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Exercices sur les variantes

 
 

À la musique | Les Effarés | Synthèse | Lire les poèmes

 

 

 

LEÇON

 

QU'EST-CE QU'UNE VARIANTE ?

 

     Les écrivains corrigent souvent leurs textes : au brouillon, avant de les publier ; ou d’une publication à l’autre  car il arrive parfois qu’une œuvre connaisse plusieurs éditions successives. Ce phénomène explique l’existence de « variantes », c’est à dire de plusieurs états différents d’un même texte. Les éditions de référence présentent généralement dans ce cas la dernière version corrigée par l’auteur.

     Brouillons et variantes sont un témoignage du travail de l’écriture, une trace des choix opérés par l’écrivain au cours de la création. Il est donc intéressant de les étudier.

     Rimbaud n’a pas publié ses poèmes, sauf quelques uns dans des revues. Par contre, il en insérait volontiers dans ses lettres adressées à des poètes connus comme Théodore de Banville et Paul Verlaine. Ou bien il en confiait à des amis comme Izambard, Demeny pour recueillir leur avis ou pour qu'ils favorisent une éventuelle édition. Longtemps parfois après que Rimbaud eut cessé d’écrire, on a retrouvé des poèmes recopiés par lui ou par ses amis. C’est ainsi que nous possédons plusieurs copies manuscrites de certains textes présentant des différences notables.

      En voici deux exemples pour « À la musique » et « Les Effarés ». 

 

 

 

EXERCICE 1 : À LA MUSIQUE

 

 

Dans la colonne de droite, vous trouverez la version du poème « À la musique » contenue par le « Recueil Demeny », version copiée à Douai en Octobre 1870 (L.P., p.118). Dans l’édition du Livre de Poche, p.77, vous trouverez une version antérieure datant de Juillet 70 qui était entre les mains de Georges Izambard. 

  • Notez dans la colonne de gauche les variantes que vous observez. La note 3 de la page 78 vous signale une autre variante très intéressante, que vous reporterez aussi dans votre tableau. 

  • Étudiez les corrections apportées par l’auteur : que recherche Rimbaud dans les modifications qui vous paraissent les plus significatives ?

 

 

 

Copie Izambard (Juillet 70)

 

 

Copie Demeny (Octobre 70)

 

 

À LA MUSIQUE

 

Place de la Gare, à Charleville.

 

Sur la place taillée en mesquines pelouses,

Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,

Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs

Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

 

L'orchestre militaire, au milieu du jardin,

Balance ses schakos dans la Valse des fifres:

Autour, aux premiers rangs, parade le gandin;

Le notaire pend à ses breloques à chiffres :

 

Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs

Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames

Auprès desquelles vont, officieux cornacs,

Celles dont les volants ont des airs de réclames;

 

Sur les bancs verts, des clubs d'épiciers retraités

Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,

Fort sérieusement discutent les traités,

Puis prisent en argent, et reprennent : « En somme!...

 

Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins,

Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,

Savoure son onnaing d'où le tabac par brins

Déborde vous savez, c'est de la contrebande;

 

Le long des gazons verts ricanent les voyous;

Et, rendus amoureux par le chant des trombones,

Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious

Caressent les bébés pour enjôler les bonnes...

 

Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,

Sous les marronniers verts les alertes fillettes :

Elles le savent bien; et tournent en riant,

Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes.

 

Je ne dis pas un mot : je regarde toujours

La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles:

Je suis, sous le corsage et les frêles atours,

Le dos divin après la courbe des épaules.

 

J'ai bientôt déniché la bottine, le bas...

Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.

Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas...

Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres...

 

 

 

 

Correction 

 

Que recherche Rimbaud dans les modifications qui vous paraissent les plus significatives ?

 

 

1) Correction des maladresses d'expression de la version Izambard 

- Suppression d'une répétition inutile : "tous les jeudis" (titre)

- Correction d'une syntaxe douteuse : "traînant" (v.10)

- Suppression d'une tournure jugée banale : "On voit" (v.7)

- Suppression d'une tournure jugée trop soutenue, ou faussement poétique : "verts marronniers" (v.26)

- Correction d'un mot jugé impropre et ambigu : "rondeur" (v.32)

 

2) Amplification des effets satiriques recherchés par l'auteur 

- introduction d'une expression métaphorique soulignant la réification des bourgeois (v.8)

- introduction de nouveaux objets dans la description des bourgeois : "boutons clairs", "onnaing" (v.18-19)

- introduction de discours rapportés suggérant la prétention bourgeoise (v.15, v.19)

- introduction d'un verbe plus expressif pour développer le thème de l'embonpoint : "épatant" (v.17)

- ajout d'un effet de rejet ironisant sur le luxe ostentatoire des bourgeois : "déborde" (v.20)

 

3) Modification d'effets de sens jugés contestables 

- suppression d'un trait anti-militariste : orchestre guerrier (v.5) ; suppression d'une ironie concernant la rivalité franco-allemande : "La musique française et la pipe allemande" (v.20). C'est qu'entre juillet et octobre 1870, la situation politique a changé du tout au tout : l'Empire a perdu la guerre, la République a été proclamée le 4 septembre, l'opposition de gauche anti-bonapartiste est passée d'une position défaitiste à une position patriotique (défense de la République contre Bismarck, soupçonné de vouloir restaurer la Monarchie ou l'Empire). Cette nouvelle donne politique explique sans doute que Rimbaud veuille gommer en octobre les sarcasmes anti-bellicistes de la version de juillet.  

- suppression du dernier vers dont la sensualité agressive avait déplu à Izambard et remplacement par une formule plus romantique qui embellit quelque peu l'image du narrateur.

 

 

 

 

 

EXERCICE 2 : LES EFFARÉS

 

 

Vous trouverez dans la colonne de gauche le texte du poème « Les effarés » copié par Rimbaud le 20 Septembre 1870 pour Demeny, à Douai (LP p.110). Puis dans les autres colonnes deux copies ultérieures présentant des variantes : la première, de Juin 1871, a été faite par Rimbaud pour son ami Jean Aicard ; la seconde est de la main de Paul Verlaine. Étudiez ces variantes : quelles intentions traduisent-elles ?

 

 
Copie Demeny 
(20 sept.70)
Copie Aicard 
(juin 1871)
Copie Verlaine 
(ultérieure)

LES EFFARÉS

   

Noirs dans la neige et dans la brume,

Au grand soupirail qui s'allume,

        Leurs culs en rond

 



 

À genoux, cinq petits,  misère!

Regardent le boulanger faire

        Le lourd pain blond...


  Regardent le Boulanger faire

Ils voient le fort bras blanc qui tourne

La pâte grise, et qui l'enfourne

        Dans un trou clair.




 

Ils écoutent le bon pain cuire.

Le boulanger au gras sourire

        Chante un vieil air.


 
Grogne un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge,

Au souffle du soupirail rouge,

Chaud comme un sein.


   

Et quand pendant que minuit sonne,

Façonné, pétillant et jaune,

        On sort le pain ;

 

Quand pour quelque médianoche*
Plein de dorures de brioche
Quand pour quelque médianoche
Façonné comme une brioche

Quand, sous les poutres enfumées,

Chantent les croûtes parfumées,

        Et les grillons,

 

   

Quand ce trou chaud souffle la vie ;

Ils ont leur âme si ravie

        Sous leurs haillons,

 

Que ce trou chaud souffle la vie Que ce trou chaud souffle la vie

Ils se ressentent si bien vivre,

Les pauvres petits pleins de givre

        Qu'ils sont là, tous,

 

 
Les pauvres Jésus pleins de givre

Collant leurs petits museaux roses

Au grillage, chantant des choses,

        Entre les trous, 

 


Au treillage, et disant des choses

Au treillage, grognant des choses

Mais bien bas, comme une prière ...

Repliés vers cette lumière

        Du ciel rouvert,

 

Des chuchotements de prière; Tout bêtes, faisant leurs prières
Et repliés vers ces lumières

Si fort, qu'ils crèvent leur culotte,

 Et que leur lange blanc tremblote

        Au vent d'hiver ...

 

 


Et que leur chemise tremblote

 

*médianoche: réveillon.

 

 

 

 

EXERCICE VARIANTES : SYNTHÈSE

 

 

 

L’analyse des corrections apportées par Rimbaud à ses deux poèmes « Les Effarés » et « À la musique » fait apparaître les préoccupations suivantes :

 

1)  Le remplacement d’un terme courant ou d’une façon de dire banale par des termes plus rares et pittoresques :

 

Grillage > treillage

Quand minuit sonne  > Quand pour quelque médianoche

Les pauvres petits pleins de givre  > Les pauvres Jésus pleins de givre

Savoure, s’abîmant dans des songes divins >  Savoure son onnaing d’où le tabac par brins

 

2)  Le remplacement d’un terme courant par un terme plus expressif et imagé :

 

Chante un vieil air  > Grogne un vieil air

Chantant des choses  > grognant des choses

Mais bien bas, - comme une prière >  tout bêtes, faisant leurs prières

Chacun rayant le sol avec sa canne  > Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme

Étalant sur un banc  > Épatant sur son banc .

 

 

3)  Le remplacement d’un rythme monotone ou d’une syntaxe académique par un rythme heurté, une syntaxe segmentée :

 

Vers 7, 8,16, 18, 20 de « À la musique »

Dans les vers 16 et 20, outre l’effet de cassure rythmique, l’introduction de bribes de conversation correspond aussi à une recherche du pittoresque et de l’effet satirique.

 

Ces motifs de variantes sont les plus récurrents mais on peut repérer d’autres raisons :

 

4)  La recherche du mot juste : lange > chemise

5)  La recherche d’une métaphore à valeur satirique : Le notaire montrer ses breloques à chiffres  > Le notaire pend à ses breloques à chiffres

6)  Remplacement des adjectifs au sens vague et conventionnel par des groupes nominaux plus concrets : bienheureux > à boutons clairs ; divins > par brins

7)  La recherche d’une formulation plus élégante et de sonorités plus douces : dernier vers de « A la musique »

8)  Recherche de la rime riche : sonne-jaune > médianoche-brioche

9)  Suppression d’une assonance désagréable : Et quand pendant > Quand pour quelque

10) Modification d'effets de sens jugés contestables. 
Dans "À la musique", notamment :
- suppression de traits ironiques, anti-bellicistes, jugés malencontreux dans la situation politique nouvelle créée par la défaite de l'Empire et les menaces prussiennes sur la République du 4 septembre (v.5 et 20) ; 
- dans le dernier vers du poème, suppression d'une sensualité agressive jugée de mauvais goût par Izambard.