Arthur Rimbaud, le poète > Anthologie commentée > Sur la dernière phrase de Veillées III
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Sur la dernière phrase de Veillées III
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On n’en finirait pas d’énumérer toutes les incertitudes et conflits de lecture ayant pour origine l’écriture elliptique des Illuminations. La fin de Veillées III en est un bon exemple. La dernière phrase est séparée du corps du texte par une ligne en pointillé :
André Guyaux :
« […] le dernier paragraphe se détache de tout ce qui précède. Le mot veillée n’y reparaît plus et la distance est creusée par une ligne de points de suspension figurant par exemple le temps vide, l’attente, l’impression oubliée, l’éloignement, le silence, le mutisme ; des êtres et des choses, la vacance de l’esprit, et par-dessus tout cela, marquant la distance. Cette suite de vingt-quatre points, occupant l’espace d’une ligne, relève, comme l’alinéa, d’une ponctuation du texte. Suspension continuée, qui substitue le silence à la parole et qui paraît le résidu d’une phrase absente[2]. »
Le lecteur aura remarqué que Guyaux envisage quantité d’explications possibles à cette « ponctuation » « marquant la distance » sauf celle que j’ai envisagée ci-dessus : une ponctuation destinée à marquer la distance séparant l’endormissement vespéral du réveil à l’aurore suivante.
Voyons maintenant ce qui, pour Suzanne Bernard (1961), André Guyaux (1985), Jean-Luc Steinmetz (1989), Pierre Brunel (2004), André Guyaux (2009), attend notre poète de l’autre côté de la ligne de pointillés :
Suzanne Bernard :
« Les lueurs du foyer (mais pourquoi parle-t-il du foyer noir ?) suggèrent vraisemblablement l’image des soleils, puis celle de l’aurore. Toute une fantasmagorie apparaît au rêveur dans la flamme et justifie l’expression puits des magies[3] »
« la ligne de points de suspension fait intervenir, pour un temps, le silence de l’émerveillement (dans le texte) au point que la dernière phrase n’est composée que de vocatifs, attestant l’intensité de l’émotion devant la découverte[5] ».
« À ce qui n’est que jeu métaphorique, et un jeu
qui risque d’être infini, il importe de mettre fin. C’est la raison
d’être et la signification de la ligne de points de suspension qui
traverse la page […]. Ce n’est pas d’une suspension qu’il s’agit
mais d’une interruption brutale, d’une rupture même.
« La ligne des points de conduite, qui rappelle celles qui apparaissent dans plusieurs poèmes des années 1870-1871 […] figure l’intermède silencieux, la pensée muette qui, après « le bruit des vagues » et le saut des tourterelles, déporte le dernier verset vers d’autres lumières, vers « cette fois[7] ».
À quelques nuances près, ces quatre représentants éminents de l’exégèse rimbaldienne défendent au fond la même lecture du texte, diamétralement opposée à celle que j’ai exposée ci-dessus :
1) Le
foyer : Suzanne Bernard ne comprend pas pourquoi Rimbaud dit
qu’il est noir et elle décide de sa propre autorité d’y placer des
flammes suggérant l’image des soleils.
2) Les
réels soleils des grèves : André Guyaux, comme Pierre Brunel,
prend acte de la contradiction entre le noir du foyer éteint
et la lumière intense des soleils des grèves mais il
considère que cette contradiction trouve à se surmonter par la
magie du puits : « Les deux métaphores, soleils et
puits, transfigurent le foyer noir. Elles se
contredisent dans le contraste de l’ombre et de la lumière mais
elles s’accordent dans l’abîme ». L’opération est plus dialectique
que celle de Suzanne Bernard, mais le résultat est le même.
3) Le
puits des magies : Pierre Brunel le dit clairement, le point
de vue de Rimbaud concernant la magie n’est plus du tout ici ce
rejet plein de méfiance qu’on lui a connu dans Nuit de l’enfer.
Aussi bien est-ce du puits des magies que surgit
l’« illumination absolue », l’unique vue d’aurore qui sert
de point d’orgue à la vision du texte. 4) Seule vue d’aurore : Aucun des critiques ne commente explicitement cette expression. Aucun, a fortiori, n’y perçoit une allusion au lendemain de la veillée. Mais pour chacun d’entre eux, le fin mot du texte réside dans l’apparition d’une lumière intense. Pour Suzanne Bernard, « l’image des soleils » débouche sur « celle de l’aurore » et se confond avec elle. La seconde n’est qu’une version superlative des premiers. Brunel, on l’a vu, parle d’ « illumination absolue ». Steinmetz évoque l’« émerveillement », « l’émotion » intense qui saisit le sujet « devant la découverte ». Sous-entendu : la découverte de cette symbolique « aurore ». L’expérience en cours entraîne Rimbaud, selon Guyaux, « vers d’autres lumières, vers “cette fois”». Formulations sibyllines mais que l’on comprend. Elles sont une façon d’indiquer le caractère superlatif de cette « vue d’aurore », que Rimbaud célèbrerait bien au-dessus de toutes les visions des veillées précédentes. Bilan : là où, personnellement, je lisais un retour à la simple réalité de l’existence diurne, la plupart des commentateurs voient Rimbaud embarqué dans un rêve ou dans un voyage métaphysique ; là où, suppléant à l’ellipse généralisée des relations logiques au sein de la phrase, je dégageais des rapports d’opposition, de succession, de cause ou de conséquence entre les quatre groupes nominaux juxtaposés, on préfère en général fusionner l’ensemble de ces éléments dans une lumineuse et profonde unité, vaste comme la nuit et comme la clarté. Rimbaud l’a voulu ainsi. C’est le jeu du poète.
[1] Antoine Fongaro,
« La dernière phrase de Veillées III », De
la lettre à l’esprit. Pour lire Illuminations, Champion,
2004, p.241-250).
[2]
Illuminations,
texte établi et commenté par André Guyaux, Neuchâtel, À la
Baconnière, coll. « Langages », 1985, p. 123. [3] Arthur Rimbaud, Œuvres, éd. Suzanne Bernard, Classiques Garnier, 1961, p. 507.
[4] Illuminations,
texte établi et commenté par André Guyaux, Neuchâtel, À la
Baconnière, coll. « Langages », 1985, p. 124-125.
[5] Arthur Rimbaud,
Œuvres complètes, t. III : Illuminations, préface,
notice et notes de Jean-Luc Steinmetz, Paris, Flammarion,
coll. «GF», 1989, p. 163.
[6] Pierre Brunel,
Éclats de la violence. Pour une lecture comparatiste des
Illuminations d’Arthur Rimbaud, édition critique
commentée par P.B., José Corti, 2004, p.386. [7] Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p.966.
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