Rimbaud, le poète / Accueil > Florilège des sourcesThe Belfry of Bruges
 

 

 

 

 

 

 

Longfellow en 1868
Source :
Wikipédia

 

 

   Dans son livre Autour de Rimbaud (Klincksieck, 1967), C.-A. Hackett consacre un article à Being Beauteous (en ligne) dans lequel il démontre que Rimbaud a plus que vraisemblablement emprunté le titre de cette Illumination au poème de Henry Longfellow Footsteps of Angels, issu du volume Voices of the Night (1839). Tout prouve, ajoute-t-il, que Verlaine et Rimbaud ont lu ce poète américain qui, de leur temps, jouissait d'une grande notoriété. « C'est chez Longfellow, et dans l'une des éditions de Voices of the Night, que Verlaine avait trouvé une première épigraphe — le vers « It rains, and the wind is never weary » [« Il pleut et l'ouragan ne cesse de mugir » trad. Yann Frémy] — pour son ariette Il pleure dans mon cœur » (p.85). À la suite de quoi, Hackett signale que Rimbaud aurait bien pu s'inspirer pour son poème Villes [II] de The Belfry of Bruges et Nuremberg, textes de 1845 du même auteur.
   Il suffit en effet de lire ces deux textes (que l'on trouve sans difficulté sur internet) pour être convaincu. Je ne me hasarde pas à traduire (et je n'ai pas trouvé de traduction française). Je me contente donc de résumer. Dans Le Beffroi de Bruges, le poète contemple la ville du haut de la tour lorsque les carillons se mettent à sonner, lui remettant en mémoire l'histoire ancienne de la cité. Il voit les protagonistes des guerres de résistance contre l'occupant espagnol, nomme les représntants des guildes de marchands, forestiers, tisserands dont l'histoire a conservé la mémoire, et surtout rappelle le rôle éminent joué dans ces mobilisations populaires par la grande cloche du beffroi de Bruges, qui donnait l'alarme lorsque l'Espagnol semait la terreur dans tout le pays,  jusqu'à ce que la cloche de Gand lui réponde « Je suis Roland ! Je suis Roland ! ».
   Dans Nuremberg, Longfellow parcourt la ville en évoquant avec précision les maîtres chanteurs, Hans Sachs, le cordonnier-poète, le tisserand qui tissait aussi la rime mystique, le forgeron qui martelait le fer au carillon de l'enclume, etc. symboles éternels de la noblesse du travail. 
   Bien entendu, Rimbaud n'avait pas besoin de Longfellow pour connaître tout ça.
Il aurait pu aussi bien rencontrer la cloche Roland dans le Précis d'Histoire moderne de Michelet ou dans son Précis d'Histoire de France, jusqu'à la révolution française (p.167-168)  :

Ces fières et opulentes cités mêlaient avec l'esprit industriel des temps modernes la violence des mœurs féodales. Dès que la moindre atteinte était portée aux privilèges de Gand, les doyens des métiers sonnaient la cloche de Roland et plantaient leurs bannières dans le marché. Alors le duc montait à cheval avec sa noblesse et il fallait des batailles et des torrents de sang.

ou dans son Histoire de France :

Le Français, habitué à vexer nos petites communes, ne savait pas quel risque il y avait à mettre en mouvement ces prodigieuses fourmilières, ces formidables guêpiers de Flandre. Le lion couronné de Flandre, qui dort aux genoux de la Vierge, dormait mal et s’éveillait souvent. La cloche de Roland sonnait plus fréquemment pour l’émeute que pour le feu. Roland ! Roland ! tintement, c’est incendie ! volée, c’est soulèvement ! C’était l’inscription de la cloche [...].

   L'allusion aux « carillons », aux « corporations » et aux « oriflammes » un peu plus haut dans le texte de Rimbaud, l'allusion aux « beffrois » chantant « les idées des peuples » un peu plus bas, la co-présence des mots « Rolands », « sonnent » et « bravoure » laissent peu de doutes sur la pertinence de ce fil d'interprétation. Mais cela ne veut évidemment pas dire que le poème parle de l'insurrection des Gantois au temps de Jacob van Artevelde, sous Charles Quint, ou autres épisodes semblables. Il est bien possible qu'il n'y ait là qu'une évocation de la Commune de Paris en clé médiévale et flamande.
   Rimbaud n'avait donc pas besoin d'avoir lu Longfellow pour mettre en œuvre ces images de l'histoire splendide. Mais, sachant qu'il a sans doute découvert Longfellow en octobre-novembre 1872, quand Blémont consacre plusieurs articles au poète américain dans La Renaissance littéraire et artistique, et qu'il en a probablement approfondi la connaissance (voir son titre Being Beauteous) pendant ses séjours londoniens, au moment où il composait ses Illuminations, on ne doute pas qu'il puisse y avoir dans ces échos textuels plus qu'une coïncidence.

 

      

The Belfry of Bruges

(extraits)

 In the market-place of Bruges stands the belfry old and brown;
 Thrice consumed and thrice rebuilded, still it watches o’er the town. 
 As the summer morn was breaking, on that lofty tower I stood,
 
[…]

 Then most musical and solemn, bringing back the olden times,
 With their strange, unearthly changes rang the melancholy chimes, 
 Like the psalms from some old cloister, when the nuns sing in the choir;
 And the great bell tolled among them, like the chanting of a friar. 
 Visions of the days departed, shadowy phantoms filled my brain;
 They who live in history only seemed to walk the earth again; 
 All the Foresters of Flanders,--mighty Baldwin Bras de Fer,
 Lyderick du Bucq and Cressy Philip, Guy de Dampierre. 


[…]

 
 I beheld the Flemish weavers, with Namur and Juliers bold,
 Marching homeward from the bloody battle of the Spurs of Gold; 
 Saw the light at Minnewater, saw the White Hoods moving west,
 Saw great Artevelde victorious scale the Golden Dragon’s nest. 
 And again the whiskered Spaniard all the land with terror smote;
 And again the wild alarum sounded from the tocsin’s throat; 
 Till the bell of Ghent responded o’er lagoon and dike of sand,
 « I am Roland!  I am Roland! there is victory in the land! » 
 Then the sound of drums aroused me.  The awakened city’s roar
 Chased the phantoms I had summoned back into their graves once more. 
 Hours had passed away like minutes; and, before I was aware,
 Lo! the shadow of the belfry crossed the sun-illumined square.


 

Nuremberg

(extrait)

[…]

Through these streets so broad and stately, these obscure and dismal lanes,
Walked of yore the Mastersingers, chanting rude poetic strains. 
 

From remote and sunless suburbs came they to the friendly guild,
Building nests in Fame's great temple, as in spouts the swallows build. 

As the weaver plied the shuttle, wove he too the mystic rhyme,
And the smith his iron measures hammered to the anvil's chime; 

Thanking God, whose boundless wisdom makes the flowers of poesy bloom
In the forge's dust and cinders, in the tissues of the loom. 

Here Hans Sachs, the cobbler-poet, laureate of the gentle craft,
Wisest of the Twelve Wise Masters, in huge folios sang and laughed. 

But his house is now an ale-house, with a nicely sanded floor,
And a garland in the window, and his face above the door; 

Painted by some humble artist, as in Adam Puschman's song,
As the old man gray and dove-like, with his great beard white and long. 

And at night the swart mechanic comes to drown his cark and care,
Quaffing ale from pewter tankards; in the master's antique chair. 

Vanished is the ancient splendor, and before my dreamy eye
Wave these mingled shapes and figures, like a faded tapestry. 

Not thy Councils, not thy Kaisers, win for thee the world's regard;
But thy painter, Albrecht Dürer, and Hans Sachs thy cobbler-bard. 

Thus, O Nuremberg, a wanderer from a region far away,
As he paced thy streets and court-yards, sang in thought his careless lay: 

Gathering from the pavement's crevice, as a floweret of the soil,
The nobility of labor,--the long pedigree of toil.

 

Les deux textes sont extraits de      
 The Belfry of Bruges and others poems (1845)