise qu'il est formé, « en grande partie », d'« hydrogène bicarboné, produit de la décomposition de la houille par la chaleur ». Inutile aussi de gloser « frisson ». Mais pourquoi le frisson est-il dit « terrible » et pourquoi le sol est-il dit « sanglant » ? Semblablement, quelle honte sans fondement ni raison fait-il qualifier d'« atroces » les gestes de la masturbatrice ou du masturbateur et de « monstrueux » leurs rêves sensuels ? Faut-il voir seulement dans ces quatre épithètes l'expression emphatique du désarroi provoqué chez l'enfant par la transgression de l'interdit ?
     L'insistance sur la réversibilité, dans l'expérience érotique, entre les situations de victime et de bourreau, entre dynamique et mécanique, action et passion, exultation de la chair et sentiment de la faute, pourrait nous conduire à cette conclusion. L'insistance de l'antithèse, tout au long du discours, inscrit dans la forme même du poème l'ambivalence du sujet lyrique dans son rapport à l'expérience sexuelle. N'oublions pas que dans l'alphabet, après  « H comme Habitude », il y a « I » comme « Ivresses » (« pénitentes ») : « I
, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes ». Une interprétation plus argumentée serait sans doute à élaborer pour cette image du « sol sanglant » à la fin du poème, en allant moins chercher peut-être vers « Sur la barricade » que vers « Les Premières Communions » :

Et l'enfant ne peut plus. Elle s'agite, cambre
Les reins et d'une main ouvre le rideau bleu
Pour amener un peu la fraîcheur de la chambre
Sous le drap, vers son ventre et sa poitrine en feu...
 
À son réveil, — minuit, — la fenêtre était blanche.
Devant le sommeil bleu des rideaux illunés,
La vision la prit des candeurs du dimanche ;
Elle avait rêvé rouge. Elle saigna du nez.

 

***

    
     En savons-nous assez pour deviner l'identité d'Hortense ?
Sans aucun doute. Mais il reste bien des énigmes à élucider dans le détail du texte et les chercheurs, plutôt que de multiplier à l'envi les principes d'interprétation les plus invraisemblables, feraient bien de s'atteler à réduire ces zones d'ombre. Les commentateurs de « H » suivent souvent une curieuse méthode. On commence par une enquête exhaustive sur les différentes significations possibles et imaginables de la lettre H et du prénom Hortense. Après quoi seulement on accouche au forceps les signifiants du texte de manière à leur faire engendrer le signifié désiré.
     Dans un livre de 180 pages consacré par Maria Luisa Premuda Perosa [2] à ce petit poème de six phrases,  le lecteur doit attendre la page 109 pour rencontrer un début d'exégèse du texte : tout ce qui précède est consacré à établir par des critères extérieurs au poème la thèse choisie (Hortense = la guillotine, en l'occurrence). L'article de Gilles Lapointe, en cela, lui ressemble. Nous commençons notre lecture à la page 193, et c'est seulement page 225 que nous trouvons les premiers commentaires portant sur le corps du texte : ce qui précède — consistant essentiellement en généralités sur Rimbaud, son œuvre, son discours sur la Femme et son animadversion contre Victor Hugo — est censé l'éclairer...

 

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    [1] « C’est à cette époque que je connus Hortense. Elle ignorait tout de la vie, mais non de l’amour. Image de la passivité, elle supporta mes fantaisies sans les comprendre. Elle admit toutes les expériences, se plia à tous les caprices et me laissa pénétrer jusqu’au dégoût les secrets de la féminité. Devant elle je pouvais dépouiller tout masque, penser haut, dévoiler l’intime de moi-même, sans crainte qu’elle y entendit rien. Elle me fut un manuel précieux que j’abandonnai au bout de trois semaines : j’avais appris à connaître la vision féminine du monde, aussi distante de celle des hommes que l’est celle des souris valseuses du Japon, lesquelles n’imaginent que deux dimensions à l’espace. » (pour l'analyse de ce paragraphe d'Anicet ou le Panorama, voir André Guyaux, Duplicités de Rimbaud, p. 145-148).

     [2] Maria Luisa Premuda Perosa, Une écriture de l'énigme : « H » de Rimbaud, Università degli Studi di Perugia, Edizioni Scientifiche Italiane, 1988.

 

   
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