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Ma Bohême (1870)
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Ma Bohême. (Fantaisie)
Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal :
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
−
Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
−
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
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Résumé |
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Comme Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir ou La Maline, Ma
Bohême est un poème de route
évoquant les fugues de l'automne 1870. Mais ce texte occupe une place à part dans les premières poésies de
Rimbaud. Placé en conclusion du "Recueil de Douai", il
semble représenter le moment où le jeune poète prend conscience des
virtualités mythiques de son expérience récente et commence à
construire délibérément sa propre légende. Rimbaud s'y peint comme un
enfant-vagabond, un troubadour
en guenilles, un "clochard céleste" selon
l'expression
de Jack Kerouac, auteur américain de la « Beat Generation ».
Il ébauche en peu de mots toute une thématique que l'on retrouve dans
l'œuvre entière : la révolte, l'attrait du voyage, le choix de la
pauvreté, l'enfance orpheline, la mère-nature, les amours inventées,
la métamorphose magique du quotidien, la poésie comme destin. Il
montre une volonté de tordre un peu le cou aux vieilles règles : il
brise le rythme de l'alexandrin; il pousse la poésie aux limites de la
prose; il refuse de se prendre trop au sérieux, joue sur les mots avec
humour (échos sonores, polysémies), casse les élans lyriques par une
pirouette d'autodérision, un trait de langage oral ou un terme familier
qui fait couac. C'est un manifeste pour une poésie nouvelle et
iconoclaste.
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Relire le texte |
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Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait
idéal :
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal
;
Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
− Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
− Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !
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Lexique |
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paletot
: mot ancien pour veste ou manteau (aujourd'hui, s'est spécialisé pour
désigner une forme de pardessus court). "On retrouve dans la revue
vestimentaire, cette caricature où Verlaine représente son ami, la pipe
à la bouche, marchant dégingandé à grandes enjambées, les épaules en
portemanteau, les mains engoncées dans sa veste; ou encore cette phrase
dans une lettre du 12 novembre à Izambard qui le montre les poings déjà
serrés dans l'attitude de la résolution : "Allons, chapeau, capote,
les poings dans les poches et sortons" (Marie-Paule Berranger,
op. cit. p.62). 
idéal
: Rimbaud joue sur le double sens du mot idéal. Sens courant :
merveilleux, inégalable. Sens philosophique : conformité entre une chose
particulière et son principe général abstrait, son idée. C'est sa situation présente qui est "idéale",
merveilleuse, à cause de la liberté et du plaisir de la marche. Mais le
paletot aussi devient "idéal" au sens où il se réduit
de plus en plus à une idée de paletot, tant il est usé. 
Muse
: la déesse qui inspire le poète, l'une des neuf muses qui présidaient
aux arts dans la mythologie. 
Bohême
:
Le manuscrit de Rimbaud présente, semble-t-il,
un accent circonflexe. La Bohême (avec accent circonflexe) est une région d'Europe centrale
(actuelle Tchéquie). On appelait "bohémiens" les nomades
tziganes que l'on croyait originaires de ce pays. Par analogie, le terme
de "Bohème" (avec accent grave) s'est employé au XIX° siècle pour désigner la
vie au jour le jour, insouciante et souvent misérable, du milieu des
artistes. Ils menaient "une vie de bohème", ou : ils vivaient
"en bohèmes". Très à la mode chez les romantiques, la bohème
artiste a été prise pour thème par Gérard de Nerval (La Bohème
galante), Henry Murger (Scènes de la vie de bohème, 1848). Un opéra
célèbre a été tiré par Puccini du récit de Murger (1896). Certains
éditeurs corrigent Rimbaud. D'autres
éditeurs, comme Pierre Brunel (édition Rimbaud de La
Pochothèque), adoptent l'accent circonflexe dans le titre du poème, tout
en reconnaissant que "l'accent sur Boheme reste douteux dans
le manuscrit" (page 791). 
vin de vigueur
: vin qui redonne de la vigueur, qui régénère. L'expression, chez
Rimbaud, évoque un philtre aux pouvoirs magiques. On se souvient du vers
du Bateau ivre : "Million d'oiseaux d'or, ô future
Vigueur!" 
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Interprétations |
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La mention "op.
cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.
fantaisie
:
Michel Décaudin a consacré une étude
particulière à la notion de "fantaisie" chez Rimbaud. Il cite
d'abord diverses définitions de dictionnaires du XIX° siècle dont
celle-ci : "Fantaisie, se dit aussi, surtout en termes de Peinture et
de Musique, des ouvrages où l'on suit plutôt les caprices de son
imagination que les règles de l'art, mais sans abandonner tout à fait
ces dernières" (8° sens, dans le Dictionnaire de l'Académie,
édition de 1879). Michel Décaudin note l'usage croissant du mot
"fantaisie" dans le domaine de la théorie esthétique, au
milieu du XIX° siècle, notamment chez Baudelaire. La notion est
utilisée par ce dernier, dans ses Salons, pour caractériser une
catégorie d'œuvres d'art où dominent la recherche de la singularité,
le recours au merveilleux, voire au fantastique, au risque de négliger la
fidélité à la nature et la régularité de la forme. Le sous-titre de Ma
Bohème lui paraît conforme à cet usage du mot
"fantaisie".
Il écrit : "Ma Bohême est, on le
sait, désigné comme une "Fantaisie". Cette particularité est
d'autant plus curieuse que ce sonnet termine non seulement le manuscrit
établi à Douai, mais, dans ce manuscrit, une suite de sonnets tous
écrits en octobre, ou du moins datés d'octobre, qui évoquent sa
traversée de la Belgique pour rejoindre Douai. Or cet ensemble est
caractérisé
par une appropriation du réel familier par la poésie, où
s'ébauche une technique impressionniste avant la lettre [...]. Nous
sommes en présence d'une poésie du concret, des choses, comme
dira plus tard Verlaine à propos de ses propres recherches, à laquelle
s'oppose l'évasion de Ma Bohème. Le sous-titre - qu'on dirait
plutôt un sur-titre - de "Fantaisie", n'est-il pas destiné à
souligner ce qui fait la différence de ce dernier sonnet? Les
précédents étaient des choses vues,
ou voulues telles (ce qui est sans importance pour le lecteur), une série
de cartes postales; celui-ci nous entraîne dans un monde imaginaire [...]
Il ne s'affranchit certes pas des règles formelles dans ce sonnet
irréprochable (mais qui ne respecte pas la règle des quatre rimes : il
n'est pas le seul à l'époque), mais n'y joue-t-il pas de ruptures dans
le vocabulaire et les images, n'y associe-t-il pas un réel vulgaire aux
plus idéales aspirations [...]?" (op. cit. p.117).
Pierre Brunel (op. cit. p. 56) apporte les
éléments suivants : "[Fantaisie] était déjà le titre d'un
célèbre poème de Nerval, une odelette où l'air Louis XIII suscitait un
paysage de prédilection, un château d'autrefois au pays de l'enfance,
une dame à la fenêtre. Dans le langage du XIX° siècle, le mot n'a pas
seulement la nuance désinvolte que nous lui prêtons aujourd'hui. Il est
lié à la Phantasie, et même au fantastique. Il existe une
correspondance, dans le poème de Rimbaud, entre le sous-titre et le mot
qui se trouve à la rime du vers 12. Envahi par les "ombres
fantastiques" de la nuit, le paysage de fantaisie, le pays de Bohême
s'est empli de mystère".
féal
:
"Le féal est celui qui reste fidèle à
quelqu'un, explique Suzanne Bernard dans une note de son édition
(Classiques Garnier, 1961, p.384). C'est un vieux mot qui était usité
dans les lettres royales : Bayard, Duguesclin, sont appelés de
"féaux chevaliers".
"Ce terme appartient au langage médiéval.
Il avait été utilisé dans la poésie courtoise, puis dans la poésie
"troubadour" des premières heures du romantisme" Jean-Luc
Steinmentz (GF, Poésies, page 242).
"Dés le vers 3, commente Thierry
Méranger, op. cit. p.13, l'invocation à la Muse s'accompagne d'une
allusion au Moyen Âge. Ce recours délibéré à l'anachronisme peut
être considéré comme une forme d'auto-dérision. Une telle mise à
distance traduit un refus de l'emphase [...]" 
que d'amours splendides j'ai rêvées !
:
" Faut-il voir dans le souvenir encore
étonné de ces "amours splendides", mais rêvées, l'aveu que
les amours précédemment évoquées dans le recueil n'étaient
qu'imaginaires? Un poème , Rêvé pour l'hiver, le disait assez
clairement, rendant inutile toute anecdote sur les amourettes
réelles" Pierre Brunel, op. cit. p.57. 
Petit-Poucet
:
"L'habile transposition du conte accentue le
motif de l'enfant pauvre, commente Pierre Brunel (op. cit. p.58),
mais surtout elle invite à chercher un sens nouveau à l'itinéraire. Ce
parcours balisé par les cailloux blancs du Petit-Poucet ou par les rimes
du bohémien-poète doit aller quelque part et doit permettre de revenir
quelque part. De chemin de hasard, il devient celui d'une quête
informulée. Pour Yves Bonnefoy, cette quête est celle de la
"vraie vie" et il demande :
"Celui que ses
parents ont voulu perdre, mais dont l'énergie a su reconquérir
le pouvoir d'aller, le courage d'espérer, approche-t-il de la
véritable demeure, du château au -delà des imparfaites
saisons?" Rimbaud par lui-même, p.33. |
Cette vraie vie, il l'a trouvée, perdue et
aspire à la retrouver : c'est la maison de Douai où il a pu commencer
son recueil, c'est la route de Charleroi où il crée en toute liberté.
" [...]
"Yves Bonnefoy a eu raison de mettre en
valeur ce qu'ont d'exceptionnel les poèmes du second des Cahiers de
Douai :
"Il révèle
qu'Arthur Rimbaud a écrit sur les routes ardennaises et dans
l'élan de l'espoir, ses poèmes les plus limpides, les plus
heureusement libres, les plus librement enfantins" Rimbaud
par lui-même, p.33.  |
j'égrenais dans ma course
/
Des rimes. :
"Ma Bohème, commente Thierry Méranger,
op. cit. p.13 lie indissolublement vagabondage et poésie. Les vers 6 et
7, avec le rejet spectaculaire qui met en valeur "Des rimes",
représentent à cet égard une clef. La métaphore est doublement
révélatrice : la marche est en soi une entreprise poétique et la
poésie est elle-même une course balisée par les rimes (comme les
cailloux du conte, elles permettent de se retrouver chez soi). Plusieurs
commentateurs (Marc Ascione, Alain Borer ...) ont fait
remarquer que, par un jeu métalinguistique, il était permis de les
écouter à travers un emploi subtil et continu de répétitions,
d'allitérations et de rimes internes [...] ."
En effet, les jeux d'échos phonétiques sont
nombreux en dehors des rimes, on peut essayer d'en dresser un tableau
(probablement incomplet) :
v.1 |
allais les : /lè/ + /lé/ ; les poings
dans les poches : /p/ + /p/ |
v.2 |
paletot aussi : /to/ + /to/ |
v.3 |
et j'étais : /é/ + /é/ +
/è/ |
v.4 |
là là :
/la/ + /la/ ; j'ai rêvées
: /è/ + /è/ + /é/ |
v.5 |
unique culotte : /k/ + /k/ |
v.6 |
Petit-Poucet : /p/ + /p/ |
v.8 |
doux frou-frou :
/ou/ +
/frou/ + /frou/ |
v.10 |
soirs de septembre : /s/ + /s/ |
v.11 |
vin de vigueur : /v/ + /v/ |
v.10- v.12 |
où ... où
: /ou/ + /ou/ |
v.14 |
mes souliers blessés : /é/ +
/é/ + /é/ + /é/; un pied près : /p-é/ + /p-è/
 |
à la
Grande Ourse :
"C'est à dire qu'il couchait à la belle
étoile. Mérat, dont Rimbaud parlera admirativement dans sa lettre du 15
mai 1871, avait écrit dans ses Chimères (1866) un poème sur L'Hostellerie
de la belle étoile. On notera la manière originale dont Rimbaud
renouvelle l'expression." Suzanne Bernard dans une note de son édition
(Classiques Garnier, 1961, p.384). "C'est une variante plaisante de
l'expression habituelle : dormir à la belle étoile, commente Pierre
Brunel (op. cit. p.59); c'est aussi la parodie de ces enseignes
animales si fréquentes dans les pays de l'Est et du Nord, et en
particulier les auberges "à l'ours" ou "aux ours",
"Bären"). 
Mes
étoiles :
"L'addition des formes pronominales et des
adjectifs possessifs permet d'atteindre le total remarquable de dix-neuf occurrences" [dans l'ensemble du texte] [...] La liste des substantifs
déterminés par les adjectifs de la première personne est très révélatrice de l'étendue des possessions du poète, véritable
souverain de cet espace de Fantaisie : il s'agit d'abord de ses vêtements
[...], puis de son vagabondage [...], et enfin des éléments du corps
[...]. A cela s'ajoute la possession des étoiles (vers 8) qui étend le
royaume du poète à l'infini du cosmos. Le dénuement du voyageur aux poches
crevées, au paletot [...] idéal et aux souliers blessés s'est
ainsi transformé, comme dans les contes de fées, en véritable
richesse. " Thierry Méranger, op. cit. p.13. 
frou-frou
:
"Onomatopée dont on se sert pour exprimer
le froissement des feuilles, des étoffes, etc... : le frou-frou d'une
robe de soie" (Larousse universel)
"C'est le ciel qui devient un abri
protecteur, glose Marie-Paule Berranger, op. cit. p.62, vaste jupon
maternel au bruissement rassurant".
"Le frou-frou des étoiles, écrit Jean-Luc
Steinmetz dans une note de son édition (GF, Poésies, page
242), reprend, sur un mode familier, la croyance qu'avaient les Anciens
dans l'harmonie des sphères. Le mot étoiles vaut ici également
comme étoiles de ballet, danseuses étoiles (Rimbaud le réutilisera en
ce sens au vers 35 de Mes petites amoureuses). 
Et je les écoutais :
"Déjà dans Ophélie, rappelle Suzanne
Bernard (note de son édition Classiques Garnier, 1961, p.384),
Rimbaud parlait du "chant mystérieux" qui "tombe des
astres".
Marie-Paule Berranger note de son côté :
" On peut certes rappeler les vers de Banville qui, eux-mêmes,
relèvent d'une topique contemporaine :
"Et j'entendis le chant
merveilleux des étoiles" (Le Festin des Dieux, VII, 211)
ou :
"J"ai longtemps
écouté le bruit qui vient des cieux / D'où sans cesse le chant des
étoiles s'élance "
(La Cithare, VI, 62)
à condition de souligner leur
lyrisme pompier à côté de la fraîcheur de la formulation rimbaldienne
où le "doux frou-frou" vient opportunément désacraliser le
style hugolien - nuance soulignée par le possessif "Mes étoiles"."
Il vaut la peine de citer ici, bien que cela nous
entraîne loin du passage commenté, l'appréciation portée par
Marie-Paule Berranger sur la dette rimbaldienne à l'égard de Banville
dans l'ensemble du poème : "Il n'est pas jusqu'à la rime cocasse
fantastiques/élastiques qui ne figure dans les Odes funambulesques de
Banville" [...] De même "culotte, paletot, jupons qui marchent
à grand frou-frou, rosée, vin des sens, lyre, féal et idéal,
blessure/chaussure (ou ici "souliers blessés") reviennent
identiques ou à peine déformés [...] "
Il est donc certain que Rimbaud "réécrit"
du Banville dans ce que certains voudront appeler parodie, d'autres
pastiches. Rimbaud lui-même, à la fin de sa vie, ne présentait-il pas
ses oeuvres comme des "rinçures" ! C'est à dire des plagiats
(voir Émilie Noulet, Le Premier visage de Rimbaud, p. 247)!
Mais on peut aussi estimer, avec Marie-Paule Berranger, que la présence
avérée de nombreux emprunts à d'autres poètes dans le texte de Rimbaud
"laisse entier le mystère de son génie : un paramètre de plus est
à prendre en compte dans ce tissage fantastique que constitue chacun de
ses textes. La réécriture d'un texte antérieur a pu donner l'impulsion
- reste, entre plusieurs expressions possibles, le miracle de la densité,
de la condensation, des alliances de mots d'une rapidité, d'une énergie
inouïes - l'intention parodique, ici comme souvent, ajoute au mystère
encore plus qu'elle ne l'élucide" (op. cit. p. 67, 64-65, et 70-71).

Ces bons soirs de septembre :
" Ces bons soirs de septembre"
semble une allusion assez précise à la première fugue d'Arthur, le 29
août" dit Suzanne Bernard, dans une note de son édition
(Classiques Garnier, 1961, p.384). Point de vue contesté par la plupart
des spécialistes actuels qui considèrent comme démontré que les
sonnets du second "cahier" de Douai (en réalité, liasse de
manuscrits, comme l'a établi Steve Murphy), parmi lesquels se
trouvait Ma Bohême, ont été écrits en octobre 1871, au cours du
voyage en Belgique ou lors du second séjour de Rimbaud chez les
demoiselles Gindre, tantes de Georges Izambard. "L'allusion aux bons
soirs de septembre au vers 10, écrit Pierre Brunel (op. cit.
p.55), peut être une commodité métrique et n'a pas nécessairement à
être considérée comme un élément de datation". 
Comme des lyres, je tirais les élastiques / De mes souliers
blessés, un pied près de mon coeur ! :
"Rimbaud, comme au jeu de la statue, prend
la pose d'une célèbre sculpture : le voici en Cupidon, blessé, courbé
sur son talon pour arracher une épine. Ma Bohême dresse ainsi la
statue de l'Enfant-Poète, Amour fugueur au bord des chemins qui reste
gracieux dans la souffrance. Déjà, cette référence suggère que l'art
joue avec la souffrance et s'en nourrit". Marie-Paule Berranger,
op. cit. p. 63.
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Commentaire |
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En
Septembre et Octobre 1870, Arthur Rimbaud trouve refuge à Douai chez son
professeur de lettres Georges Izambard, à l'issue d'une fugue. Là,
il recopie avec application ses poèmes récents, dans l'espoir de les
faire publier. Le poème d'Arthur Rimbaud intitulé "Ma Bohême"
fait partie de ce projet de recueil inabouti.
C'est
un sonnet, qui évoque les fugues du poète. Rimbaud y peint son
autoportrait en coureur de chemins, ivre d'espace et de liberté. La
nature, image féminine et fantastique, l'accueille et le protège comme
une mère. Son bonheur, c'est la poésie. Et nous verrons qu'on peut aussi
lire ce sonnet comme un petit manifeste théorique de Rimbaud sur sa
conception de la poésie, une sorte d'art poétique.
__________
I
- Autoportrait de l'artiste en coureur de chemins
Si l'on compare ce poème
à d'autres textes du deuxième cahier de Douai qui relatent les fugues de
l'été 70, on remarque une différence : ici, pas de "choses
vues", pas de rencontre comme dans "Le cabaret vert" ou
dans "La Maline". Rimbaud est lui-même au centre du poème. La
première personne est omniprésente (8 fois "je"; 8 fois
l'adjectif possessif mon, ma ou mes). Il se décrit : ses sensations, ses
vêtements, l'une de ses attitudes à la fin du poème (quand il se peint
"assis au bord des routes", affairé autour de ses
"souliers blessés").
- Un pauvre vagabond : Rimbaud
se plaît à se décrire comme un pauvre vagabond. Ses vêtements sont élimés
(son "paletot" était si usé qu'il n'était plus qu'une
"idée" de paletot (vers 2)). Ses poches sont "crevées"
(v.1). Son pantalon est troué (v.5). Ses souliers sont abîmés par la
marche (v.14). La comparaison avec le Petit Poucet (vers 6) suggère
l'errance. Le vers 7 indique qu'il dort à la belle étoile. On peut se
demander dans quelle mesure cet autoportrait est réaliste; dans quelle
mesure nous n'assistons pas à la construction d'un mythe, où Rimbaud le
fils de famille se métamorphose en un pauvre orphelin semblable aux personnages du poème
"Les effarés".
- Un adolescent révolté, ivre d'espace et de liberté :
Mais
si le poète s’est fait vagabond, c’est surtout parce qu’il est en
quête d’espace et de liberté. C’est la révolte qui jette le jeune
homme sur les routes, comme le suggère son attitude crispée au premier
vers du poème : « les poings » dans ses « poches
crevées ». Les longues marches dans la campagne sont évoquées par
la répétition du verbe aller en début de vers : « Je m’en
allais » (v.1); « j’allais sous le ciel »
(v.3) ; par l’utilisation du mot « course » (v.6) qui
indique une marche rapide, de longs itinéraires. Il se décrit
« assis au bord des routes ». Le pluriel
« routes » est significatif : il en a parcouru beaucoup.
Notons encore l’emploi de l’imparfait, temps de la
répétition ou de l’habitude : « je m’en allais »,
« j’égrenais », « je les écoutais »,
« je sentais ». Les actions mentionnées se sont donc
renouvelées à plusieurs reprises. Il s’agit probablement de la fugue
de l’automne 70 (« ces bons soirs de septembre », v.10) qui
a duré en effet plusieurs semaines et conduit Rimbaud de Charleville à
Bruxelles et de Bruxelles à Douai. C’est aussi l’espace céleste qui
s’ouvre devant le voyageur. L’idée est mentionnée à plusieurs
reprises : le jour il marche « sous le ciel » (v.3), la
nuit il dort à la belle étoile, en contemplant « la grande
ourse » (v.8), les « étoiles » (v.9). Le crépuscule allonge
les ombres qui deviennent « fantastiques » (v.12). Cet immense
horizon qui s’offre à lui est synonyme de liberté. La destination du
voyage n’est pas précisée. On marche dans le seul but de marcher. Ceci
nous renvoie au sens du titre : « Ma Bohème ». Le mot
« bohème » a un double sens : il désigne la vie
insouciante et libre, celle des artistes par exemple, mais il désigne
aussi la vie nomade, la vie errante des bohémiens. Par l’adjectif
possessif « ma », Rimbaud semble opposer sa conception de la
vie libre à la bohème sédentaire et urbaine des artistes parisiens. Sa
bohème à lui, c’est la nature.
-
Un orphelin cherchant protection et amour auprès de la nature : La nature
est présentée ici comme une puissance protectrice et nourricière. Deux
comparaisons le démontrent : la Grande Ourse comparée à une
"auberge" (v.7), la rosée du matin comparée à un "vin de
vigueur" (v.11), c'est à dire à une nourriture spirituelle où le
narrateur puise sa force, où il se régénère. La nature est
bienveillante : noter l'usage de l'adjectif
"bon" dans "ces bons soirs de septembre"
(v.10), l'adjectif "doux" au vers 8 . Le rapport du poète
et de la nature ressemble à une relation amoureuse. L'adolescent parle de
la nature comme si elle était pour lui tout seul, comme si elle lui
appartenait. Noter l'usage des adjectifs possessifs : "Mes étoiles"
(v.8); "Mon auberge était à la grande ourse" (v.7). Le poète
est doté de pouvoirs magiques, il perçoit ce que l'homme ordinaire ne
peut percevoir, le "doux frou-frou" des étoiles
("Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou" v.8). Le
Larousse définit ce mot "frou-frou" comme le "léger bruit
que produit le froissement des étoffes, des feuilles" ou encore un
"ornement de tissu d'un vêtement féminin". La connotation
musicale et féminine est donc sensible. S'agit-il de la "musique des
sphères" (image traditionnelle depuis la Renaissance pour exprimer
l'impeccable fonctionnement de l'ordre cosmique) ? d'un froissement de
robes dans le ciel? d'une berceuse? Cette métaphore suggestive est à
rapprocher de la présence dans le poème d'un champ lexical de l'amour :
"Oh!là là! que d'amours splendides j'ai rêvées!" (v.4), le
mot "cœur" (v.14), la présentation du poète comme un
chevalier servant ("féal", v.3) de la Muse. Le bonheur trouvé
dans la nature est donc une réponse à un "rêve" d'amour, à
un besoin d'amour. Enfin, la comparaison entre le poète et le Petit
Poucet suggère l'idée de l'enfant abandonné à la recherche d'une mère
de substitution qu'il trouve dans la nature.
Mais
ce sont ses "rimes", équivalent rimbaldien des petits cailloux
blancs du conte, qui lui ouvrent la voie du salut (vers 6-7). C'est avant
tout dans la Poésie, par la poésie, que Rimbaud pense trouver le chemin
du bonheur et de la liberté. L'analyse du texte ne serait pas complète
si nous négligions cet aspect de son message. Arthur Rimbaud, vagabond et
poète : voilà l'image que l'auteur s'attache à peindre de lui-même.
II
– Un art poétique :
L'idéal poétique : Le
vers 3 compare l'adolescent en fugue à un chevalier servant ("féal",
qui rime avec "idéal") courant l'aventure au service de sa
"Muse", symbole de la poésie. Les rêves d'amour
du vers suivant : "Oh! là là! que d'amours splendides j'ai rêvées!"
peuvent donc être interprétés comme des rêves d'ambition littéraire.
Rimbaud court les chemins pour y chercher l'inspiration poétique.
Lorsqu'il s'arrête au bord de la route, c'est pour écrire : "j'égrenais
dans ma course / des rimes" (v.6-7). L'errance, la pauvreté,
apparaissent dès lors dans le second tercet comme une épreuve
initiatique ouvrant au jeune poète la possibilité d'une idylle avec la
muse : dans un paysage rendu "fantastique" par la tombée de la
nuit ("au milieu des ombres"), Rimbaud se décrit à nouveau
"rimant". Les lacets de ses souliers (les "élastiques")
se transforment magiquement en cordes de la lyre, autre symbole de la poésie, de la même façon que les citrouilles se
transforment en carrosses dans les contes de fées.
- une "fantaisie" : Rimbaud a donné comme sous-titre à son poème le nom
"fantaisie". Ce mot désigne traditionnellement dans le
vocabulaire de l'art une œuvre suivant "plutôt les caprices de
l'imagination que les règles de l'art" (dictionnaire de l'Académie,
1879). Rimbaud nous donne avec ce mot une indication de registre, facile
à justifier. "Ma Bohême" est bien une fantaisie, d'abord par
son thème : l'errance insouciante et inspirée d'un jeune poète, la
métamorphose "fantastique" (v.12) (les deux mots sont de la
même famille) que l'imagination du poète impose au paysage ("ombres
fantastiques"; "doux frou-frou" des étoiles). C'est aussi
une fantaisie sur le plan de l'écriture poétique : par sa façon très
libre de respecter les règles du sonnet, par le rythme capricieux qui
chahute l'alexandrin, par son vocabulaire familier, ses images insolites,
ses rimes cocasses.
- un sonnet désinvolte : Rimbaud a
choisi pour son poème la forme du sonnet, l'une des plus contraignantes
de la poésie française. Mais il n'en respecte pas toutes les règles. La
composition strophique est régulière (deux quatrains suivis de deux
tercets), mais la tradition veut que les quatrains et les tercets
constituent deux blocs en opposition sur le plan du sens. Ici, au
contraire, la dernière phrase du second quatrain enjambe sur le premier
tercet : une seule phrase du vers 7 au vers 14 (le manuscrit de Rimbaud
reproduit dans les Classiques Hachette n°100 ne porte pas de point à la
fin du vers 8; du point de vue du sens, le premier tercet prolonge bien
l'idée du second quatrain : le poète écoute le bruit soyeux des étoiles).
De même, pour les rimes des quatrains, Rimbaud respecte bien
l'organisation en rimes embrassées mais il n'observe pas la règle de
versification qui impose un seul jeu de rimes pour les deux quatrains :
ici, il y en a deux ([vé/éal]; [ou/ours]). Enfin, tout sonnet est tendu
vers son dernier vers qui, ici, est des plus loufoques (voir infra).
- rythmes capricieux : Rimbaud s'ingénie
à briser la régularité de l'alexandrin; il évite dans plusieurs vers
de placer la coupe principale à l'hémistiche comme le veut la tradition
(cf. vers 1; 3; 4; 7; 12; 13). Les vers concernés présentent des profils
rythmiques dissymétriques : 1/11 (vers12); 3/6/3 (vers 4); 5/7 (vers 13).
Les glissements fréquents d'un vers sur l'autre (rejets des vers 6-7,
10-11; enjambement des vers 13-14) permettent de mettre en relief des
mots-clés ("des rimes" vers 7 ) et créent des accélérations
inattendues. Ces inégalités conviennent à l'expression de la fantaisie,
de l'errance sans but au hasard des chemins. Elles rapprochent le débit
du poème de celui de la prose et contribuent par là au ton désinvolte
du texte.
- rimes insolites et jeux phonétiques :
Rimbaud donne aussi l'impression de s'amuser beaucoup avec les mots. Par
exemple dans la rime "fantastique/ élastique" ou dans la
multiplication des rimes en [ou] : trou / frou-frou; course / ourse:
gouttes /routes. Le froissement soyeux des étoiles est rendu par le
triple [ou] de "doux frou-frou". On ne jurerait pas que le
bizarre pluriel "des lyres" ne soit pas là pour qu'on comprenne
"délires". Quant au mot "pied" dans "Un pied
prés de mon cœur", comment faut-il l'interpréter. Comme l'organe
de la marche ou comme l'unité de mesure du vers ? Et le hiatus de
"paletot aussi" … Il eût été si facile de le supprimer
qu'on doit le considérer comme une laideur volontaire.
- le mélange du noble et du familier :
Une autre caractéristique "fantaisiste" est le mélange
de motifs poétiques traditionnels, mieux : de véritables clichés
romantiques ("Muse, lyre, ciel, étoiles, féal, amours splendides…")
avec un vocabulaire franchement prosaïque : culotte, large trou, poches
crevées, paletot, élastiques, Oh ! là là!". Ce mélange répond
à un but parodique. Il s'agit pour Rimbaud d'affirmer son refus de la
"vieillerie poétique" (comme il dit dans Une
saison en enfer), d'ironiser sur lui-même, d'éviter un trop facile
pathos. Ce mélange du noble et du familier culmine avec le dernier vers
du poème : "de mes souliers blessés, un pied contre mon cœur".
- images insolites : Notons
pour terminer le goût pour les images hardies, celles qui associent des
registres différents : comparaison des "élastiques" avec des
"lyres"; celles qui associent le concret à l'abstrait : "égrener
des rimes"; "paletot idéal".
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Ma
Bohême occupe une place à part dans les premières poésies de
Rimbaud. Placé en conclusion du second "Cahier de Douai", il
semble destiné par l'auteur à construire son propre mythe et à
illustrer son programme poétique. L'auteur s'y peint comme un troubadour
en guenilles, un poète-vagabond, un "clochard céleste" selon
l'expression de Jack Kerouac, auteur américain de la « Beat
Generation ».
Il ébauche en peu de mots toute une thématique que l'on retrouve dans l'œuvre
entière : l'attrait du voyage, la pauvreté, la révolte, l'enfance, le
conte, la mère-nature, l'amour, la poésie. Il expose une volonté de
tordre un peu le cou aux vieilles règles de la poésie : il brise le
rythme de l'alexandrin (bientôt, il n'en voudra plus du tout); il pousse
la poésie aux limites de la prose (bientôt, il ne voudra plus écrire
que de la prose); il refuse de se prendre trop au sérieux, joue avec les
mots, parodie, casse les élans lyriques par une pirouette
d'autodérision, un trait de langage oral ou un terme familier qui fait
couac. C'est un manifeste pour une poésie nouvelle et iconoclaste.
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Bibliographie |
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Le Sacré-cœur volé du poète, par
Steve Murphy, dans Lectures de Rimbaud, Revue de l'Université de
Bruxelles, édition André Guyaux, 1982 / 1 |
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Lecture de Ma Bohème, par P.S. Hambly,
dans Parade sauvage, Bulletin. |
|
Rimbaud. Projets et réalisations,
par Pierre Brunel, pages 55-60, 1983. |
|
"Fantaisie" chez Rimbaud, par
Michel Décaudin, dans Minute d'éveil, Rimbaud maintenant, SEDES,
pages 115-119, 1984. |
 |
Ma Bohème, par Marie-Paule
Berranger, dans 12 poèmes de Rimbaud analysés et commentés,
Marabout, pages 58-71, 1993. |
|
Ma Bohème, dans Rimbaud, Oeuvres
poétiques et lettres choisies, Dossier du professeur, par Thierry
Méranger,
pages 12-13, Hachette, 1998 .
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L'art de Rimbaud, par Michel
Murat, pages 180-183 (sur le dialogue avec Banville dans Ma
Bohême), José Corti, 2002.
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Nous
indiquons par un "smiley"
ce qui nous paraît devoir
être consulté en priorité pour l'étude
d'un texte donné, toute idée de "palmarès" mise à part.
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