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 Promontoire (Les Illuminations 1873-1875)

 

   

      « Promontoire, écrit Michel Murat, nous présente la construction la plus extravagante du recueil » (2013, p. 282). Il ne fait aucun doute qu'à première lecture, on s'égare dans ce poème labyrinthique. Mais cette impression de complexité a deux causes distinctes. La première réside dans le caractère hétéroclite des énumérations, procédé destiné à faire obstacle à une représentation naïve et à provoquer la réflexion. La seconde provient effectivement de la « construction » syntaxique. Mais si la technique descriptive de Rimbaud est « extravagante » (au sens où elle divague de lieu en lieu et traverse le temps, des grands canaux de la Carthage antique — qui n'ont jamais existé — à « la défense des côtes modernes ») sa pratique syntaxique reste finalement correcte. Même si, après une phrase initiale académique, il s'amuse à en confectionner une seconde, interminable et entortillée :

 

 

I - Une phrase à rallonge
 

  
   La deuxième phrase du poème est des plus longues (172 mots) et des plus compliquées :

  • pas moins de dix noms sujets différents,

  • commandant trois verbes juxtaposés,

  • lesquels sont suivis d'un groupe nominal complément d'objet direct qui se subdivise en quatre groupes syntaxiques (un groupe nominal, complément du nom « dispositions » ; un participe-adjectif, épithète de « dispositions » ; une prop. relative introduite par « dont » ayant pour antécédent « dispositions » ; une prop. relative introduite par « qui » ayant pour antécédent « dispositions »).    

On peut analyser de la façon suivante la syntaxe du texte :
 


P1 

L'aube d'or et la soirée frissonnante trouvent notre brick en large en face de cette villa et de ses dépendances, qui forment un promontoire aussi étendu que l'Épire et le Péloponnèse, ou que la grande île du Japon, ou que l'Arabie !


S1          L'aube d'or
              et
S2          la soirée frissonnante

V           trouvent

COD     notre brick

CC         en large en face de cette villa et de ses dépendances,
                    [qui forment un promontoire aussi étendu que l'Épire et le
                    Péloponnèse, ou que la grande île du Japon, ou que l'Arabie !] 


P2  

Des fanums qu'éclaire la rentrée des théories, d'immenses vues de la défense des côtes modernes ; des dunes illustrées de chaudes fleurs et de bacchanales ; de grands canaux de Carthage et des Embankments d'une Venise louche ; de molles éruptions d'Etnas et des crevasses de fleurs et d'eaux des glaciers ; des lavoirs entourés de peupliers d'Allemagne ; et les façades circulaires des « Royal » ou des « Grand » de Scarbro ou de Brooklyn ; et leur railways ; flanquent, creusent, surplombent des talus de parcs singuliers penchant des têtes d'Arbres du Japon ; et les façades circulaires des « Royal » ou des « Grand » de Scarbro ou de Brooklyn ; et leurs railways [manuscrit déchiré] flanquent, creusent, surplombent les dispositions de cet Hôtel, choisies dans l'histoire des plus élégantes et des plus colossales constructions de l'Italie, de l'Amérique et de l'Asie, dont les fenêtres et les terrasses à présent pleines d'éclairages, de boissons et de brises riches, sont ouvertes à l'esprit des voyageurs et des nobles — qui permettent, aux heures du jour, à toutes les tarentelles des côtes, — et même aux ritournelles des vallées illustres de l'art, de décorer merveilleusement les façades du Palais.

 


S1           Des fanums qu'éclaire la rentrée des théories,
 

S2           d'immenses vues de la défense des côtes modernes ;
 

S3           des dunes illustrées de chaudes fleurs et de bacchanales ;
 

S4           de grands canaux de Carthage
               et
S5           des Embankments d'une Venise louche ;
 

S6           de molles éruptions d'Etnas
               et
S7           des crevasses de fleurs et d'eaux des glaciers ;
 

S8           des talus de parcs singuliers penchant des têtes d'Arbres du Japon ;
 

               et
S9           les façades circulaires des « Royal » ou des « Grand » de
               Scarbro ou de Brooklyn ;
 

               et
S10         leurs railways

V            flanquent, creusent, surplombent


COD      les dispositions

                           [de cet Hôtel]
             
                           [choisies dans l'histoire des plus élégantes et des plus
                           colossales constructions de l'Italie, de l'Amérique
                           et de l'Asie,]

                           [dont les fenêtres et les terrasses à présent pleines
                           d'éclairages, de boissons et de brises riches, sont
                           ouvertes à l'esprit des voyageurs et des nobles —]

                            [qui permettent,
                            aux heures du jour,
                            à toutes les tarentelles des côtes,
                            — et même aux ritournelles des vallées illustres de l'art,
                            de décorer merveilleusement les façades du Palais.]


 

 

 

   La phrase est, certes, originale, mais elle reste absolument correcte sur le plan syntaxique. Et je comprends mal, à ce propos, ce commentaire de Michel Murat :

« [...] la bizarrerie de la construction tient à ce que les deux relatives, repoussées très loin de leur antécédent, sont inversées dans une sorte de chiasme. On doit lire en effet : « cet Hôtel [...] dont les fenêtres » et « les dispositions [...] qui permettent ».

   Autrement dit, Michel Murat pense qu'on « doit », pour mieux comprendre, faire du nom « Hôtel », et non du nom « dispositions », l'antécédent de « dont », et limiter « dispositions » au rôle d'antécédent de « qui permettent ... ». Du coup, en effet, la construction de Rimbaud paraît bancale, mal conçue. Mais cette opération chiasmatique n'est pas du tout nécessaire.

   J'imagine que la réorganisation syntaxique prônée par Michel Murat lui est inspirée par le sens qu'il affecte au mot « dispositions ». Peut-être comprend-il essentiellement ce mot dans un sens de disposition géographique, autrement dit dans le sens d'« orientation ». L'orientation du Palais serait ce qui permet aux « heures du jour » de « décorer merveilleusement » ses « façades ». Inversement, cela n'aurait pas grand sens de prêter aux dispositions (ainsi définies) des fenêtres et des terrasses. Il vaudrait mieux parler des fenêtres et des terrasses de « cet Hôtel ».

    Sauf que le mot « dispositions », dans le texte, doit être compris autrement. Les dispositions de l'hôtel sont les différentes parties de son édifice, la façon dont les éléments d'architecture y sont « disposés ». Ces « dispositions » de l'« Hôtel », nous dit d'ailleurs clairement Rimbaud (c'est la première expansion adjointe au groupe nominal COD), ont été « choisies » parmi « les plus élégantes et les plus colossales constructions de l'Italie, de l'Amérique et de l'Asie ». C'est donc bien d'éléments d'architecture, de bâtiments, qu'il s'agit, et rien de plus logique que d'octroyer à ces éléments d'architecture des fenêtres et des terrasses. Il n'est pas du tout nécessaire de tenir le mot « hôtel » pour seul antécédent possible de la proposition relative commençant par « dont ».

    Comme la dernière phrase de Ville, cette deuxième phrase de Promontoire est une phrase à rallonge mais elle est syntaxiquement acceptable. Dans les deux cas, on a affaire à la composition d'une phrase hypersyntaxique par juxtaposition, coordination et subordination. Différence appréciable malgré tout : ici, pas ou peu de tirets, pas de phénomènes d'incises et de succession arbitraire des constituants au sein de la phrase. Rimbaud use sagement de la ponctuation (points-virgules), varie opportunément le mécanisme accumulatif en substituant, de S4 à S7, la coordination par « et » à la simple juxtaposition. Le seul facteur un peu insolite est le point-virgule placé après « Japon » qui fait de S8 un syntagme simplement juxtaposé et provoque un effet de polysyndète à la fin de l'énumération (au niveau de S9 & S10). Effet de surprise redoublé, dans ces deux derniers groupes sujets (S9 & S10), par la substitution de déterminants définis (« les », « leurs ») aux indéfinis (« de », « des ») des huit groupes précédents. Cette bifurcation du phénomène anaphorique a de quoi dérouter le lecteur, bien qu'elle ne change rien, sur le fond, à la logique de la construction.

 

II - Une charge contre le tourisme de luxe
    

   L’écriture de Promontoire semble destinée à déjouer tout espoir de représentation. Le titre, cependant, ne fait pas mystère de ce qui constitue l’objet de la description.
   Ce qu’on appelle, parlant d’un texte descriptif, son point de vue, est lui aussi défini avec précision : un « nous », représentant les occupants d’un « brick », d’où ils peuvent apercevoir, couronnant le dit « promontoire », une construction aux formes à la fois « élégantes » et « colossales ».
   C’est à partir de là que les choses se compliquent. Car cette construction reçoit dans le texte trois définitions : « cette villa » (et « ses dépendances »), « cet Hôtel », « du Palais ». Rédigées selon les normes les plus académiques du style descriptif (démonstratif déictique ou déterminant défini + nom), ces trois appellations sensiblement divergentes sèment le trouble.
   Deux explications viennent à l’esprit, qui ne sont peut-être pas contradictoires. Premièrement, Rimbaud s’amuse à nous désorienter. Deuxièmement, et plus sérieusement, il nous suggère de ne pas tant nous attacher à la chose mais à rechercher l’idée. « Villa » (à la mode romaine, avec ses « fanums » et ses « bacchanales »), « Hôtel » (dans le style des « “Royal” ou des “Grand” de Scarbro ou de Brooklyn »), « Palais » d’ici ou d’ailleurs, avec leurs « tarentelles des côtes » (côte amalfitaine ?) ou leurs  « ritournelles des vallées illustres de l’art » (vallée de Tempé ?) … Peu importe ! L’idée : c’est le luxe dont jouissent les riches.

   Lorsqu’on a compris cela, on s’amuse plus qu’on ne se laisse étonner de la vingtaine de suggestions géographiques hétéroclites qui parsèment le texte. On se divertit aussi du jeu syntaxique qui a consisté à confectionner, après une phrase initiale brève et normalement constituée, une seconde phrase de 172 mots, ne comptant pas moins de dix sujets successifs, commandant trois verbes, d’un groupe COD unique mais qui se subdivise en quatre expansions distinctes. Une phrase interminable, mais qui se comprend.
   Résumons. L'aube d'or et la soirée frissonnante trouvent notre brick au large d'un vaste promontoire, tout entier occupé par cette construction et ses dépendances. Une dizaine de modernes commodités et pittoresques embellissements flanquent, creusent, surplombent les élégantes et colossales dispositions de ce Palace dont les fenêtres ouvertes aux brises riches et aux riches voyageurs sont en ce moment pleines d'éclairages et qui offrent leurs façades aux tarentelles des côtes, aux ritournelles des vallées illustres de l'art et aux décorations merveilleuses des heures du jour.

 

Pour conclure. Sur Promontoire et l'agencement des Illuminations
 



   Est-ce par hasard que Promontoire, avec son Palace aux façades courtisées et ornées par les « tarentelles des côtes » et les « ritournelles des vallées illustres de l'art », précède immédiatement Scènes qui commence par :

   L'ancienne Comédie poursuit ses accords et divise ses Idylles :
     Des boulevards de tréteaux.

dont le sixième alinéa offre le tableau suivant :

Des scènes lyriques accompagnées de flûte et de tambour s'inclinent dans des réduits ménagés sous les plafonds, autour des salons de clubs modernes ou des salles de l'Orient ancien.

Et le septième :

La féerie manœuvre au sommet d'un amphithéâtre couronné par les taillis, — Ou s'agite et module pour les Béotiens, dans l'ombre des futaies mouvantes sur l'arête des cultures.

Suivi de Soir historique où on peut lire :

La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l'embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !

Je livre ce sujet de réflexion aux sceptiques.

Ces trois textes ont été publiés, ensemble et dans cet ordre, dans le n°8 de La Vogue. Dans sa plaquette, Fénéon a bien laissé côte à côte Promontoire et Scènes, mais il a déplacé Soir historique en fin de recueil et il l'a remplacé par Parade. Cela a une logique apparente : Parade est aussi une évocation de la comédie humaine, de la comédie que jouent les artistes et les pauvres pour « être plus drôles » (Angoisse). Mais alors que Parade est une charge contre ceux qui existent ou tentent d'exister « en [s']amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en [se]plaignant et en querellant les apparences du monde », Soir historique explicite la relation sociale entre artistes et Béotiens, entre les « pauvres et les faibles » (musiciens et chanteurs) et les riches oisifs qui constituent leur public « sur ces plans stupides ». Le thème est commun mais la perspective po/éthique est inverse, en réalité.