Dans
Rimbaud de Clinchamps, Jean-Luc Steinmetz relève le défi
quelque peu oulipien de relire sa propre vie à travers les mots, les
formules, les situations, les confessions de Rimbaud dans Une
saison en enfer. Il se propose de vivre, dit-il, en compagnie de
ce livre intimement connu et vénéré, « une saison d'écriture menée
jusqu'au bout de moi-même » (p. 45).
Il vagabonde de lui à Rimbaud et de Rimbaud à
lui. Tantôt, en solitaire, de son village de Clinchamps-sur-Orne au
tout proche Mutrécy, tantôt, avec Rimbaud, par l'imagination, de Roche
à l'église voisine de Méry. Mais au lieu de se projeter
en Rimbaud, comme nous faisons tous, peu ou prou, quand nous
l'interprétons, il projette Rimbaud sur les péripéties de sa propre
existence. Il se peint en sécheur de cours et
voleur de livres (p. 22-23, 40-42), soixante-huitard et « client de prostituées »
(p. 78), fumeur de cigarettes américaines et de « feuilles de
chrysanthèmes séchées » avant d'aborder quelques « poisons » plus
conséquents (p. 108-109). Il évoque sa relation complexe avec la religion et
les prêtres, ses tribulations d'homme de lettres (un voyage à
Sydney avec Michel Deguy pour une conférence devant trente
personnes !), sa trajectoire de poète : « Je chiffonne parfois,
revenant au passé, mes velléités d'avant-garde et feuillette le
livret qui en subsiste : N'essences » (p. 80).
Il fouille ses souvenirs à la lueur de ses souvenirs de
lecture. L'évocation de l'inventaire
rimbaldien du début d'Alchimie du verbe provoque le passage
en revue de souvenirs personnels équivalents, en matière de
peintures idiotes, livres érotiques sans orthographe et autres goûts
démodés ou simplement populaires. Une bonne dizaine de pages
(p. 85-95) :
Chaque mot révèle un
univers. Il faut se contenter de l'angle dont notre regard
est capable. Quand un écrivain nous conduit où il rêve, on
ne souhaite que s'attarder sur sa vision, pour peu qu'elle
se reconstitue, même à l'aide de quelques mots (p. 95).
Les
« hallucinations simples » de Rimbaud sont aussi les siennes :
Quand je sortais du 174
Boulevard Félix Faure à Aubervilliers, que cernaient les
usines de produits chimiques, les larges murs de
l'établissement Bachole dressaient devant moi leurs parois
de briques rouges, que noircissaient des haillons de suie. À
l'endroit où s'élevait le pavillon du gardien, pourvu d'une
étrange tour en échauguette, j'entendis, un matin de juin,
l'appel du muezzin — ou plutôt je crus l'entendre [...]
(p. 111).
Ou, inversement, il aborde la
Saison à partir de ses
expériences propres :
Voilà comment la foi se
perd, aussi simplement et parce qu'un prêtre, s'obstinant
dans son erreur, révèle ainsi son cœur souillé, son « cœur
de pitre ». Je ne doute pas que Rimbaud ait eu affaire à
pareille engeance. Pire, peut-être. Et qu'il ne s'en remit
pas. Il fit bien (p. 28).
Il commente plus précisément, par intermittences, le
texte d'Une saison en enfer :
Rimbaud en forçat (d'où il
tire sa force). Claudel le voit tel sur une photo de Harar,
dans son trop sobre habit de toile. L'identification agit.
L'un se substitue à l'autre : « Je voyais avec son idée
le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne. » Il le
suit à la trace, s'institue son accompagnateur. Rimbaud me
permet à mon tour d'être cet autre qu'il est, selon
l'inclination d'une étrange sympathie [...]. La campagne, au
printemps qui m'entoure, ou durant l'été, bourdonne de vies
actives, d'une émotion dont seuls pourtant sont capables les
corps parlants que nous sommes [...]. Rien de plus adapté,
de plus articulé à l'art, que ce « travail fleuri ». Pendant
des siècles, ces deux mots ont cherché à s'atteindre sans se
rejoindre. Il fallait Rimbaud pour qu'ils s'unissent
(p. 39-40).
Il mêle à ses réflexions des impressions actuelles ou
des anecdotes survenues en cours d'écriture. Il note des
coïncidences et, comme l'autre, quelques vertiges :
Du premier étage de la maison paysanne, j'assiste à la lente
descente du soleil que cachent bientôt les arbres du bois de
Mme Cartier. Il me vient à l'esprit tout ce qui put en être
dit [au sujet d'Une saison en enfer], les propos
contradictoires de ceux qui, plus que Rimbaud, pensèrent
détenir la vérité au sujet de son texte. J'en garde un léger
écœurement et la tentation momentanée de tout laisser en
plan, puis le cabrement contre une telle faiblesse [...].
Voyant la lumière qui se propage au somment des feuilles
dorées filer vers l'occident et décliner, je me dis que son
éclat qui s'amenuise donne aussi bien la clef que la
charité. Je me laisse imprégner par cette idée. Mais
l'explication manque, comme à Rimbaud lui-même placé sur le
bord d'un réel qu'il s'efforce de regarder et dont, de
suite, il traverse la surface (p. 75).
On
comprend que, pour lui, ne saurait être considéré poète que celui
qui franchit la ligne, en deçà de laquelle on fait partie « des
nantis et des âmes rassurées par leur morale » (p. 160), des rationalistes
douillettement installés dans leur confort intellectuel.
Lorsqu'il achoppe sur la fin
d'Alchimie du verbe (« le bonheur fatal apparaît presque
comme une idée saugrenue », « je me demandais à quel titre Rimbaud
se rebellait contre sa loi ») il finit par se donner l'explication
suivante : « Quand une vie s'éprouve supérieure, dégagée du
mouvement ordinaire, alors elle refuse tout assujettissement »
(p. 134-136).
« Quant aux “splendides villes” enfin touchées, sorties
de la tremblante vapeur des mirages, je n'en imagine pas
d'autres, écrit Jean-Luc Steinmetz, que celle prédite par l'Apocalypse. Il fallut tout
récemment la fureur d'un idéologue pour y voir le Paris en feu de la
Commune » (p.165).
Steinmetz défend la thèse d'un Rimbaud « mystique à l'état sauvage » (p. 54), tout en se
déclarant lui-même « douteur » (p. 30), et dénonce
l'obstination des « professeurs » (p. 54) à faire du
poète un athée, comme eux :
Placez Rimbaud hors
christianisme, c'est votre vœu et votre préoccupation la
plus chère. Rendez-le à l'athée que vous êtes. Je ne m'en
réjouirai pas plus que de le voir entre des mains benoîtes
qui remettraient ses pouvoirs à Dieu (p. 69).
On
sent qu'il voudrait bien limiter la thématique anti-chrétienne de la
Saison (le « combat spirituel » à l'envers de Rimbaud :
sa dénonciation de la « sale éducation d'enfance », son rejet des « élans mystiques »,
ses charges contre « cette déclaration de la science, le
christianisme », poison spirituel des « marais occidentaux ») au
simple désir de s'affranchir « de toute emprise
cléricale » (p. 151). Mais il
reconnaît qu'il souffre des « contradictions » de Rimbaud et qu'il
lui arrive de vouloir les « réduire, pour mettre à l'épreuve [s]es
propres talents d'alchimiste que hantent de possibles déconvenues »
(p. 46).
Bref, c'est sincère et émouvant, rédigé dans une langue de poète, une
sorte de poème critique. Dans le dernier numéro de Rimbaud vivant,
que je viens de recevoir, une jeune rimbaldienne chinoise, Melody Xu Yang 1,
écrit : « J'ai discuté l'autre jour avec un ami, qui m'a
dit qu'il « ne comprend pas comment on peut écrire sur
Rimbaud » et qu'« écrire sous est peut-être plus juste » ! Je
pense qu'il a raison [...]. » La formule ne définirait pas mal
l'entreprise de Steinmetz. Rimbaud de Clinchamps : poème critique de Jean-Luc Steinmetz sous Une saison en enfer.
________ 1. Melody Xu Yang, « Ma
rencontre avec Arthur Rimbaud. Témoignage d'une jeune rimbaldienne
chinoise », Rimbaud vivant n°60, Octobre 2021.
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