Rimbaud, le poète / Accueil > Florilège des sourcesChevaux de bois
 

                         

Il y a eu, entre Verlaine et Rimbaud, surtout pendant l'année 1872, une collaboration poétique parfois accompagnée de rivalité qui a donné naissance à des couples de poèmes en miroir. "Ils rivalisent amicalement, explique Pierre Brunel, ils se répondent en tout cas, l'un composant des Romances sans paroles, et l'autre ce qu'il appellera dans Alchimie du verbe des "espèces de romances". De même que les deux poèmes de Bruxelles qu'a écrits Rimbaud (Plates-bandes d'amarantes est Est-elle almée?) répondent aux deux Bruxelles, simples fresques de Verlaine, de même Fêtes de la faim reprend très évidemment le "tour / si gai, si facile" (Age d'or) du troisième Bruxelles des Romances sans paroles, Chevaux de bois. Car elles tournent, ces faims, comme les "bons chevaux de bois"" (Fêtes de la faim, Parade sauvage n°15, p.14). Comme d'habitude, Rimbaud fait entendre sa différence : pendant que Verlaine se laisse absorber par l'atmosphère heureuse et naïve d'un spectacle de foire, Rimbaud refuse d'oublier le manège intérieur de ses obsessions : toutes ses faims, les tiraillements d'estomac (dus à l'existence précaire du poète ou à une circonstance particulière inconnue de nous) et sans doute aussi des insatisfactions d'un autre ordre (existentiel, affectif, métaphysique).

 

 

       Chevaux de bois

Par Saint Gille,
Viens-nous-en,
Mon agile 
Alezan

(V. Hugo.)


Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.

Le gros soldat, la plus grosse bonne
Sont sur vos dos comme dans leur chambre,
Car en ce jour au bois de la Cambre
Les maîtres sont tous deux en personne.

Tournez, tournez, chevaux de leur cœur,
Tandis qu'autour de tous vos tournois
Clignote l'œil du filou sournois,
Tournez au son du piston vainqueur.

C'est ravissant comme ça vous saoule
D'aller ainsi dans ce cirque bête :
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.

Tournez, tournez sans qu'il soit besoin
D'user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds,
Tournez, tournez, sans espoir de foin.

Et dépêchez, chevaux de leur âme
Déjà voici que la nuit qui tombe
Va réunir pigeon et colombe
Loin de la foire et loin de madame.

Tournez, tournez! le ciel en velours
D'astres en or se vêt lentement.
Voici partir l'amante et l'amant.
Tournez au son joyeux des tambours!


Champ de foire de Saint-Gilles, août 72.

( Romances sans paroles, 1874)