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Sur la dernière phrase de Veillées III

 

 


 

 

 

   On n’en finirait pas d’énumérer toutes les incertitudes et conflits de lecture ayant pour origine l’écriture elliptique des Illuminations. La fin de Veillées III en est un bon exemple. La dernière phrase est séparée du corps du texte par une ligne en pointillé :

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     La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d'aurore, cette fois.


C’est, à première lecture, une phrase incompréhensible. Cette impression provient sans doute de sa syntaxe exclusivement nominale et de l’absence de liaison explicite entre les quatre groupes constitutifs, absence à laquelle le lecteur doit obligatoirement suppléer s’il veut construire à son propre usage un énoncé intelligible. D’où, habituellement, chez les commentateurs, les paraphrases les plus compliquées et les divergences d'interprétation.
   Avant d’en fournir quelques échantillons, j’exposerai ma propre compréhension du passage. C’est, à peu de choses près, celle qu’a exposée Antoine Fongaro[1]. Le veilleur s’est probablement endormi. Les pointillés sont destinés à matérialiser la rupture entre les hallucinations du demi-sommeil, état caractéristique de la veillée, et le monde réel, tel que le dormeur le découvre lors de son réveil. Ils symbolisent le temps écoulé pendant qu’il dormait et les quatre groupes nominaux de la phrase finale correspondent aux quatre états successifs par lesquels passe le sujet lorsque la conscience lui revient :

   1) Il constate que le feu s’est éteint dans la cheminée : le foyer est noir.
   2) Cependant, une vive lumière règne autour de lui : toujours  sous l’influence de son rêve maritime (« Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, etc. »), il croit contempler « de réels soleils des grèves ».
   3) Il comprend son erreur. L’interjection « Ah ! » exprime la surprise et sans doute aussi l’ironie. On pourrait paraphraser : « Ah ! encore un de ces tours que me joue “la folle du logis”, une de ces prétendues magies ». Le « puits » représente les couches profondes de la conscience où nous puisons la substance de nos rêves, de nos illusions et de nos erreurs.
   4) Il en conclut que la lumière aperçue est seulement celle de l’aurore, Il s’agit d’une « vue » (réelle) et non d’une vision, « cette fois ». Rien de commun avec les hallucinations qui l’ont visité au cours de la veillée.
  
   Cette interprétation est-elle juste ? Peut-être. Je l’espère. En tout cas, elle est simple, conforme à un mode de construction récurrent des Illuminations (le processus imaginatif — rêve ou vision — qui se déclenche, se développe et se clôt sur une forme ou une autre de retour sur terre : Nocturne vulgaire, Aube, Les Ponts...) et elle paraît logique. Mais sa charpente logique est entièrement extérieure au texte et, par conséquent, indémontrable. Par ailleurs, elle semble n'avoir rien d’évident pour les spécialistes de Rimbaud, qui offrent du poème, en général, une exégèse tout à fait différente. Voyons pour commencer ce qui est dit de la ligne de pointillés :

 

André Guyaux :

 

« […] le dernier paragraphe se détache de tout ce qui précède. Le mot veillée n’y reparaît plus et la distance est creusée par une ligne de points de suspension figurant par exemple le temps vide, l’attente, l’impression oubliée, l’éloignement, le silence, le mutisme ; des êtres et des choses, la vacance de l’esprit, et par-dessus tout cela, marquant la distance. Cette suite de vingt-quatre points, occupant l’espace d’une ligne, relève, comme l’alinéa, d’une ponctuation du texte. Suspension continuée, qui substitue le silence à la parole et qui paraît le résidu d’une phrase absente[2]. »

 

   Le lecteur aura remarqué que Guyaux envisage quantité d’explications possibles à cette « ponctuation » « marquant la distance » sauf celle que j’ai envisagée ci-dessus : une ponctuation destinée à marquer la distance séparant l’endormissement vespéral du réveil à l’aurore suivante.

 

   Voyons maintenant ce qui, pour Suzanne Bernard (1961), André Guyaux (1985), Jean-Luc Steinmetz (1989), Pierre Brunel (2004), André Guyaux (2009), attend notre poète de l’autre côté de la ligne de pointillés :

 

 Suzanne Bernard :

 

« Les lueurs du foyer (mais pourquoi parle-t-il du foyer noir ?) suggèrent vraisemblablement l’image des soleils, puis celle de l’aurore. Toute une fantasmagorie apparaît au rêveur dans la flamme et justifie l’expression puits des magies[3] »

 


André Guyaux :

   « Plus que les taillis de dentelle, et autrement que le bruit des vagues, les soleils des grèves transportent la veillée, la déplacent vers une image que le veilleur appelle. Car c’est lui, déplaçant ces objets, à travers la métamorphose, qui se déplace. À la fin du texte, au contraste des mots, il semble prendre pour telle cette évasion, s’abîmant dans la lumière dont s’emplissent les soleils, au pluriel, des grèves. Le ou les puits des magies, analogie et négation du foyer noir plus explicites encore que les soleils des grèves, retraduisent les premiers mots du paragraphe, refondent la lumière dans l’obscurité : le trou vertical et bouché devient un cercle s’ouvrant sur le mystère et l’abîme. Les deux métaphores, soleils et puits, transfigurent le foyer noir. Elles se contredisent dans le contraste de l’ombre et de la lumière mais elles s’accordent dans l’abîme, comme si les deux images, à la faveur d’un nouveau contraste entre le vertical (les soleils) et l’horizontal (les puits), se fondaient en une seule : le naufrage des soleils dans les puits sombres, qu’ils gonflent de feux éteints, de magies. Le sujet a le sens de sa propre excursion, s’il la désigne par cette fois, les deux derniers mots du texte, qui font référence aux autres fois, celles des autres paragraphes, et qu’il faut mettre en rapport avec le détachement des dernières lignes.[4] »

 
Jean-Luc Steinmetz :
 

« la ligne de points de suspension fait intervenir, pour un temps, le silence de l’émerveillement (dans le texte) au point que la dernière phrase n’est composée que de vocatifs, attestant l’intensité de l’émotion devant la découverte[5] ».

 


Pierre Brunel :

 

   « À ce qui n’est que jeu métaphorique, et un jeu qui risque d’être infini, il importe de mettre fin. C’est la raison d’être et la signification de la ligne de points de suspension qui traverse la page […]. Ce n’est pas d’une suspension qu’il s’agit mais d’une interruption brutale, d’une rupture même.
   Aux analogies plus ou moins vagues va se substituer un contraste abrupt : un foyer éteint (cf. Nocturne vulgaire), et pourtant une aurore plus intense va comme se multiplier. Les « magies » jaillissant du puits ne sont pas les magies fausses de Nuit de l’enfer, mais, dignes d’un fils du Soleil, des illuminations absolues.
[6] »

 


André Guyaux :

 

   « La ligne des points de conduite, qui rappelle celles qui apparaissent dans plusieurs poèmes des années 1870-1871 […] figure l’intermède silencieux, la pensée muette qui, après « le bruit des vagues » et le saut des tourterelles, déporte le dernier verset vers d’autres lumières, vers « cette fois[7] ».

 

À quelques nuances près, ces quatre représentants éminents de l’exégèse rimbaldienne défendent au fond la même lecture du texte, diamétralement opposée à celle que j’ai exposée ci-dessus :

 

1)  Le foyer : Suzanne Bernard ne comprend pas pourquoi Rimbaud dit qu’il est noir et elle décide de sa propre autorité d’y placer des flammes suggérant l’image des soleils.
 

2)  Les réels soleils des grèves : André Guyaux, comme Pierre Brunel, prend acte de la contradiction entre le noir du foyer éteint et la lumière intense des soleils des grèves mais  il considère que cette contradiction trouve à se surmonter par la magie du puits : « Les deux métaphores, soleils et puits, transfigurent le foyer noir. Elles se contredisent dans le contraste de l’ombre et de la lumière mais elles s’accordent dans l’abîme ». L’opération est plus dialectique que celle de Suzanne Bernard, mais le résultat est le même.
 

3)  Le puits des magies : Pierre Brunel le dit clairement, le point de vue de Rimbaud concernant la magie n’est plus du tout ici ce rejet plein de méfiance qu’on lui a connu dans Nuit de l’enfer. Aussi bien est-ce du puits des magies que surgit l’« illumination absolue »,  l’unique vue d’aurore qui sert de point d’orgue à la vision du texte.
 

4)  Seule vue d’aurore : Aucun des critiques ne commente explicitement cette expression. Aucun, a fortiori, n’y perçoit une allusion au lendemain de la veillée. Mais pour chacun d’entre eux, le fin mot du texte réside dans l’apparition d’une lumière intense. Pour Suzanne Bernard, « l’image des soleils » débouche sur « celle de l’aurore » et se confond avec elle. La seconde n’est qu’une version superlative des premiers. Brunel, on l’a vu, parle d’ « illumination absolue ». Steinmetz évoque l’« émerveillement », « l’émotion » intense qui saisit le sujet « devant la découverte ». Sous-entendu : la découverte de cette symbolique « aurore ». L’expérience en cours entraîne Rimbaud, selon  Guyaux, « vers d’autres lumières, vers “cette fois”». Formulations sibyllines mais que l’on comprend. Elles sont une façon d’indiquer le caractère superlatif de cette « vue d’aurore », que Rimbaud célèbrerait bien au-dessus de toutes les visions des veillées précédentes. 

Bilan : là où, personnellement, je lisais un retour à la simple réalité de l’existence diurne, la plupart des commentateurs voient Rimbaud embarqué dans un rêve ou dans un voyage métaphysique ; là où, suppléant à l’ellipse généralisée des relations logiques au sein de la phrase, je dégageais des rapports d’opposition, de succession, de cause ou de conséquence entre les quatre groupes nominaux juxtaposés, on préfère en général fusionner l’ensemble de ces éléments dans une lumineuse et profonde unité, vaste comme la nuit et comme la clarté. Rimbaud l’a voulu ainsi. C’est le jeu du poète.


 

[1] Antoine Fongaro, « La dernière phrase de Veillées III », De la lettre à l’esprit. Pour lire Illuminations, Champion, 2004, p.241-250).
 

[2] Illuminations, texte établi et commenté par André Guyaux, Neuchâtel, À la Baconnière, coll. « Langages », 1985, p. 123.
 

[3] Arthur Rimbaud, Œuvres, éd. Suzanne Bernard, Classiques Garnier, 1961, p. 507.

 

[4] Illuminations, texte établi et commenté par André Guyaux, Neuchâtel, À la Baconnière, coll. « Langages », 1985, p. 124-125.
 

[5] Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, t. III : Illuminations, préface, notice et notes de Jean-Luc Steinmetz, Paris, Flammarion, coll. «GF», 1989, p. 163.
 

[6] Pierre Brunel, Éclats de la violence. Pour une lecture comparatiste des Illuminations d’Arthur Rimbaud, édition critique commentée par P.B., José Corti, 2004, p.386.
 

[7] Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p.966.