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Départ (Les Illuminations, 1873-1875)
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Départ
Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les
airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. — Ô Rumeurs et Visions!
Départ dans l'affection et le bruit neufs! |
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Lexique
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à tous les airs : en tous lieux, par tous les climats; cette
notation de lieu sera relayée au verset suivant par une notation de temps
: "le soir, et au soleil, et toujours", c'est à dire : à tous
moments.
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Interprétations
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La mention "op.
cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.
Les arrêts de la vie :
Dans son édition de La
Pochothèque, Pierre Brunel donne deux interprétations possibles, pas
forcément contradictoires : """moments d'extase" (Albert
Py),
mais tout aussi bien des moments de crise" (p.466). Dans Arthur
Rimbaud ou l'éclatant désastre le même Pierre Brunel commente :
"Une expression rassemble tout cela : les arrêts de la vie.
Impatience de tout arrêt, le départ est même impatience de tout : de
"tous les airs" (au sens latin de ciel ou de climat), de tous
les moments ("le soir, et au soleil, et toujours")"
(p.13)
Les "arrêts de la vie" seraient donc pour Rimbaud ce
qui l'arrête dans la vie, fixe son intérêt, mais en le rattachant à l'existence commune.
Les mots "rumeurs" et "visions" désigneraient selon
cette interprétation des moments d'extase ou du moins des moments
privilégiés (d'où l'interjection laudative :
"Ô Rumeurs et Visions!"), moments poétiques où il jouit du
monde tel qu'il est, mais qui l'empêchent de marcher à l'Inconnu
("l'affection et le bruit neufs"), de rompre radicalement avec
son existence actuelle! Dans ce sens, "arrêt" serait l'exact
contraire de départ, mouvement. D'autre part,
l'expression pourrait désigner de façon plus figurée les crises de la
vie, l'inertie morale, l'enlisement dans la monotonie du quotidien, le
désespoir.
assez
eu : La banalité du verbe, la phonétique déplaisante de
l'hiatus, le caractère elliptique de la forme verbale auraient dû
dissuader un poète de s'exprimer ainsi : "quel styliste oserait écrire "Assez eu"?
Dans sa
thèse sur Le Poème en prose de Baudelaire à nos jours (Nizet,
1959, p.183), Suzanne Bernard met en valeur l'audace de cette
tournure bizarre, dans
un passage où elle conteste la tendance des commentateurs à saluer dans certaines
Illuminations (Conte,
Royauté, Aube, Vagabonds ... ) des "procédés d'art relevant
d'une stylistique éprouvée" et une cohérence qui les
singulariserait dans le recueil. "Ainsi pour Départ
—
écrit-elle
—
où M.
Fontaine
(Génie de Rimbaud, Delagrave, 1934, p.60)
admire avec quel art Rimbaud joue des reprises de mots
("Rumeurs" et "visions") et commence chacun de ses
trois alinéas par la même tournure syntaxique et le même participe en
-u. De telles remarques ne sont pas injustifiées, surtout si l'on admet
que les Illuminations ont été composées à des intervalles de
temps assez éloignés, et peuvent donc refléter des conceptions
esthétiques assez différentes. Mais il faut ajouter aussitôt que les
poèmes en question, si réconfortants soient-ils pour les tenants de
l'esthétique "conformiste", ne sont ni assez
"logiques", ni assez "artistiques" pour détonner dans
l'ensemble du recueil, qu'ils ont plus de points communs avec les autres
Illuminations
qu'avec la poésie académique [...] : la concentration, les brèves
formules de Départ, son arrêt brusque sur deux monosyllabes, tout
cela porte la marque propre de Rimbaud
—
et
quel styliste oserait écrire "Assez eu", oserait associer
"l'affection et le bruit neufs"?
Départ dans l'affection et le bruit neufs : " ...ce
n'est pas un départ vers, mais un départ dans, comme si
l'intention entraînait un monde avec soi, un monde neuf. Le
départ de Rimbaud doit être un absolu commencement." P.Brunel,
A.R.
ou l'éclatant désastre (p.13). Toujours d'après P.Brunel,
"l'affection" doit être comprise comme "la plénitude de
l'effet produit", "la charge affective de tout objet de ce
monde" (op.cit. p.13). P.Brunel propose de rapprocher ce passage du
début de Génie (Illuminations) : "Il est [le
génie] l'affection et le présent ..." Le mot apparaît aussi dans
Guerre
(Illuminations) : les "affections énormes" (op.cit. p.13).
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Commentaire
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Le thème du départ,
assorti d’une idée de régénération, de liberté retrouvée et
d’ouverture au monde, apparaît fréquemment au détour des textes,
dans Les Illuminations (Après le Déluge,
Ouvriers, Génie). Ici, Rimbaud lui consacre un poème
entier, bref mais très travaillé. Départ fait partie de cette
dizaine de poèmes des Illuminations construits en brefs
alinéas, où Rimbaud multiplie les effets de rythme, les échos
sonores et les récurrences syntaxiques (anaphores et parallélismes).
Le premier segment des trois premiers alinéas est constitué d’une
phrase nominale. Le quatrième alinéa, lui aussi constitué d’une
phrase nominale, a pour premier segment l’adverbe « Déjà », que la
syntaxe isole en attaque de phrase (la suite étant constituée du
groupe circonstanciel détachable « dans l’affection et le bruit
neuf »). L’enchaînement de ces quatre attaques de phrases (« Assez
vu », « Assez eu », « Assez connu », « Départ… ») génère à lui seul
un puissant effet de rythme (ménagé par l’anaphore), d’homophonie
(les trois participes en « u ») et de progressions sémantique :
chacune des attaques équivaut à un cri exprimant une vive
lassitude et prépare l’arrivée de l’exclamation finale : « Départ ».
Le rythme de ces segments initiaux peut être décrit comme une
cellule « 2 + x » (« x » représentant la partie variable du
module). « Assez vu » = 2 + 1, « Assez eu » = 2 + 1, « Assez connu »
= 2 + 2, « Départ » = 2.
Le second segment de chacun des quatre alinéas développe lui aussi
le sémantisme et le rythme du poème selon un schéma thème et
variations. Sur le plan sémantique, le thème est bien entendu la
lassitude. Le premier alinéa applique le thème au sens de la vue,
paysages et lieux fréquentés (dans « à tous les airs », il faut
donner au mot « airs » le sens qu’il a dans vivre au grand air,
rechercher le bon air, changer d’air, c’est-à-dire :
changer de lieu). Le second l’applique au sens auditif. Le troisième
au domaine moral : évocation des enlisements, des
bloquages de l’existence. Mais à ce premier sens du mot
« arrêts », sans doute doit-on adjoindre l’usage qui en est fait
dans le langage judiciaire. Il faut, semble penser Rimbaud, savoir
prendre en compte les verdicts de la vie pour pouvoir, quand
c’est nécessaire, dire : « Assez ! ». La phrase finale allie le
thème moral (« affection ») et le thème auditif (« bruit », un
mot-symbole auquel Rimbaud donne parfois une valeur quasi abstrite :
le bruit, c’est la vie avec son agitation, son énergie positive ou
négative, cf. Mystique, Jeunesse I. Dimanche, Solde,
entre autres). Sur le plan syntaxique et rythmique, la
variation nous conduit d’un premier syntagme presque neutre, unique
phrase verbale du poème (§ 1), à une phrase nominale segmentée avec
polysyndète (§ 2), puis à une double phrase nominale de rythme 6/6
(§ 3), enfin à un groupe circonstanciel de rythme 4/4 (§ 4).
Bref, tout cela est plus et mieux ciselé qu’un quatrain
d’alexandrins.
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Bibliographie |
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Pierre
Brunel, Arthur Rimbaud ou l'éclatant désastre, pages
11-14, Champ vallon, 1983.
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