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HONORÉ DE BALZAC (1799-1850)



   Lorsqu'il signale l’épisode balzacien de l’agonie du Père Goriot comme un modèle rhétorique susceptible d'avoir intéressé Rimbaud, notamment dans Nuit de l'enfer, C.-A. Hackett confesse « une certaine tristesse ». Il a longtemps hésité, explique-t-il, à dévoiler au lecteur cette source car « ce rapprochement soulève de nouveaux doutes à l’égard de la sincérité de plusieurs passages d’Une Saison en enfer […] peut-être un peu moins personnelle et un peu plus littéraire que nous n’avions cru [1]».
     Franchement, il n’y a pas de quoi être triste ni étonné. L'art de Rimbaud n'est pas de pure expressivité et la rhétorique, le travail littéraire conscient, le pastiche, le collage à l'occasion, en font clairement partie. Au demeurant, aucun écrivain, aucun artiste n’invente à partir de rien. Supposons que Rimbaud, enrageant d’avoir offert, sous l'empire de sa « sale éducation d'enfance », tant de dévouement à un « porc » (Alchimie du verbe) et/ou tant de dévotion
« à n'importe quelle divine image » (Mauvais sang), ait pensé imiter les plaintes d’un célèbre personnage de roman enrageant de s’être tant dévoué à des filles ingrates. Je ne vois rien, là, qui remette en cause l’authenticité de son témoignage.
    
Je ne reproduis pas ci-contre tous les extraits que cite C.-A. Hackett. Il met parfois bout à bout de petits fragments qui donnent l'impression d'un discours plus haché qu'il ne l'est réellement dans le texte de Balzac. Cela sert son argumentation mais c'est un peu artificiel. Je reproduis trois passages d'un seul tenant de ce long monologue. Goriot, tantôt, y soliloque, tantôt s'adresse à Rastignac qui a envoyé le domestique de la Pension Vauquer (Christophe) chercher les filles du mourant, tantôt encore à l'étudiant en médecine Bianchon (qui est un autre pensionnaire de Mme Vauquer).
     La démonstration de Hackett est assez convaincante. Il relève, entre le délire de Goriot et celui du damné de Nuit de l'enfer, quelques expressions communes (« Les entrailles me brûlent », « J'ai soif », « mon Dieu », par exemple) ou ressemblantes ( « la tête me tire » / « la peau de ma tête se dessèche » ; « 
En ce moment, je vois ma vie entière. Je suis dupe ! » / « Ma vie ne fut que folies douces, c'est regrettable » ; « elles ne viendront pas rafraîchir mon agonie » / « Un peu de fraîcheur, Seigneur, si vous voulez, si vous voulez bien ! »). Mais ce sont surtout les similitudes stylistiques qui le frappent :

On y trouve les mêmes tours exclamatifs, à peu près le même ton et le même rythme (et les mêmes changements de ton et de rythme), la même atmosphère. On y trouve surtout le même état d'esprit, la même attitude devant la solitude et l'abandon. Il s'agit dans les deux cas d'un être seul, « sans famille » ; d'un être qui, aimant toujours, ne se sent plus aimé, et qui — à la recherche d'un amour à jamais perdu — se tourne tantôt vers le passé, tantôt vers l'avenir. On y trouve le même appel à Dieu, la même faiblesse et la même « charité » ; la même culpabilité et la même innocence ; le même désespoir devant « la cruauté du monde » ; le même masochisme, mais encore plus marqué chez l'adolescent que chez l'homme ; la même idée que l'on se tue, ou que l'on meurt, « de dévouement ». C'est à peu près le même enfer.


[1] Hackett, Autour de Rimbaud, Klincksieck, 1967, p. 14.

LE PÈRE GORIOT

IV - LA MORT DU PÈRE

 

(Oh ! je souffre, la tête me tire.) Ah ! ah ! pardon, mes enfants ! je souffre horriblement, et il faut que ce soit de la vraie douleur, vous m’avez rendu bien dur au mal. Mon Dieu ! si j’avais seulement leurs mains dans les miennes, je ne sentirais point mon mal. — Croyez-vous qu’elles viennent ? Christophe est si bête ! J’aurais dû y aller moi-même. Il va les voir, lui. Mais vous avez été hier au bal. Dites-moi donc comment elles étaient ? Elles ne savaient rien de ma maladie, n’est-ce pas ? Elles n’auraient pas dansé, pauvres petites ! Oh ! je ne veux plus être malade. Elles ont encore trop besoin de moi. Leurs fortunes sont compromises. Et à quels maris sont-elles livrées ! Guérissez-moi, guérissez-moi ! (Oh ! que je souffre !… Ah ! ah ! ah !) Voyez-vous, il faut me guérir, parce qu’il leur faut de l’argent, et je sais où aller en gagner. J’irai faire de l’amidon en aiguilles à Odessa. Je suis un malin, je gagnerai des millions. (Oh ! je souffre trop !)

 […]

Je leur ai donné ma vie, elles ne me donneront pas une heure aujourd’hui ! J’ai soif, j’ai faim, le cœur me brûle, elles ne viendront pas rafraîchir mon agonie, car je meurs, je le sens. Mais elles ne savent donc pas ce que c’est que de marcher sur le cadavre de son père ! Il y a un Dieu dans les cieux, il nous venge malgré nous, nous autres pères. Oh ! elles viendront ! Venez, mes chéries, venez encore me baiser, un dernier baiser, le viatique de votre père, qui priera Dieu pour vous, qui lui dira que vous avez été de bonnes filles, qui plaidera pour vous ! Après tout, vous êtes innocentes. Elles sont innocentes, mon ami ! Dites-le bien à tout le monde, qu’on ne les inquiète pas à mon sujet. Tout est de ma faute, je les ai habituées à me fouler aux pieds. J’aimais cela, moi. Ça ne regarde personne, ni la justice humaine, ni la justice divine. Dieu serait injuste s’il les condamnait à cause de moi. Je n’ai pas su me conduire, j’ai fait la bêtise d’abdiquer mes droits. Je me serais avili pour elles ! Que voulez vous ! le plus beau naturel, les meilleures âmes auraient succombé à la corruption de cette facilité paternelle. Je suis un misérable, je suis justement puni.

[…]

— Si elles ne viennent pas ? répéta le vieillard en sanglotant. Mais je serai mort, mort dans un accès de rage, de rage ! La rage me gagne ! En ce moment, je vois ma vie entière. Je suis dupe ! elles ne m’aiment pas, elles ne m’ont jamais aimé ! cela est clair. Si elles ne sont pas venues, elles ne viendront pas. Plus elles auront tardé, moins elles se décideront à me faire cette joie. Je les connais. Elles n’ont jamais rien su deviner de mes chagrins, de mes douleurs, de mes besoins, elles ne devineront pas plus ma mort elles ne sont seulement pas dans le secret de ma tendresse. Oui, je le vois, pour elles, l’habitude de m’ouvrir les entrailles a ôté du prix à tout ce que je faisais. Elles auraient demandé à me crever les yeux, je leur aurais dit : « Crevez-les ! » je suis trop bête. Elles croient que tous les pères sont comme le leur. Il faut toujours se faire valoir. Leurs enfants me vengeront. Mais c’est dans leur intérêt de venir ici. Prévenez-les donc qu’elles compromettent leur agonie. Elles commettent tous les crimes en un seul… Mais allez donc, dites-leur donc que, ne pas venir, c’est un parricide ! Elles en ont assez commis sans ajouter celui-là. Criez donc comme moi : « Hé, Nasie ! hé, Delphine ! venez à votre père qui a été si bon pour vous et qui souffre ! » Rien, personne ! Mourrai-je donc comme un chien ? Voilà ma récompense, l’abandon. Ce sont des infâmes, des scélérates ; je les abomine, je les maudis, je me relèverai, la nuit, de mon cercueil pour les remaudire, car, enfin, mes amis, ai-je tort ? Elles se conduisent bien mal ! hein !… Qu’est-ce que je dis ? Ne m’avez-vous pas averti que Delphine est là ? C’est la meilleure des deux… Vous êtes mon fils, Eugène, vous ! aimez-la, soyez un père pour elle. L’autre est bien malheureuse. Et leurs fortunes ! Ah ! mon Dieu ! J’expire, je souffre un peu trop ! Coupez-moi la tête, laissez-moi seulement le cœur.