Rimbaud,
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![]() Un texte assez mystérieux des Illuminations, Sonnet (Jeunesse-II), commence par ces mots : "Homme de constitution ordinaire, la chair n'était-elle pas un fruit pendu dans le verger [...] ?" Cette attaque entre en résonance avec celle d'un poème que Verlaine adresse à son ami Lepelletier le 16 mai 1873 : "Invocation". Il s'agit d'un sonnet qui ne sera publié qu'en 1884 dans Jadis et Naguère sous un nouveau titre ("Luxures") et dans une version largement modifiée (les tercets, en particulier, ont été refaits). V.P. Underwood a été le premier à signaler la relation entre les deux textes dans son Rimbaud en Angleterre, Nizet, 1976. Les deux poètes semblent faire allusion au Jardin d'Eden et assimiler "la chair" au fruit défendu de la Genèse. C'est — on s'en souvient — pour avoir mordu à ce fruit qu'Adam et Ève furent maudits par le Créateur et chassés du paradis terrestre. Le texte de Rimbaud répète à deux reprises le mot "péril". L'amour, et de façon plus générale la vie, le monde, y sont décrits comme des objets de désir contradictoires, pleins de promesses mais aussi de dangers : "ô aimer, le péril ou la force de Psyché ?" / "le monde votre fortune et votre péril." La seconde partie du poème (introduite par : "Mais à présent") célèbre l'avènement, à travers le "labeur" du poème et grâce à lui, d'une sorte d'amour universel, d'"une raison" nouvelle "en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers sans images". Verlaine, de son côté, déclare que l'Amour écrase ("sous [s]es meules") les audacieux (les "forts") qui prétendent répondre librement à l'appel de la chair et fait d'eux ces "Damnés qu'élisent les Sabbats". La lettre contenant le sonnet était presque entièrement dédiée à faire résonner jusqu'à Paris les récriminations de Verlaine à l'égard de Mathilde, ses souffrances d'amant trahi (à le lire, c'est lui qui avait été abandonné), sa parfaite innocence des fautes et vices affreux dont on l'accusait pour obtenir le divorce. Dans ce contexte, la thématique du poème — l'"Invocation" à la Chair et à l'Amour, au "seul Amour" (v.3), l'évocation des "appétits vers l'Absence" (v.9) — pouvait paraître fort ambiguë. Steve Murphy, qui a consacré un long commentaire à ce cas d'intertextualité ("Jeunesse II (sonnet) : de Verlaine à l'utopie", Stratégies de Rimbaud, Champion, 2004) attire l'attention sur les mots soulignés par Verlaine dans son envoi du 16 mai 1873 : " tous les appétits" (premier tercet d'"Invocation"). Il y décèle une possible reprise des termes employés par Satan dans son imprécation contre le locuteur d'Une saison en enfer : "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux." Il rappelle qu'Underwood, dans son Verlaine et l'Angleterre (Nizet, 1956), notait l'allure rimbaldienne du poème de Verlaine :
Il conclut à une possible influence de la thématique satanique ou faustienne de la Saison sur Verlaine, en ce printemps 1873 où Rimbaud commence la rédaction de son "livre nègre". Selon cette hypothèse, le prologue de la Saison aurait donc connu un prolongement dans le sonnet "Invocation" qui, à son tour, aurait suscité un écho dans les Illuminations avec "Sonnet". Rimbaud a-t-il visé dans "Sonnet" un effet de parodie littéraire (moquerie à l'égard d'une forme vieille) ? A-t-il voulu répliquer aux plaintes sentimentales de Verlaine en exprimant sa propre amertume sur le chapitre des "couples menteurs" ("Adieu") ? C'est ce double objectif que semble indiquer Cécil A. Hackett dans son édition de 1986 (Imprimerie nationale) lorsqu'il écrit : "Il est probable [...] qu'on doive y voir une riposte ironique au sonnet conventionnel de Verlaine Luxures" (p.290). Le titre de cette prose, en tout cas, serait pour Steve Murphy une allusion à la source verlainienne et s'expliquerait davantage par cette filiation que par la disposition graphique en quatorze lignes à laquelle on attribuait traditionnellement ce titre énigmatique. Concernant ce dernier point, voir la notice de ce site sur "Jeunesse". Pierre Brunel, dans ses Éclats de la violence (Corti, 2004, p.585) résiste à cette analyse en rappelant que Verlaine a adressé cette lettre du 16 mai 1873 depuis Jéhonville, alors qu'il était momentanément séparé de Rimbaud. Il n'est donc pas certain, selon lui, que Rimbaud ait pu avoir connaissance d'"Invocation". C'est vrai, mais il est fort possible aussi que Verlaine, qui a rencontré Rimbaud à plusieurs reprises à Bouillon pendant ces sept semaines de séparation (avril-mai 1873) et qui a repris la route de Londres en sa compagnie le 27 mai, ait montré son "épistole", ou un brouillon, ou un double, à son compagnon. Ne serait-ce que pour l'amuser en lui lisant ce post-scriptum farcesque où il se défend en termes crus et parfaitement hypocrites de toute relation sexuelle extraconjugale. Évoquant la série de sonnets saphiques en préparation (Les Amies) dont il a parlé plus haut dans la lettre, il précise :
Je me demande d'ailleurs s'il ne faut pas voir dans le détail anatomique mentionné entre parenthèses une explication de l'incipit rimbaldien : "Homme (souligné) de constitution ordinaire" (= homme normalement constitué).
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Invocation
Luxures
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