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Le Dormeur du val (1870)

 

Commentaire

 

I - Comment sont respectivement décrits le paysage et le personnage du tableau ?

1) Le paysage

a)  Un tableau (organisation de la description) : nombreuses notations visuelles décrivant avec précision le lieu ; comme dans un tableau, il y a un arrière-plan mis en place dans le premier quatrain (un « petit val » -reprise du titre-, décrit aussi comme un « trou de verdure », c’est à dire une vallée étroite qui donne l’impression d’un endroit abrité, une montagne, dans la direction de laquelle on peut voir le soleil – « de la montagne fière » est un complément circonstanciel de lieu –, une rivière ) ; un premier plan avec le dormeur, et les éléments surtout végétaux qui sont à échelle humaine : herbes, cresson, glaïeuls.

b)  Le jeu des couleurs : nombreuses notations de couleurs où domine le vert (herbes -2 fois-, trou de verdure, son lit vert, frais cresson bleu –bleu = vert foncé-) ; les autres couleurs présentes sont des nuances de blanc renvoyant à l’idée de lumière.

c)  Les jeux de lumière : le soleil cité deux fois (v.3, 13) ; idée reprise par le verbe  « luit » (v.4) ; la métaphore « haillons d’argent » décrit les projections d’embruns sur les herbes proches de la rivière, gouttes d’eau où s’accroche la lumière du soleil = lambeaux de lumière (les haillons sont des vêtements déchirés) ; autre métaphore : « mousse de rayons » : la lumière est si compacte, qu’elle semble liquide ; troisième métaphore, exploitant pour la troisième fois l’association entre la lumière et un élément liquide : « où la lumière pleut ». L’importance de ce champ lexical de la lumière est nettement marquée par le triple travail métaphorique, et par la mise en relief systématique par la versification (mise en rejet de « d’argent » et « luit » (v.3 et 4) ; localisation à la rime et en fin de quatrains pour « mousse de rayons » (v.4) et « la lumière pleut » (v.8). Les deux quatrains s'achèvent donc sur des notations convergentes et parallèles, qui sont des notations de lumière.

d)  La personnification : trois personnifications (« chante », « follement », « fière ») décrivent la nature environnante comme une nature en fête ; la rivière notamment semble une fée dotée du pouvoir magique d’habiller d’argent les herbes  qui l’environnent : l’oxymore « haillons / d’argent », appuyé par le rejet du vers 3, semble être là pour exprimer ce pouvoir de métamorphoser la pauvreté en richesse. On pourrait interpréter le décalage constant de la phrase et du vers, notamment dans le premier quatrain, comme une façon pour l’auteur de mimer l’exubérance joyeuse des éléments naturels. Enfin au vers 11 la « Nature » est magnifiée d’une majuscule, personnifiée par l’apostrophe, et implicitement comparée à une divinité maternelle.

 

          > une nature gaie et heureuse

 

2) Le personnage

a)  Champ lexical du corps et organisation de la description : en suivant le champ lexical du corps, on pourra observer comment s’organise la description du personnage. Le personnage est introduit dans le deuxième quatrain avec la mention de son identité (un soldat) et de son âge (jeune). Puis la description commence par le haut du corps : « bouche, tête, nuque » (2° quatrain), descend jusqu’aux « pieds » (1° tercet) et remonte jusqu’au cœur : « poitrine » (2°tercet) pour découvrir sa blessure : « deux trous rouges au côté droit ». Comme si le regard parcourait ce corps pour trouver son secret.

b)  Champ lexical du sommeil et du calme (+ anaphores, + mises en relief par la versification) : le corps est allongé : cette information est répétée avec insistance (« la nuque baignant dans le frais cresson bleu » ; « il est étendu dans l’herbe » ; « dans son lit vert »). La 3° pers du verbe « dormir » est répétée trois fois, toujours en position privilégiée (en rejet en début de vers : v.7 ; en rejet après la césure* : v.9, en début de vers : v.13). Le thème du sommeil est repris par « il fait un somme » (v.10). Enfin, le rejet de « tranquille » se rapportant au nom « poitrine » (v.13-14) met spectaculairement en relief la même idée. La description de la bouche (« bouche ouverte », « souriant ») indique aussi la sérénité heureuse du « dormeur » (mot du titre). Tous ces indices visent à tromper le lecteur sur le sens réel de la scène, ils lui suggèrent une fausse piste.

c)  Les expressions inquiétantes. Mais simultanément, on remarque que la plupart des termes décrivant le jeune homme sont ambivalents, c’est à dire qu’ils peuvent signifier aussi bien le repos que la maladie et la mort : « bouche ouverte », « pâle » ; « lit » ;  « malade »  Plusieurs détails suggèrent l’inconfort ou l’absence de sensations : « baignant dans le frais cresson bleu » ; « il a froid » ; « les parfums ne font pas frissonner sa narine » (qui ne sent plus ?) ; «sa poitrine tranquille » (qui ne respire plus ?).

 

     > Deux hypothèses possibles sont entretenues par la description du personnage jusqu’au dernier vers.

 

Transition : Cette ambiguïté participe d’une véritable orchestration dramatique, que nous allons maintenant analyser.

   

  II - Comment la composition et la versification du poème contribuent-ils 
à l’effet de surprise recherché par le poète?

 

1) Une chute surprenante

a)  Les raisons de la surprise. Pour celui qui lit le texte pour la première fois, le dernier vers ne peut manquer de produire un puissant effet de surprise. En effet, comme nous l’avons montré précédemment, les indications rassurantes ont été répétées avec une telle insistance, depuis le titre jusqu’à l’adjectif « tranquille », au début du vers 14, que le lecteur le plus attentif néglige presque nécessairement les indices contraires. Ces signaux alarmants sont perçus, bien sûr, suffisamment pour semer le doute, mais pas suffisamment pour permettre d’anticiper sur la révélation finale : « Il a deux trous rouges au côté droit ».

b)  La mise en relief par la versification. L’effet  provoqué par cette dernière phrase est d’autant plus saisissant que Rimbaud a eu l’idée de placer en rejet l’adjectif « tranquille », réduisant à neuf syllabes la dernière unité grammaticale du texte. La coupe forte occasionnée par le rejet produit une rupture qui détache cette courte phrase. C’est ce qu’on appelle une chute. L’art de la chute consiste à terminer un texte par une formule brève, inattendue, apportant un éclairage nouveau sur le sens du poème. Cette technique est traditionnelle dans le sonnet. Mais elle a rarement été utilisée aussi spectaculairement que dans ce poème de Rimbaud.

c)   La nécessité d’une seconde lecture. Le changement de perspective opéré par le dernier vers est si radical qu’il implique nécessairement une seconde lecture du texte. En effet, cette fin valide toutes les inquiétudes qu’avaient pu faire naître certaines expressions et invalide l’interprétation optimiste de la scène. Prenant conscience d’avoir été abusé par une adroite stratégie d’écriture le lecteur est porté à refaire le chemin pour étudier la progression du texte et comprendre comment le piège a fonctionné.

 

2) La progression du poème

a)  Un sonnet. Rimbaud construit son texte en respectant le cadre traditionnel du sonnet, forme poétique présentant 4 strophes (deux quatrains, deux tercets). Chacune des strophes possède en principe son autonomie syntaxique et constitue sur le plan du sens une étape du texte. C’est bien le cas ici. Chaque quatrain se termine par un point et contient une phrase. Les tercets contiennent deux phrases chacun. On notera, sans que ce détail ait une grande conséquence, que Rimbaud prend certaines libertés avec le système de rimes classique : il n’emploie pas le même jeu de rimes dans les deux quatrains et remplace les rimes embrassées traditionnelles par des rimes croisées.

b)  L’ambivalence des indices dans la deuxième strophe. Sur le plan du sens, le premier quatrain est consacré à l’évocation du cadre, l’impression est entièrement celle d’une belle journée d’été où toutes les conditions sont rassemblées pour être heureux. Le deuxième quatrain présente le dormeur, et à y regarder de près, on est frappé par l’ambivalence des informations apportées par le texte. Ainsi, la nuque du soldat baigne dans le frais cresson bleu : cette fraîcheur, en plein soleil, peut être considérée comme un indice de bien-être ; mais inversement, si le cresson y pousse, c’est peut-être que le terrain est marécageux et dans ce cas, comment le soldat peut-il ne pas être gêné par l’humidité de l’endroit ? De même sa « bouche ouverte », indice possible d’un abandon voluptueux au sommeil, peut être interprété aussi comme le rictus de la mort. Sa pâleur est-elle le signe d’une beauté délicate ou de la maladie ? « Son lit vert » est-il un lit de repos ou de douleur ? Très habilement, Rimbaud a choisi des expressions permettant une double interprétation.

c)  Tercets ; des indices de plus en plus clairs mais maintien d’une certaine ambiguïté. Avec les tercets se produit une nette évolution : les indices alarmants prennent le dessus. Le pas est franchi au vers 10 avec l’expression « Souriant comme / Sourirait un enfant malade ». Pour la première fois, un indice ouvertement morbide est offert au lecteur. En outre, son arrivée est dramatisée par l’effet de contre-rejet et d’enjambement qui permet de retarder l’arrivée de l’élément-clé : « enfant malade ». Au vers suivant, nous apprenons que l’enfant a froid (malgré la chaleur du soleil). Puis, dans le second tercet, qu’il ne respire plus les parfums. Enfin, il nous est décrit dans l’attitude qu’il est d’usage de donner aux cadavres : « la main sur sa poitrine ». Comment pouvons-nous avoir manqué ces informations à la première lecture ? C’est que Rimbaud a pris soin de les compenser par des indices contraires : il répète que son soldat « fait un somme » (v.10), « dort » (v.13), « souriant » (v.9), « tranquille » (v.14). Cela suffit à maintenir jusqu’au bout une certaine  marge d’hésitation.

3) L’efficacité du procédé de composition utilisé

a)  L’émotion. L’ingéniosité avec laquelle Rimbaud ménage un suspense tout au long du poème a pour conséquence la brutalité de l’effet de surprise final. C’est sans aucun doute ce dispositif qui produit sur le lecteur une émotion particulière, rarement atteinte par un poème, et qui explique la célébrité de ce texte, l’une des pièces les plus lues de toute la littérature française.

b)  L’efficacité d’une condamnation indirecte de la guerre. Une autre vertu du procédé de composition choisi par Rimbaud réside dans la sobriété, la simplicité de ce réquisitoire indirect contre la guerre. Ce n’est pas ici par la polémique ou la dénonciation qu’il tente de convaincre son lecteur (comme dans Le Mal par exemple) mais par l’évocation lyrique de ce que la guerre met en péril : le droit de vivre, le droit de jouir de ce que la nature nous offre : la chaleur du soleil, les parfums (si joliment évoqués par l’allitération en /f/ du vers 12 au moment même où le poème en évoque la privation), et tous les plaisirs des sens. Autrement dit, ces images de bonheur que le poème nous propose ne sont pas seulement des fausses pistes destinées à mettre en relief un dénouement spectaculaire, ce sont aussi des arguments contre la guerre, les meilleurs qu’on puisse trouver.

c)  Une certaine idée de la mort comme retour à la Mère-Nature. Enfin, paradoxalement, cet éloge de la vie semble se combiner avec une image sublimée de la mort. Une mort paisible, sous la protection d’une Nature magnifiée par un N majuscule et décrite comme une mère berçant son enfant (« berce-le chaudement » v.11). On notera avec quelle insistance Rimbaud utilise la préposition « dans » chaque fois qu’il évoque la situation du soldat mort : il dort « dans le frais cresson bleu », « dans l’herbe », « dans son lit vert », « dans les glaïeuls », « dans le soleil ». Il semble que le personnage s’enfonce dans son « trou de verdure », que sa mort soit une sorte de dissolution au sein de la nature (thème traité aussi par Rimbaud dans Ophélie).

 

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