Rimbaud, le poète
> Anthologie commentée >
Est-elle almée
« Est-elle
almée ?... »
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[1] Guyaux, p. 906.
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Après l'avoir un moment contestée, je me rends à la glose
proposée par André Guyaux dans son édition de La Pléiade
concernant ce poème :
Ce qui est “trop beau” (v. 5) ne devrait pas disparaître : la “Pêcheuse” et le “Corsaire” (v. 6), qui chante, incarnent cette nécessité de l'aurore. [1]. Mais
il manque un élément essentiel dans cette note trop
elliptique. On admet sans peine que la survenue de l'aurore
réponde à une « nécessité », quelle que soit la beauté de ce
qui l'a précédée, et qu'elle détruit. Mais en quoi Pêcheuse et Corsaire
sont-ils l'incarnation de cette nécessité ? Le
glossateur, visiblement, nous a laissé la responsabilité de
compléter son raisonnement. Eh bien ! essayons !
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Premier quatrain |
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[3] Bernard, p. 441 et Meyer p. 227. |
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Précédé de
trois points de suspension destinés à figurer le laps de temps
nécessaire au lever du jour, le complément
circonstanciel des vers 3 et 4 opère le changement de décor
impliquant la disparition de l'almée (de l'aimée, aussi, bien
sûr). Les vers 3 et 4
répondent implicitement à la question des vers 1 et 2 : oui, elle se
détruira (elle devra s'effacer)
« devant » la progressive apparition d'une « étendue » (de
terre ou d'eau et de ciel) « splendide »
(c'est-à-dire intensément lumineuse). Mais tout cela est encore à
venir (cf. l'emploi du futur de l'indicatif : « se
détruira-t-elle »), au moment encore à demi nocturne où se situe l'énonciateur, raison pour laquelle il
choisit le subjonctif, mode de l'irréel (« où l'on sente »)
pour décrire l'impression de débordante activité qu'il s'attend à
recevoir en provenance de la ville « florissante », quand, au matin,
il l'apercevra et en percevra le « souffle », la respiration « énorme » [5]. |
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La double exclamation placée
par Rimbaud au début du second quatrain exprime, non sans une
certaine ironie que traduit sa tonalité prosaïque et naïve, l'idée
qui se dégage des quatre premiers vers : « Ce qui est “trop beau”
(v. 5) ne devrait pas disparaître » (Guyaux).
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Deuxième quatrain |
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[6] Fongaro, p. 217-218.
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Le second quatrain est tout à fait hermétique. « La Pêcheuse » et « la Chanson du Corsaire » ont l'allure de titres d'opéra ou d'airs d'opéra. Il existe bien un opéra italien intitulé « La belle Pêcheuse » qui a été joué quatre fois à Paris en 1790 et quantité de « Corsaire(s) ». L'un d'entre eux est une comédie à ariettes de Dalayrac (auteur célèbre pour ses « romances »), créée en 1783 [6]. Mais il est probable que, dans le poème, ces noms désignent moins des personnages précis tirés de pièces précises que des types de théâtre, propres à des intrigues se déroulant dans un cadre maritime et annonçant, de ce fait, la « mer pure » du v.8. En cohérence avec la suite du poème (v. 7 et 8), peut-être même ne faut-il voir dans cette Pêcheuse et ce Corsaire que deux « masques », c'est-à-dire des personnes déguisées pour une « fête de nuit », certaines d'entre elles pouvant être costumées sur le modèle de personnages d'opéra comique, dont ils connaissent les airs les plus populaires. Dès lors, c'est à ces « masques », plutôt qu'au poète (même si celui-ci partage leur émerveillement), que nous pourrions attribuer la double exclamation prosaïque et naïve : « C'est trop beau ! C'est trop beau ! » |
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Or, de leur point de vue : « Ce qui est “trop beau” (v. 5) ne
devrait pas disparaître » (Guyaux), raison pour laquelle on pourrait
les rapprocher des « sirènes » du second Faust de Goethe. La « Nuit de Walpurgis classique », acte II du
second Faust de Goethe, est l'archétype littéraire de la « fête de nuit
sur la mer pure ». Située dans la Grèce de l'Antiquité,
Goethe la nomme « classique » pour la distinguer de la Nuit de
Walpurgis germanique du premier Faust. Dans sa première traduction française (Henri Blaze,
Le Faust de Goethe,
Paris, Charpentier, 1840), la scène finale de cet Acte II est introduite par la didascalie : « Baie
parmi les rochers de la mer Égée. La lune immobile au zénith ».
C'est une vaste fête nautique, mettant en scène sirènes, tritons,
Galatée et autres néréides, Nérée soi-même, Protée et toutes sortes
de créatures mythologiques. On y entend
notamment les sirènes adresser à la lune cette prière : Reste sur tes hauteurs, douce Lune ! répands sur nous tes grâces. Que la nuit se prolonge et que le jour ne vienne pas nous disperser ! Les « masques » du poème
sont semblables aux « sirènes » de Goethe. Comme
elles, ils souhaiteraient que le temps s'arrête et que l'« almée », nouvelle Shéhérazade, prolonge indéfiniment sa danse
immobile au-dessus des « fêtes de nuit », pour conjurer la menace de l'aube. C'est
donc probablement contre leur désir intime, mais dans leur intérêt, que le
déploiement de l'aurore
apparaît nécessaire au poète. |
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La conjonction causale
« puisque » est chargée d'exprimer la relation cause / conséquence
liant les v. 7 et 8 à ce qui constitue le noyau sujet-verbe de la
phrase : « c'est nécessaire [...] aussi puisque ». Les mots-rimes
des v. 7-8, « crurent » et « pure »,
appariés par leur sonorité et par leur sens, connotent la croyance et d'idéal.
Les « derniers masques » (v.7) pourraient désigner ces acteurs des
« fêtes de nuit », si entichés de leurs plaisirs et de
leurs féeries qu'ils s'attardent jusqu'au petit matin
pour en jouir.
Le mot
« masque », outre sa signification métonymique courante de
« personne portant un masque », connote l'artifice, la
dissimulation, le mensonge. Le monde des « fêtes de nuit » est un
monde factice : chacun, à travers le déguisement, y propose une
image sublimée de lui-même et y poursuit le rêve d'un monde
différent. Implicite dans « Est-elle almée ? » cet aspect du motif
apparaît plus clairement dans « Vies III » :
« À quelque fête de nuit dans
une cité du Nord, j'ai rencontré toutes les femmes des anciens
peintres. » De même, dans « Fête d'hiver », qui décrit aussi une
fête si
l'on en croit le titre, les personnages féminins et les éléments du
décor sont assimilés à des modèles théâtraux, picturaux ou
mythologiques qui les magnifient. Le verbe « croire » appliqué aux
« derniers masques », dans le v.7 d'« Est-elle almée ? » (« puisque
les derniers masques crurent »)
suggère de leur part une propension à se laisser tromper par les
mensonges ou à se complaire aux artifices du monde de la fête. Cette
addiction
dangereuse est « aussi » ce qui rend « nécessaire » le déploiement
salutaire de l'aurore.
Dans ce second quatrain,
en conclusion, l'aube a une fonction d'exorcisme. Chargée de
disperser les fantômes de la nuit, elle est « nécessaire » tant
« — pour la Pêcheuse et la chanson du Corsaire » que « puisque les
derniers masques crurent / Encore aux fêtes de nuit sur la mer pure
! ». Les uns et les autres « incarnent la nécessité de l'aurore »
(Guyaux). |
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Calligraphié tout en haut d'une page, sans marge supérieure significative, « Est-elle almée... » pourrait être une fin de poème dont le début s'est perdu. Telle est l'hypothèse formulée par Steve Murphy dans le volume IV, dédié aux manuscrits, de son édition Rimbaud chez Champion [7]. L'hermétisme du texte, peut-être voulu, ne rend cependant pas obligatoire une telle explication. L'attaque sur un pronom féminin sans antécédent (procédé d'écriture énigmatique utilisé ailleurs par Rimbaud), les recherches phonétiques (« heures bleues / fleurs feues » ; récurrence des /ɛ /, /e /, /ə /, /œ /, /ø / ; effets d'assonance et d'allitération), les rimes riches ou avec un /s / en consonne d'appui (v. 3-4, 5-6), le parallélisme entre les deux quatrains d'hendécasyllabes (le système en rimes plates toutes féminines, le même « fort enjambement au troisième entrevers » [8]), tout cela donne le sentiment d'un ensemble autonome, savamment structuré autour du topos de l'illusion lyrique, dont chacun des quatrains du poème illustre l'un des constituants thématiques contradictoires :
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