Rimbaud, le poète > Anthologie commentée > Sur « les fantômes du futur luxe nocturne »
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Sur « les fantômes du futur luxe nocturne »
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[1] Antoine Fongaro, « Un brelan de veillées », Rivista di Letterature moderne e comparate, ottobre-dicembre 2013, p.319-335. |
Dans un article de
2013 [I],
Antoine Fongaro commente ainsi les « fantômes du futur luxe
nocturne » de Vagabonds : Faut-il voir dans ce « luxe nocturne » la revanche imaginaire du vagabond pauvre que fut le jeune Rimbaud ? En tout cas, le syntagme « du futur luxe nocturne » ne révèle rien de ce qu’étaient les « fantômes » de la rêverie de Rimbaud. Bien plus, le troisième paragraphe commence par une sorte de dérision de la rêverie qui vient d’être si brièvement évoquée. Rimbaud la réduit à une « distraction vaguement hygiénique », ce qui n’est pas grand-chose. Et, de nouveau, aucun des commentaires que j’ai lus n’a tenu compte de ce syntagme qui dévalue fortement le recours aux « fantômes » de la rêverie.
La dérision est
certaine. Mais je m’étonne que Fongaro semble trouver
inexplicable la métaphore du « futur luxe nocturne » et regretter
que Rimbaud n’en ait pas révélé le sens. Le contexte
spatio-temporel de l'image est assez précis (la nuit, la fenêtre,
« par-delà la campagne ») et le mot « luxe » offre un indice
non négligeable pour l'interprétation, comme Fongaro, d'ailleurs,
l'a bien vu, à juger par la question de sa première phrase.
Des « archipels sidéraux », c'est-à-dire
des constellations, avec leurs millions d'étoiles scintillantes qui
sont comme des « millions d'oiseaux d'or », et qui peuvent bien
représenter tout ce qu'on voudra dans le futur : la « future
Vigueur » dont rêvait déjà Baudelaire (L'Ennemi), le paradis
(cf. dans L'Éclair dans Une saison en enfer : « Ah !
vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces récompenses
futures, éternelles »), ou, par exemple, dans tel poème de Victor
Hugo « l'avenir [idyllique] des hommes sur la terre. »
Charles
Fourier, dont Hugo reprend ici la pittoresque cosmogonie utopique,
ne dédaignait pas lui non plus de méditer sur notre « apparat
nocturne ». Selon l'auteur du Nouveau Monde amoureux,
l'accession à l'Harmonie (l'« Harmonie sociétaire » appelée à
remplacer le malheureux stade actuel de développement de l'humanité
appelé « Civilisation ») correspondrait avec une réorganisation du
Cosmos dont il décrit ainsi l'effet sur notre « ciel de nuit [2] » : |
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[2] Charles Fourier, Le Nouveau monde amoureux, édition de Simone Debout-Oleszkiewicz, Anthropos, 1967, p.495, numérisation Gallica) |
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[3] Horror. On trouve une autre occurrence des « clous d’or » dans le poème Bièvre des Feuilles d'automne. |
Mais revenons à Vagabonds. Rimbaud n'a pas lu le précédent texte de Fourier (publié de façon posthume au XXe siècle) mais il a lu forcément quelqu'une de ces brochures de vulgarisation fouriériste exposant le système cosmologique du Maître. En tout cas, il connaît Hugo par cœur et se rappelle les nombreuses fois où l'auteur des Contemplations compare les étoiles à des « clous d'or qu'on voit au ciel dans l'ombre [3] ». Dans Vagabonds, il reprend ce genre de métaphore, habilement renouvelée par la référence au « luxe », équivalent prosaïque de l’or conventionnel. Les « fantômes du futur luxe nocturne » ne sont au fond que la reprise d’une métaphore connue qui, revisitée par le génial Rimbaud, nous est restituée rajeunie, fascinante, mais pas méconnaissable. On comprend cependant que Fongaro reste perplexe. Devant tout l'éventail des significations possibles pour un symbole d'idéal aussi vague que celui du ciel étoilé, difficile de risquer une interprétation tranchée. |
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[4] Lettre à Delahaye de mai 1873, dite Laïtou.
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Le
mot « luxe »,
cependant, paraît porteur d'une précision. Mais son interprétation reste complexe. Il convient
d’en mesurer toute l’ambiguïté. Il peut être pris dans un sens
courant, restreint (« les luxes oisifs » de Jeunesse II,
c'est--à-dire les oisifs qui vivent dans le luxe) et péjoratif (le « luxe dégoûtant » de Parade).
C’est un trait caractéristique de la manière rimbaldienne que
de pimenter par quelque trivialité toute « contemplostate de la
nature [4] »
qui risquerait d’être ressentie comme trop lyrique ou trop
banale (cf. le « pavillon en viande saignante » de Barbare
ou, dans
Enfance IV,
« la mélancolique lessive d’or du couchant »). Le mot
« luxe » étant interprété ainsi, la
vision d'avenir mentionnée par Rimbaud dans
Vagabonds se résumerait au projet ou au rêve d’avoir de l’or,
comme dans Mauvais sang. On pourrait y déceler, selon
l'excellente formule de Fongaro, la « revanche
imaginaire du vagabond pauvre que fut le jeune Rimbaud ».
La définition du luxe par Fourier diffère notablement de la définition classique restreinte aux seules démonstrations de richesse. Le « luxisme » plus exactement est une des quatre branches des passions naturelles de l’homme. Il est externe par la richesse et interne par la santé. Pour ce qui est du luxe externe, la position de Fourier répond aux arguties rousseauistes : que le luxe soit la marque provocante de l’inégalité et la cause de conflits d’intérêts n’est pas de l’essence du luxe. C’est là un développement subversif de civilisation. Autre objection : en quoi une uniformisation, même relative, de l’apparaître obvierait-elle la fausseté des relations ? Le luxe n’est qu’une cause seconde. Non seulement le luxe n’est pas pour Fourier condamnable, mais il lui attribue un rôle en Harmonie : représenter la richesse collective, attiser le très bénéfique amour-propre. Quant au luxe interne, si la santé et la vigueur physique sont pour les deux auteurs souhaitables, Fourier oppose à la frugalité rousseauiste l’accroissement en qualité et en quantité des nourritures et la multiplication des jouissances.
Ainsi, Fourier et son école célèbrent à leur manière
le luxe, qu’ils associent à la catégorie cardinale du plaisir :
« Venez à ce monde nouveau où tout est luxe, splendeur, beauté,
amour, ineffables harmonies », écrit le fouriériste
Désiré Laverdant dans la
clausule d’un article de « La Phalange » (1846). Le mot « luxe » étant interprété, dans Vagabonds, avec cette valeur
héritée de l'utopie fouriériste,
la vision du poème
correspondrait au rêve d'une « immense opulence inquestionable » (Solde)
répandue dans la société. Quelle valeur Rimbaud a-t-il voulu que nous donnions au mot « luxe » ? La prosaïque, la noble ? Ni l'une, ni l'autre, probablement, mais les deux ensemble. Si le poète, comme le remarque (et le regrette) Antoine Fongaro, n'a pas indiqué l'interprétation ayant sa préférence, c'est qu'il souhaitait nous laisser dans l'indécision ou, plutôt, préserver la valeur équivoque de cette fascination de l'or (or des rêves ou rêve de l'or ?) qui est indiscutablement la sienne : « Pleurant, je voyais de l'or, et ne pus boire » (Alchimie du verbe). La seule chose certaine, pour lui comme pour nous, c'est que ses « yeux hébétés à la façon de la nuit d'été [...] d'acier piqué d'étoiles d'or » (Parade) n'ont rien créé du tout, si ce n'est une louche illusion : un « fantôme ». Tout cela n'a été qu'une « vague » mesure « hygiénique » visant à distraire un moment son esprit de la situation morbide dans laquelle il se trouvait. |
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