Rimbaud, le poète / Accueil > Florilège des sourcesIesous Kristos Theou Uios Soter (Ichthus) / Dévotion
 

  

   Marc Ascione, dans un article de 1986 [1], invite à rapprocher "Dévotion" d'un poème de Verlaine que nous appellerons Ichthus (nom grec du poisson). On sait qu'un dessin stylisé de poisson était utilisé par les premiers chrétiens comme signe de reconnaissance parce que les cinq lettres formant ce mot en grec correspondent aux initiales de la formule "Iesous Kristos Theou Uios Soter" (Jésus Christ fils de Dieu sauveur) :

"Il ne faut pas avoir l'esprit trop mal tourné, écrit Marc Ascione, pour lire dans Ichthys le reflet de la sexualité du prisonnier Verlaine : l'allusion au mode de reproduction sans accouplement des poissons est déjà un indice ("Ton amour fécond reste solitaire") ; le second quatrain est tout à fait explicite : si le corps sans bras du poisson "dit abstinence", c'est que le prisonnier est fort tenté de se masturber [...]".

   Lorsque Verlaine envoie Ichthus à son ami Lepelletier depuis sa prison de Mons (dans une lettre datée du 24 au 28 novembre 1873), il présente son œuvre ainsi :

"Je fais des Cantiques à Marie (d'après le Système) et des prières de la primitive Église. Ci-joint une qui n'a de drôle que le titre, lequel est un monogramme des Catacombes".

Si le titre du poème est drôle, c'est sans doute qu'il propose de lire à l'envers le célèbre cryptogramme. Partant de ce qui était pour les premiers chrétiens le signifié clandestin du symbole, le point d'aboutissement du raisonnement sur l'énigme (son sens religieux), il invite le lecteur à remonter à ce qui en était l'innocent signifiant, "le poisson", doté par le poète d'une signification et d'une portée subversive toutes nouvelles. Si le poème, par contre, ainsi que le suggère Verlaine, n'est pas drôle, c'est qu'il témoigne de la misère sexuelle du prisonnier.

   "Dévotion", qui est aussi une prière parodique, célèbre une mystérieuse Circeto. Elle est, nous dit Rimbaud, "grasse comme le poisson" et son nom est un mot-valise construit à partir de "Circé" (l'ensorceleuse qui charme les hommes et les transforme en porcs, dans l'Odyssée) et de "Ceto" (déesse marine, selon certains, mais aussi poisson, "cétacé", de par son nom). Son "cœur", dit encore le poème, est tout "ambre et spunk". Or, en argot anglais du XIXe siècle, le mot "spunk" désignait le sperme. Quant à l'ambre blanc ou blanc de baleine, substance huileuse que l'on retire d'une poche cérébrale du cachalot, il était appelé par les anciens spermaceti (sperma / ceti) parce qu'on croyait qu'il s'agissait du sperme de l'animal. Quand on sait que le mot "cœur" chez Rimbaud désigne souvent le phallus (notamment dans Un cœur sous une soutane), on devine le sens qu'il faut donner à la "prière" que Verlaine adresse à son Ichthus ...

Tu sauvas Jonas, tu sauvas Tobie.
Sauve notre cœur que le mal enceint

... et aussi ce que signifie, chez Rimbaud :

"pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire."

Il ne faut pas trouver trop étrange cette allusion à l'univers polaire : le "chaos de glace et de nuit du pôle" ("Après le Déluge") est fréquemment dans les Illuminations le symbole de l'Ailleurs hors d'atteinte, arène symbolique où s'éprouve la "bravoure" dans tous les sens du terme (celle des explorateurs, des révolutionnaires, des amants ...), lieu des prouesses amoureuses, décor de l'explosion orgastique.

   Rimbaud avait-il lu Ichthus quand il écrivit "Dévotion" ? C'est possible puisque Ichthus fut écrit fin 1873, donc avant la date généralement avancée pour la rédaction du poème (1874, 1875 au plus tard). Par ailleurs, on sait que Rimbaud et Verlaine continuèrent à correspondre, à se transmettre certains textes, après le drame de Bruxelles. En tout cas, l'habitude consistant à crypter un contenu érotique sous l'aspect innocent d'un discours religieux était commune aux deux hommes et cela suffit pour qu'on puisse considérer Ichthus comme un intertexte significatif pour l'exégèse de "Dévotion".

__________

[1] Marc Ascione, "Dévotion ou pour être dévot je n'en suis pas moins homme", Parade sauvage n°4, 1986, p.78-89.

 

  ΙΗΣΟΥΣ  ΧΡΙΣΤΟΣ  ΘΕΟΥ ΥΙΟΣ  ΣΩΤΗΡ

Tu ne parles pas, ton sang n'est pas chaud,
Ton amour fécond reste solitaire.
L'abîme où tu vis libre, est le cachot
Où se meurt depuis six mille ans la Terre.

Ton œil sans paupière et ton corps sans bras
Prêche vigilance et dit abstinence.
Tu planas jadis sur les Ararats,
Confident serein du Déluge immense !

Tout puissant, tout fort, tout juste et tout saint
Tu sauvas Jonas, tu sauvas Tobie.
Sauve notre cœur que le mal enceint,
Sauve-nous Seigneur et confonds l'Impie !
 

Correspondance générale de Verlaine,
tome I, édition Michael Pakenham,
Fayard, 2005, p.360