Ô flots abracadabrantesques,
  Prenez mon cœur, qu'il soit sauvé !

    Accueil > Introduction               

   
  


 
 Site d'étude et d'information rimbaldiennes
  Textes & Commentaires / Matériaux pour lire Rimbaud

 

 

 

 

 
Ce Charme ! il prit âme et corps,
Et dispersa tous efforts.
 
Que comprendre à ma parole ?
Il fait qu'elle fuie et vole !

         
A.R., « Ô saisons, ô châteaux... »

 

 

  "l'ange de
  Charleville"

Paul Claudel   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  "le voyant"

A. Rolland de    
        Renéville    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  "le voyou"

Benjamin Fondane   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  "un passant considérable"

Stéphane Mallarmé

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  "l'homme 
  aux
  semelles
  de vent"

Paul Verlaine

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  "le Poète,
  cela suffit,
  cela est
  infini"

René Char     





























































 

 

     Pour aimer la poésie d'Arthur Rimbaud, au début, pas besoin de tout comprendre. Nulle part dans la littérature ne s'est exprimé avec autant de force que chez cet auteur le refus du monde tel qu'il est, le désir d'échapper, le désir... ! Nulle part la rage et le courage d'être libre, dans la pratique de la vie comme dans l'usage des mots. Intellectuellement et littérairement armé par la fréquentation précoce des livres, arc-bouté contre une mère trop impérieuse, enflammé par les idées révolutionnaires de la Commune, Rimbaud est le Poète par excellence au sens où, plus que tout autre, il a voulu la poésie capable de changer la vie. Tant qu'il en a eu la force, il a couru derrière l'idée d'une "poésie objective", qui lui permettrait de comprendre le monde et d'agir sur le réel, de réveiller les volcans, de "relever" les Déluges, de "réinventer l'amour", d'accomplir "la magique étude du bonheur". Il a voulu "trouver une langue" faisant appel à tous les sens, ouverte à tous les jeux. Il s'est ingénié à retourner et détourner les vieilles maximes pour les jeter à la tête du Vieux Monde. On aime Rimbaud parce qu'on a une fois senti cela et qu'on y a vu passer les plus éclatants des astres : la Révolte et l'Utopie. On aime Rimbaud parce qu'on y a reconnu quelque chose comme l'essence de la jeunesse. On aime Rimbaud parce qu'on y a reconnu, le génie en plus, quelque chose de soi.

 

"Ça ne veut pas rien dire !"

    
C'est après que la difficulté commence, quand on a mordu au fruit et qu'on veut le croquer tout entier. Face aux textes de Rimbaud (si l'on excepte les poèmes de l'année 1870, d'un accès plus facile), le lecteur est souvent décontenancé. On peut croire parfois que ça ne veut rien dire.

     En Rimbaud semble se matérialiser (comme chez Mallarmé à la même époque) le rêve "moderne" d'une création langagière à l'état pur, exempte de toute fonction utilitaire ou référentielle, libérée même du souci de signifier, tel que le formule par exemple Novalis, à la fin du XVIIIe siècle :

"Des récits décousus, incohérents, avec pourtant des associations, tels des rêves. Des poèmes parfaitement harmonieux tout simplement, et beaux de parfaites paroles, mais aussi sans cohérence ni sens aucun, avec au maximum deux ou trois strophes intelligibles — qui doivent être comme de purs fragments des choses les plus diverses. La poésie, la vraie, peut tout au plus avoir en gros un sens allégorique et produire, comme la musique, etc., un effet indirect."

     Quand on lit ces lignes du grand romantique allemand, dans la section de ses "fragments" intitulée "Littérature future"[1], on croit voir décrite par anticipation cette étrangeté qui nous rend incompréhensibles tant de poèmes de Rimbaud.  

      Leur obscurité ne nous empêche pas de les apprécier. On a enregistré l'éclat d'une image insolite, l'énergie d'un phrasé ... On lit, on relit. Un jour, on se rend compte qu'on les connaît par cœur : ils vous tiennent sous leur "charme" sans que vous ayez vraiment percé leur mystère. Finalement on se les raconte comme ci ou comme ça, parce qu'on est ainsi fait qu'on veut donner du sens. Plus tard, on les envisagera parfois tout à fait autrement. On découvrira l'exégèse de tel ou tel spécialiste, et on changera d'avis. Plus d'une fois, on rougira de s'être contenté d'une lecture superficielle ; plus souvent encore, d'avoir inutilement compliqué le sens d'un texte (car l'hermétisme rimbaldien est généralement plus facétieux ou ludique que ne l'imaginent des lecteurs trop sérieux). Il m'arrive de rêver à la façon dont ce voyou de Rimbaud ricanerait en lisant les exégèses dont nous assortissons ses textes ... Bref, rien n'est plus périlleux que de prétendre expliquer certains poèmes des années 71-72 ou proses des Illuminations, comme on va essayer de le faire ici.      

     En adressant l'un de ses poèmes à son ancien professeur Georges Izambard (Le Cœur supplicié, dans sa lettre du 13 mai 1871 dite "lettre du voyant"), Rimbaud le met en garde : "Ça ne veut pas rien dire" ! Quelles que soient les raisons pour lesquelles le sens est caché et il y en a de toutes sortes : quête d'un nouveau dire poétique, goût de l'énigme, souci de masquer l'allusion personnelle, de travestir quelque peu les aspects les plus subversifs, moralement ou politiquement, du discours latent du poème , nous sommes donc mis en demeure d'interpréter. C'est-à-dire de courir le risque de l'interprétation. C'est-à-dire, aussi, d'avoir à "traduire" le poème dans la langue de "l'universel reportage" (comme Mallarmé définit le parler de tous les jours, la langue en tant qu'instrument de communication et véhicule du discours rationnel). Opération problématique s'il en est. Le "Charme" (avec la majuscule que lui met Rimbaud dans Ô saisons, ô châteaux), les sons, le rythme exactement mesuré, l'irréductible singularité du chant dans sa profération cadencée, le souffle et la voix propres de l'auteur, sont difficilement "traductibles". Les mots ont plusieurs sens, les symboles sont rarement univoques. À sa mère qui lui demandait un jour ce qu'il fallait comprendre dans Une saison en enfer (c'est sa sœur Isabelle qui rapporte la chose dans un article intitulé Rimbaud mystique), le poète aurait répondu : "J'ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens !" Nous voilà donc simultanément avertis qu'il y a une vérité à trouver et que cette vérité peut être complexe, ambiguë, multiple et, pour le dire encore avec le même mot que le poète, fuyante.

 

"Trouvez Hortense !"

      Interpréter un poème de Rimbaud nécessite en général un véritable décodage visant à déceler les allusions à l'expérience vécue, à préciser la ou les signification(s) des mots rares utilisés, à redéployer les "textes" antérieurs (symboles universels, poncifs contemporains, références littéraires, auto-citations) dont le texte rimbaldien est en partie la réécriture, sans parler du travail de graphologue et de philologue qu'impose dans certains cas le déchiffrage des manuscrits. Entreprise aventureuse, comme le montre la diversité des interprétations proposées parfois pour un même texte, mais aujourd'hui facilitée par l'accumulation des documents et des preuves versés au dossier, des années durant, par une émérite critique rimbaldienne.

     Le lecteur de Rimbaud a, je crois, quelque dette à reconnaître à l'égard de ces chercheurs qui, ces dernières décennies, ont sensiblement accru par leurs travaux la lisibilité (relative) des textes du poète. Le travail sur les manuscrits (Guyaux, Murphy...), sur le contexte historique et littéraire (Brunel, Claisse, Fongaro, Murphy, Reboul ...), l'analyse littéraire minutieuse (Henry, Meyer, Schaeffer ...), le renouveau des travaux sur la forme (Murat...) pardon à ceux que j'oublie ont permis d'éclairer des textes, ou des passages de textes, jusqu'ici impénétrables ou mal compris.

     Malheureux rimbaldiens, pourtant, qui croisent toujours sur leur route quelque insolent poète pour leur déclarer, comme jadis René Char à Étiemble :

"Ce labeur de ramassage n'ajoute pas deux gouttes de pluie à l'ondée, deux pelures d'orange de plus au rayon de soleil qui gouverne nos lectures."[2]

    Je trouve, quant à moi, un certain mérite à ceux qui persévèrent dans l'effort d'interprétation sans se laisser intimider par ces gardiens du Temple, aux noms souvent prestigieux, qui semblent veiller sur les mystères de l'œuvre, comme si la poésie de Rimbaud avait quelque chose à perdre à être comprise ! André Breton prophétisant dans Flagrant Délit, à l'encontre du laborieux glossateur : "Tu ne connaîtras jamais bien Arthur Rimbaud" ; René Char affirmant de façon péremptoire, dans Recherche de la base et du sommet : "Son poème, s'il fascine et provoque le commentateur, le brise aussitôt, quel qu'il soit." ; Hans Freibach (ou d'autres, d'humeur voisine) proclamant, avec une intransigeance qui se voudrait jumelle de celle du poète : "Non ! je ne lirai pas Arthur Rimbaud!"[3] Au prétexte que la Poésie, ça ne s'explique pas : ça s'écrit, ça se sent, et surtout ça se vit ... ! 
     Mais la première fidélité à Rimbaud n'est-elle pas au contraire d'accepter le jeu qu'il propose à ses lecteurs : "Trouvez Hortense !" (
A.R., H) ? Qui ne cherche pas ne joue pas franc jeu !

    

"Je ne m'occupe plus de ça !"

     Pendant ses années d'apprentissage, Rimbaud a conduit sa vie et son œuvre comme une fable sur la difficulté de vivre à la hauteur de ses rêves. Jusqu'à ce que, vers l'âge de vingt ans, il se décide à jouer pour de bon la scène de sa mort littéraire, selon le scénario que ses textes avaient depuis longtemps préfiguré : Le Bateau ivre, l'Adieu d'Une Saison en enfer, le Départ des Illuminations, ... La lettre du Voyant, déjà ... :

"Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d'autres horribles travailleurs [...]

     Arthur Rimbaud, on le sait, cessa d'écrire de la poésie vers 1875 pour aller gagner sa vie dans le commerce, en Afrique. L'"œuvre-vie", si l'on entend par là comment, chez un poète, œuvre et vie se répondent et se façonnent réciproquement, s'arrête là. Après cette date, la trajectoire de Rimbaud est une vie-sans-œuvre. Il paraît bien paradoxal d'englober sous le titre d'"œuvre-vie", comme le fait Alain Borer (Œuvre-vie, édition du centenaire, Arléa, 1991) la vie et la correspondance africaines de Rimbaud.

     On s'est beaucoup interrogé sur les raisons du "silence de Rimbaud". Il y en a sans doute plusieurs, qui se sont mutuellement renforcées. La première est la conviction, héritée de Baudelaire et ressassée tout au long de son œuvre, que l'Art est par nature mensonge, qu'il n'y a de poésie que de l'Impossible et que toute quête poétique digne de ce nom est vouée d'avance à une insatisfaction fatale. Sartre résumait fort bien cette posture idéologique dans une note fameuse de Qu'est-ce que la littérature :

"La poésie, c'est qui perd gagne. Et le poète authentique choisit de perdre jusqu'à mourir pour gagner."[4]

     Une autre, à laquelle on ne songe pas assez, est que Rimbaud était un poète pauvre, absolument désargenté. Une fois consommée la rupture avec Verlaine et constatée (à l'automne 73) l'hostilité du milieu littéraire parisien, le jeune auteur pouvait légitimement se demander s'il y avait un avenir pour lui dans la République des Lettres. N'ayons garde d'oublier que nulle maison d'édition, nulle revue ou presque ne s'est intéressée aux écrits de Rimbaud avant 1886. Il n'est, par exemple, venu à l'idée de personne (j'entends : parmi ceux qui en avaient les moyens) de publier Le Bateau ivre qui, pourtant, avait fait quelque bruit dans le public des poètes, à l'automne 1871 ! Mais il est vrai que l'on vivait, en ces années qui suivirent l'écrasement de la Commune, aurore de la nouvelle République, troisième du nom, une bien sombre "nuit d'hiver" (Génie)... Bref, la poésie ne nourrissant pas son homme, il fallait bien, d'une manière ou d'une autre, (dit plaisamment Julien Gracq dans La littérature à l'estomac) "changer de job". 

     Enfin, la poésie n'était pas pour Rimbaud une occupation qui puisse s'ajouter à une autre, un de ces suppléments d'âme à l'aide desquels les hommes cherchent à compenser une vie "monotone et imméritée" (Jules Laforgue). Il ne voyait pas la littérature, à la manière de Stendhal, comme "un miroir que l'on promène le long du chemin" ; il ne la concevait pas comme un reflet de la vie mais comme une arme pour la changer, une mesure de salut public et privé ! Et, probablement, à défaut d'une révolution sociale dont l'espoir s'était éloigné avec l'échec de la Commune, était-elle devenue peu à peu pour lui une vie de substitution, un refuge. Il s'y était engagé tout entier : la poésie était l'échappatoire à "nos horreurs économiques" (A.R., Soir historique), l'"occasion unique de dégager nos sens" (A.R., Solde)... Aussi, lorsque Rimbaud eut fait l'amère expérience de l'inefficacité de cet instrument, sous le triple rapport de la révolte sociale, de la vie affective et de la subsistance matérielle, il était à craindre qu'il apportât à la liquidation de l'entreprise la même farouche détermination qu'il avait mise à s'y lancer. Il en fut bien ainsi : "Je ne m'occupe plus de ça !" (déclaration de Rimbaud à Delahaye en 1879, au témoignage de ce dernier).

 

"La vie est la farce à mener par tous. Assez ! Voici la punition."

      Au cours de cette mauvaise farce que fut sa vie (qu'est toute vie, si l'on en croit le célèbre aphorisme de "Mauvais sang"), c'est assurément dans le personnage du Poète que Rimbaud a trouvé son meilleur rôle. En se faisant négociant en Abyssinie, a dit André Breton, "il échappe à un si grand nombre d'autres pièges que le représenter à la fin de sa vie comme un commis voyageur apparaît comme une image grossière"[5]. Il est vrai, mais n'empêche. Malgré l'intérêt, doublé de compassion, qu'il est légitime de porter à la vie entière d'Arthur Rimbaud dans l'unité de son destin, on parvient mal à ressentir pour le fantassin de la pénétration coloniale dans la Corne de l'Afrique, en quête d'ivoire, de cuirs et de respectabilité, la même sympathie que celle qu'on éprouve à l'égard de l'adolescent réfractaire et du poète. 

     Il est pourtant diverses sortes de dévots qui font du "silence de Rimbaud" le couronnement paradoxal de son œuvre :    

     Il y a ceux qu'Aragon appelle les "héraldistes du silence"[6], pour qui, s'agissant d'un poète, le silence prolonge la parole poétique et la dépasse. La poésie n'est-elle pas par essence, pour le langage, expérience de la limite, confrontation avec l'ineffable ? Je partage assez, là dessus, "l'humeur" dont Julien Gracq fait état dans un article de 1954 : 

"Il y a des jours — quand on vient de relire les Illuminations ou la Saison — où on prend de l'humeur contre ces singuliers adorateurs de Rimbaud qui ne cherchent rien tant qu'à nous persuader que de son passage à travers la poésie, il ne reste sérieusement à considérer que le trou." [7]

     Il y a aussi ceux qui veulent voir dans cette rupture du jeune homme avec la littérature une forme supérieure de courage ou de lucidité désenchantée, une abnégation de soi exigeant une vertu surhumaine. Albert Camus leur a répondu en rappelant, dans L'Homme révolté[8], que "le génie seul suppose une vertu, non le renoncement au génie". 

     Certains ont cru y déceler une façon, pour Rimbaud, de vivre sa poésie après l'avoir écrite, une continuation de "l'œuvre-vie" commencée en 1870 sur les routes des Ardennes. Alain Borer (auteur de l'édition dite du centenaire, en 1991, chez Arléa) est allé jusqu'à se scandaliser que les commentateurs de Rimbaud croient pouvoir se dispenser du voyage au Harar sur les brisées de leur poète [9] car :

"[...] pour lire ses poèmes jusqu'à se passer des gloses, il faut les incorporer, suivre le conseil qu'il [Rimbaud] donne à Delahaye de lire et marcher."[10]

On souhaite bonne chance à ceux qui espèreraient surmonter les difficultés de l'œuvre à l'aide de cette méthode ambulatoire ! Qu'Alain Borer, malgré tout, se rassure ! Aujourd'hui, les fans de Rimbaud semblent s'intéresser davantage à ses tribulations qu'à ses Illuminations. Cinéastes et photographes, dessinateurs de BD et "touristes littéraires" arpentent les rives de la Mer Rouge sur les pas de l'Homme aux semelles de vent. Les adeptes de ce que Louis Aragon appelait les "parties de Zanzibar" [11] se multiplient. À l'étal des libraires, on célèbre désormais "Rimbaud l'Africain" plus souvent que "Rimbaud le Poète"...

     René Char lui-même n'a-t-il pas salué dans un poème la défaite d'Arthur devant "la Vampire qui nous rend gentils" ? (Illuminations, Angoisse).

"On ne peut pas, au sortir de l'enfance, indéfiniment étrangler son prochain [...] Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi." [12]

     Mon interprétation du fameux poème de Char est fort réductrice, j'en conviens (et même un peu malhonnête). Mais le texte autorise cette lecture moralisatrice et cela suffit pour qu'on ne l'aime pas ! On ne se félicitera pas ici que l'auteur d'Une saison en enfer, ce "fils de famille" ("Mauvais sang") en guerre contre le destin, celui qui disait "Jamais je ne travaillerai" ("Délires I"), ait été finalement conduit à abandonner l'écriture pour embrasser une de ces carrières prosaïques auxquelles, cinq ans durant, entre 1870 et 1874, il avait tant rêvé d'échapper ! Peut-être pensa-t-il d'abord trouver aux pays du soleil et des aventures un terrain propice pour « trafiquer dans l’inconnu » (lettre aux siens datée de Harar, 4 mai 1881), avoir de l'or, tromper la mort. Mais il suffit de lire la fade et mélancolique correspondance africaine de Rimbaud pour mesurer tout ce qu'il trouva en réalité d'ennui dans cette existence, malgré l'attrait du voyage et « l'héroïsme de la découverte » (A.R., Mouvement).

     Sur cette question tant débattue du "silence de Rimbaud", peut-on enfin conclure sans citer Martin Heidegger ?

"Ne peut toutefois vraiment se taire que celui qui a charge de dire ce qui montre la voie et l'a dit en effet, par le pouvoir de la parole qui lui a été conféré. Ce silence est autre chose que le simple mutisme. Son ne-plus-parler est un avoir-dit. Entendons-nous avec une suffisante clarté, dans le Dit de la poésie d'Arthur Rimbaud, ce qu'il a tu ? Et voyons-nous là déjà l'horizon où il est arrivé ?" [13]

Heidegger veut-il signifier par là que Rimbaud déposa la plume parce qu'il avait épuisé ce qu'il avait à dire, ayant atteint ce savoir ineffable et quintessencié que nous devons désormais, désespérément, faire effort pour approcher ? Camper ainsi Rimbaud en sibylle ou en Sphinx des temps modernes serait encore une façon bien mythique d'écrire l'histoire. Sachons gré, toutefois, au philosophe d'avoir souligné en termes choisis que le plus urgent, concernant Rimbaud, reste d'essayer de comprendre ce qu'il a dit avant de se taire. Oui, décidément, mieux vaut "considérer Rimbaud dans la seule perspective de la poésie", comme nous y invite René Char dans Recherche de la base et du sommet [14].

 

"Rimbaud le Poète, cela suffit ..." 

    On l'a dit   

                  « Rimbaud le Voyant » (A. Rolland de Renéville)
                  « Rimbaud le Voyou » (B. Fondane)
                  « l’ange de Charleville » (P.Claudel) 
                  « l'homme aux semelles de vent » (P.Verlaine)
                  « le génie impatient » (H.Mondor)

   Il a eu       

        une « puberté perverse et superbe » (S. Mallarmé)
                  « la volonté de vivre une poésie en acte » (G. Macé)

   Il a su         

                 « trouver la vie secrète de la poésie » (A. Artaud)

   Il a              

        poursuivi une « recherche mystique » (P.J. Jouve)
        « révolutionné la poésie » (A. Breton)
        « découvert je ne sais quelle radiation » (P. Valéry)

   Puis il s'est        

                  « opéré vivant de la poésie » (S. Mallarmé)

   Il est devenu

                  « un âpre marchand raciste et colonialiste » (Étiemble)
                  « le type le plus audacieux de l'explorateur » (J.-M . Carré) 
                  « quelqu'un qui avait été lui, mais ne l'était plus d'aucune façon »
                 (S. Mallarmé)
                  « un assez lamentable polichinelle » (A. Breton)
                  un « prototype de résistance à la chaleur » (V. Segalen)

   Il aura été         

    un « poète maudit » (P. Verlaine)
    un « passant considérable » (S. Mallarmé)
    un « ange en exil » (P. Verlaine)
    « un mystique à l'état sauvage » (P. Claudel)
    « un monstre de pureté » (J. Rivière)
    « un visionnaire de sa propre vie » (V. Segalen)
    un « aventurier de l'idéal » (J.-M. Carré)
    un « aventurier du réel » (A. Borer)
    « surréaliste dans la pratique de la vie, et ailleurs » (A. Breton)
    un « météore allumé sans motif autre que sa présence » (S. Mallarmé)
 

                 « le Poète, cela suffit, cela est infini » (R. Char) [15]
 

   C'est à Rimbaud, le poète, qu'est dédié ce site. 

 

"Pour comprendre Rimbaud, lisons Rimbaud !"

     Ce travail ne sera pas inutile s'il peut aider quelques lecteurs curieux de la poésie rimbaldienne — comme il m'aura aidé moi-même — à mieux comprendre l'univers qui fut celui du jeune auteur au moment où, malgré souffrances et remords (voir Une saison en enfer), et en dépit d'un incoercible sentiment de culpabilité (voir Honte), il croyait encore trouver sa liberté et son bonheur dans et par la littérature.

     Je n'ai pas la prétention d'apporter des interprétations nouvelles. Mon but est seulement, à travers l'Anthologie commentée notamment, de faire profiter les internautes amateurs de poésie, enseignants, étudiants ou lycéens — des acquis de l'exégèse rimbaldienne dans l'analyse de quelques textes, en vulgarisant les connaissances que j’ai pu acquérir par mes lectures et en témoignant sur la façon dont je me raconte les textes quand je les lis. Il ne faut pas chercher d'autre ambition aux commentaires qu'on lira sur ce site.     
     Comme on l'aura compris, la référence à la tradition critique (la révérence à l'égard de la parole savante) est au centre de ma démarche. Au point que certaines de mes pages ressemblent davantage à une mosaïque de citations qu'à une production véritablement personnelle. 
    Je ne m'interdis pas pour autant toute approche subjective dans l'interprétation des textes. Un principe d'"objectivité", en ce domaine, eût été impraticable. Je formule donc, à l'occasion, mes propres hypothèses de sens, au risque d'ajouter quelques perles de mon cru au florilège (déjà riche) du délire rimbaldien.     
   J'essaie, lorsque j'étudie un texte, de citer les principales hypothèses d'interprétation avancées à son propos. Mais il n'entre pas dans mes intentions de dresser la liste exhaustive des gloses existantes. Je ne cite que ce que j'estime éclairant, afin de renseigner le lecteur sur l'état du débat critique... et pour avouer mes sources. 
    Je m'accorde ainsi, à l'égard de la dite tradition critique, une sorte de droit d'inventaire qui pourra paraître lui aussi très "subjectif". Le risque de partialité est d'autant plus grand que je ne prétends pas avoir tout lu, loin de là. On me pardonnera, j'espère, cette imp(r)udence.     
     Je tente, enfin, de me tenir à égale distance de ces deux travers symétriques du rimbaldisme : la bigoterie (la propagation naïve et superficielle du mythe), la rage démystificatrice (qui, sous prétexte de lucidité ou de scientificité, dessèche l'approche et détruit l'enthousiasme). Je ne jette pas la pierre à Étiemble dont l'entreprise de déconstruction du mythe a fait souffler un vent salubre et doit être continuée. Le culte dont Rimbaud est l'objet, la sous-culture qui en procède, ont véritablement, parfois, de quoi affliger. Cependant,
parmi les variétés de cette sous-culture rimbaldiste, celle qui se fait une spécialité de persifler les autres d'un air supérieur et prétend pourfendre le mythe tout en s'en nourrissant, n'est ni la moins répandue, ni la moins affligeante.

     Oui, il y a sans doute quelque témérité à se lancer dans un projet comme le mien ! Mais l'entreprise est séduisante et, je l'espère, rendra service. La poésie passe parfois aujourd'hui pour une forme de littérature déroutante ou désuète. Celle de Rimbaud, auteur réputé difficile, ne devrait pas échapper à la règle. Pourtant, les jeunes gens se retrouvent naturellement dans ce flamboyant poète qui a composé son œuvre entre quinze et dix-neuf ans, et dont les textes reflètent cette alternance d'angoisse et d'espoirs, ce vertige au seuil des choix décisifs, qui sont le propre de l'adolescence. Quelques éclaircissements ou hypothèses de lecture suffisent parfois à leur ouvrir un chemin dans un poème apparemment incompréhensible, à les encourager à lire, à lire vraiment Rimbaud. 

     Le bon conseil reste celui du poète Yves Bonnefoy dans son Rimbaud de la collection Écrivains de toujours :

      "Pour comprendre Rimbaud, lisons Rimbaud !" [16].  

                                                                                    A.B. Septembre 2003.

 

_________________

[1] Cité par Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Points, 1985, p.210.

[2] Rimbaud. Texte de 1956, d'abord paru dans les Cahiers G.L.M., qui servira ensuite de préface aux Œuvres de Rimbaud, Club français du livre, 1957, puis sera intégré à Recherche de la base et du sommet, Pléiade Char p.727-734.

[3] Hans Freibach, "Non ! je ne lirai pas Arthur Rimbaud!", La Sape, 1991.

[4] Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature, coll. Idées, p.47

[5] André Breton, "L'Affaire Barrès", Littérature, 1921, in Œuvres complètes, Pléiade p.414.

[6] Louis Aragon, "Chronique du Bel Canto", Europe n°11, 1946.

[7] Julien Gracq, "Un centenaire intimidant", Arts, 20 octobre 1954.

[8] Albert Camus, L'Homme révolté, Gallimard, 1951, p.115.

[9] Alain Borer, Rimbaud en Abyssinie, Seuil, 1984, p.35-36.

[10] ibid. p.99.

[11] Louis Aragon, Traité du style (1928), coll. L'imaginaire / Gallimard, 2000, p.82.

[12] René Char, Fureur et Mystère, La Fontaine narrative, 1947. Pléiade p.275.

[13] Extrait de Aujourd'hui Rimbaud.. Enquête de Roger Munier, Paris, Lettres modernes Minard, 1976.

[14] Pléiade Char, p.730.

[15] Pléiade Char, p.727. J'emprunte la précédente liste (en l'abrégeant et en l'adaptant quelque peu) à Pascaline Mourier-Casile (Arthur Rimbaud, Pocket, 1998, p.5-9). 

[16] Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Seuil, 1961. Repris en 2009 dans Notre besoin de Rimbaud, Le Seuil.