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À la musique (1870)

plan de commentaire
 

                              À la musique

Place de la Gare, à Charleville.



Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

L'orchestre militaire, au milieu du jardin,
Balance ses schakos dans la Valse des fifres :
Autour, aux premiers rangs, parade le gandin ;
Le notaire pend à ses breloques à chiffres.

Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs :
Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames
Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
Celles dont les volants ont des airs de réclames ;

Sur les bancs verts, des clubs d'épiciers retraités
Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
Fort sérieusement discutent les traités,
Puis prisent en argent, et reprennent : "En somme !..."

Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins,
Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,
Savoure son onnaing d'où le tabac par brins
Déborde vous savez, c'est de la contrebande ; -

Le long des gazons verts ricanent les voyous ;
Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes...

Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,
Sous les marronniers verts les alertes fillettes :
Elles le savent bien ; et tournent en riant,
Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes.

Je ne dis pas un mot : je regarde toujours
La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles :
Je suis, sous le corsage et les frêles atours,
Le dos divin après la courbe des épaules.

J'ai bientôt déniché la bottine, le bas...
Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas...
Et mes désirs brutaux s'accrochent à leurs lèvres...


                         

 

 

Plan de commentaire

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     Ce poème essentiellement satirique oppose deux groupes humains : les jeunes (fin du texte) et les bourgeois de Charleville (début). Le commentaire tentera de dégager les principales caractéristiques mises en avant par le narrateur, et les procédés stylistiques qu'il mobilise pour donner à la caricature originalité et mordant. On pourra suivre le plan suivant:

I - Le groupe des bourgeois :

a) L'embonpoint

- adjectifs exprimant la grosseur : "gros", "grosses", "bouffis".

- détails anatomiques correspondant à la même idée : "bedaines" (ventres rebondis) "flamandes" (les flamands ont la réputation d'être particulièrement forts) ; "rondeurs des reins".

- difficultés de respiration : "qu'étranglent les chaleurs" (congestionnés par leur tempérament sanguin, ils supportent mal la chaleur); l'adjectif "poussif "contient la même idée de démarche haletante et pénible.

- comparaison des jeunes filles avec des "cornacs" : "celles dont les volants ont des airs de réclames" sont probablement les jeunes filles (certains commentateurs disent les dames de compagnie). Il est donc suggéré que leurs mères sont des éléphants.

- allitérations en /b/ /p/ (consonnes labiales) ou en /r/: gros bureaux bouffis (g-r-b-r-b); bourgeois poussifs (b-r-p); rondeurs de ses reins (r-r-r). Ces consonnes sonores ou roulées provoquent une idée de lourdeur.

- choix d' un verbe rare, à connotations expressives : "épater" = étaler mais avec l'association d'idées : pâte, pâté.

b) L'ostentation

- champ lexical de l'élégance : expressions suggérant un élégance destinée à attirer le regard : verbe "parader" signifie marcher dans la rue comme pour une parade, un défilé militaire; il est appliqué aux "gandins" (un gandin est un élégant); "celles dont les volants ont des airs de réclame" : les jeunes filles portent des robes sophistiquées (à "volants") destinées à attirer le regard des garçons (à se faire de la "réclame" ).

- champ lexical de l'objet : la description des bourgeois insiste sur les objets de luxe, ou tout simplement voyants, qu'ils portent sur eux : les "breloques à chiffres" (c'est à dire les bijoux sur lesquels sont gravées leurs initiales), les "lorgnons", les "cannes à pomme" (plus élégantes que les cannes à crosse), les tabatières en "argent" qui servent à priser; les "boutons clairs" (plus raffinés que les noirs); l'"onnaing" qui est une pipe de luxe.

- un procédé de style : la figure de style surprenante du vers 8 consistant à inverser le sujet et l'objet du verbe pendre : "le notaire pend à ses breloques à chiffres" a pour fonction d'amplifier cette présence symbolique des objets. C'est comme si la personne humaine (le notaire) était devenue elle-même un objet, un accessoire. On ne peut plus explicitement exprimer la dépendance de l'individu à l'égard des accessoires qui lui servent de façade sociale. En termes savants, il s'agit d'une hypallage : une hypallage est une figure par laquelle on attribue à un mot ce qui appartient à un autre mot de la même phrase. Le Littré donne comme exemple : "enfoncer son chapeau dans sa tête, au lieu d'enfoncer sa tête dans son chapeau". Larousse, ce vers de Hugo : "Ce marchand accoudé sur son comptoir avide"

- un procédé de versification : L'enjambement des vers 19-20 est encore une façon humoristique trouvée par Rimbaud pour évoquer l'étalage de leur aisance par les bourgeois de Charleville : le verbe "déborde" qui décrit le trop-plein de tabac est placé en rejet par le "débordement" du vers 19 sur le vers 20.

c) Bêtes, méchants et prétentieux

- L'idée de bêtise et de méchanceté est annoncée par l'expression "bêtises jalouses" : les habitants de Charleville profitent du concert du jeudi pour cancaner sur leurs voisins, laissant ressortir leur jalousie. On se moque aussi des musiciens : "soulignent tous les couacs". Car la musique, semble dire Rimbaud, est elle-même assez médiocre.

- Utilisation ironique de l'adverbe "sérieusement" dans "fort sérieusement discutent les traités". Cet adverbe doit être entendu par antiphrase. On discute politique (les traités sont les accords internationaux) et on se prend un peu trop au sérieux. Le bourgeois de Charleville est prétentieux.

- Fragments de dialogues en style direct pour évoquer le contenu des conversations : Rimbaud ébauche une scène de comédie en ouvrant les guillemets et en rapportant un terme conclusif ("En somme...") emprunté à la rhétorique la plus conventionnelle. C'est une autre façon de se moquer de ces discussions "de café du commerce". Dans un autre passage dialogué, l'un des bourgeois fait remarquer que son tabac est un tabac de contrebande, donc sans doute plus précieux parce que plus rare. C'est toujours une idée de la vantardise, vanité, prétention..


- évocation indirecte de la mentalité étriquée, conformiste, des habitants de Charleville à travers la description du décor de la scène : Les deux adjectifs utilisés sont porteurs de connotations morales : "square où tout est correct" contient le reproche implicite de conformisme social, de mentalité étriquée; "mesquines pelouses" est plus péjoratif encore en suggérant la méchanceté.

 

II - Les jeunes gens :

a) l'opposition aux bourgeois : mise négligée, mobilité, gaieté, humeur galante.


b) sensualité.


c) complicité malicieuse.