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Marine (Les Illuminations 1873-1875)

 

 

                 Marine


   Les chars d'argent et de cuivre —
Les proues d'acier et d'argent —
Battent l'écume, —
Soulèvent les souches des ronces —
   Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux
Filent circulairement vers l'est,
Vers les piliers de la forêt, —
Vers les fûts de la jetée,
Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière

 

 

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Bibliographie

Fongaro,  Antoine, De la lettre à l'esprit. Pour lire Illuminations, Paris, Honoré Champion, 2004 (« Marine, l'art, l'artifice et la littérature », p. 277-290, repris de Rivista di Letterature moderne e comparate, juillet-sept. 2001).

Guyaux, André, Illuminations, Texte établi et commenté par A.G., À la Baconnière, Neuchâtel, 1985, p.215-219.

Henry, Albert, Contributions à la lecture de Rimbaud, Bruxelles, Académie royale de Belgique, coll. « Mémoire de la Classe des Lettres », 1998, p. 115-125.

Murat, Michel, L’Art de Rimbaud, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2002 ; nouv. éd. revue et augmentée, 2013, p. 353-359. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 

 

   Il y a d'abord eu le « sillon », puis le « sillage ». Le processus de création métaphorique,  si l'on en juge d'après le TLFi, semble bien être allé de « seillon », attesté dès 1200 dans le sens de « mesure de terre », et dès 1300 dans celui de « tranchée qu'ouvre dans la terre le soc de la charrue », jusqu'à seillage », qui n'est attesté qu'au XVe siècle, avec le sens de « ligne que trace un bâtiment en marche dans l'eau qu'il traverse ». L'analogie du soc et de la proue inspire depuis longtemps les poètes : les érudits citent Virgile. On peut citer aussi Victor Hugo (Au bord de la mer) :

Ici cette charrue, et là-bas cette proue,
Traçant en même temps chacune son sillon [...]

   Mais chez Rimbaud (qui titre son poème « Marine » et l'achève sur les tourbillons de lumière heurtant l'angle de la jetée) comme chez Hugo, il semble que le charme du comparant maritime l'emporte sur celui du comparé terrestre.

     Ainsi, le rigoureux parallélisme construit par le poème n'est pas tout à fait tenu jusqu'au bout et certains commentateurs ont noté, dans le dispositif du poème quelque chose comme un mouvement de vagues qui déferlent : une alternance entre les groupes nominaux des lignes 1-2, 5-6, 8-9, au rythme net et au parallélisme rigide, et les propositions des lignes 3-4, 7, 10, plus longues et de scansion plus alanguie (notamment en raison de la présence de nombreuses finales en -e, -es ou -ent). André Guyaux se demande même (Illuminations, 1985, p. 219), et j'aime bien sa remarque, si « les vagues dessinées de part et d'autre du titre, sur le manuscrit [ne sont pas] un autre révélateur de la tutelle d'une fonction thématique sur l'autre ? »
 
 
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   Les chars d'argent et de cuivre
Les proues d'acier et d'argent —
Battent l'écume, —
Soulèvent les souches des ronces

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   Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux
Filent circulairement vers l'est,
 

Vers les piliers de la forêt,
Vers les fûts de la jetée,
Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière

  
   Le texte tient de la prose et du vers. Les retours à la ligne en cours de phrase s'accompagnent de majuscules. Mais ces retours à la ligne sont déterminés par la syntaxe et non par une norme métrique. La ponctuation (notamment par tirets) a pour fonction d'autonomiser ces segments syntaxiques et de souligner leur parallélisme. Le texte est constitué de deux phrases (la seconde, plus longue, se décomposant entre un premier groupe sujets+verbe et un second groupe, circonstanciel, prolongé par une proposition relative, qui relance le rythme à l'identique). Une indentation au début des lignes 1 et 5 est destinée à mettre en évidence cette structure.
   L'effort rhétorique de Rimbaud semble avoir porté sur trois points principaux : les parallélismes dans la composition du poème, la figure du chiasme dans la composition des syntagmes impliqués dans ces parallélismes, la prééminence des sensations de lumière et de mouvement dans le choix des détails descriptifs.

   Les effets de parallélisme reposent conjointement sur la structure syntaxique et sur le rythme (l.1, « char » a probablement été préféré à charrue pour une question de rythme, secondairement peut-être pour les connotations poétiques, mythologiques, voire aériennes du terme) :

  • 1-2 : D+N+CDN+et+CDN //  D+N+CDN+et+CDN  [2-2-3 // 2-2-3]
  • 3-4 : V+COD // V+COD (N+CDN) [4 // 8]
     
  • 5-6 : D+N+CDN // Et+D+GN+CDN [3-3 // 1+3+6]
  • 7 : GV+CC  [9]
     
  • 8-9 : Prép+D+N+CDN // Prép+D+N+CDN [1+3+4 // 1+2+4]
  • 10 : Subordonnant+D+N+V+CC (D+N+CDN) [6+8]

Le schéma proposé ci-dessus vaut ce qu'il vaut (probablement pas grand chose) mais il montre la scansion moins nettement accentuée de 3-4, 7, 10 et les parallélismes syntaxiques et rythmiques forts de 1-2 et 8-9 (un peu moins marqué pour 5-6).

   Les effets de chiasme sont de diverses sortes :

  • Ils affectent les CDN de 1-2 : d'argent et de cuivre / d'acier et d'argent
  • la disposition des pseudo-vers dans la P1 : 1-terre / 2-mer / 3-mer / 4-terre
  • la disposition des syntagmes à l'intérieur des pseudo-vers dans la P2 : 5- mer/terre, 6- terre/mer, 8-mer/terre, 9-terre-mer.

   Les nombreux verbes d'action (« battent », « soulèvent », « filent », « est heurté »), les connotations de mouvement de mots comme « reflux » et « courants », les courbes de « tourbillons » et « circulairement », le découpage en cellules syntaxiques brèves, relancées par l'anaphore (en particulier « vers » / « vers »), tout cela contribue à doter le texte d'une sorte d'énergie. Les métaux brillants des « chars » et des « proues », et surtout l'image finale créent une impression de vive lumière. Le choix de faire dériver le reflux vers l'« est », direction du soleil levant, n'est peut-être pas sans rapport avec ce tropisme lumineux du texte.

   Marine est assurément de ces « paysages féeriques » célébrés par Verlaine dans sa Préface aux Illuminations de 1886 (plaquette La Vogue) :

D’idée principale il n’y en a ou du moins nous n’y en trouvons pas. De la joie évidente d’être un grand poète, tels paysages féeriques, d’adorables vagues amours esquissées et la plus haute ambition (arrivée) de style : tel est le résumé que nous croyons pouvoir oser donner de l’ouvrage ci-après. Au lecteur d’admirer en détail.