Rimbaud, le poète / Accueil > Florilège des sources > Les Métamorphoses d'Apulée
 

"Au matin, aube de juin batailleuse, je courus aux champs, âne, claironnant et brandissant mon grief, jusqu'à ce que les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail."

Bottom    
Les Illuminations    

Le mot "grief" dans cette phrase finale de Bottom est généralement reçu comme une équivoque :

La plupart des commentateurs, écrit Pierre Brunel, prêtent à ce terme une signification phallique. André Guyaux lui-même écrit : "le thème de la métamorphose animale donne une puissance presque lourde à la connotation sexuelle. L'âne, (brandissant son grief), semble une représentation de ce qu'animalité et virilité ont en commun."

La citation de Brunel vient d'Éclats de la violence. Lecture comparatiste des Illuminations, Corti, 2004, p.679 ; celle de Guyaux de "L'animal dans l'ordre du sensuel et de l'amour", Critique n° 375-376, août-septembre 1978, p.871.

Selon l'interprétation traditionnelle (il en est d'autres : voir notamment l'explication homosexuelle d'Antoine Fongaro dans De la lettre à l'esprit, p.365-375) "Bottom" met en scène un enchaînement de métamorphoses. Le poète commence par ironiser sur son "grand caractère", pas assez "grand" et fort cependant pour affronter "la réalité épineuse". Il semble avouer par là son embarras devant les choses du sexe. En effet, il ajoute que "néanmoins" (malgré sa timidité ?) il s'est trouvé au chevet d'une "dame", adorant ses "chefs-d'œuvre physiques" (mais en rêve, peut-être, comme dans les Déserts de l'amour !). Les métamorphoses animales grotesques qui s'ensuivent (en "gros oiseau", en "gros ours", puis en "âne") suggèrent la lourdeur ou la gaucherie. Est-ce la piètre figure de notre héros en présence de sa dame qui alimente son "grief" ? On peut le croire. Quant aux "Sabines de la banlieue", elles sont depuis toujours la consolation des jeunes gens en mal d'amour.

Cette lecture érotique du poème se trouve aussi renforcée par l'allusion intertextuelle qui ressort à la fois du titre et de la dernière transformation (l'âne). "Rimbaud identifie ici le Bottom de Shakespeare et l'Âne d'or d'Apulée" écrit par exemple Jacques Gengoux dans La Pensée poétique de Rimbaud, 1950 (p.553). Le titre du poème fait en effet référence à un personnage du Songe d'une nuit d'été, appelé Bottom, modeste charpentier qui se retrouve transformé en âne et dont s'éprend Titania, reine des Elfes, rendue amoureuse par l'effet d'un philtre magique. Mais ni Rimbaud, ni Shakespeare n'ignoraient le célèbre roman comique de l'Âne d'or, de l'auteur latin Lucius Apuleius (Apulée). Son protagoniste, Lucius (il porte le même prénom que le romancier), est lui aussi métamorphosé en cet humble animal, que la nature a doté, dit-on, du "caractère" le plus viril. Dans toutes ces histoires apparaissent de jeunes hommes un peu niais, réduits à leur nature animale, et qui voient des représentantes de l'autre sexe se jeter, en quelque sorte, à leur "poitrail". 

Le premier titre inscrit sur le manuscrit du poème fut : "Métamorphoses". C'est dans un second temps que Rimbaud a biffé ce titre et l'a remplacé par "Bottom".   

Enfin, c'est probablement dans le tableau de David : Les Sabines (1799) que Rimbaud a rencontré ses "Sabines de la banlieue".

 

Les Métamorphoses 
ou 
L'Âne d'or

 

Lucius, un aristocrate, est curieux de magie. Ayant appris que Pamphile, une dame, est tenue pour une dangereuse sorcière, il entreprend de séduire Photis, sa servante. Un soir, celle-ci lui permet d'observer sa maîtresse en cachette, pendant qu'elle se transforme en hibou afin de voler sans obstacles vers le jeune homme qu'elle convoite.

 

Nous eûmes trop peu de répétitions de cette nuit charmante. Je vois un jour Photis accourir tout émue; elle m'annonce que sa maîtresse, ayant échoué dans ses précédentes tentatives, avait résolu de se changer la nuit suivante en oiseau, et d'aller sous cette forme trouver l'objet de sa passion; que j'eusse donc à me tenir prêt, et qu'elle me ferait assister, discret témoin, à cette scène merveilleuse. En effet, vers la première veille, elle ne manque pas de me venir prendre; elle me mène à pas de loup jusqu'au réduit aérien, puis elle me place à une fente de la porte par où je pouvais tout voir. Pamphile commença par se dépouiller de tous ses vêtements; ensuite elle ouvrit un petit coffret et en tira plusieurs boîtes, ôta le couvercle de l'une, y prit une certaine pommade, s'en frotta longtemps la paume des mains, et, se les passant sur tous les membres, s'en enduisit le corps, de la plante des pieds à la racine des cheveux. Vint après un long colloque à voix basse avec sa lanterne; soudain elle imprime une secousse à toute sa personne, et voilà ses membres qui s'assouplissent et disparaissent, d'abord sous un fin duvet, puis sous un épais plumage. Son nez se courbe et se durcit, ses ongles s'allongent et deviennent crochus. Pamphile est changée en hibou ; elle jette un petit cri plaintif, et, après quelques essais de vol à ras de terre, la voilà qui prend l'essor à tire d'aile.

(Livre III - section XXI)



     Lucius, fasciné par ce qu'il vient de voir, demande à Photis de le transformer à son tour en oiseau. Mais celle-ci se trompe dans le choix de sa pommade magique.

 

Après m'avoir répété cette instruction, elle se glisse dans le réduit, non sans trembler de tous ses membres. Elle prend dans le coffret une petite boîte dont je m'empare et que je baise, en la suppliant de faire que je puisse voler. En un clin d'œil je me mets nu, et je plonge mes deux mains dans la boite. Je les remplis de pommade, et je me frotte de la tête aux pieds. Puis me voilà battant l'air de mes bras, pour imiter les mouvements d'un oiseau; mais de duvet point, de plumes pas davantage; ce que j'ai de poil s'épaissit, et me couvre tout le corps. Ma douce peau devient cuir. À mes pieds, à mes mains, les cinq doigts se confondent et s'enferment en un sabot; du bas de l'échine il me sort une longue queue, ma face s'allonge, ma bouche se fend, mes narines s'écartent, et mes lèvres deviennent pendantes; mes oreilles se dressent dans une proportion démesurée. Plus de moyen d'embrasser ma Photis; mais certaine partie (et c'était toute ma consolation) avait singulièrement gagné au change.

(Livre III - section XXIV)

 

Lucius a été puni pour sa curiosité. Voilà ce qu'il en coûte aux mortels de vouloir conquérir des pouvoirs surnaturels ! C'est l'aspect édifiant de l'histoire, exposé de façon explicite dans l'épisode central de l'œuvre : "Amour et Psyché". Lucius est retombé de l'état d'homme à celui d'animal. D'où s'ensuivent pour le jeune homme quantité de malheurs. Après de nombreuses péripéties, il est enfin acheté par Thiasus qui le dresse à contrefaire l'homme et le montre à la foire. À Corinthe, une dame riche s'amourache de l'âne savant et négocie avec le maître une nuit d'amour en sa compagnie.

 

Le dîner du patron fini, nous passons de la salle à manger dans la chambre où je logeais, où nous trouvâmes la dame languissant déjà dans l'attente. Quatre eunuques posent à terre quantité de coussins moelleusement renflés d'un tendre duvet, et destinés à former notre couche. Ils les recouvrent soigneusement d'un tissu de pourpre brodé d'or, et par-dessus disposent avec art de ces petits oreillers douillets dont se servent les petites maîtresses pour appuyer la figure ou la tête; puis, laissant le champ libre aux plaisirs de leur dame, ils se retirent, fermant la porte après eux. La douce clarté des bougies avait remplacé les ténèbres.

La dame alors se débarrasse de tout voile, et quitte jusqu'à la ceinture qui contenait deux globes charmants. Elle s'approche de la lumière, prend dans un flacon d'étain une huile balsamique dont elle se parfume des pieds à la tète, et dont elle me frotte aussi copieusement, surtout aux jambes et aux naseaux. Elle me couvre alors de baisers, non de ceux dont on fait métier et marchandise, qu'une courtisane jette au premier venu pour son argent; mais baisers de passion, baisers de flamme, entremêlés de tendres protestations : Je t'aime, je t'adore, je brûle pour toi, je ne puis vivre sans toi; tout ce que femme, en un mot, sait dire pour inspirer l'amour ou pour le peindre. Elle me prend ensuite par la bride, et me fait aisément coucher. J'étais bien dressé à la manœuvre, et n'eus garde de me montrer rétif ou novice, en voyant, après si longue abstinence, une femme aussi séduisante ouvrir pour moi ses bras amoureux. Ajoutez que j'avais bu largement et du meilleur, et que les excitantes émanations du baume commençaient à agir sur mes sens.

Mais une crainte me tourmentait fort. Comment faire, lourdement enjambé comme je l'étais, pour accoler si frêle créature, pour presser de mes ignobles sabots d'aussi délicats contours? Ces lèvres mignonnes et purpurines, ces lèvres qui distillent l'ambroisie, comment les baiser avec cette bouche hideusement fendue, et ces dents comme des quartiers de roc? Comment la belle enfin, si bonne envie qu'elle en eût, pourrait-elle faire place au logis pour un hôte de pareille mesure? Malheur à moi! me disais-je, une femme noble écartelée! Je me vois déjà livré aux bêtes, et contribuant de ma personne aux jeux que va donner mon maître. Cependant les doux propos, les ardents baisers, les tendres soupirs, les agaçantes oeillades, n'en allaient pas moins leur train : Bref, je le tiens, s'écrie la dame, je le tiens, mon tourtereau, mon pigeon chéri! Et, m'embrassant étroitement, elle me fit bien voir que j'avais raisonné à faux et craint à tort; que de mon fait il n'y avait rien de trop, rien de trop pour lui plaire ; car, chaque fois que, par ménagement, je tentais un mouvement de retraite, l'ennemi se portait en avant d'un effort désespéré, me saisissait aux reins, se collait à moi par étreintes convulsives, au point que j'en vins à douter si je ne péchais pas plutôt par le trop peu. Et, cette fois, je trouvai tout simple le goût de Pasiphaé pour son mugissant adorateur. La nuit s'étant écoulée dans cette laborieuse agitation, la dame disparut à temps pour prévenir l'indiscrète lumière du jour, mais non sans avoir conclu marché pour une répétition.

(Livre X - sections XX-XXII)

 

Source  du  texte :
      http://remacle.org/bloodwolf/apulee/table.htm