Marine
Les chars d'argent et de cuivre — Les proues d'acier et d'argent — Battent l'écume, — Soulèvent les souches des ronces —
Les courants de la lande, Et les ornières immenses du reflux Filent circulairement vers l'est, Vers les piliers de la forêt, — Vers les fûts de la jetée, Dont l'angle est heurté par des
tourbillons de lumière
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Bibliographie
Fongaro, Antoine, De la
lettre à l'esprit. Pour lire Illuminations, Paris, Honoré Champion,
2004 (« Marine, l'art, l'artifice et la littérature », p.
277-290, repris de Rivista di Letterature moderne e comparate,
juillet-sept. 2001).
Guyaux, André, Illuminations, Texte
établi et commenté par A.G., À la Baconnière, Neuchâtel, 1985,
p.215-219.
Henry, Albert, Contributions à la
lecture de Rimbaud, Bruxelles, Académie royale de Belgique,
coll. « Mémoire de la Classe des Lettres », 1998, p. 115-125.
Murat, Michel, L’Art de Rimbaud,
Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2002 ; nouv. éd. revue et
augmentée, 2013, p. 353-359.
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Il y a d'abord eu le « sillon », puis le
« sillage ». Le processus de création métaphorique, si l'on en
juge d'après le TLFi, semble bien être allé de « seillon », attesté dès
1200 dans le sens de « mesure de terre », et dès 1300 dans celui de «
tranchée qu'ouvre dans la terre le soc de la charrue », jusqu'à seillage »,
qui n'est attesté qu'au XVe siècle, avec le sens de « ligne
que trace un bâtiment en marche dans l'eau qu'il traverse ». L'analogie
du soc et de la proue inspire depuis longtemps les poètes : les érudits
citent Virgile. On peut citer aussi Victor Hugo (Au bord de la mer) :
Ici cette charrue, et là-bas cette proue,
Traçant en même temps chacune son sillon [...]
Mais chez Rimbaud (qui titre
son poème « Marine » et l'achève sur les tourbillons de lumière heurtant
l'angle de la jetée) comme chez Hugo, il semble que le charme du
comparant maritime l'emporte sur celui du comparé terrestre. |
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Ainsi, le rigoureux parallélisme construit
par le poème n'est pas tout à fait tenu jusqu'au bout et certains
commentateurs ont noté, dans le dispositif du poème quelque chose comme
un mouvement de vagues qui déferlent : une alternance entre les groupes
nominaux des lignes 1-2, 5-6, 8-9, au rythme net et au parallélisme
rigide, et les propositions des lignes 3-4, 7, 10, plus longues et de
scansion plus alanguie (notamment en raison de la présence de nombreuses
finales en -e, -es ou -ent). André Guyaux se demande même (Illuminations,
1985, p. 219), et j'aime bien sa remarque, si « les vagues dessinées de
part et d'autre du titre, sur le manuscrit [ne sont pas] un autre
révélateur de la tutelle d'une fonction thématique sur l'autre ? »
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Les chars
d'argent et de cuivre —
Les proues d'acier et d'argent —
Battent l'écume, —
Soulèvent les souches des ronces — |
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Les courants
de la lande, Et les ornières immenses
du reflux Filent circulairement vers l'est,
Vers
les piliers
de la forêt, — Vers
les fûts
de la jetée, Dont l'angle est heurté par des
tourbillons de lumière |
Le texte tient de la prose et du vers. Les retours à la ligne en
cours de phrase s'accompagnent de majuscules. Mais ces retours à la
ligne sont déterminés par la syntaxe et non par une norme métrique. La
ponctuation (notamment par tirets) a pour fonction d'autonomiser ces
segments syntaxiques et de souligner leur parallélisme. Le texte est
constitué de deux phrases (la seconde, plus longue, se décomposant entre
un premier groupe sujets+verbe et un second groupe, circonstanciel,
prolongé par une proposition relative, qui relance le rythme à
l'identique). Une indentation au début des lignes 1 et 5 est destinée à
mettre en évidence cette structure.
L'effort rhétorique de Rimbaud semble avoir porté sur trois
points principaux : les parallélismes dans la composition du poème, la
figure du chiasme dans la composition des syntagmes impliqués dans ces
parallélismes, la prééminence des sensations de lumière et de mouvement
dans le choix des détails descriptifs.
Les effets de parallélisme reposent conjointement sur la structure
syntaxique et sur le rythme (l.1, « char » a probablement été préféré à
charrue pour une question de rythme, secondairement peut-être
pour les connotations poétiques, mythologiques, voire aériennes du
terme) :
- 1-2 : D+N+CDN+et+CDN // D+N+CDN+et+CDN
[2-2-3 // 2-2-3]
- 3-4 : V+COD // V+COD (N+CDN) [4 // 8]
- 5-6 : D+N+CDN // Et+D+GN+CDN [3-3 // 1+3+6]
- 7 : GV+CC [9]
- 8-9 : Prép+D+N+CDN // Prép+D+N+CDN [1+3+4 //
1+2+4]
- 10 : Subordonnant+D+N+V+CC (D+N+CDN) [6+8]
Le schéma proposé ci-dessus vaut ce qu'il vaut
(probablement pas grand chose) mais il montre la scansion moins
nettement accentuée de 3-4, 7, 10 et les parallélismes syntaxiques et
rythmiques forts de 1-2 et 8-9 (un peu moins marqué pour 5-6).
Les effets de chiasme sont de diverses sortes :
- Ils affectent les CDN de 1-2 : d'argent et de
cuivre / d'acier et d'argent
- la disposition des pseudo-vers dans la P1 :
1-terre / 2-mer / 3-mer / 4-terre
- la disposition des syntagmes à l'intérieur des
pseudo-vers dans la P2 : 5- mer/terre, 6- terre/mer, 8-mer/terre,
9-terre-mer.
Les nombreux verbes d'action
(« battent », « soulèvent », « filent », « est heurté »), les
connotations de mouvement de mots comme « reflux » et « courants », les
courbes de « tourbillons » et « circulairement », le découpage en
cellules syntaxiques brèves, relancées par l'anaphore (en particulier
« vers » / « vers »), tout cela contribue à doter le texte d'une sorte
d'énergie. Les métaux brillants des « chars » et des « proues », et
surtout l'image finale créent une impression de vive lumière. Le choix
de faire dériver le reflux vers l'« est », direction du soleil levant,
n'est peut-être pas sans rapport avec ce tropisme lumineux du texte.
Marine est assurément de ces «
paysages féeriques » célébrés par Verlaine dans sa Préface
aux Illuminations de 1886 (plaquette La Vogue)
:
D’idée principale il n’y en a ou du moins nous n’y
en trouvons pas. De la joie évidente d’être un grand poète, tels
paysages féeriques, d’adorables vagues amours esquissées et la plus
haute ambition (arrivée) de style :
tel est le résumé que nous croyons pouvoir
oser donner de l’ouvrage ci-après. Au lecteur d’admirer en détail.
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