L’enfance est le moment des projets de vie héroïques et
conventionnels. C’est aussi une étape de la vie où les destins
les plus divers paraissent encore possibles et où chacun tente
d’imaginer celui qui sera le sien. Tel semble bien être le sujet
d’ « Enfance IV ».
Comme les poèmes précédents, « Enfance IV » suit un protocole
d’écriture contraignant fondé sur l’anaphore et le parallélisme
syntaxique. L’anaphore met en relief le verbe "être"
conjugué à la première personne du singulier, d'abord à
l'indicatif présent puis au conditionnel présent (« je suis / je
serais »).
L’apparition du « je », absent jusqu’ici dans le poème,
semble indiquer un thème plus directement autobiographique que ceux
des poèmes précédents.
Je
suis le saint, en prière sur la terrasse, — comme les bêtes
pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine.
Tout enfant ne rêve pas nécessairement
d’être un saint. Mais nous savons que le jeune Arthur a eu en
effet sa période mystique, au point que ses camarades de classe le
surnommaient « le petit cagot ». Il lui arrive d’évoquer le
climat de religiosité qui a été celui de son enfance : « Sur mon
lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante ;
gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr... / Je reconnais là
ma sale éducation d'enfance. » (Une saison en enfer, « L’Éclair »).
Le verbe « être » conjugué au présent
de l'indicatif confère une actualité
et une présence forte à la petite scène imaginée. L’enfant, se
projetant peut-être dans l’avenir, se voit sous les traits d’un saint en
prière. La vision adopte la forme d’une image conventionnelle (on
connaît le goût de Rimbaud pour les stéréotypes, notamment
visuels : caricatures, images d’Épinal, surtout lorsqu’il
recherche une certaine ironie). Saint-Antoine, par exemple, ce saint
si rimbaldien (étant homme de visions et de désirs, cf.
"Jeunesse IV"), est souvent
représenté par les peintres sur une « terrasse » rocheuse, avec
la mer ou les eaux du Nil dans le lointain (cf. les premières
lignes de la Tentation de
Saint-Antoine, de Flaubert (1874) : « C’est dans la Thébaïde,
au haut d’une montagne, sur une plate-forme arrondie en demi-lune,
et qu’enferment de grosses pierres. […] la montagne est taillée
à pic, et le Nil semble faire un lac au bas de la falaise»). La « mer de Palestine »,
à la fin de l'alinéa, rappelle aussi cette
iconographie chrétienne.
Le tiret qui
précède la proposition subordonnée introduite par
"comme" indique une incidente, un commentaire du narrateur,
ici probablement : un sarcasme typiquement rimbaldien contre la
religion. Le "comme" qui régit cette subordonnée est un comparatif.
Le mystique en prière est souvent représenté à
genoux, le front courbé vers la terre. Cette attitude de
prosternation inspire au narrateur une comparaison irrévérencieuse
avec "les bêtes pacifiques" qui "paissent jusqu'à
la mer de Palestine". Voilà la bête que
j'étais ou que je rêvais d'être quand j'étais enfant, semble
dire Rimbaud, un dévot stupide et soumis. L'allitération en
/p/ : pacifiques-paissent-Palestine n'est
peut-être pas sans rapport avec la tonalité ironique de la phrase.
Je suis le savant au fauteuil
sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la
bibliothèque.
L’image du savant proposée par le deuxième alinéa est tout
aussi conventionnelle : l’atmosphère sombre du cabinet de travail
rappelle certains tableaux (on cite parfois le « Faust » de
Delacroix, ou les divers portraits d’astrologues et
d’alchimistes de la peinture flamande …). Elle n’en révèle
pas moins une fascination tout à fait réelle de Rimbaud pour
l'"auguste retraite" ("Chanson de la plus haute
tour"), fascination qu’il
suffit de se reporter à « Enfance V » pour vérifier. Voir aussi,
par exemple, les divers lieux d’étude ou d’initiation évoqués
par « Vies » :
Dans un
grenier où je fus enfermé à douze ans j'ai connu le monde, j'ai
illustré la comédie humaine. Dans un cellier j'ai appris
l'histoire. À quelque fête de nuit dans une cité du Nord, j'ai
rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux
passage à Paris on m'a enseigné les sciences classiques. Dans une
magnifique demeure cernée par l'Orient entier j'ai accompli mon
immense oeuvre et passé mon illustre retraite.
On
remarquera, par parenthèse, l'inspiration commune d'"Enfance
IV" et de "Vies", autre poème-suite des Illuminations
qui commence par une évocation du
"Pays saint" ("Ô les énormes avenues du pays saint,
les terrasses du temple ! Qu'a-t-on fait du brahmane qui m'expliqua
les Proverbes ?"). "Enfance" et "Vies" sont deux exercices
d'auto-fiction (ou autobiographies fantasmatiques), l'une
écrite au présent de narration (avec une valeur d'actualisation :
l'action imaginaire représentée comme si elle était en train
d'être vécue), l'autre rédigée au passé composé (comme s'il
s'agissait d'une véritable narration rétrospective, ce qui est
d'ailleurs peut-être, partiellement, le cas).
La célébration de l’asile douillet, protégé des intempéries,
dans la seconde phrase du paragraphe, est une preuve supplémentaire
de ce que Rimbaud n’était
pas insensible à la poésie de la retraite laborieuse, aux charmes de la
vie recluse et érémitique. La belle formule anthropomorphique évoquant
la pluie, que l’on trouvait déjà dans « Première soirée » («
Comédie en trois baisers »), atteste la présence dans le texte
d'un registre lyrique. Le lyrisme l'emporte manifestement sur
l’ironie, une ironie que l’on devine, certes, mais qui reste
implicite. C'est que le poète adopte complètement, ici, le point
de vue de l'enfant.
Je suis le piéton de la
grand'route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes
pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant.
Voici une nouvelle image sublimée de soi-même : l’image du
coureur de chemins que le lecteur rimbaldien connaît bien pour
l'avoir rencontrée dans « Ma Bohème » et autres poèmes de route
de l’année 1870. On la retrouve aussi par la suite, avec
plus de distance, dans « Mauvais sang », « Vies II », «
Vagabonds », par exemple. La référence à « Mauvais sang » est
particulièrement éclairante dans la mesure où Rimbaud y présente
explicitement le hors-la-loi errant dans la campagne comme un
modèle de sa jeunesse :
Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se
referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis
qu'il aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le
ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa
fatalité dans les villes. Il avait plus de force qu'un saint, plus
de bon sens qu'un voyageur — et lui, lui seul ! pour
témoin de sa gloire et de sa raison.
Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans
gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon cœur gelé
: "Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force".
Ici encore, le lyrisme est à l’appel. Le paysage est à la fois réaliste
et symbolique. Les « bois nains » (plantations récentes, sans
doute), contrastant avec la « grand’route », apportent un effet
de réalité : il s’agit d’un paysage particulier —
il n’y a
pas des « bois nains » partout — que le lecteur explique spontanément
par l’existence d’un souvenir précis. Mais ces « bois nains »
suggèrent aussi, par contamination, un autre contraste, entre le
caractère imposant de la grand’route et la silhouette minuscule
du voyageur. Mêmes caractéristiques dans la proposition suivante :
la « rumeur » de chute d’eau produite par les écluses (quel est
exactement le contenu de cette petite notation réaliste :
déversement
du trop plein ? ouverture des écluses quand un bateau passe ?) paraît comme amplifiée :
elle « couvre » les pas du chemineau (connotation symbolique).
Enfin, l’adverbe « longtemps » suggère la lenteur de la marche,
et le spectacle « mélancolique » du couchant parachève la
description d’un ultime détail romantique. Le mot « lessive »
peint de façon presque triviale un ciel brouillé, qu’un dernier
soleil latéral parvient malgré tout à éclairer et comme à
laver. C’est une de ces géniales trouvailles permettant à
Rimbaud de renouveler une métaphore archi-usée (l’or du
couchant) et de lui conférer un aspect à la fois plus familier et
plus expressif.
Je serais bien l'enfant abandonné
sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l'allée
dont le front touche le ciel.
Le quatrième alinéa semble au premier abord répéter le précédent.
C’est au fond la même image du voyageur marchant, dans un décor
qui l’écrase, vers un horizon mélancolique. Mais de subtiles
différences marquent en fait un sensible changement de perspective.
D’abord, le « piéton » est présenté explicitement pour la
première fois comme un enfant. C’est toujours le vagabondage,
mais donné cette fois moins comme un destin imaginaire que comme
une réalité vécue dès l’enfance. C’est le thème de
l’enfance vagabonde, de « l’enfance mendiante » (« Vies II »).
Ensuite, sur le plan de l’écriture, on note un net renforcement
du registre pathétique : l’enfant est dit « abandonné »,
c’est un « petit valet », un petit pauvre. Le contraste entre la
petite taille du vagabond et le décor écrasant de sa marche (« la
haute mer », « le ciel ») se trouve singulièrement accentué.
Les deux nouveaux « chromos » proposés par ce paragraphe
constituent deux belles représentations plastiques de l’infini.
L’une décrit une jetée s’avançant dans la mer comme un navire
en partance (on pense aux "péninsules démarrées" du
"Bateau ivre"). L’autre, par une sorte d’illusion d’optique,
peint une route semblant monter à l’assaut du ciel : une métaphore
personnifiante (« front ») désigne le point le plus éloigné de
l’allée ; ce point de fuite est situé en haut, contre la ligne
d’horizon, comme sur une gravure. Dans les deux cas, une idée de
marche à l’Inconnu (qui n’est pas sans rappeler l’allégorie
du « Bateau ivre ») évoque de façon plus nette que le précédent
alinéa le mythe de l’enfant-poète, du poète voleur de feu,
auquel Rimbaud a voulu s’identifier.
Enfin, le verbe « être » est maintenant conjugué au conditionnel
(« je serais » remplace « je suis ») et complété par
l’adverbe « bien » avec le sens d’une hypothèse probable : il
se pourrait bien que je sois réellement cela, semble dire Rimbaud.
Autrement dit, parmi les trois identités splendides dont il vient
de dresser le panorama (le saint, le savant, le piéton de la
grand’route), il se pourrait bien que la troisième soit celle qui
décrit le mieux son destin réel, à condition toutefois de
supprimer ce qu'il pouvait y avoir de romantique dans l'évocation de l'alinéa
3 : l'image
du promeneur solitaire ("Sensation"), du fugueur
héroïque ("Ma Bohême"), du bandit de grand chemin
("Mauvais sang").
Paradoxalement, c’est donc le mode de l’hypothèse qui signale
ici le passage du monde imaginaire au monde réel. Et sans doute ce
quatrième paragraphe a-t-il paru nécessaire à Rimbaud pour
indiquer clairement au lecteur que, parmi les personnalités
d’emprunt qui avaient aimanté ses rêves d’enfant, l’une
avait fini par devenir réalité, pour son malheur. Le pathétique
accentué du paragraphe 4 montre qu’on est progressivement passé du
rêve héroïque (le saint, le savant, l'aventurier) au remords
d’une jeunesse gâchée. Car le Rimbaud de 1873-1874 a pris ses
distances à l’égard du lyrisme de l’errance tel qu’il se
manifestait dans les poèmes du « Recueil de Douai » : « Ah !
cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre
surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des
mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c'était.
— Et je m'en aperçois seulement ! » (« L’impossible », Une
saison en enfer).
Certains critiques ont émis l'hypothèse que le conditionnel
"je serais bien" puisse avoir eu dans l'esprit de Rimbaud
un sens optatif plutôt qu'hypothétique. Ce n'est pas impossible.
Le texte consignerait dès lors ce moment, dans la trajectoire
personnelle du poète, où il a en quelque sorte souhaité devenir
orphelin. Et c'est vrai qu'un tel désir a dû exister comme en
témoignent les nombreux textes où Rimbaud se choisit pour héros
des orphelins, où il se représente lui-même —
lui, le "fils de famille" —
comme un vagabond
sans feu ni lieu, un "Petit Poucet rêveur", un enfant
abandonné. On pourrait même se demander si l'auteur
d'"Enfance" n'a pas délibérément recherché
l'ambiguïté de ce conditionnel afin de suggérer l'idée d'une
séparation à demi imposée, à demi recherchée.
Les sentiers sont âpres. Les
monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les
oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du
monde, en avançant.
Le dernier alinéa poursuit l’image du chemin ascendant : « les
sentiers », « âpres », « monticules », « genêts », «
sources » évoquent la montagne. Il prolonge aussi le caractère
pathétique de l’alinéa précédent : le paysage est aride,
l’air paraît se raréfier, l’horizon reculer sous les pas du
marcheur. Les mots « oiseaux » et « sources », sous une
apparence réaliste, apportent à la description une subtile nuance
symbolique (quête de liberté, quête de l’origine). La syntaxe
en phrases brèves transmet une impression de dureté, d’effort
vers le haut. La cadence majeure du paragraphe (5 – 11 – 5 –
10 – 12), les relances rythmiques qui fractionnent les deux dernières
phrases (« Que les oiseaux / et les sources », « la fin du monde,
/ en avançant ») miment l’épuisement et l’asphyxie.
Comme dans les poèmes précédents, la dernière phrase provoque
une chute, une sorte de basculement dans le malheur. Ici, cette
issue négative prend la forme de la fin du monde. Humoristiquement,
me semble-t-il, Rimbaud suggère une sorte de bout du monde, finis terrae, falaise
abrupte, du haut desquels le voyageur chute au terme de son avancée.
S’agit-il de la mort, d'une descente aux enfers, la fable renvoyant alors à une sorte de
nihilisme métaphysique (à quoi bon vivre si tout destin mène à
ce triste dénouement ?). S’agit-il plutôt, comme le pensent la plupart des
commentateurs, de la fin de la jeunesse, cette « heure (…) très-sévère
» (« Adieu ») où il faut devenir adulte et accepter de ne plus
être l'enfant-roi, accepter de se mutiler de toutes les autres vies
qui paraissaient possibles, accepter ce « sort du fils de famille,
cercueil prématuré couvert de limpides larmes » (« Mauvais sang
») ? « Enfance V » invite à préférer cette seconde interprétation.
Le « tombeau blanchi à la chaux » que le poète demande à «
louer » n’y est sans doute rien d’autre que l’abandon lucide
des illusions de l’enfance.
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