Scènes
L'ancienne Comédie poursuit ses accords et divise ses Idylles :
Des boulevards de tréteaux.
Un long pier en bois d'un bout à l'autre d'un champ rocailleux où
la foule barbare évolue sous les arbres dépouillés.
Dans des corridors de gaze noire suivant le pas des promeneurs aux
lanternes et aux feuilles.
Des oiseaux de mystères s'abattent sur un ponton de maçonnerie mû
par l'archipel couvert des embarcations des spectateurs.
Des scènes lyriques accompagnées de flûte et de tambour s'inclinent
dans des réduits ménagés sous les plafonds, autour des salons de clubs
modernes ou des salles de l'Orient ancien.
La féerie manœuvre au sommet d'un amphithéâtre couronné par les
taillis, — Ou s'agite et module pour les Béotiens, dans l'ombre des
futaies mouvantes sur l'arête des cultures.
L'opéra-comique se divise sur une scène à l'arête d'intersection de
dix cloisons dressées de la galerie aux feux.
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Manuscrit
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Bibliographie
Bruno Claisse, Les Illuminations et
l'accession au réel, Classiques Garnier, 2012 (« Scènes ou le
divertissement », p.178-186.)
Antoine Fongaro, De la
lettre à l'esprit. Pour lire Illuminations, Paris, Honoré Champion,
2004 (« Pour une lecture littérale de Scènes », p. 336-356).
Reprise de Studi francesi, janv.-avril 2002).
Antoine Raybaud, Fabrique d’
Illuminations, Paris, Éditions du Seuil, 1989 (« Scènes », p. 25-29).
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Scènes est un bon exemple de ces
« applications de calcul » par quoi Rimbaud définit dans Solde
son art poétique. Face à un texte aussi piégeux, où tout un arsenal
linguistique est déployé dans le noble but d'exercer l'ingéniosité du
lecteur, une part de subjectivité dans l'interprétation est inévitable.
La première phrase occupe deux alinéas dont le premier, dans la
ligne du titre, laisse entendre qu'on va parler théâtre
(« Comédie », « accords » musicaux, « Idylles » pastorales) alors que le
second, relié au précédent par la ponctuation explicative des deux
points, suggère au contraire, ce qui sera confirmé par les
paragraphes suivants, que les « scènes » constituant le sujet du poème
sont celles des « boulevards ». Autrement dit : la ville, considérée
comme spectacle. Du coup, toute la sémantique du premier membre de
phrase est frappée de soupçon. |
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On se demande si
l'« ancienne Comédie » (avec majuscule) ne désigne pas l'éternelle
comédie humaine plutôt qu'un ancien genre théâtral, si ce sont des
couples de comédie qui tantôt s'accordent, tantôt se divisent
sur ces « tréteaux » ou des fragments de paysage urbain qui divisent le texte
en huit alinéas. Et l'on verra, dans le tableau final, que le verbe diviser
(ou se diviser) peut encore recevoir deux emplois
supplémentaires, différents des
précédents.
Un « pier » est en anglais une jetée ou une digue. Rimbaud est tout
à fait susceptible d'avoir donné au mot « barbare » son sens antique d'étranger.
Il paraît difficile qu'une jetée soit bordée d'« arbres dépouillés ». J'imaginerais donc
plutôt une « foule » étrangère évoluant
sur une digue armaturée et/ou habillée en bois, peut-être un quai bâti sur pilotis,
longeant une grève rocailleuse ou traversant un terrain
vague 1. La
phrase est nominale : le texte s'annonce comme une suite de notations
descriptives lapidaires. Une série de « painted plates », en
somme.
Dans le quatrième alinéa
(nouvelle phrase nominale), « suivant » est-il une préposition ou un verbe au participe présent ? J'opterais
bien pour la seconde solution, en supposant un sujet de première
personne : « je suis “le pas des promeneurs aux lanternes et aux
feuilles” (ceux qui se promènent à la lueur des lanternes et sous les
feuilles) dans des “corridors de gaze noire” » ou, plus explicatif,
en suivant le fil géo-biographique suggéré par le mot « pier » et
l'expression « foule barbare » (« barbare » étant compris au double sens
de béotien et d'étranger) : « on s'enfonce, suivant le pas des
promeneurs, à la lueur des lanternes et sous les feuilles, dans la gaze
noire des avenues envahies par la brume et la nuit ».
Le cinquième alinéa décrit une sorte de spectacle nautique dont le
centre d'attraction est constitué d'« oiseaux » et dont les spectateurs
sont peut-être des canotiers ou des passagers diversement embarqués. Des « oiseaux
comédiens », avait écrit d'abord Rimbaud, participent à la fête en se
jetant sur un « ponton de maçonnerie » (une plateforme portuaire
maçonnée sur pilotis ?). Rimbaud a ensuite remplacé « comédiens » par « de
mystères » qui a l'avantage d'ajouter du mystère en enrichissant
d'un genre théâtral médiéval la série : « Comédie » - « Idylles » - « scènes lyriques » - « féerie » -
« opéra comique ». L'insolite mobilité
d'un « ponton de maçonnerie » (« mû par l'archipel »)
suggère un exercice d'« hallucination simple » : un « spectateur »
prend pour un mouvement de la plateforme qu'il longe celui de sa propre
embarcation.
La scène suivante se déroule dans ce genre d'établissements abritant « des
salons de clubs modernes ou des salles de l'Orient ancien » destinés à
de riches clients. Des baladins, pour les régaler de « scènes lyriques accompagnées de flûte et de tambour »,
doivent s'incliner
(comme font les musiciens quand on daigne les applaudir)
« dans des réduits ménagés sous les plafonds ». La formule « salles de
l'Orient ancien » (mise pour : salles décorées en style oriental) est un
exemple (particulièrement sobre, cette fois) de ces références
géographiques ou historiques fantaisistes comme Rimbaud aime à les
aligner à la queue leu leu dans certains de ses textes (cf.
Métropolitain, Promontoire, Villes [I], Parade).
Dans le septième alinéa, les allusions répétées à un décor naturel (« taillis »,
« futaies ») façonné par l'homme (des « cultures », un « amphithéâtre couronné par les taillis », peut-être un théâtre de
verdure) font penser à un parc où se donnerait une fête, baptisée « féerie » par souci de filer la métaphore théâtrale.
La fête
est accompagnée de danses (on « s'agite ») et de musique (« on module »)
pour « Béotiens », c'est-à-dire pas de la plus haute qualité artistique.
Comme dans l'alinéa précédent, c'est le genre théâtral lui-même (« des
scènes lyriques », « la féerie ») qui fournit le sujet du verbe
(« s'inclinent », « manœuvre », « s'agite », « module »). Sujet
abstrait, verbe concret : on reconnaît là un des traits caractéristiques
de la grammaire poétique rimbaldienne.
Le tableau final du poème nous amène réellement, ce coup-ci, dans
une salle de théâtre. « Sur une scène », précise le locuteur. « De la
galerie aux feux » — c'est-à-dire du niveau des plus hautes loges
d'avant-scène jusqu'à celui des « feux » de la rampe — « dix cloisons »
sont « dressées ». Rimbaud a d'abord écrit « d'une cloison »,
avant de penser que la dite « cloison » change généralement à plusieurs
reprises au cours de la représentation. Il écrit par conséquent « dix », c'est-à-dire : plusieurs ! Le poète utilise le
mot « cloisons » pour désigner les « toiles peintes »
(le terme est impropre mais on traduit bien par « mur de scène » le « frons scaenae » d'un théâtre
antique).
Il pourrait paraître surprenant qu'il les décrive
« dressées » alors qu'en réalité on les abaisse depuis les cintres, mais
« dresser le décor » est une expression courante, qui ne suppose pas
nécessairement un mouvement de bas en haut. L'allusion à l'angle
d'intersection formé par ces châssis en position verticale avec le plan
horizontal constitué par le plateau de scène est une sophistication d'expression
assez insolite. Mais on peut dire en effet qu'en
s'abaissant alternativement jusqu'à former une « arête d'intersection » avec la
scène,
les toiles peintes servent à
diviser les œuvres d'opéra-comique entre leurs différentes
parties (scènes, actes
ou tableaux), en même temps qu'elles divisent la scène (l'espace
scénique) comme des cloisons.
Résumons : Scènes, c'est la ville comme théâtre
et le théâtre dans la ville. C'est
la ville comme répertoire de scènes au sein duquel le poète peut puiser
à volonté de quoi exercer sa verve et son verbe : mots à double sens,
formules descriptives volontairement imprécises ou à double entente,
allusions savantes, périphrases alambiquées, syntaxes équivoques,
énumérations hétéroclites, effet d'optique, anglicisme, impropriétés de
vocabulaire, métaphores inattendues ....
On peut dire qu'ici, Rimbaud s'en donne à cœur joie.

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1 On pense évidemment au célèbre West Pier de
Brighton, construit dans les années 1860 (voir ci-dessous l'image de l'Illustrated
London News, 1866). Mais 22 nouvelles jetées ont été construites en
Grande-Bretagne dans les années 1860.
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