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Les "Cahiers de Douai" analysés par Pierre Brunel

 
 

Il y avait en tout cas quelque part à Douai un manuscrit, pour longtemps enfoui dans l'oubli et le silence, qui était un recueil poétique complet de Rimbaud, le seul qu'il eût jamais achevé. Il manquait le titre, c'est vrai, et on doit se contenter d'appellations neutres, Recueil Demeny, ou Cahiers de Douai. Rimbaud n'avait pas eu le temps d'établir la table des matières, mais il est aisé, - et peut-être urgent - de le faire à sa place.

 

Premier Cahier

 

1. Première soirée

2. Sensation

3. Le Forgeron

4. Soleil et chair

5. Ophélie

6. Bal des pendus

7. Le Châtiment de Tartufe

8. Vénus anadyomène

9. Les reparties de Nina

10. A la musique

11. Les Effarés

12. Roman

13. «Morts de Quatre-vingt-douze»

14. Le mal

15. Rages de Césars

 

 

Deuxième Cahier

 

1. Rêvé pour l'hiver

2. Le Dormeur du val

3. Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir

4. La Maline

5. L'Éclatante Victoire de Sarrebrück

6. Le Buffet

7. Ma Bohême (Fantaisie)

 

Un recueil achevé

 

Rimbaud a placé en tête du recueil son poème publié, Trois baisers (il a éliminé Les Étrennes des orphelins, dont la manière est pour lui périmée). Il en présente une troisième version, sous un titre nouveau, Première soirée. Les variantes sont mineures, et hésitent entre l'une et l'autre des versions précédentes. La plus heureuse est la suppression de la comparaison dans la strophe 3, celle qui met en valeur la malignité du garçon, le regard attiré immédiatement par le sein (et lui réservant seulement le troisième baiser), mais aussi par la bouche, pour quel quatrième baiser?

 

Trois baisers

 

Je regardai, couleur de cire
Un petit rayon buissonnier
Papillonner comme un sourire
À son sein blanc,
mouche au rosier!

Première soirée

Je regardai, couleur de cire

Un petit rayon buissonnier

Papillonner dans son sourire

 Et sur son sein, mouche au rosier.

 

 

Un véritable scrupule d'écrivain l'a conduit à corriger ses textes antérieurs: Sensation (deuxième version de «Par les beaux soirs d'été», avec une variante des plus heureuses dès l'incipit, «Par les soirs bleus d'été »); Le Forgeron (deuxième version beaucoup plus soignée que le manuscrit donné à Izambard, d'ailleurs incomplet, le symbole se trouvant maintenant «crânement dégagé»); Soleil et chair (deuxième version de Credo in unam, allégé de 36 vers de la troisième partie, d'une éloquence un peu pompeuse; comme l'a noté M. A. Ruff, il a atténué « le vague déisme épars » que sa révolte grandissante lui fait apparaître comme anachronique); Ophélie (dont c'est la troisième version, et la meilleure); Vénus anadyomène (deuxième version, cette fois non datée, avec interversion des vers 7 et 8, au mépris du parallélisme des quatrains); Les Reparties de Nina (deuxième version de Ce que retient Nina: deux strophes ont été supprimées, une strophe nouvelle, la seizième, a été introduite, il y a de nombreuses variantes de détail, et une fort importante: après une ligne de points, au v. 57, le futur l'emporte sur le conditionnel, et tout se passe, cette fois, comme si «Lui» s'était laissé prendre au piège du rêve d'amour ou de ses déclarations enflammées; la retombée n'en est que plus brutale); A la musique (deuxième version, avec des corrections qui rompent le rythme trop régulier de l'alexandrin aux v. 8 et 18 et qui recherchent une expression plus pittoresque: «tisonnent», au lieu de « rayant » au v. 14, « épatant » au lieu d'«étalant » au v.17).

Pour d'autres textes, il ne nous est pas possible de dire si un semblable travail a été fait. c'est probable pour «Morts de Quatre-vingt-douze»; c'est possible pour Bal des pendus s'il s'agit bien, comme je le pense, d'un poème d'écolier, et aussi pour Châtiment de Tartufe; c'est plus douteux pour Les Effarés et pour Roman, datés de septembre, et aussi pour Le Mal et pour Rages de Césars, non datés, mais de création récente. Quant aux poèmes du Second Cahier, ils n'ont évidemment pas pu être retravaillés, et nous n'en connaîtrons jamais qu'une version.

A ce propos, une dernière remarque s'impose, qui doit confirmer que Rimbaud a laissé derrière lui, à Douai, un recueil achevé. Jamais il ne corrigera plus ces textes, à une exception près: Les Effarés, dont il existe un autre manuscrit autographe plus tardif, donné à Jean Aicard en juin 1871, sans parler de la (ou des) copie(s) prises par Verlaine, qui sont à l'origine du texte douteux publié dans Lutèce le 19 octobre 1883, et du texte détestable, Les Petits pauvres, publié en janvier 1878 dans The Gentlemans Magazine. Seul rescapé du naufrage, ce poème semblait à Rimbaud, encore en 1871, moins étranger à ses préoccupations nouvelles, et peut-être surtout aux préoccupations sociales du moment.

 

 

Un recueil cohérent

 

Le classement des poèmes est en partie tributaire de la chronologie: ceux d'avant l'été figurent en tête, ceux de l'automne à la fin. Mais il n'y a rien de strict à cet égard. Une étude thématique peut faire apparaître une certaine disparate, les poèmes politiques se trouvant mêlés à des poèmes plus lyriques, et comme éparpillés le long du recueil (1, 3, Le Forgeron, 13, «Morts de Quatre-vingt-douze», 15, Rages de César; 11, 5, L'Éclatante victoire de Sarrebrück). En fait, cette inspiration politique, au sens large du terme, est plus diffuse: c'est, dans A la Musique, une satire de la politique de chef-lieu de canton, des épiciers retraités discutant les traités", d'une population «prudhommesquement spadassine» 16 ; dans Les Effarés, une représentation du paupérisme que Napoléon III, dans sa jeunesse, avait prétendu savoir éteindre; dans Le Mal et dans Le Dormeur du val, une dénonciation des horreurs de la guerre. L'expression en est volontiers détournée: Le Forgeron est un faux poème historique, et la leçon faite à Louis XVI par un représentant de «la Crapule» est celle que Rimbaud, se sentant lui aussi «de race inférieure», a envie d'adresser à l'Empereur. Enfin, apparemment indirecte, c'est l'expression d'un point de vue personnel, indignée et passionnée (Le Forgeron, Le Mal, ironique et amère («Morts de Quatre-vingt-douze»), irrévérencieuse et faussement indifférente (Rimbaud se met à la place du soldat Boquillon qui, sur le champ de L'Éclatante victoire de Sarrebrück, présente «ses derrières» et demande «De quoi»?).

L'inspiration personnelle est elle-même inséparable d'intentions satiriques qui se manifestent aussi bien dans les poèmes politiques que dans les poèmes intimes. On a fait observer à juste titre que Le Forgeron doit autant au Victor Hugo des Châtiments qu'aux grandes apostrophes de La Légende des siècles. La satire peut être le commentaire d'une parole, aussi bien de la repartie de Nina que des proclamations enflammées des Cassagnac. Elle prend volontiers la forme, faussement objective, d'un tableau (scènes de la vie à Charleville, dans A la Musique; portrait de l'Empereur prisonnier, et retombant dans son apathie ordinaire, « l'homme pâle » de Rages de Césars). Elle vise en particulier la religion et ses représentants: c'est, dans un passé historique toujours d'actualité, «Le Chanoine au soleil fil[a]nt des patenôtres / Sur des chapelets clairs grenés de pièces d'or» (Le Forgeron, v. 16-17); c'est le Tartufe que Rimbaud a bien connu dans son collège de Charleville, où venaient les élèves du séminaire voisin;  c'est, dans l'éternité, ce Dieu qui se plaît au luxe des autels et se rit des misères humaines (Le Mal). Il retourne volontiers son ironie contre lui-même, contre ses entreprises amoureuses (Première soirée, Les Reparties de Nina, A la Musique, Roman, Rêvé pour l'hiver, Au Cabaret- Vert, La Maline) ou contre l'amour (de Soleil et chair à Vénus anadyomène), contre l'Orphée-bohémien, qui tire sur les élastiques de ses souliers en guise de lyre (Ma Bohême), contre le poète sinon ridicule, du moins moqué qu'il est (Roman, v. 26, «Vos sonnets La font rire»).

Le lyrisme, dans le Recueil Demeny, dépasse le poète lui-même. Il est, ou plutôt il devrait être, l'épanchement de l'«Amour infini» dans le «vaste Univers», la vibration du Monde «comme une immense lyre / Dans le frémissement d'un immense baiser » (Soleil et chair, v. 76-79). Le poète-bohémien s'est avancé avec confiance dans la vie, attendant en lui la montée de «l'amour infini» (Sensation, v. 6), comme celle de la sève dans l'arbre, attendant de l'autre le même frisson du désir (Première soirée, Les Reparties de Nina, Roman, Rêvé pour l'hiver). Mais cette confiance est déçue, par la malignité (Première soirée; La Maline), la stupidité (Les Reparties de Nina) ou la décrépitude (Vénus anadyomène) des femmes, par l'indifférence de la Nature à la mort de l'homme (Le Dormeur du val), indifférence caressante, berceuse, qui ne peut être véritablement consolatrice, par la progression du mal. Rimbaud ne veut pourtant pas abandonner ses «bonnes croyances» (lettre à Banville du 24 mai 1870). Le soleil est là qui invite à recouvrer une liberté perdue:

 

Nous marchions au soleil, front haut, comme cela,

Dans Paris...     

                           (Le Forgeron, v. 70-71)

 

     La revendication de l'homme du peuple révolté est l'appel auquel a répondu Ophélie, l'invitation à la robinsonnade, à la bohémiennerie pour le jeune homme de dix-sept ans (Roman, Ma Bohême). La récompense est cette sensation d'«aise» que l'adolescent fugueur a connue surtout - en rêve ou en réalité - sur les routes de Belgique, aux heures de halte : telle est bien la sensation qui donne son titre au court poème daté de mars 1870, la sensation rêvée dans un wagon le 7 octobre (Rêvé pour l'hiver, v. 3, «Nous serons bien »), éprouvée Au Cabaret Vert (v. 5 « Bienheureux»), entretenue dans la salle à manger brune par la servante d'auberge (La Maline, v. 12 «Elle arrangeait les plats, près de moi, pour m'aiser»). Le Forgeron ne désire rien d'autre pour les siens que ce bonheur tranquille, ce bien-être du corps qui monte jusqu'à l'âme.

En plaçant Première Soirée au début du Premier Cahier et Ma Bohême à la fin du second, Rimbaud voulait-il affirmer, malgré les injustices de l'histoire et les malheurs du temps, la permanence de son credo et la victoire d'une insouciance souriante? Aux conditionnels et aux futurs déçus des Reparties de Nina, au futur confiant de Sensation, il a préféré, pour encadrer son recueil, les imparfaits de ces deux poèmes. Mais il y a loin, me semble-t-il, de l'imparfait de l'évocation maligne, du récit confidentiel, à l'imparfait du bilan déjà nostalgique. Ma Bohême est bien une dernière page, celle d'un livre qui se referme.

 

P. Brunel, Rimbaud : Projets et réalisations p.47-55 - Champion, 1983

Reproduit avec l'aimable autorisation des Editions Slatkine-Champion.