Rimbaud
aime donner un tour mystérieux à ses phrases. Dans ce but, il a
souvent recours à l'ellipse. Cf. la
dernière phrase de
Veillées III. Mais il pratique aussi la suite
interminable de syntagmes plus ou moins désaccordés, les liaisons
temporelles déroutantes et les connecteurs logiques illogiques. Cf.
la seconde phrase de Fairy. La dernière phrase de Ville
en est un autre exemple. Cette phrase à
rallonge et à tiroirs est compréhensible et syntaxiquement
acceptable, mais elle paraît complètement étrangère à la norme
linguistique.
Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des
spectres nouveaux roulant à travers l'épaisse et
éternelle fumée de charbon, — notre ombre des bois,
notre nuit d'été ! — des Erinnyes nouvelles, devant mon
cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque tout
ici ressemble à ceci, — la Mort sans pleurs, notre
active fille et servante, un Amour désespéré, et un joli
Crime piaulant dans la boue de la rue.
L’élément de surprise majeur réside dans le second des deux mots
invariables initiaux.
« Aussi », adverbe de conséquence, n’est pas inattendu. Cette phrase
constitue une conclusion. L’adverbe de conséquence en signale
l’arrivée. L’enchaînement est conventionnel : Rimbaud vient de
suggérer que Londres est d’un ennui mortel, « aussi », n’est-il pas
étonnant qu’il aperçoive de sa fenêtre « des Erinnyes nouvelles »,
« la Mort sans pleurs », etc.
Mais que vient faire ce « comme » ? Ainsi suivi de la forme
verbale « je vois », il ressemble à un subordonnant. Mais il ne peut
introduire, d’après la syntaxe et le sens, ni une subordonnée de
comparaison ("de même que je vois, par ma fenêtre, etc."), ni une
subordonnée temporelle ("pendant que je vois, par ma fenêtre,
etc.") : pour que de telles constructions aient été possibles, il
aurait fallu qu'une proposition principale soit présente dans la
seconde partie de la phrase ce dont il n'y a pas, même, l'embryon.
La seule valeur à peu près satisfaisante est celle d’un adverbe
exclamatif à valeur quantitative. Sans doute faut-il comprendre :
« Combien j’en vois de ces spectres nouveaux, de ces Érinyes
nouvelles … ! »
Pour le reste, je dirais que cette phrase d’allure si insolite
n’est au fond pas incorrecte, mais elle multiplie à loisir les
emboîtements syntaxiques :
-
La phrase commence par une proposition
principale : « de ma fenêtre, je vois
des spectres nouveaux roulant à travers l'épaisse et éternelle
fumée de charbon, »
-
Elle s’interrompt une première fois pour une
incise représentant une sorte d’aparté nostalgique, où le
narrateur oppose au spectacle de sa patrie d’exil le souvenir de
son pays d’origine : « — notre ombre des bois,
notre nuit d'été ! — ».
(le même pays d'origine que celui du lecteur à qui il s'adresse
implicitement, ce qui justifierait le
possessif pluriel « notre » ? le même que celui de sa compagne,
si on pense à Ouvriers ? le passage, en tout cas,
rappelle beaucoup celui-ci dans Ouvriers : « La ville,
avec sa fumée et ses bruits de métiers, nous suivait très loin
dans les chemins. Ô l'autre monde, l'habitation bénie par le
ciel et les ombrages ! »).
Jusqu’ici, rien de vraiment étrange.
-
La phrase reprend après l’incise avec un second
COD de « je vois » ou (c’est une autre analyse possible) un GN
apposé à « des spectres nouveaux » :
« des Erinnyes nouvelles, »
-
prolongé d’un complément de lieu (correctement
rattachable au verbe « voir ») :
« devant mon cottage »
-
lui-même prolongé d’une proposition relative :
« qui est ma patrie et tout mon cœur »
-
elle-même prolongée par une subordonnée causale
se terminant par le pronom démonstratif « ceci », complément de
la forme verbale de construction indirecte « ressemble à » :
« puisque tout ici ressemble à ceci, »
-
pronom dont la valeur cataphorique est
développée, après un tiret, par une nouvelle série de groupes
nominaux : « — la Mort sans
pleurs, notre active fille et servante, un Amour désespéré, et
un joli Crime piaulant dans la boue de la rue. »
On
peut comprendre : « mon cottage est mon seul amour parce que tout,
ici, est à l’exemple de ceci : la Mort, un Amour désespéré et un
joli Crime ».
-
« tout ici » : pronom porteur d’une idée
d’intégralité + adverbe de lieu, groupe auquel on peut
partiellement conférer une valeur anaphorique : tout ce que je
vois de ma fenêtre et que je viens de décrire, les « spectres »,
les « Érinyes ».
-
« ressemble à » : parmi les trois allégories qui
suivent (la Mort, un Amour, un joli Crime) les deux dernières,
introduites par l’article indéfini, relèvent davantage de la
chose vue que de l’idée générale. La dernière possède même un
prolongement descriptif conséquent (« piaulant dans la boue de
la rue »). D’où le choix de la forme verbale « ressemble
à » qui évoque plutôt un éventail de cas particuliers qu’une
liste d’idées générales. Rimbaud ne dit pas ; « car ici tout se
résume à ceci : la Mort, l’Amour désespéré, le Crime ». Il
choisit d'ajouter de façon abrupte l'évocation concrète à l'idée
abstraite.
-
« Ceci » : pronom à valeur cataphorique qui
annonce les trois allégories : Mort, Amour et Crime.
Les phrases des Illuminations présentent souvent un aspect
bizarre qui n’en remet toutefois pas en cause véritablement la
lisibilité. Leur bizarrerie découle de la liberté ou de la fantaisie
régnant dans l’enchaînement des groupes de mots. Non seulement
Rimbaud préfère la phrase nominale à la phrase canonique
S+V+compléments, non seulement il évite soigneusement la
subordination et la coordination au profit de la juxtaposition,
mais, ses groupes de mots jouissant de ce fait d’une large
autonomie, il se permet de les déplacer de l’endroit où le lecteur,
par habitude, les attend. Ou, corrélativement, comme on vient de le
voir dans Ville, de multiplier les groupes constituant la
phrase, propositions subordonnées comprises, en complexifiant leur
agencement de manière à imposer au lecteur un véritable travail de
reconstruction du puzzle syntaxique. On se croirait à la limite
devant une version latine, et Michel Murat explique très bien
pourquoi :
La conscience syntaxique de Rimbaud a été
structurée par la pratique du latin, à la fois traduction et
composition latine, en prose puis en vers. Sa précocité a
rendu l’apprentissage du vers français pratiquement
contemporain de celui du vers latin, Ce travail parallèle
dans les deux langues a aidé Rimbaud à s’affranchir de la
contrainte symbolique du modèle logico-grammatical, base de
la grammaire scolaire et fondement de l’imaginaire social de
la langue. […] Le modèle de la phrase, chez lui, n’est pas
la subordination et les principes qui l’accompagnent :
hiérarchie des constituants, monovalence des rapports,
centralisation des fonctions. La phrase de Rimbaud est
complexe mais ouverte, décentrée, étagée par plans, et
certains éléments jouissent d’une forte autonomie […]
Michel Murat, L'Art de Rimbaud,
Corti, 2013, p.295.
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