Rimbaud
connaissait nécessairement, lorsqu'il écrivit "Ophélie",
et "Le
Dormeur du val", ce poème célèbre de Leconte de Lisle,
"son plus ravissant poème peut-être"
disait Marcel Proust ("Lettre
à Jacques Rivière à propos de Baudelaire"). Le texte date
de 1847. Il n'est pas sans rappeler le passage de la mort de Sténio,
dans "Lélia" de George Sand (1833). Et il est
représentatif de la culture parnassienne dans laquelle baigne le
jeune Rimbaud.
Le poète, en se promenant
dans les bois, découvre le cadavre d'un jeune homme qui s'est donné
la mort. L'équivoque entre
le sommeil et la mort fait penser au "Dormeur du val" : dans
une "Fontaine aux flots heureux où jouait la lumière"
[...] "Dormait, enveloppé du suaire de l'onde, / Un mort, les yeux au ciel, sur le sable
couché". La lumière et
l'atmosphère heureuse contrastent avec le caractère macabre de la
scène. Le jeune homme sourit, il est pâle. Leconte de Lisle le
compare à la malheureuse fiancée du Prince Hamlet :
Il ne sommeillait pas, calme comme Ophélie,
Et souriant comme elle, et les bras sur le sein ;
Il était de ces morts que bientôt on oublie ;
Pâle et triste, il songeait au fond du clair bassin. |
La
végétation luxuriante qui entoure le poète rappelle parfois celle
où vient se fondre "la blanche Ophélia" (voir par exemple
les nénuphars de la strophe 11).
Le lecteur rimbaldien se trouve en pays
connu. |
La Fontaine aux lianes
Comme le flot des mers
ondulant vers les plages,
Ô bois, vous déroulez, pleins d'arôme et de nids,
Dans l'air splendide et bleu, vos houles de feuillages ;
Vous êtes toujours vieux et toujours rajeunis.
Le temps a respecté, rois aux longues années,
Vos grands fronts couronnés de lianes d'argent ;
Nul pied ne foulera vos feuilles non fanées :
Vous verrez passer l'homme et le monde changeant.
Vous inclinez d'en haut, au penchant des ravines,
Vos rameaux lents et lourds qu'ont brûlés les éclairs ;
Qu'il est doux, le repos de vos ombres divines,
Aux soupirs de la brise, aux chansons des flots clairs !
Le soleil de midi fait palpiter vos sèves ;
Vous siégez, revêtus de sa pourpre, et sans voix ;
Mais la nuit, épanchant la rosée et les rêves,
Apaise et fait chanter les âmes et les bois.
Par delà les verdeurs des zones maternelles
Où vous poussez d'un jet vos troncs inébranlés,
Seules, plus près du ciel, les neiges éternelles
Couvrent de leurs plis blancs les pics immaculés.
Ô bois natals, j'errais sous vos larges ramures
L'aube aux flancs noirs des monts marchait d'un pied vermeil ;
La mer avec lenteur éveillait ses murmures,
Et de tout oeil vivant fuyait le doux sommeil.
Au bord des nids, ouvrant ses ailes longtemps closes,
L'oiseau disait le jour avec un chant plus frais
Que la source agitant les verts buissons de roses,
Que le rire amoureux du vent dans les forêts.
Les abeilles sortaient des ruches naturelles
Et par essaims vibraient au soleil matinal ;
Et, livrant le trésor de leurs corolles frêles,
Chaque fleur répandait sa goutte de cristal.
Et le ciel descendait dans les claires rosées
Dont la montagne bleue au loin étincelait ;
Un mol encens fumait des plantes arrosées
Vers la sainte nature à qui mon cœur parlait.
Au fond des bois baignés d'une vapeur céleste,
Il était une eau vive où rien ne remuait ;
Quelques joncs verts, gardiens de la fontaine agreste,
S'y penchaient au hasard en un groupe muet.
Les larges nénuphars, les lianes errantes,
Blancs archipels, flottaient enlacés sur les eaux,
Et dans leurs profondeurs vives et transparentes
Brillait un autre ciel où nageaient les oiseaux.
Ô fraîcheur des forêts, sérénité première,
Ô vents qui caressiez les feuillages chanteurs,
Fontaine aux flots heureux où jouait la lumière,
Éden épanoui sur les vertes hauteurs !
Salut, ô douce paix, et vous, pures haleines,
Et vous qui descendiez du ciel et des rameaux,
Repos du cœur, oubli de la joie et des peines !
Salut ! ô sanctuaire interdit à nos maux !
Et, sous le dôme épais de la forêt profonde,
Aux réduits du lac bleu dans les bois épanché,
Dormait, enveloppé du suaire de l'onde,
Un mort, les yeux au ciel, sur le sable couché.
Il ne sommeillait pas, calme comme Ophélie,
Et souriant comme elle, et les bras sur le sein ;
Il était de ces morts que bientôt on oublie ;
Pâle et triste, il songeait au fond du clair bassin.
La tête au dur regard reposait sur la pierre ;
Aux replis de la joue où le sable brillait,
On eût dit que des pleurs tombaient de la paupière
Et que le cœur encor par instants tressaillait.
Sur les lèvres errait la sombre inquiétude.
Immobile, attentif, il semblait écouter
Si quelque pas humain, troublant la solitude,
De son suprême asile allait le rejeter.
Jeune homme, qui choisis pour ta couche azurée
La fontaine des bois aux flots silencieux,
Nul ne sait la liqueur qui te fut mesurée
Au calice éternel des esprits soucieux.
De quelles passions la jeunesse assaillie
Vint-elle ici chercher le repos dans la mort ?
Ton âme à son départ ne fut pas recueillie,
Et la vie a laissé sur ton front un remord.
Pourquoi jusqu'au tombeau cette tristesse amère ?
Ce cœur s'est-il brisé pour avoir trop aimé ?
La blanche illusion, l'espérance éphémère
En s'envolant au ciel l'ont-elles vu fermé ?
Tu n'es pas né sans doute au bord des mers dorées,
Et tu n'as pas grandi sous les divins palmiers ;
Mais l'avare soleil des lointaines contrées
N'a pas mûri la fleur de tes songes premiers.
À l'heure où de ton sein la flamme fut ravie,
Ô jeune homme qui vins dormir en ces beaux lieux,
Une image divine et toujours poursuivie,
Un ciel mélancolique ont passé dans tes yeux.
Si ton âme ici-bas n'a point brisé sa chaîne,
Si la source au flot pur n'a point lavé tes pleurs,
Si tu ne peux partir pour l'étoile prochaine,
Reste, épuise la vie et tes chères douleurs !
Puis, ô pâle étranger, dans ta fosse bleuâtre,
Libre des maux soufferts et d'une ombre voilé,
Que la nature au moins ne te soit point marâtre !
Repose entre ses bras, paisible et consolé.
Tel je songeais. Les bois, sous leur ombre odorante,
Épanchant un concert que rien ne peut tarir,
Sans m'écouter, berçaient leur gloire indifférente,
Ignorant que l'on souffre et qu'on puisse en mourir.
La fontaine limpide, en sa splendeur native,
Réfléchissait toujours les cieux de flamme emplis,
Et sur ce triste front nulle haleine plaintive
De flots riants et purs ne vint rider les plis.
Sur les blancs nénuphars l'oiseau ployant ses ailes
Buvait de son bec rose en ce bassin charmant
Et, sans penser aux morts, tout couvert d'étincelles,
Volait sécher sa plume au tiède firmament.
La nature se rit des souffrances humaines ;
Ne contemplant jamais que sa propre grandeur,
Elle dispense à tous ses forces souveraines
Et garde pour sa part le calme et la splendeur.
1847
Poèmes antiques, 1852.
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