Rimbaud, le poète / Accueil > Florilège des sources > Le Voyage


   En 1902, Gustave Kahn écrit que Le Bateau ivre "rappelle en intention l'intention du Voyage", pièce conclusive des Fleurs du Mal (Symbolistes et Décadents, Vanier, 1902, p.250).
   En 1934, Albert Thibaudet reprend à son compte cette comparaison : "Qu'est-ce que Le Bateau ivre sinon le mythe du poète déréglé ? ... Le poète voleur de feu, explorateur de l'inconnu : l'ordre de route du Bateau ivre tenait dans le dernier vers des Fleurs du Mal : Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau." ("La Révolution des cinq", La Revue de Paris, 15 août 1934, p. 772-806).
   Enfin, en 1967, dans son recueil d'articles Autour de Rimbaud (chez Klincksieck, p.17-28), C.A. Hackett consacre une étude à la confrontation des deux textes : "Baudelaire et Rimbaud : Le Voyage et Le Bateau ivre". Dans une certaine mesure, son analyse constitue une réfutation des deux jugements précédents. L'auteur commence par noter que les deux poèmes exploitent la "strophe de quatre vers alexandrins à rimes croisées, l'une féminine et l'autre masculine". Par ailleurs, la litanie des "j'ai vu ..." du Bateau ivre semble répondre à la question que Baudelaire fait poser aux "étonnants voyageurs" de son poème : "Dites, qu'avez-vous vu ?". Mais le verbe "voir", ajoute finement ce critique, n'a pas le même sens chez les deux poètes. "Pour Baudelaire, [...] 'voir' veut dire 'comprendre' ; et lorsqu'il demande : 'Dites, qu'avez-vous vu ?', il ne s'intéresse pas aux choses simplement vues [...] ; ce qu'il attend, c'est la pleine compréhension de l'ennui et du péché", la justification d'une "thèse pessimiste" qui charpente tout le recueil des Fleurs du Mal. En somme, "Le Voyage" est un poème crépusculaire alors que Le Bateau ivre est un poème juvénile qui célèbre la riche apparence du monde aux yeux qui la découvrent. Rimbaud, dans Le Bateau ivre, s'intéresse moins aux idées qu'aux choses : "Comme l'a bien dit Gaston Bachelard, 'c'est à la gloire des substantifs que résonnent tant de vers' (préface à Rimbaud l'enfant de C.A. Hackett, Corti, 1948)". Aux abstractions du poème de Baudelaire (la Curiosité, le Temps, la Mort), celui de Rimbaud oppose essentiellement des perceptions visuelles, un "paysage dynamique et barbare" et "une succession de faits de nature : des aubes, des jours, des nuits ('dix nuits') et des mois ('des mois pleins'), le soleil et la lune, l'hiver et 'les juillets'". Malgré son dénouement dégrisé, Le Bateau ivre n'est pas, comme "Le Voyage", un bilan désenchanté de la vie au profit d'une aspiration quelque peu spiritualiste à un Au-delà. C'est un poème tourné vers le Réel et vers l'Avenir. "Rimbaud, conclut C.A. Hackett, est de ces artistes qui, selon Paul Éluard, font des yeux neufs".

                       Le Voyage

 

À Maxime Du Camp.        
 

                                     I
 
Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
 
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le cœur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :
 
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
 
Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.
 
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !
 
Ceux-là, dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !
 
                                    II
 
Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
 
Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où !
Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !
 
Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’œil ! »
Une voix de la hune, ardente et folle, crie :
« Amour... gloire... bonheur ! » Enfer ! c’est un écueil !
 
Chaque îlot signalé par l’homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin ;
L’Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.
 
Ô le pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?
 
Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ;
Son œil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis.
 
                                    III
 
Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.
 
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
 
Dites, qu’avez-vous vu ?
 
                                    IV
 
                                    « Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.
 
La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.
 
Les plus riches cités, les plus beaux paysages,
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !
 
— La jouissance ajoute au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près !
 
Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès ? — Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !
 
Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;
 
Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »
 
                                    V
 
Et puis, et puis encore ?
 
                                    VI
 
                                    « Ô cerveaux enfantins !
 
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché :
 
La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout ;
 
Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;
 
Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;
 
L’Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
« Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! »
 
Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l’opium immense !
— Tel est du globe entier l’éternel bulletin. »
 
                                    VII
 
Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !
 
Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,
 
Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.
 
Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,
 
Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le cœur joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger
 
Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ! »
 
À l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.
 
                                    VIII
 
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !
 
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

 

                                    (Les Fleurs du mal, 1857)