Arthur Rimbaud le poète > Anthologie commentée > Vies I-II-III
 

Vies (Les Illuminations 1873-1875)


 

       


Vies
 

I


   Ô les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu'a-t-on fait du brahmane qui m'expliqua les Proverbes ? D'alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles ! Je me souviens des heures d'argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. — Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée — Exilé ici, j'ai eu une scène où jouer les chefs-d'œuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J'observe l'histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu'est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ?

 

II


   Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour. À présent, gentilhomme d'une campagne aigre au ciel sobre, j'essaye de m'émouvoir au souvenir de l'enfance mendiante, de l'apprentissage ou de l'arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages, et quelques noces où ma forte tête m'empêcha de monter au diapason des camarades. Je ne regrette pas ma vieille part de gaîté divine : l'air sobre de cette aigre campagne alimente fort activement mon atroce scepticisme. Mais comme ce scepticisme ne peut désormais être mis en œuvre, et que d'ailleurs je suis dévoué à un trouble nouveau, — j'attends de devenir un très méchant fou.

 

III


   Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j'ai connu le monde, j'ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j'ai appris l'histoire. À quelque fête de nuit dans une cité du Nord, j'ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m'a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier j'ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J'ai brassé mon sang. Mon devoir m'est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions.

 

 

 

 

 

ANNEXE



Citations choisies des Mémoires d'Outre-Tombe, Quatrième partie, Chapitre X. C'est Pierre Brunel qui cite ce passage dans son livre de 2004, ce qui m'a donné l'idée d'aller fouiner par là :


 Oui, la société périra : la liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas, faute de s’appuyer à la religion ; l’ordre, qui pouvait maintenir la régularité, ne s’établira pas solidement, parce que l’anarchie des idées le combat.  […].

Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul qui ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, publiciste, ministre, c’est dans les bois que j’ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j’ai peint l’Océan, dans les camps que j’ai parlé des armes, dans l’exil que j’ai appris l’exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées, que j’ai étudié les princes, la politique et les lois  […].

Dans chacune de mes trois carrières, je m’étais proposé un but important : voyageur, j’ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j’ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines ; homme d’État, je me suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe […].

En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à  l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte: il est six heures du matin; j'aperçois la lune pâle et élargie; elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient: on dirait que l'ancien monde finit et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse, après quoi je descendrai hardiment, le Crucifix à la main, dans l'Eternité.

François-René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, 4e Partie, Livre X.

 

 

Bibliographie

Pierre Brunel, Éclats de la violence. Pour une lecture comparatiste des Illuminations d’Arthur Rimbaud, édition critique commentée par P.B., José Corti, 2004, p.185 et 188.

Victor Segalen, Le Double Rimbaud, Fata Morgana, Bibliothèque artistique et littéraire, 1986. Gallica propose une numérisation de ce texte : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1055385.

Tzvetan Todorov, La notion de littérature, Points Essais, 1987, p. 156-157.

 

 

 


Rimbaud, dans Vies, pour une fois, ne cache pas trop son jeu. Il pousse la complaisance jusqu’à indiquer sa principale source (ou cible) : « Je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions. » (Vies III). Des emphases rimbaldiennes, il ne manque rien, en effet, dans la conclusion des Mémoires d'Outre-Tombe, là où Chateaubriand dresse le bilan de ses « trois carrières ». Ni le prophétisme apocalyptique : « Oui, la société périra … », ni l’égotisme exacerbé : « Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul qui ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, publiciste, ministre …», ni la satisfaction de l'œuvre immense accomplie : « Grâce à l’exorbitance de mes années, mon monument est achevé ». L'unique trait par lequel Rimbaud s’élève au-dessus de son prédécesseur,
c’est que le lieu de sa création est « cerné par l’Orient entier » quand Chateaubriand n'aperçoit l’Orient que dans la direction du soleil levant :

[...] il est six heures du matin ; j'aperçois la lune pâle et élargie ; elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil.

Ah ! Si ... ! J’allais oublier ! Rimbaud dépasse encore son modèle par un second trait, qui n’est pas dénué d’importance : lui, à vingt ans révolus, il est « réellement » d’outre-tombe.
 

 
 

  
   À la parodie du genre mémorialiste, s'ajoute un exercice de style autour de la figure de l'hyperbole : « énormes avenues  », « toutes les littératures », « richesses inouïes », « toutes les femmes des anciens peintres », « mon immense œuvre », « mon illustre retraite », etc. Manifestement, l'auteur s'amuse beaucoup. Le trop académique « trouvâtes », utilisé par Rimbaud dans son apostrophe aux gloires littéraires et artistiques du passé, fait aussi partie de la farce.

   Le ton railleur, enfin, est omniprésent. En particulier, quand Rimbaud se portraiture en « gentilhomme » campagnard, mais d'une « campagne aigre au ciel sobre ». Les adjectifs « aigre » et « sobre », répétés dans deux phrases successives, sont l'indice d'une ironie dont la mère-patrie ardennaise, d’une part, et Verlaine, de l’autre, semblent destinés à faire les frais. Ils évoquent tout autant le caractère de la Mother et l'économie familiale de la maison Rimbaud que le « ciel » gris d'une « campagne » rocheuse. « Trouble nouveau » doit probablement s'entendre ici comme « trouble Nouveau ». On sait que Germain Nouveau part à Londres en compagnie de Rimbaud en mars 1874 et qu’il prêtera sa main à la calligraphie du manuscrit des Illuminations. L’expression « trouble nouveau » est dans La Chanson de Gaspard Hauser (« À vingt ans un trouble nouveau / Sous le nom d’amoureuses flammes / M’a fait trouver belles les femmes …»). Verlaine date ce poème d’août 1873. Il n’est pas exclu que le plus récent « veuvage » (terme verlainien) de l'auteur de Vies soit précisément ce qui l'empêche de « mettre en œuvre », c’est-à-dire d’exercer concrètement (contre Verlaine ?), son « atroce scepticisme » à l’égard de sa « vieille part de gaîté divine » (c'est-à-dire son ancienne part de lubie mystique). D’où la folie et la méchanceté qui (d’après Verlaine ?) le guettent.
   Que d’ironie ! Que d’amère ironie !

***

   Mais ni l'ironie, ni la parodie, ne sont contradictoires avec la poésie. La série des Vies contient quelques-unes des plus belles « trouvailles » rimbaldiennes : je veux dire ces phrases magiques dont on se souvient. Celle, par exemple, où il dit avoir « rencontré à quelque fête de nuit dans une cité du Nord [...] toutes les femmes des anciens peintres », frappe par l'efficace d'une image qui a simplement consisté à remplacer le verbe « reconnaître », qui aurait été réaliste mais banal, par le beaucoup plus romanesque « rencontrer ». Toute l'évocation du « pays saint » (Vies I) est splendide. Mais j'avoue une fascination particulière pour la phrase entre tirets :

   — Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée —

   Je ne sais si c’est parce que cette phrase contient pour moi une de ces « données généralisables [dont parle Segalen] auxquelles nos propres souvenirs peuvent s'analogier, s'accrocher ». Toujours est-il que j’en ressens vivement la puissance expressive. Qui a une fois rêvé dans une cour de ferme, et sursauté au claquement que produit le coup d’ailes d’une bande de pigeons prenant son essor, comprend instantanément à quoi Rimbaud fait allusion. Mais le télescopage abstrait / concret pratiqué par le poète à cette occasion produit l’effet d’une déflagration intérieure, d’un coup de sang. L'efficace de l'image, selon moi, ne vient ni de l’usage du déverbal « envol » (à la place du verbe « s'envoler ») qui a frappé Todorov, ni même de la métaphore de « tonne » et des connotations d’émotion intense suscitées par le rouge vif d’« écarlate », mais de l’objectivation du concept abstrait de « pensée » obtenue en reliant ce mot à tout ce qui précède par une locution prépositive de lieu : « autour de ».
   Le narrateur de Vies I est enfoncé dans son rêve d’Orient. Toute la première partie du poème, jusqu’à notre phrase, est l’évocation d’une vie antérieure, dont le sujet s’imagine qu’elle aurait pu se dérouler dans l’Inde des « brahmanes » et des « plaines salées ». C’est cette rêverie exotique (habillage métaphorique nouveau, peut-être, de l’habituelle automythographie rimbaldienne) que l’envol de pigeons vient rompre brutalement pour ramener le rêveur à la conscience de sa situation actuelle : ce qu’il appelle son « exil ». La façon dont Rimbaud manie dans cette phrase l’alliance entre l’abstrait « pensée » et l’évocation semi-réaliste, semi-fantastique (le bruit de tonnerre, la couleur rouge des pigeons) du micro-événement qui lui sert de base … ça, c’est du génie !

***

   Enfin, souvenons-nous du conseil de lecture jadis lancé au professeur Izambard : « Ça ne veut pas rien dire ». Il y a un dessin dans le tapis. Il y a une lettre, froissée et maquillée, dans le bureau du voleur. La parodie n'est qu'un protocole d'écriture et d'invention littéraire. L'ironie, un voile que la pudeur jette sur le message caché. L'image déprimante du moment présent véhiculée par chacun des trois poèmes est trop insistante dans Les Illuminations pour qu'on puisse mettre en doute sa véracité. Dans Vies III, le poète semble bien tirer un trait sur ses ambitions littéraires : « Il ne faut même plus songer à ça ». Dans Vies I et II, il se décrit comme un « exilé » et comme un inventeur dont le talent et la « sagesse » sont dédaignés, ce qui tend à confirmer la conclusion désabusée de Vies III. On ne retrouvera quelque chose de comparable que dans Jeunesse III. Vingt ans :

[…] Les airs et les formes mourant... — Un chœur, pour calmer l'impuissance et l'absence ! Un chœur de verres, de mélodies nocturnes... En effet les nerfs vont vite chasser.

   Dans Vies II, certainement le moins affabulateur des trois bilans, Rimbaud dresse de lui un autoportrait lucide où il ne se ménage pas : il évoque sa « forte tête » qui l'empêche de s'épanouir dans la vie sociale, son « enfance mendiante » au cours de laquelle, comme il n'en fait pas mystère dans certains de ses textes, c'est surtout l'amour qui lui a manqué. Du coup, on se demande quelle peut bien être cette « clef de l'amour » qu'il affirme avoir trouvée. Et on en déduit qu'il n'y a là qu'une belle fantasmagorie poétique, comme toutes celles grâce à quoi Rimbaud, dans chacune de ses trois « vies », travaille à se confectionner un romanesque et mythique passé. Mais simultanément, « on » est en mesure d'enregistrer qu'il est dévoué à « un trouble nouveau » et que la quête de « l'affection » (c'est le terme qu'il utilise dans Départ, dans Génie), pour lui, n'est pas terminée, et ne le sera jamais. C'est ce qu'il explicite dans Phrases : « je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre » et c'est, bien possiblement, le sens profond de Dévotion :

Aussi bien à tout culte en telle place de culte mémoriale et parmi tels événements qu'il faille se rendre, suivant les aspirations du moment ou bien notre propre vice sérieux [...] À tout prix et avec tous les airs, même dans des voyages métaphysiques. — Mais plus alors.