Rimbaud, le poète  > Anthologie commentée > Sur une formule de Génie
   


Sur une formule de Génie :

« le brisement de la grâce
croisée de violence nouvelle »

 

 

Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement     
 de la grâce croisée de violence nouvelle !        
      


 

 

 

[1] Tzvetan Todorov, « Les Illuminations », dans La Notion de littérature, Points Essais, éd. du Seuil, 1987, p. 155.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[2] Michel Murat, L'Art de Rimbaud, José Corti, 2013, p.305.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[3] La Sainte Bible traduite par Guillaume de Sacy, « Épître de Saint Paul aux Colossiens, chap.III » Wikisource.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[4] Cf. les citations du TLFi qui renvoient presque toutes à une rupture, une interruption, une déception subies ; brisement du cœur dans la rupture amoureuse ou dans le sentiment de la faute, brisement de l'idéal, brisement de la mer contre les rochers, brisement d'une voiture dans un accident.

 

    Les Illuminations, selon Tzvetan Todorov, tournent le dos à toute représentation. Le recours massif à l'abstraction, notamment, bloquerait chez le lecteur toute possibilité d'identifier les êtres et les actions du texte. Les termes abstraits sont effectivement omniprésents dans le recueil et Todorov n’a aucun mal à en dresser une liste impressionnante [1]. Que cet usage génère des ambiguïtés, c’est une évidence. Mais le critique objectif ne se contente pas de noter l’obscurité — en l’exagérant beaucoup si possible — pour la déplorer, il essaie d’en comprendre les raisons et d’en évaluer la productivité sémantique et esthétique.
     Michel Murat a montré, par exemple, en se fondant sur un passage de Génie, que cette ambiguïté confine parfois à l’ambivalence et aboutit par là à de magnifiques créations verbales. Il écrit :

Dans les exemples les plus beaux, la plénitude de l’abstrait correspond à la fois à une assomption grammaticale et à une invention conceptuelle. Je me bornerai au passage de Génie : « Son corps ! le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle ! » La grâce y a son sens théologique, mais aussi esthétique et érotique, puisqu’il s’agit du corps. L’apposition jointe au déverbal crée une double ambivalence : le corps se dégage (il est dégagement), ou il nous dégage ; la grâce brise, ou elle est brisée. [« Briser », explique une note, peut être compris comme une destruction de la grâce (ancienne) par l’effet critique de la « violence nouvelle »]. Le premier sens domine — surtout pour « brisement », expression inventée à partir du vocabulaire de l’expérience mystique ; mais le déverbal est « action et passion » à la fois. Autour du croisement entre grâce et violence, se propage ainsi une sorte de vibration du sens qui répond à la conscience d’une expérience complexe, et en découvre la formule. [2]

     Murat résout ici brillamment par l’idée d’ambivalence un cas d’hésitation devant le sens d’une formulation abstraite. Comme il le suggère, l'idée chrétienne de la grâce ne sort pas indemne de son croisement avec l'idée de violence. Croiser, dit le dictionnaire, c'est faire se rencontrer des choses contraires. Et il y a bien ici, en effet, une sorte de collision sémantique. Ce n'est pas tellement qu'il y ait opposition entre l'idée de grâce et l'idée de violence, car, comme le rappelle très pertinemment Murat, dans la tradition chrétienne ou mystique, la grâce « brise ». Par contre, entre la grâce reçue de Dieu dégageant violemment l'âme de sa carcère de chair (stéréotype mystique imité par Rimbaud dans L'Éternité) et celle que le locuteur du poème reçoit du Génie, ou plus exactement de « son corps », qui génère en lui une « violence nouvelle », il existe une opposition du tout au tout. 
     Dans une conception chrétienne, la révélation brise celui qui la reçoit :

Tel que brille l'éclair, qui touche au même instant,
Des portes de l'aurore aux bornes du couchant ;
Tel que le trait fend l'air, sans y marquer sa trace :
Tel et plus prompt encor part le coup de la Grace.
Il renverse un rebelle aussi-tôt qu'il l'atteint ;
D'un scelérat affreux un moment fait un saint.

Louis Racine, La Grâce (premiers vers du Chant III).

La grâce tue dans le « rebelle » ce que Saint-Paul appelle, dans son épître aux Colossiens, « le vieil homme ». La culture religieuse se perdant, il n'est peut-être pas inutile d'en citer quelques versets, extraits de la « Bible à la tranche vert-chou » évoquée par Rimbaud dans Les Poètes de sept ans (celle, dit-on, de Guillaume de Sacy) :    

      Si donc vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, recherchez ce qui est dans le ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu  ; [...]
   
Faites donc mourir les membres de l’homme terrestre qui est en vous, la fornication, l’impureté, les abominations, les mauvais désirs, et l’avarice qui est une idolâtrie ;
     puisque ce sont ces crimes qui font tomber la colère de Dieu sur les hommes rebelles à la vérité.
     Et vous avez vous-mêmes commis autrefois ces actions criminelles, lorsque vous viviez dans ces désordres.
    Mais maintenant quittez aussi vous-mêmes tous ces péchés, la colère, l’aigreur, la malice, la médisance ; que les paroles déshonnêtes soient bannies de votre bouche.
     N’usez point de mensonge les uns envers les autres : dépouillez le vieil homme avec ses œuvres, [...] [3]

Le don gracieux qui le ressuscite brise donc, chez le chrétien, les liens de chair le rattachant au monde, fait mourir ses « membres », assujettit son corps, libère l'âme de sa prison pour la tourner tout entière vers Dieu. La révélation du Génie (plus exactement, dans ce verset du poème, de « son corps ») produit sur l'auteur un effet du même ordre : elle dépouille en lui le vieil homme, brise les liens l'enchaînant au passé (souvenons-nous de la chaîne tenant enlisée sa barque à la fin de Mémoire), mais dans un sens tout à fait opposé. C'est le corps qu'elle dégage de ses entraves et non pas l'âme. Elle génère une « violence nouvelle ». Comme le dit Murat, elle est à la fois passion et action.
     Une certaine forme de violence fait en effet partie du programme po/éthique de l'auteur des Illuminations. La chose est particulièrement visible dans les poèmes que nous lisons, dans nos éditions actuelles, entre Angoisse et Démocratie. Neuf de ces douze textes culminent sur un paroxysme de violence : Angoisse, Métropolitain, Barbare, Soir historique, Bottom, Dévotion, et, à sa façon, on peut en dire autant de Démocratie : « la crevaison pour le monde qui va ». Ce sont, pour la plupart, des scènes éruptives à la faveur desquelles le sujet semble mesurer sa « force ». Rimbaud y file volontiers la métaphore apocalyptique à résonances révolutionnaires et/ou érotiques. Il oppose à ce qu’il appelle dans Soir historique « nos misères économiques » une énergie puisée dans l’exaltation érotique, une érotique de la force.
     Dans le mot « brisement », déverbal abstrait dont l'usage actualise en général la valeur passive (le sentiment d'être brisé
ressenti par la victime de la brisure ou par celui qui en est le témoin attristé) [4], c'est le sens actif qui paraît ici dominant. Faisant nôtre l’image muratienne de « vibration du sens », nous pourrions dire que le mot « brisement », dans la proximité du syntagme « violence nouvelle », n’est pas sans en recevoir quelques ondes martiales. La grâce octroyée par le corps du Génie brise. Non pas le sujet qu'au contraire elle libère dans son corps mais, comme le dit Murat dans sa note, l'ancienne idée de la grâce : « tous les agenouillages anciens ».
     Ce terme à double lecture possible (active et passive) n'est certes pas tombé par hasard de la plume de ce « prodigieux linguiste » qu'était Rimbaud (selon Verlaine). Sans doute a-t-il été choisi, comme l'explique Michel Murat, pour rendre compte d'une « expérience complexe », et, surtout, pour retourner contre la mystique chrétienne la violence qu'elle exerce contre « le corps merveilleux » (Matinée d'ivresse).