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Trois lettres d'Arthur Rimbaud (1870)

 

 
 

 Lettre à Banville | Lettres à Izambard | Corrigé

 

Relisez les lettres de Rimbaud à Théodore de Banville et Georges Izambard écrites par Rimbaud au cours de l’année 1870. 

1)
Les thèmes :     
  
a) Quelles semblent être les préoccupations dominantes du jeune homme à ce moment de sa vie ?   
  
b) Apercevez-vous des convergences thématiques entre ces lettres et les poèmes du recueil de Douai ?

2) 
L’art épistolaire : 
   a) Relevez les traits particuliers du ton et du style adoptés par Rimbaud ;  
   b) Quelles correspondances apercevez-vous entre l’écriture de ces lettres et celle des poèmes du Recueil de Douai ? Justifiez vos remarques par des références précises aux textes.  
   c) Quelles caractéristiques ont fait probablement de ces lettres, pour leurs destinataires, des lettres intéressantes à recevoir ?  

 

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Lettre à Théodore de Banville du 24 mai 1870  

 

Charleville (Ardennes), le 24 mai 187O.
A Monsieur Théodore de Banville.

Cher Maître,  

    
  Nous sommes aux mois d'amour ; j'ai dix-sept ans. L'âge des espérances et des chimères, comme on dit, - et voici que je me suis mis, enfant touché par le doigt de la Muse, - pardon si c'est banal, - à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des poètes - moi j'appelle cela du printemps.

      Que si je vous envoie quelques-uns de ces vers, - et cela en passant par Alph. Lemerre, le bon éditeur, - c'est que j'aime tous les poètes, tous les bons Parnassiens, - puisque le poète est un Parnassien, - épris de la beauté idéale ; c'est que j'aime en vous, bien naïvement, un descendant de Ronsard, un frère de nos maîtres de 1830, un vrai romantique, un vrai poète. Voilà pourquoi, - c'est bête, n'est-ce pas, mais enfin ?...

      Dans deux ans, dans un an peut-être, n'est-ce pas, je serai à Paris. - Anch'io, messieurs du journal, je serai Parnassien ! - Je ne sais ce que j'ai là... qui veut monter... - Je jure, cher maître, d'adorer toujours les deux déesses, Muse et Liberté.
      Ne faites pas trop la moue en lisant ces vers :
      …Vous me rendriez fou de joie et d'espérance, si vous vouliez, cher Maître, faire faire à la pièce Credo in unam une petite place entre les Parnassiens
      ... Je viendrais à la dernière série du Parnasse : cela ferait le Credo des poètes !... - Ambition ! ô Folle !  

                                                                            Arthur Rimbaud.  


 

Lettres à Georges Izambard*


A Georges Izambard
29, rue de l'Abbaye-des-Prés,
Douai (Nord).

             Très pressé.

                                                                               Charleville, 25 août 1870.



Monsieur,

            Vous êtes heureux, vous, de ne plus habiter Charleville !
            Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela, voyez-vous, je n'ai plus d'illusions. Parce qu'elle est à côté de Mézières, - une ville qu'on ne trouve pas, - parce qu'elle voit pérégriner dans ses rues deux ou trois cents de pioupious, cette benoîte population gesticule, prud'hommesquement spadassine, bien autrement que les assiégés de Metz et de Strasbourg ! C'est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l'uniforme ! C'est épatant comme ça a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers et tous les ventres, qui, chassepot au cœur, font du patrouillotisme aux portes de Mézières ; ma patrie se lève !... Moi j'aime mieux la voir assise : ne remuez pas les bottes ! c'est mon principe. 

           Je suis dépaysé, malade, furieux, bête, renversé ; j'espérais des bains de soleil, des promenades infinies, du repos, des voyages, des aventures, des bohémienneries enfin; j'espérais surtout des journaux, des livres... Rien ! Rien ! Le courrier n'envoie plus rien aux librairies ; Paris se moque de nous joliment : pas un seul livre nouveau ! c'est la mort ! Me voilà réduit, en fait de journaux, à l'honorable Courrier des Ardennes, - propriétaire, gérant, directeur, rédacteur en chef et rédacteur unique : A. Pouillard ! Ce journal résume les aspirations, les voeux et les opinions de la population : ainsi jugez ! c'est du propre !... On est exilé dans sa patrie !!!
          Heureusement, j'ai votre chambre : - Vous vous rappelez la permission que vous m'avez donnée. - J'ai emporté la moitié de vos livres ! J'ai pris Le Diable à Paris. Dites-moi un peu s'il y a jamais eu quelque chose de plus idiot que les dessins de Granville ? - J'ai Costal l'Indien, j'ai La Robe de Nessus, deux romans intéressants. Puis, que vous dire ?... J'ai lu tous vos livres, tous ; il y a trois jours, je suis descendu aux Épreuves, puis aux Glaneuses, - oui ! j'ai relu ce volume ! - puis ce fut tout !... Plus rien ; votre bibliothèque, ma dernière planche de salut, était épuisée !... Le Don Quichotte m'apparut ; hier, j'ai passé, deux heures durant, la revue des bois de Doré : maintenant, je n'ai plus rien!
         Je vous envoie ces vers ; lisez cela un matin, au soleil, comme je les ai faits : vous n'êtes plus professeur, maintenant, j'espère !...
         (…)
           J'ai les Fêtes galantes de Paul Verlaine, un joli in-12 écu. C'est fort bizarre, très drôle ; mais vraiment, c'est adorable. Parfois de fortes licences : ainsi,


                                     Et la tigresse épou - vantable d'Hyrcanie


est un vers de ce volume.
           Achetez, je vous le conseille, La Bonne Chanson, un petit volume de vers du même poëte : ça vient de paraître chez Lemerre ; je ne l'ai pas lu : rien n'arrive ici ; mais plusieurs journaux en disent beaucoup de bien.
           Au revoir, envoyez-moi une lettre de 25 pages - poste restante - et bien vite !

                                                                                             A. RIMBAUD.

P. S. - A bientôt, des révélations sur la vie que je vais mener après... les vacances.

 

__________


Charleville, le 2 novembre 1870.


Monsieur,

       - A vous seul ceci. –

        Je suis rentré à Charleville un jour après vous avoir quitté. Ma Mère m'a reçu, et je suis là... tout à fait oisif. Ma mère ne me mettrait en pension qu'en janvier 71.
Eh bien, j'ai tenu ma promesse.
       Je meurs, je me décompose dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la grisaille. Que voulez-vous, je m'entête affreusement à adorer la liberté libre, et... un tas de choses que "ça fait pitié", n'est-ce pas ? Je devais repartir aujourd'hui même ; je le pouvais : j'étais vêtu de neuf, j'aurais vendu ma montre, et vive la liberté ! -Donc je suis resté ! je suis resté ! - et je voudrai repartir encore bien des fois. - Allons, chapeau, capote, les deux poings dans les poches, et sortons. - Mais je resterai, je resterai. Je n'ai pas promis cela ! Mais je le ferai pour mériter votre affection : vous me l'avez dit. Je la mériterai.
       Le reconnaissance que je vous ai, je ne saurais pas vous l'exprimer aujourd'hui plus que l'autre jour. Je vous la prouverai ! Il s'agirait de faire quelque chose pour vous, que je mourrais pour le faire, - je vous en donne ma parole.
      J'ai encore un tas de choses à dire...



                                                             
Ce "sans-cœur" de
                                                                                              
A. RIMBAUD.


Guerre ; pas de siège de Mézières. Pour quand ? On n'en parle pas. J'ai fait votre commission à M. Deverrière, et, s'il faut faire plus, je le ferai. - Par-ci, par là, des francs-tirades. Abominable prurigo d'idiotisme, tel est l'esprit de la population. On en entend de belles, allez. C'est dissolvant !

 

* Ces deux lettres envoyées par Arthur à son professeur encadrent par leurs dates les fugues de l’été et de l’automne 1870. Elles reflètent les thèmes et le style d’écriture des poèmes du recueil de Douai.  

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CORRIGÉ DES QUESTIONS

 

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1)Les thèmes :

 

a) Quelles semblent être les préoccupations dominantes du jeune homme à ce moment de sa vie ?

   

  • La poésie, la littérature :

Il exprime son désir d’être publié (Banville), son admiration pour les poètes (Banville), son goût pour les livres (Iz.25/08). On dirait que l’interruption de son approvisionnement en livres et journaux est ce qui lui coûte le plus dans la guerre (idem). Le 2/11, il exprime son admiration pour les audaces métriques de Verlaine (non-respect de la césure de l’alexandrin).

 

  • Le désir d’évasion :

Il affirme à plusieurs reprises son idéal de Liberté : « Je jure, cher maître, d'adorer toujours les deux déesses, Muse et Liberté » (Banville) ; « je m'entête affreusement à adorer la liberté libre » ; « et vive la liberté ! » (Iz.2/11). A Banville, il annonce son intention d’aller vivre à Paris d’ici deux ans (Rimbaud « le génie impatient » dont parle H.Mondor) ; dans la lettre du 25.08, il se plaint à Izambard que la guerre l’empêche de se promener dans la campagne : « j'espérais des bains de soleil, des promenades infinies, du repos, des voyages, des aventures, des bohémienneries enfin » ;  aussitôt rentré de sa deuxième fugue de l’été 70, il décrit au même Izambard son envie de repartir de Charleville : « Allons, chapeau, capote, les deux poings dans les poches, et sortons. » .

 

  • Le dégoût de Charleville :

La lettre du 25 Août est presque entièrement consacrée à ce thème. Sa « ville natale » lui paraît « supérieurement idiote entre les petites villes de province ». Il méprise le patriotisme manifesté par les habitants de Charleville pendant la guerre, qui lui paraît artificiel (« gesticule ») et vaniteux (« ce que ça a du chien »), il déplore la pauvreté intellectuelle de la presse locale (« rédacteur en chef et rédacteur unique : A.Pouillard … ») . Cet ennui de la vie provinciale se retrouve dans la lettre du 2/11 : « Je meurs, je me décompose dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la grisaille ».

 

  • La guerre :

Les deux lettres à Izambard évoquent le climat créé par la guerre de 1870. On sent chez Rimbaud un certain anti-militarisme qui se manifeste par les railleries à l’égard du « patrouillotisme » de la population ardennaise (lettre du 25/08), qu’il désigne encore très péjorativement dans la lettre de Novembre : « Abominable prurigo d'idiotisme, tel est l'esprit de la population ». Mais le pacifisme semble plus net encore lorsqu’il s’écrie : « Ne remuez pas les bottes ! c’est mon principe. »

 

 

b) Apercevez-vous des convergences thématiques entre ces lettres et les poèmes du recueil de Douai ?

 

Nombreux sont les points de convergence avec l’inspiration des poèmes de 1870 : le désir d’évasion y est omniprésent (Sensation, Ma bohème, Rêvé pour l’hiver, …) ; la guerre est commentée dans Le mal, Le dormeur du val, Rages de Césars … ; le mépris des bourgeois et la haine de Charleville inspire A la musique.

 

 

2)L’art épistolaire :

 

a) Relevez les traits particuliers du ton et du style adoptés par Rimbaud :

Sur le plan du ton, on remarque la prédominance d’un humour grinçant, sarcastique, plein d’une révolte à peine contenue. Rimbaud a l’esprit critique toujours en alerte : contre les bourgeois de Charleville, contre ses proches. Il semble bien qu'il vise sa mère quand il écrit dans sa lettre du 2/11 : « Que voulez-vous, je m'entête affreusement à adorer la liberté libre, et... un tas de choses que "ça fait pitié", n'est-ce pas ? » ; «ça fait pitié » est probablement une expression habituelle de sa mère quand elle se plaint du comportement d’Arthur. Quant à l'expression citée entre guillemets en guise de signature : « ce « sans-cœur » de A.RIMBAUD », elle vise Izambard comme celui-ci l'indique lui-même dans une lettre de 1929, que cite Jean-Jacques Lefrère dans sa biographie de Rimbaud p.201, note 24 : Izambard lui aurait reproché sa sévérité pour sa mère en lui disant qu'il manquait de cœur. Dans sa lettre du 25 Août, il n'est pas très tendre non plus avec Demeny dont il semble mettre bien bas le recueil "Les Glaneuses" : « je suis descendu aux Épreuves (c'est un recueil de Sully Prudhomme, 1866), puis aux Glaneuses ». Il ironise enfin sur son propre compte dans la lettre à Banville : « tant pis si c’est banal », « bien naïvement », « c’est bête n’est-ce pas » …

Parfois le ton se fait aussi pathétique, suppliant (Banville, Iz.25/08), enthousiaste (idem), ou chaleureux : « Il s'agirait de faire quelque chose pour vous, que je mourrais pour le faire, - je vous en donne ma parole. »  (2/11).

Ce contraste de bon cœur et d’agressivité décrit assez bien l’état d’âme du jeune homme.

Sur le plan du style on remarque surtout la recherche d’un rythme dru, syncopé, rapide : les phrases brèves, elliptiques (Allons, chapeau, capote, les deux poings dans les poches, et sortons.), entrecoupées de tirets, points d’exclamation, points de suspension. Il s’agit de donner une impression d’énergie, de vitalité juvénile, de liberté et aussi d’intelligence : un esprit vif, qui vole d’une idée à une autre, qui se fait comprendre à demi-mot.

Notons encore le goût de R. pour la création verbale : patrouillotisme (mot-valise), mauvaiseté, idiotisme, prudhommesquement spadassine, bohémienneries, francs-tirades (dérivations incorrectes mais jugées pittoresques à partir de mots existants) ; pour les figures de style : « tous les ventres » (synecdoque) ; les métaphores : « ma patrie se lève !... Moi j'aime mieux la voir assise : ne remuez pas les bottes ! c'est mon principe » ; « prurigo d’idiotisme » ; les expressions populaires ou incorrectes : « liberté libre », « un tas de choses que ça fait pitié », « c’est épatant »,

 

b) Quelles correspondances apercevez-vous entre l’écriture de ces lettres et celle des poèmes du Recueil de Douai ? Justifiez vos remarques par des références précises aux textes.

 

L’alternance du ton sarcastique et de la plainte est aussi une caractéristique des poèmes.

Ton sarcastique, révolte : A la musique, le Mal, Rages de Césars …

Plainte, lyrisme : Ophélie, Soleil et Chair…

Mélange des deux tons : la plupart des poèmes évoquant les filles

 

Le rythme saccadé est fréquent : Ma Bohème, Au cabaret-vert, A la musique, … il cherche à provoquer une impression de fantaisie, de liberté.

 

c) Quelles caractéristiques ont fait probablement de ces lettres, pour leurs destinataires, des lettres intéressantes à recevoir ?

 

Le ton personnel, le ton de la confidence employé avec Izambard.

La variété des sujets abordés.

L’originalité de l’écriture.

L’humour.

 

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