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"Au milieu quasi mathématique", écrit Antoine Fongaro, du premier volet du triptyque des Illuminations intitulé Vies "figure une phrase encadrée par deux tirets, façon pour Rimbaud d'indiquer le caractère indépendant et important du texte que les tirets isolent :

  — un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée  — "

Séparant un passé fabuleux d’un présent désenchanté décrit comme un "exil" ou encore une "illustre retraite" (le triptyque tout entier semble un exercice de style autour de la figure rhétorique de l'hyperbole), cette incise au sens mystérieux a suscité nombre de commentaires.

Dans une étude publiée en Italie en 2014, "Lecture de Vies de Rimbaud", Fongaro lance une hypothèse nouvelle fondée, comme cela arrive souvent dans l'aventure herméneutique du rimbaldisme, sur la réinterprétation d'une référence intertextuelle déjà connue mais négligée par son "inventeur" ou insuffisamment approfondie.

V.P. Underwood, rappelle Fongaro, a signalé dès 1955 que parmi les listes de mots anglais dressées par Rimbaud dans le cadre de son apprentissage de la langue, probablement en 1874, figurent des "red turbits". Certains pigeons ont en effet un plumage nuancé de pourpre et Rimbaud aurait pu être frappé par cette couleur inattendue, dont il aurait renforcé la connotation violente par l'adjectif "écarlates" (variante hyperbolique du rouge, qui bénéficie en outre d'une phonétique dure à base de dentales, favorisant le jeu allitératif : « éCarlaTes Tonne auTour »). Si l'on y ajoute les connotations guerrières du verbe "tonne", l'ensemble a une coloration passablement révolutionnaire.

Cherchant, en 1960, d'autres pistes possibles, Underwood mentionne que le 10 octobre 1872 le programme des feux d'artifice (illuminations en anglais) comprenait, entre autres des « pigeons ardents » ("fiery pigeons"). "S'agit-il de feux d'artifices ou d'oiseaux réels ?" se demande alors le critique britannique dans une note. Et, dans cette même note, il ajoute, sans approfondir davantage : "Nous rencontrons des milliers de pigeons ardents, littéralement, (les Nègres attachent à leurs queues des matières combustibles) dans les Cinq semaines en ballon de Jules Verne. Le phénomène est illustré d'une gravure."

"Le rapprochement avec l'ouvrage de Jules Verne est pertinent, commente Antoine Fongaro [...]. C'est au dernier épisode du chapitre XXX qu'apparaissent les pigeons qui risquent de mettre le feu au ballon gonflé d'hydrogène. Or dans l'intitulé du chapitre, ce dernier épisode s'appelle : "Les pigeons incendiaires". Cette fois, le doute n'est plus possible : dans ses "pigeons écarlates", Rimbaud évoque les "pigeons incendiaires" ; et l'allusion révolutionnaire est peut-être encore plus précise qu'avec les "red turbits", les "pigeons incendiaires" représentant les derniers sursauts de la Commune agonisante avec les incendies (Hôtel de ville, Tuileries) de la Semaine sanglante. Il suffira que je cite ici le titre, Les Incendiaites, du poème qu'Eugène Vermersch (communard et ami de Verlaine) écrivit (en août-septembre 1871) pour évoquer les derniers soubresauts de la Commune."

Tel serait donc finalement le souvenir douloureux marquant, pour le poète, la rupture entre un passé fabuleux et un présent désenchanté.

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V.P. Underwood
, "Rimbaud et l'Angleterre", Revue de littérature comparée, janv-mars 1955, p.33.
V.P. Underwood, "Reflets anglais dans l'œuvre de Rimbaud", Revue de littérature comparée, oct-déc 1960, p.539, page reprise dans Rimbaud et l'Angleterre, Paris, Nizet, 1873.

Antoine Fongaro, "Lecture de Vies de Rimbaud",
Firenze : Rivista di Letterature moderne e comparate, avril-juin 2014, p.144-145.
 


 

          

Cinq semaines en ballon


Le ballon Victoria, faute de vent, fait du surplace au-dessus d'un village de "sauvages", dans les alentours du Lac Tchad.


La nuit vint. Le vent ne soufflait plus. Il fallut se résoudre à rester immobile à trois cents pieds du sol. Pas un feu ne brillait dans l’ombre ; il régnait un silence de mort. Le docteur redoubla de prudence ; ce calme pouvait cacher un piège.

Et Fergusson eut raison de veiller. Vers minuit, toute la ville parut comme embrasée ; des centaines de raies de feu se croisaient comme des fusées, formant un enchevêtrement de lignes de flamme.

« Voilà qui est singulier ! fit le docteur.

— Mais, Dieu me pardonne ! répliqua Kennedy, on dirait que l’incendie monte et s’approche de nous. »

En effet, au bruit de cris effroyables et des détonations des mousquets, cette masse de feu s’élevait vers le Victoria. Joe se prépara à jeter du lest. Fergusson ne tarda pas à avoir l’explication de ce phénomène.




Des milliers de pigeons, la queue garnie de matières combustibles, avaient été lancés contre le Victoria ; effrayés, ils montaient en traçant dans l’atmosphère leurs zigzags de feu. Kennedy se mit à faire une décharge de toutes ses armes au milieu de cette masse ; mais que pouvait-il contre une innombrable armée ! Déjà les pigeons environnaient la nacelle et le ballon dont les parois, réfléchissant cette lumière, semblaient enveloppées dans un réseau de feu.

Le docteur n’hésita pas, et précipitant un fragment de quartz, il se tint hors des atteintes de ces oiseaux dangereux. Pendant deux heures, on les aperçut courant çà et là dans la nuit ; puis peu à peu leur nombre diminua, et ils s’éteignirent.

« Maintenant nous pouvons dormir tranquilles, dit le docteur.

— Pas mal imaginé pour des sauvages ! fit Joe.

— Oui, ils emploient assez communément ces pigeons pour incendier les chaumes des villages ; mais cette fois, le village volait encore plus haut que leurs volatiles incendiaires !
 

Jules Verne, Cinq semaines en ballon,
Hetzel, 1863 (chap. XXX).
Illustrateur : Édouard Riou.