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Sur l'article « Corbeaux et mémoire du sang »

par Yves Reboul

Parade sauvage n°32, 2021, p. 135-170.

 

 

L’article d’Yves Reboul « Corbeaux et mémoire du sang », récemment paru dans Parade sauvage n° 32, est remarquable par au moins deux aspects. D’une part, il présente une série d’intertextes très convaincants à l’appui d’une lecture politique des poèmes Les Corbeaux et La Rivière de Cassis. D’autre part, il expose au fil d’une argumentation érudite et serrée, une interprétation nouvelle du dernier sizain des Corbeaux, fort séduisante.

J'avoue avoir longtemps résisté à l'interprétation communarde de La Rivière de Cassis au profit de l'ardennaise (non sans apercevoir la plupart des arrière-plans idéologiques de termes comme « paysan matois », « parcs importants », etc.) mais la démonstration de Reboul m’a convaincu. Idem, en ce qui concerne la fin des Corbeaux : je n'avais certes jamais pressenti dans « l'herbe d'où on ne peut fuir » une possible variante bucolique et satirique du Coin de table, comparable en un certain sens au premier paragraphe de Soir historique. Mais, là aussi, les arguments de Reboul font mouche. Mes seuls points de divergence concerneraient les « fauvettes de mai » et « la victoire sans avenir ». J’expliquerai ici pourquoi.

 

Jules Vallès, « Paris vendu », Le Cri du Peuple, 22 février 1871

 

Également caractérisés dans les deux textes par l'adjectif « délicieux », les corbeaux n'y ont pas leur image habituelle de charognards mais celle de « crieurs du devoir ». La seconde fonction suppose la première, bien entendu, et en découle. Mais il n'est pas indifférent que Rimbaud ait confié au noir volatile, habituellement haï pour parachever sur les champs de bataille l'ouvrage de mort de la soldatesque, la salutaire mission de secouer les vivants. Il compte sur leur « vraie et bonne voix d'anges » pour rappeler au « piéton » de La Rivière de Cassis, au « passant » des Corbeaux, le sang versé lors de la guerre de 1870 (« les morts d'avant-hier ») et de l'écrasement de la Commune (les morts d'hier, implicitement ajoutés au martyrologe par la formule utilisée par le poète).

La littérature républicaine des années concernées, Hugo par exemple, attribue souvent au « funèbre oiseau noir » cette fonction d’éveilleur ou de réveilleur de conscience. On sait que Rimbaud séjourne à Paris du 25 février au 10 mars 1871, où il découvre « les fantaisies, admirables, de Vallès et de Vermersch au Cri du Peuple ». Or, précisément dans Le Cri du Peuple, le 22 février 1871, nous apprend Yves Reboul (géniale trouvaille), « dans un article consacré aux élections alors récentes », intitulé « Paris vendu », Vallès « avait déjà fait des corbeaux des témoins en charge d’entretenir la mémoire [...] des victimes de la guerre bonapartiste » (p. 138 et 139) :

 Dans tout ce tas de députés, il y en aura bien quelques-uns, je pense, qui sauront nous venger. Ces ouvriers qu’on a nommés ne mettront pas de gants pour parler, j’espère. Pyat est là, Tridon aussi, un ancien, un jeune ! Il y a Malon, Tolain. C’est assez de quatre pour faire un tribunal. Mais étoufferait-on leurs voix, le corbeau bat des ailes au-dessus de la France ruinée, au-dessus des fermes sans semailles.

Reboul commente : « […] ce corbeau selon Vallès était déjà un “crieur du devoir”, puisqu’il se substituait à ceux qu’on aurait empêchés de s’ériger en tribunal pour rappeler les désastres de la guerre et en nommer les responsables » (p. 139).

Ce numéro du Cri du peuple est consultable chez Gallica :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4683734k/f1.image

 

Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, chap. XXXII.

 

Reboul défend la thèse (que je m'accuse d'avoir trop longtemps considérée avec scepticisme) selon laquelle une « rivière de Cassis » est une rivière de sang. Il rappelle que Jean-Luc Steinmetz a été le premier (dans son édition GF de 1989, p. 178), à dire que la « rivière de Cassis » pouvait être « tachée du sang des morts d’avant-hier dont parlait le poème Les Corbeaux ». Il n’y a pas d’autre explication plausible au titre du poème, estime Reboul. D’ailleurs …

 […] la rivière tachée du sang des victimes de la répression était une image récurrente au XIXe siècle et qu’on retrouve sans surprise au moment de la Commune. Pour ne citer que cet exemple, un Lissagaray, historien et combattant, écrira ainsi à propos de Mac-Mahon (qui avait commandé l’armée de Versailles) que « [s]a gloire […] se découvrait jusque dans la Seine marbrée par une longue traînée de sang » (p. 154).

Voir la page 381 de la  version en ligne de cet ouvrage.  

 

Les paysages « charmés » d'Alphonse de Lamartine et de Victor Hugo

 

Les paysages également désolés servant de cadre aux deux poèmes ont une fonction allégorique. Reboul considère que l'on n’a pas prêté suffisamment attention aux détails insolites ou inexpliqués qui abondent dans les deux poèmes car ce sont en réalité des marqueurs satiriques essentiels à l’interprétation : « donjons visités » (visités, par qui ?), « parcs importants » (importants, dans quel sens ?) … et surtout « le soir charmé ». Dans la tradition littéraire, c’est généralement la voix de l’être aimé, comme dans Le Lac et/ou celle du poète lui-même qui charment les « chênes » dans les beaux « soirs » du mois de « mai ». Pensons à : 

Lamartine : « Tout à coup des accents inconnus à la terre / Du rivage charmé frappèrent les échos / Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère / Laissa tomber ces mots : […] »)

Hugo : « Charmons l’arbre et sa ramure / Du tendre accompagnement / Que nous faisons au murmure / Des feuilles, en nous aimant » (Les Étoiles filantes, Chansons des rues et des bois, I, 3, 7).

« De sorte qu’il est difficile, écrit Reboul, d’échapper à la conclusion que ce soir-là est charmé par un ou plusieurs poètes que Rimbaud connaît fort bien, mais qu’il a choisi délibérément de laisser dans l’ombre » (p. 144). Ce ne sont donc pas les morts d’hier et d’avant-hier, comme on le dit d’habitude, mais bien plutôt les survivants « qu’au fond du bois enchaîne, / Dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir / La défaite sans avenir ». Ce sont ces poètes ou littérateurs — et parmi eux, les propres éditeurs de La Renaissance littéraire et artistique, à laquelle le poème des Corbeaux semble avoir été dès l’origine destiné — que la défaite a peut-être un peu trop assagis aux yeux de Rimbaud et qu'elle a transformés (pour le dire comme dans Soir historique) en ces « touriste[s] naïf[s], retiré[s] de nos horreurs économiques » qui élèvent leur chant en « anim[ant] le clavecin des prés ». Telle serait donc essentiellement la cible du poème.

 

* * *

 

L’hypothèse est séduisante. Mais j’avoue que j'ai peine à suivre Reboul quand il va jusqu'à dire : « rien dans le texte n’impose que les “fauvettes de mai” renvoient à la Commune » (p. 142). Pour lui, les « fauvettes » ne figurent dans ce tableau allégorique du dernier sizain des Corbeaux qu’à titre de volatiles printaniers : « […] qu’elles “se souviennent” des morts de la Commune, “les célèbrent et, sans doute, leur parlent, dans leur langage à elles, d’espoirs de revanche” [comme le dit Steve Murphy] a quelque chose d’assurément attendrissant, mais c’est en réalité une pétition de principe » (p. 141). Il n’y a pas de place pour l’espoir, selon Reboul, dans un tel poème, où la « raillerie » est « le masque d’un véritable désespoir historique » (p. 148).

 

« La défaite sans avenir »
 

Il tire argument sur ce point de la clausule des Corbeaux : « la défaite sans avenir ». Il y perçoit la marque d'un découragement politique engendré par l'écrasement de la Commune. Il en relie donc l'interprétation au sens caché qu'il a décelé, à très juste titre, dans le texte. Mais on peut aussi rattacher cette morale à ce qui reste malgré tout l'inspiration la plus générale et manifeste du poème : la détestation de la guerre. Chez ses lecteurs potentiels, et même chez les éditeurs de La Renaissance littéraire et artistique à qui il destinait son poème, Rimbaud ne soupçonnait pas seulement une tendance à mettre sous cloche les idéaux de la Commune. Il connaissait leur propension au « patrouillotisme », exacerbé par la défaite de 1870 : « [...] appels à la revanche et textes patriotiques [y] étaient monnaie courante », écrit Reboul (p. 136).

Ici, j'ouvre une parenthèse. Rimbaud ne nourrissait sûrement pas une sympathie démesurée pour la renaissance nationale, aux allures passablement chauvines et va-t-en guerre, qui servait de ligne politique au groupe de Blémont. Qui doute de la présence d'une telle idéologie parmi cette gauche républicaine représentée par La Renaissance en trouvera confirmation dans la lettre-manifeste adressée par Hugo à ses jeunes amis du comité de rédaction dès le n°2 de la revue (4 mai 1872). Reboul rappelle opportunément la chose dans sa note 3 de la page 136. Le grand homme y écrivait :

Le monde a pu croire un instant à sa propre agonie. La civilisation sous sa forme la plus haute, qui est la République, a été terrassée par la barbarie sous sa forme la plus ténébreuse, qui est l'Empire germanique. Éclipse de quelques minutes. L'énormité même de la victoire la complique d'absurdité. Quand c'est le moyen âge qui met la griffe sur la révolution, quand c'est le passé qui se substitue à l'avenir, l'impossibilité est mêlée au succès, et l'ahurissement du triomphe s'ajoute à la stupidité du vainqueur. La revanche est fatale. La force des choses l'amène.

L'hostilité à ce genre de discours n'est d'ailleurs pas pour rien, sans doute, dans la fameuse invective de la lettre dite « de Jumphe 72 », où Rimbaud demande à son copain Delahaye de « chier » sur La Renaissance, journal littéraire et artistique,  [s’il] le rencontre. On attribue généralement cette manifestation de mauvaise humeur au retard pris par la publication des Corbeaux (le poème ne sera finalement publié dans la revue que le 14 septembre 1872, à un moment où, d'après ce qu'en rapporte Verlaine à mots couverts dans Les Poètes maudits, l'auteur n'y était plus tant que ça favorable). C'est bien possible. Mais on ne souligne pas suffisamment l'autre raison probable. Dans la péroraison de son manifeste, Hugo écrivait :

Un journal comme le vôtre, c’est de la France qui se répand, c’est de la colère spirituelle et lumineuse qui se disperse ; et ce journal sera certes importun à la pesante masse tudesque victorieuse, s’il la rencontre sur son passage.

La similitude des deux formules (celle de Hugo : « s'il la rencontre » / celle de Rimbaud : « si tu le rencontres ») n'est-elle pas évidente ? La grossière injure de Rimbaud s'est plus que probablement voulue une allusion outrageante aux propos tenus par Hugo, un mois environ auparavant, dans la dite revue. Fin de la parenthèse.

 

Bien entendu, quand il rédige son poème (Les Corbeaux et La Rivière de Cassis « ont été composés tous deux entre l’automne de 1871 et les premiers mois de 1872 », selon l'hypothèse d'Yves Reboul), Rimbaud n'a pas connaissance de la lettre de Hugo, bien plus tardive. Mais il sait à qui il s'adresse. Il tient compte de l’état d'esprit régnant parmi ses anciens commensaux du Coin de table et dans leur lectorat. Il s'y adapte dans une certaine mesure, en leur livrant un poème d'apparence patriotique, mais la pointe finale du poème pourrait avoir été conçue pour doucher leurs ardeurs revanchardes. En tout cas, comme le reste du texte, elle était ambiguë et pouvait parfaitement être reçue comme une maxime pacifiste ou défaitiste : Assez de morts ! Assez de morts pour lesquels il n'y a aucun avenir ! Assez de morts qui ne se relèveront « jamais plus », « Nevermore ! ».

On sait, depuis Edgar Poe, que tel est le message du Corbeau.

 

« Les fauvettes de mai »
 

Quant aux « fauvettes de mai », je me demande si le sort que leur réserve Reboul n'entre pas en contradiction avec sa propre exégèse. Tout au long de son article, il présente à juste titre Les Corbeaux et La Rivière de Cassis comme des textes jumeaux : des textes qui gagnent à être lus l’un par l’autre. À la fin de son article, il explique ce qui motiva sans doute Rimbaud à reprendre, dans La Rivière de Cassis, un vers entier des Corbeaux : « la présence dans les deux textes de l’énoncé “chers corbeaux délicieux” », « un parallélisme aussi spectaculaire », ne pouvait qu’« interpeller ». C’était « un véritable geste textuel visant à rendre manifeste l’étroitesse du rapport entre les deux textes » (p. 167).

À ceux qui auraient mal compris le sens des Corbeaux, qui l'auraient pris pour un poème patriotique conventionnel, La Rivière de Cassis disait donc en quelque sorte : ce ne sont pas les « prussmars », ce sont « Les Ruraux » (ceux qu'on désignait comme tels à l'époque de Rimbaud, voir Chant de guerre parisien), c’est le « paysan matois » (propriétaire de « parcs importants », seigneur de « donjons visités »), qu’il s’agit de chasser. D’où la prière finale, adressée aux corbeaux comme s'ils étaient des anges ou des saints, dans La Rivière de Cassis.

Soldats des forêts que le Seigneur envoie,
                    Chers corbeaux délicieux !
          Faites fuir d'ici le paysan matois [...]

Pourquoi celle qu'il leur adresse, dans des termes très voisins, à la fin des Corbeaux aurait-elle un sens différent ?

Mais, saints du ciel, en haut du chêne,
Mât perdu dans le soir charmé,
Laissez les fauvettes de mai [...]

Pourquoi n’y aurait-il pas dans Les Corbeaux, un double rappel, à se souvenir (« — draps noirs et orgues, — ») et à devenir « plus courageux » (« montez et relevez les Déluges »), en ne désespérant pas de voir revenir un jour les « fauvettes de mai », « sur les champs de France », et de « Fai[re] fuir d'ici le paysan matois / Qui trinque d'un moignon vieux » ?