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Enfance IV (Illuminations, 1873-1875)

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IV

     Je suis le saint, en prière sur la terrasse, comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine.
     Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.
     Je suis le piéton de la grand'route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant.
     Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l'allée dont le front touche le ciel.
     Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant.

[...]

 

 

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La mention "op. cit." renvoie à notre bibliographie.

comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine :
     " Toute l'ironie, commente Pierre Brunel, est dans ce comparatif, et dans cette comparaison" (op. cit. p.93). [...] "et l'intention satirique transparaît dans ces "bêtes pacifiques", le boeuf et l'âne multipliés, à moins qu'ils ne représentent les ouailles, les dévots" (op. cit. p.95). 

Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque :
     " [Rimbaud] fut en effet un lecteur assoiffé de savoir à la bibliothèque de Charleville..." glose Jean-Luc Steinmetz (Illuminations, GF n°517, p.149).
     Suzanne Bernard (Rimbaud, Oeuvres, Classiques Garnier) notait "dans les deux premiers paragraphes [d'"Enfance"] une constellation d'images qui rappellent beaucoup le Sonnet des Voyelles : le calme, la paix, la science, associés aux pâturages, à la mer" :

Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
[...]

Je serais bien :
     Pierre Brunel écrit : "La quatrième section d'"Enfance" est celle des identités successives. Mais une modulation lourde de sens se produit quand à l'anaphore des trois "je suis" succède un "je serais bien". L'hypothétique ne doit pas nous tromper : cette image de "l'enfant abandonné" est bien plus importante que les trois premières, et elle est le véritable motif conducteur de l'ensemble de ces cinq poèmes en prose." (op. cit. p.94) [...] "L'indicatif a pu dire les vocations (refusées), les rêves, le passé, et c'est au conditionnel qu'il appartient d'exprimer une réalité rude, mais acceptée. C'est en cette quatrième image en tout cas que le poète d'"Enfance" se reconnaît le plus et le mieux. Et c'est une fois encore celle de l'"enfant abandonné"." (op. cit. p.96).

sur la jetée partie à la haute mer :
    Yoshikazu Nakaji analyse ainsi le sens de cette image : "Peut-être y a-t-il deux interprétations possibles à l'expression "partie à la haute mer" : soit "prolongée jusqu'au large" soit "coupée, arrachée à la haute marée". Elles sont aussi intéressantes l'une que l'autre, mais pour respecter le parallélisme avec "l'allée dont le front touche le ciel", j'opterais pour la première. Ainsi, l'enfant et le petit valet se trouvent chacun seul dans le monde et la vue de son étendue infinie leur inspire une angoisse. Celle-ci conduit très naturellement au dernier alinéa où l'atmosphère du monde végétal évoque l'idée de la fin du monde." Yosikazu NAKAJI, "Rimbaud autoportraitiste", Arthur Rimbaud à l'aube d'un siècle nouveau, Actes du colloque de Kyoto, Klincksieck, 2006, p.165-176.

 


 

 

Commentaire

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     L’enfance est le moment des projets de vie héroïques et conventionnels. C’est aussi une étape de la vie où les destins les plus divers paraissent encore possibles et où chacun tente d’imaginer celui qui sera le sien. Tel semble bien être le sujet d’ « Enfance IV ».

     Comme les poèmes précédents, « Enfance IV » suit un protocole d’écriture contraignant fondé sur l’anaphore et le parallélisme syntaxique. L’anaphore met en relief le verbe "être" conjugué à la première personne du singulier, d'abord à l'indicatif présent puis au conditionnel présent (« je suis / je serais »). L’apparition du « je », absent jusqu’ici dans le poème, semble indiquer un thème plus directement autobiographique que ceux des poèmes précédents.

     Je suis le saint, en prière sur la terrasse, — comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine.

     Tout enfant ne rêve pas nécessairement d’être un saint. Mais nous savons que le jeune Arthur a eu en effet sa période mystique, au point que ses camarades de classe le surnommaient « le petit cagot ». Il lui arrive d’évoquer le climat de religiosité qui a été celui de son enfance : « Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr... / Je reconnais là ma sale éducation d'enfance. » (Une saison en enfer, « L’Éclair »).

     Le verbe « être » conjugué au présent de l'indicatif confère une actualité et une présence forte à la petite scène imaginée. L’enfant, se projetant peut-être dans l’avenir, se voit sous les traits d’un saint en prière. La vision adopte la forme d’une image conventionnelle (on connaît le goût de Rimbaud pour les stéréotypes, notamment visuels : caricatures, images d’Épinal, surtout lorsqu’il recherche une certaine ironie). Saint-Antoine, par exemple, ce saint si rimbaldien (étant homme de visions et de désirs, cf. "Jeunesse IV"), est souvent représenté par les peintres sur une « terrasse » rocheuse, avec la mer ou les eaux du Nil dans le lointain (cf. les premières lignes de la Tentation de Saint-Antoine, de Flaubert (1874) : « C’est dans la Thébaïde, au haut d’une montagne, sur une plate-forme arrondie en demi-lune, et qu’enferment de grosses pierres. […] la montagne est taillée à pic, et le Nil semble faire un lac au bas de la falaise»). La « mer de Palestine », à la fin de l'alinéa, rappelle aussi cette iconographie chrétienne. 

     Le tiret qui précède la proposition subordonnée introduite par "comme" indique une incidente, un commentaire du narrateur, ici probablement : un sarcasme typiquement rimbaldien contre la religion. Le "comme" qui régit cette subordonnée est un comparatif. Le mystique en prière est souvent représenté à genoux, le front courbé vers la terre. Cette attitude de prosternation inspire au narrateur une comparaison irrévérencieuse avec "les bêtes pacifiques" qui "paissent jusqu'à la mer de Palestine". Voilà la bête que j'étais ou que je rêvais d'être quand j'étais enfant, semble dire Rimbaud, un dévot stupide et soumis. L'allitération en /p/ : pacifiques-paissent-Palestine n'est peut-être pas sans rapport avec la tonalité ironique de la phrase.


Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.

     L’image du savant proposée par le deuxième alinéa est tout aussi conventionnelle : l’atmosphère sombre du cabinet de travail rappelle certains tableaux (on cite parfois le « Faust » de Delacroix, ou les divers portraits d’astrologues et d’alchimistes de la peinture flamande …). Elle n’en révèle pas moins une fascination tout à fait réelle de Rimbaud pour l'"auguste retraite" ("Chanson de la plus haute tour"), fascination qu’il suffit de se reporter à « Enfance V » pour vérifier. Voir aussi, par exemple, les divers lieux d’étude ou d’initiation évoqués par « Vies » :

Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j'ai connu le monde, j'ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j'ai appris l'histoire. À quelque fête de nuit dans une cité du Nord, j'ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m'a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier j'ai accompli mon immense oeuvre et passé mon illustre retraite.

     On remarquera, par parenthèse, l'inspiration commune d'"Enfance IV" et de "Vies", autre poème-suite des Illuminations qui commence par une évocation du "Pays saint" ("Ô les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu'a-t-on fait du brahmane qui m'expliqua les Proverbes ?"). "Enfance" et "Vies" sont deux exercices d'auto-fiction (ou autobiographies fantasmatiques), l'une écrite au présent de narration (avec une valeur d'actualisation : l'action imaginaire représentée comme si elle était en train d'être vécue), l'autre rédigée au passé composé (comme s'il s'agissait d'une véritable narration rétrospective, ce qui est d'ailleurs peut-être, partiellement, le cas). 

     La célébration de l’asile douillet, protégé des intempéries, dans la seconde phrase du paragraphe, est une preuve supplémentaire de ce que Rimbaud n’était pas insensible à la poésie de la retraite laborieuse, aux charmes de la vie recluse et érémitique. La belle formule anthropomorphique évoquant la pluie, que l’on trouvait déjà dans « Première soirée » (« Comédie en trois baisers »), atteste la présence dans le texte d'un registre lyrique. Le lyrisme l'emporte manifestement sur l’ironie, une ironie que l’on devine, certes, mais qui reste implicite. C'est que le poète adopte complètement, ici, le point de vue de l'enfant. 


Je suis le piéton de la grand'route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant.

     Voici une nouvelle image sublimée de soi-même : l’image du coureur de chemins que le lecteur rimbaldien connaît bien pour l'avoir rencontrée dans « Ma Bohème » et autres poèmes de route de l’année 1870. On la retrouve aussi par la suite, avec plus de distance, dans « Mauvais sang », « Vies II », « Vagabonds », par exemple. La référence à « Mauvais sang » est particulièrement éclairante dans la mesure où Rimbaud y présente explicitement le hors-la-loi errant dans la campagne comme un modèle de sa jeunesse :

     Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu'il aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes. Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison.
     Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon cœur gelé : "Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force".

     Ici encore, le lyrisme est à l’appel. Le paysage est à la fois réaliste et symbolique. Les « bois nains » (plantations récentes, sans doute), contrastant avec la « grand’route », apportent un effet de réalité : il s’agit d’un paysage particulier — il n’y a pas des « bois nains » partout que le lecteur explique spontanément par l’existence d’un souvenir précis. Mais ces « bois nains » suggèrent aussi, par contamination, un autre contraste, entre le caractère imposant de la grand’route et la silhouette minuscule du voyageur. Mêmes caractéristiques dans la proposition suivante : la « rumeur » de chute d’eau produite par les écluses (quel est exactement le contenu de cette petite notation réaliste : déversement du trop plein ? ouverture des écluses quand un bateau passe ?) paraît comme amplifiée : elle « couvre » les pas du chemineau (connotation symbolique). Enfin, l’adverbe « longtemps » suggère la lenteur de la marche, et le spectacle « mélancolique » du couchant parachève la description d’un ultime détail romantique. Le mot « lessive » peint de façon presque triviale un ciel brouillé, qu’un dernier soleil latéral parvient malgré tout à éclairer et comme à laver. C’est une de ces géniales trouvailles permettant à Rimbaud de renouveler une métaphore archi-usée (l’or du couchant) et de lui conférer un aspect à la fois plus familier et plus expressif.


Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l'allée dont le front touche le ciel.

     Le quatrième alinéa semble au premier abord répéter le précédent. C’est au fond la même image du voyageur marchant, dans un décor qui l’écrase, vers un horizon mélancolique. Mais de subtiles différences marquent en fait un sensible changement de perspective.

     D’abord, le « piéton » est présenté explicitement pour la première fois comme un enfant. C’est toujours le vagabondage, mais donné cette fois moins comme un destin imaginaire que comme une réalité vécue dès l’enfance. C’est le thème de l’enfance vagabonde, de « l’enfance mendiante » (« Vies II »).

    Ensuite, sur le plan de l’écriture, on note un net renforcement du registre pathétique : l’enfant est dit « abandonné », c’est un « petit valet », un petit pauvre. Le contraste entre la petite taille du vagabond et le décor écrasant de sa marche (« la haute mer », « le ciel ») se trouve singulièrement accentué. Les deux nouveaux « chromos » proposés par ce paragraphe constituent deux belles représentations plastiques de l’infini. L’une décrit une jetée s’avançant dans la mer comme un navire en partance (on pense aux "péninsules démarrées" du "Bateau ivre"). L’autre, par une sorte d’illusion d’optique, peint une route semblant monter à l’assaut du ciel : une métaphore personnifiante (« front ») désigne le point le plus éloigné de l’allée ; ce point de fuite est situé en haut, contre la ligne d’horizon, comme sur une gravure. Dans les deux cas, une idée de marche à l’Inconnu (qui n’est pas sans rappeler l’allégorie du « Bateau ivre ») évoque de façon plus nette que le précédent alinéa le mythe de l’enfant-poète, du poète voleur de feu, auquel Rimbaud a voulu s’identifier.

     Enfin, le verbe « être » est maintenant conjugué au conditionnel (« je serais » remplace « je suis ») et complété par l’adverbe « bien » avec le sens d’une hypothèse probable : il se pourrait bien que je sois réellement cela, semble dire Rimbaud. Autrement dit, parmi les trois identités splendides dont il vient de dresser le panorama (le saint, le savant, le piéton de la grand’route), il se pourrait bien que la troisième soit celle qui décrit le mieux son destin réel, à condition toutefois de supprimer ce qu'il pouvait y avoir de romantique dans l'évocation de l'alinéa 3 : l'image du promeneur solitaire ("Sensation"), du fugueur héroïque ("Ma Bohême"), du bandit de grand chemin ("Mauvais sang"). 

     Paradoxalement, c’est donc le mode de l’hypothèse qui signale ici le passage du monde imaginaire au monde réel. Et sans doute ce quatrième paragraphe a-t-il paru nécessaire à Rimbaud pour indiquer clairement au lecteur que, parmi les personnalités d’emprunt qui avaient aimanté ses rêves d’enfant, l’une avait fini par devenir réalité, pour son malheur. Le pathétique accentué du paragraphe 4 montre qu’on est progressivement passé du rêve héroïque (le saint, le savant, l'aventurier) au remords d’une jeunesse gâchée. Car le Rimbaud de 1873-1874 a pris ses distances à l’égard du lyrisme de l’errance tel qu’il se manifestait dans les poèmes du « Recueil de Douai » : « Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c'était. — Et je m'en aperçois seulement ! » (« L’impossible », Une saison en enfer).

     Certains critiques ont émis l'hypothèse que le conditionnel "je serais bien" puisse avoir eu dans l'esprit de Rimbaud un sens optatif plutôt qu'hypothétique. Ce n'est pas impossible. Le texte consignerait dès lors ce moment, dans la trajectoire personnelle du poète, où il a en quelque sorte souhaité devenir orphelin. Et c'est vrai qu'un tel désir a dû exister comme en témoignent les nombreux textes où Rimbaud se choisit pour héros des orphelins, où il se représente lui-même lui, le "fils de famille" comme un vagabond sans feu ni lieu, un "Petit Poucet rêveur", un enfant abandonné. On pourrait même se demander si l'auteur d'"Enfance" n'a pas délibérément recherché l'ambiguïté de ce conditionnel afin de suggérer l'idée d'une séparation à demi imposée, à demi recherchée.  


Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant.

     Le dernier alinéa poursuit l’image du chemin ascendant : « les sentiers », « âpres », « monticules », « genêts », « sources » évoquent la montagne. Il prolonge aussi le caractère pathétique de l’alinéa précédent : le paysage est aride, l’air paraît se raréfier, l’horizon reculer sous les pas du marcheur. Les mots « oiseaux » et « sources », sous une apparence réaliste, apportent à la description une subtile nuance symbolique (quête de liberté, quête de l’origine). La syntaxe en phrases brèves transmet une impression de dureté, d’effort vers le haut. La cadence majeure du paragraphe (5 – 11 – 5 – 10 – 12), les relances rythmiques qui fractionnent les deux dernières phrases (« Que les oiseaux / et les sources », « la fin du monde, / en avançant ») miment l’épuisement et l’asphyxie.

     Comme dans les poèmes précédents, la dernière phrase provoque une chute, une sorte de basculement dans le malheur. Ici, cette issue négative prend la forme de la fin du monde. Humoristiquement, me semble-t-il, Rimbaud suggère une sorte de bout du monde, finis terrae, falaise abrupte, du haut desquels le voyageur chute au terme de son avancée. S’agit-il de la mort, d'une descente aux enfers, la fable renvoyant alors à une sorte de nihilisme métaphysique (à quoi bon vivre si tout destin mène à ce triste dénouement ?). S’agit-il plutôt, comme le pensent la plupart des commentateurs, de la fin de la jeunesse, cette « heure (…) très-sévère » (« Adieu ») où il faut devenir adulte et accepter de ne plus être l'enfant-roi, accepter de se mutiler de toutes les autres vies qui paraissaient possibles, accepter ce « sort du fils de famille, cercueil prématuré couvert de limpides larmes » (« Mauvais sang ») ? « Enfance V » invite à préférer cette seconde interprétation. Le « tombeau blanchi à la chaux » que le poète demande à « louer » n’y est sans doute rien d’autre que l’abandon lucide des illusions de l’enfance.