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Quelques signets dans Rimbaud de Clinchamps
 

Jean-Luc Steinmetz, Rimbaud de Clinchamps. Trois saisons avec Arthur Rimbaud, L'Étoile des limites, 2021.

      Dans Rimbaud de Clinchamps, Jean-Luc Steinmetz relève le défi quelque peu oulipien de relire sa propre vie à travers les mots, les formules, les situations, les confessions de Rimbaud dans Une saison en enfer. Il se propose de vivre, dit-il, en compagnie de ce livre intimement connu et vénéré, « une saison d'écriture menée jusqu'au bout de moi-même » (p. 45).
      Il vagabonde de lui à Rimbaud et de Rimbaud à lui. Tantôt, en solitaire, de son village de Clinchamps-sur-Orne au tout proche Mutrécy, tantôt, avec Rimbaud, par l'imagination, de Roche à l'église voisine de Méry. Mais au lieu de se projeter en Rimbaud, comme nous faisons tous, peu ou prou, quand nous l'interprétons, il projette Rimbaud sur les péripéties de sa propre existence. Il se peint en sécheur de cours et voleur de livres (p. 22-23, 40-42), soixante-huitard et « client de prostituées » (p. 78), fumeur de cigarettes américaines et de « feuilles de chrysanthèmes séchées » avant d'aborder quelques « poisons » plus conséquents (p. 108-109). Il évoque sa relation complexe avec la religion et les prêtres, ses tribulations d'homme de lettres (un voyage à Sydney avec Michel Deguy pour une conférence devant trente personnes !), sa trajectoire de poète : « Je chiffonne parfois, revenant au passé, mes velléités d'avant-garde et feuillette le livret qui en subsiste : N'essences » (p. 80).
      Il fouille ses souvenirs à la lueur de ses souvenirs de lecture. L'évocation de l'inventaire rimbaldien du début d'Alchimie du verbe provoque le passage en revue de souvenirs personnels équivalents, en matière de peintures idiotes, livres érotiques sans orthographe et autres goûts démodés ou simplement populaires. Une bonne dizaine de pages (p. 85-95) :

Chaque mot révèle un univers. Il faut se contenter de l'angle dont notre regard est capable. Quand un écrivain nous conduit où il rêve, on ne souhaite que s'attarder sur sa vision, pour peu qu'elle se reconstitue, même à l'aide de quelques mots (p. 95).

Les « hallucinations simples » de Rimbaud sont aussi les siennes :

Quand je sortais du 174 Boulevard Félix Faure à Aubervilliers, que cernaient les usines de produits chimiques, les larges murs de l'établissement Bachole dressaient devant moi leurs parois de briques rouges, que noircissaient des haillons de suie. À l'endroit où s'élevait le pavillon du gardien, pourvu d'une étrange tour en échauguette, j'entendis, un matin de juin, l'appel du muezzin — ou plutôt je crus l'entendre [...] (p. 111).

Ou, inversement, il aborde la Saison à partir de ses expériences propres :

Voilà comment la foi se perd, aussi simplement et parce qu'un prêtre, s'obstinant dans son erreur, révèle ainsi son cœur souillé, son « cœur de pitre ». Je ne doute pas que Rimbaud ait eu affaire à pareille engeance. Pire, peut-être. Et qu'il ne s'en remit pas. Il fit bien (p. 28).

      Il commente plus précisément, par intermittences, le texte d'Une saison en enfer :

Rimbaud en forçat (d'où il tire sa force). Claudel le voit tel sur une photo de Harar, dans son trop sobre habit de toile. L'identification agit. L'un se substitue à l'autre : « Je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne. » Il le suit à la trace, s'institue son accompagnateur. Rimbaud me permet à mon tour d'être cet autre qu'il est, selon l'inclination d'une étrange sympathie [...]. La campagne, au printemps qui m'entoure, ou durant l'été, bourdonne de vies actives, d'une émotion dont seuls pourtant sont capables les corps parlants que nous sommes [...]. Rien de plus adapté, de plus articulé à l'art, que ce « travail fleuri ». Pendant des siècles, ces deux mots ont cherché à s'atteindre sans se rejoindre. Il fallait Rimbaud pour qu'ils s'unissent (p. 39-40).

      Il mêle à ses réflexions des impressions actuelles ou des anecdotes survenues en cours d'écriture. Il note des coïncidences et, comme l'autre, quelques vertiges :

     Du premier étage de la maison paysanne, j'assiste à la lente descente du soleil que cachent bientôt les arbres du bois de Mme Cartier. Il me vient à l'esprit tout ce qui put en être dit [au sujet d'Une saison en enfer], les propos contradictoires de ceux qui, plus que Rimbaud, pensèrent détenir la vérité au sujet de son texte. J'en garde un léger écœurement et la tentation momentanée de tout laisser en plan, puis le cabrement contre une telle faiblesse [...]. Voyant la lumière qui se propage au somment des feuilles dorées filer vers l'occident et décliner, je me dis que son éclat qui s'amenuise donne aussi bien la clef que la charité. Je me laisse imprégner par cette idée. Mais l'explication manque, comme à Rimbaud lui-même placé sur le bord d'un réel qu'il s'efforce de regarder et dont, de suite, il traverse la surface (p. 75).

On comprend que, pour lui, ne saurait être considéré poète que celui qui franchit la ligne, en deçà de laquelle on fait partie « des nantis et des âmes rassurées par leur morale » (p. 160), des rationalistes douillettement installés dans leur confort intellectuel.
      Lorsqu'il achoppe sur la fin d'Alchimie du verbe (« le bonheur fatal apparaît presque comme une idée saugrenue », « je me demandais à quel titre Rimbaud se rebellait contre sa loi ») il finit par se donner l'explication suivante : « Quand une vie s'éprouve supérieure, dégagée du mouvement ordinaire, alors elle refuse tout assujettissement » (p. 134-136).
     « Quant aux “splendides villes” enfin touchées, sorties de la tremblante vapeur des mirages, je n'en imagine pas d'autres, écrit Jean-Luc Steinmetz, que celle prédite par l'Apocalypse. Il fallut tout récemment la fureur d'un idéologue pour y voir le Paris en feu de la Commune » (p.165).
      Steinmetz défend la thèse d'un Rimbaud « mystique à l'état sauvage » (p. 54), tout en se déclarant lui-même « douteur » (p. 30), et dénonce l'obstination des « professeurs » (p. 54) à faire du poète un athée, comme eux :

Placez Rimbaud hors christianisme, c'est votre vœu et votre préoccupation la plus chère. Rendez-le à l'athée que vous êtes. Je ne m'en réjouirai pas plus que de le voir entre des mains benoîtes qui remettraient ses pouvoirs à Dieu (p. 69).

 On sent qu'il voudrait bien limiter la thématique anti-chrétienne de la Saison (le « combat spirituel » à l'envers de Rimbaud : sa dénonciation de la « sale éducation d'enfance », son rejet des « élans mystiques », ses charges contre « cette déclaration de la science, le christianisme », poison spirituel des « marais occidentaux ») au simple désir de s'affranchir « de toute emprise cléricale » (p. 151). Mais il reconnaît qu'il souffre des « contradictions » de Rimbaud et qu'il lui arrive de vouloir les « réduire, pour mettre à l'épreuve [s]es propres talents d'alchimiste que hantent de possibles déconvenues » (p. 46).
 
      Bref, c'est sincère et émouvant, rédigé dans une langue de poète, une sorte de poème critique. Dans le dernier numéro de Rimbaud vivant, que je viens de recevoir, une jeune rimbaldienne chinoise, Melody Xu Yang 
1, écrit : « J'ai discuté l'autre jour avec un ami, qui m'a dit qu'il « ne comprend pas comment on peut écrire sur Rimbaud » et qu'« écrire sous est peut-être plus juste » ! Je pense qu'il a raison [...]. » La formule ne définirait pas mal l'entreprise de Steinmetz. Rimbaud de Clinchamps : poème critique de Jean-Luc Steinmetz sous Une saison en enfer.

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1. Melody Xu Yang, « Ma rencontre avec Arthur Rimbaud. Témoignage d'une jeune rimbaldienne chinoise », Rimbaud vivant n°60, Octobre 2021.