Rimbaud, le poète / Accueil > Florilège des sources >  Un Prussien mort
 

 

L'armée française a capitulé à Sedan le 2 septembre et les Prussiens assiègent Paris lorsque Théodore de Banville fait paraître dans Le National une série de poèmes d'inspiration patriotique qui seront repris plus tard en recueil sous le titre d'Idylles prussiennes. La critique rapproche parfois Le Dormeur du val d'un poème de ce recueil, "Un Prussien mort", publié dans Le National du 17 octobre 1870 :

"Une lecture parallèle avec Le Dormeur du val de Rimbaud ainsi qu'avec un autre poème des Idylles Prussiennes, "Les Pères", avec lequel ce poème forme diptyque, montrerait des similitudes entre les métaphores, l'utilisation symbolique des couleurs, le paysage. Banville dénonce l'absurdité de la guerre par cette mort prématurée du soldat, figure christique du Poète assassiné, quel que soit son camp."

Philippe Andrès, Théodore de Banville, Oeuvres poétiques complètes, Champion, 1999, p.467.

Alain Chevrier, à qui j'emprunte cette citation, pousse la confrontation des deux textes, celui de Banville (I) et celui de Rimbaud (II) :

"C'est un "enfant imberbe", de "dix-huit ans" (I) et un soldat "jeune" (II). Il est "couché" (I) et il est "étendu", "sur un lit", "il fait un somme", il faut qu'on le "berce", "il dort" (II). On remarque "sa pâleur" (I) et il est "pâle" (II). La blessure est "rouge" et il a deux trous "rouges" (II). La bise du "nord" souffle (I) et "il a froid" (II). Le premier narrateur s'adresse à "Orphée" (I) et le second à la "Nature" (II). Et peut-être la comparaison finale avec le "lys" (I) et la présence des "glaïeuls" (II)."

Alain Chevrier, "Sur une source banvillienne méconnue", Parade sauvage, Hommage à Steve Murphy, 2008, p.271.

Est-il possible que Rimbaud, qui date Le Dormeur du val d'octobre 1870, ait lu "Un Prussien mort" et s'en soit quelque peu inspiré ? Nul ne saurait, certes, l'affirmer ! Et pourtant ...

        

     Un Prussien mort 


Couché par terre dans la plaine 
Sous une aigre bise du nord 
Qui le fouettait de son haleine, 
Nous vîmes un Prussien mort. 

C'était un bel enfant imberbe, 
N'ayant pas dix-huit ans ans encor.
Une chevelure superbe
Le paraît de ses anneaux d'or, 

Et sur son cou, séchée et mate, 
Faisant ressortir sa pâleur, 
La large blessure écarlate 
S'ouvrait comme une rouge fleur. 

Il montrait son regard sans flamme, 
Étendant ses bras onduleux. 
Et l'on eût dit que sa jeune âme 
Errait encor dans ses yeux bleus. 

Il dormait, le jeune barbare, 
Avec un doux regard ami ; 
Un volume grec de Pindare 
Sortait de sa poche à demi. 

C'était un poëte peut-être, 
Divin Orphée, un de tes fils. 
Qui pour un caprice du maître 
Est mort là, brisé comme un lys. 

Ah ! sans doute, au bord de la Sprée, 
Une belle enfant de seize ans
À la chevelure dorée
En versera des pleurs cuisants, 

Et toujours parcourant la route 
Qu'il suivait en venant les soirs,
Une mère de plus sans doute 
Portera de longs voiles noirs. 

Il est parti bien avant l'heure, 
Jeune et pur, sans avoir pleuré. 
Pour quel crime faut-il qu'il meure. 
Cet enfant à l'œil inspiré ? 

Peut-être que sa mort est juste, 
Et ne sera qu'un accident 
S'il se peut que son maître auguste 
Devienne empereur d'Occident, 

Et qu'en sa tragique folie, 
Monsieur le chancelier Bismarck 
Prenne d'une main l'Italie 
Et de l'autre le Danemark ! 

Ah ! Bismarck, si tu continues, 
De ces beaux enfants chevelus
Aux douces lèvres ingénues 
Bientôt il n'en restera plus! 

                              Octobre 1870.