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Adrien Guitton, Une saison en enfer.
Crises et Testaments
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Extraits du texte du spectacle

 

       Un lieu désaffecté. Juste des tissus suspendus, une mélodie métallique, et des images projetées. Et aussi le souffle de quelqu’un qui est enchaîné au milieu de ça – le monde qu’il s’est construit entre réalité et projections. Cet homme, il ne sait pas pourquoi ni comment il est arrivé là. Mais par la parole, il va remonter le fil. Et par le cri, il va revendiquer une liberté à conquérir.  
 

     Sur le programme, on peut lire en guise de présentation le bref paragraphe précédent. Une saison en enfer. Crises et Testaments a été donné à Toulouse en 2023-2024 : « crises » est au pluriel, ainsi que « testaments ». Le metteur en scène en est l’unique acteur. C’est lui qui a rédigé les textes présentant et encadrant Une saison en enfer : notamment un « prologue » et un « interlude », dont on trouvera ici quelques extraits, reproduits avec l’autorisation de l’auteur.

     L'acteur parle sur l'avant-scène …

     
     Bonsoir,

     Je vous ai préparé un peu de lecture, en attendant qu'on commence. Ça, c'est pas du Rimbaud. Ça se voit. Ce sont des réflexions personnelles que j'ai eues pendant que je travaillais Une saison en enfer [...]
     Tout le monde est arrivé ?
     Je crois que c'est important de vous contextualiser l'enfer de Rimbaud avant d'y plonger [...]
 

     Ce « prologue » commence donc par une mise en situation de l’œuvre, généralement bien connue des familiers de ce site et dont on fera l’économie. Le dispositif scénique est constitué de voiles suspendus, savamment placés. Les créations vidéo de Marie Aubinière sont projetées comme sur un écran sur le principal de ces voiles, celui qui fait face à la salle. Le public est plongé dans l’univers sonore créé par Emeric Rakotondrahaja.
 

    

     Au moment de l'écriture d'Une saison en enfer, il est donc en pleine crise existentielle, il ne sait plus qui il est — en dépression on dirait peut-être aujourd'hui —, et je crois que ce texte est son testament littéraire. Il déverse tout là-dedans, il se cherche lui-même tout en écrivant. Et c'est ce qui est perturbant et génial dans ce voyage en enfer : il laisse parler toutes les voix qu'il a en lui et qui se contredisent. Et parfois c'est pas toujours simple. Alors je vous donnerai un seul conseil pour que votre traversée se passe bien : c'est une réplique du Partage de Midi de Paul Claudel, poète et ambassadeur au Japon :

Il ne faut pas comprendre, mon pauvre monsieur - ma pauvre madame, il faut perdre connaissance.

Maintenant que je vous ai dit tout ça, on va pouvoir commencer. Si vous voulez bien me suivre, c'est de l'autre côté que ça se passe.
 

     Adrien Guitton, sur l'avant-scène, parle de Rimbaud et parle de lui. Il parle de partir. Prendre « Une saison enfer » comme point de départ pour parler du départ, on pourrait même dire pour commencer à partir, tel est l’enjeu que l’auteur (né en 1992) semble s’être fixé dans ce travail théâtral. Tout en s’adressant aux spectateurs, il endosse son costume de scène, puis, passe derrière le voile. Selon le réglage de la lumière, le voile est ou n'est pas transparent. On voit l'homme ou on ne le voit pas. Quand il est visible et que la lumière est intense, c'est comme s'il était présent, derrière un très léger voilage, sur la scène. Dans le cas inverse sa silhouette apparaît floue et peut s'estomper jusqu'à disparaître. On entend sa voix mais sa voix enregistrée se superpose à sa voix présente. Il dit un texte qui est, généralement mais pas toujours, le texte d'Une saison en enfer, avec les voix multiples qui s'y croisent. Pendant qu’il parle, des motifs visuels apparaissent sur le voile faisant office d’écran. Généralement géométriques et abstraits, tantôt ils masquent l'acteur, tantôt ils se superposent à son image. Voir le trailer du spectacle réalisé par Marcos Riesco. Continûment, des  phrases s'inscrivent, comme celles qui sont reproduites en italique ci-dessous.  

  
      Mais je sais pas. Maintenant, il y a une part de moi qui trouve ça insignifiant. Creux. Qu'est-ce qu'il s'est passé pour que je perde ce désir et ce feu que j'avais dans
Le Départ ou L'Aile déchirée ? Est-ce que j'ai juste grandi et que je suis passé à autre chose ?
     Je l'ai revue. Tout de suite après, l'apparition des symptômes. Sortie de corps, tâches noires et violacées... L'angoisse. L'art est une bête qui ne vous lâche pas, une fois les crocs plantés. Et nous, victimes, on se vide petit à petit de notre sang en cherchant, hagard, un sens de l'autre côté de l'horizon. Je vois que mes malaises viennent de ne m'être pas figuré assez tôt que nous sommes à l'Occident. Les marais occidentaux ! [...]

     Cette nuit aussi, je me suis réveillé avec l'impression de ne plus pouvoir parler. Je bouge mon bras, je le sens, mais comme si ce n'était pas le mien. Angoisse de faire un AIT/AVC. Au réveil, fatigue, fatigue, fatigue. Je travaille pourtant assez régulièrement ; je fais de petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre. C'est bête et innocent. Ô innocence ! innocence ; innocence, innoc... fléau !
     Le cerveau qui disjoncte presque. La sensation de ne plus être dans son corps, de regarder le monde de l'intérieur de soi.
     Une protection mise en place par mon cerveau ? Ce feu, c'est quoi. Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Je est un autre. Non, le théâtre comme moyen parmi d'autres, pas comme seul et unique moyen. Pas comme moyen et fin.

     Je suis déjà parti en fait. 

 

     Adrien Guitton dit ensuite Une saison en enfer : la prose liminaire, « Mauvais sang » presque intégralement. De façon nettement plus lacunaire, « Nuit de l'enfer », « Vierge folle », où il met en exergue la phrase : « Après ça, resonge à ce que tu étais avant de me connaître ».
 

— La théologie est sérieuse, l'enfer est certainement en bas — et le, ciel en haut.


     Puis viennent l'« Interlude » que je reproduis ci-après et « Alchimie du verbe » où l'on se permet, outre les coupures, de ne respecter que très peu l'ordre des phrases. La recherche polyphonique y revêt des aspects nouveaux : « Loin des oiseaux... » est récité selon les règles de la déclamation baroque, ce qui ne convient pas mal du tout à une certaine préciosité, décelable dans le poème. Drôlerie garantie ! Quant à « L'Éternité », le poème est dit moitié en français, moitié en japonais dans la traduction de Yoshikazu Nakaji. La performance se termine avec un émouvant « Adieu », ponctué de la phrase : « Je suis déjà parti en fait ».

 

Interlude

 
     Je fais un petit interlude avant qu'on continue pour m'assurer que tout le monde va bien. Oui ? Ça va ? Vous avez réussi à perdre connaissance comme le conseille Claudel ? Bon, et maintenant, il faut que je vous avoue quelque chose. Si je mets en scène ce texte et que je prends les mots de Rimbaud, c'est parce que, comme lui, moi non plus. Je sais pas trop où j'en suis. J'ai fait un parallèle avec lui. Relation amoureuse douloureuse ; je suis en France, mais je pense à partir — pas en Afrique mais au Japon ; je crée depuis que j'ai 16 ans mais j'ai perdu la foi dans l'art. Et puis la solitude, aussi. Profonde.
     Tout ça m'a amené moi aussi à une crise, avec des symptômes assez étranges qui me font penser à ceux que Rimbaud a peut-être traversés. Ça a commencé par la sensation parfois de plus être maître de mon corps. Dépersonnalisation, ça s'appelle. Comme si j'étais là, mais comme à l'intérieur de mon corps. Spectateur de moi-même. Comme si « Je était un autre », pour rester dans le thème Rimbaud. Y parait que le cerveau met ça en place pour se protéger.
     Et puis un jour, j'ai fait une migraine avec aura. Je ne sais pas si vous voyez ce que c'est ? Moi je savais pas. Il doit y avoir différentes formes, mais chez moi, ça se manifeste par l'apparition d'une tache noire-violacée, comme quand on regarde le soleil trop longtemps, vous voyez. Une tache noire, puis des fourmis dans tout un côté du corps, le bras souvent, puis des fourmis dans le visage, la bouche, la langue, et la perte du langage. C'est-à-dire que j'essayais de parler, et des mots inexistants arrivaient. J'inventai sans le vouloir des mots sans aucun sens qui ressembleraient à un mix de japonais et de français. La première fois que ça m'est arrivé, j'étais avec mon ex-relation-douloureuse et elle m'a demandé qui était le président des USA pour tester mon cerveau. J'ai essayé de dire Donald Trump, et j'ai dû dire quelque chose comme « C'est Gomald Trapuchi ». Comme si d'un coup, Trump était devenu Japonais, ou plutôt comme si j'étais devenu bilingue japonais. Ça serait formidable. Une crise, une migraine, et au réveil, hop, bilingue japonais. On peut délirer.
     Et tous ces symptômes, en fait, sont les mêmes que ceux d'un AIT / accident ischémique transitoire, qui est une sorte de pré-AVC. Ça donne l'impression que le cerveau disjoncte, qu'il y a un faux-contact, quelque chose qui a pété là-haut. C'est arrivé plusieurs fois, et ça me reste, comme une épée de Damoclès qui pourrait me tomber dessus.
     Et je sais pas si Rimbaud est passé par ça, mais en le relisant après que mon cerveau ait disjoncté, tout son texte m'a fait écho différemment, avec cette lecture de quelqu'un qui lutte pour se retrouver lui-même. Je vais vous montrer un petit exemple de ce qu'il pouvait se passer dans mon cerveau, pendant ces migraines avec aura.
     Ah juste, la différence entre l'AIT et la migraine avec aura c'est qu'avec l'AIT ou l'AVC, tous les symptômes arrivent d'un coup. Et si c'est le cas, il faut foncer aux urgences même si vous pensez que « ça passe ».


 

V

Délires II : Alchimie du verbe

 Il ne faut pas comprendre, il faut perdre connaissance.

  

     私が話moi. L'histoire de 愚行を巡lies

     以前 longありうるかぎりの風景をposséderにしているし、絵画やcélébri近代詩語御 大家など取るに足らぬとrisoires

     J'aimais les 絵画 idiotes, les 装飾 de portesとか、les 芝居の書き割、les saltimの幕banquesles 方々の看板、les 大衆的なenluminures挿絵といったものだ。

     それに、時代遅れのlittéra学、たとえxemple、ラテン語d'égliselivres éro綴が間違い だらけ、われらが婆さまたちの rosetsu, contes de fée, petits livres de子共、古め

     かしいオペラ、間抜けのリフレイン、無邪気なリズムだ。Je croyais à tous les enchantements. 

     J'inventai la couleur des voyelles!ー黒いA、白いE、赤い I、青いO、緑のU。ー子音 ひとつひとつの形と動きを定め、本能的なリズムでもて、いつの日か五感すべてで捉 えられるようになる詩的言葉が発明できるのだと得意になった。Je réservais la traduction.

     Ce fut d'abord une étude, j'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges.

 

Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Dans un brouillard d'après-midi tiède et vert ?

 Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
— Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert ! —
Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case
Chérie ? Quelque liqueur d'or qui fait suer.

 Je faisais une louche enseigne d'auberge.
— Un orage vint chasser le ciel. Au soir
L'eau des bois se perdait sur les sables vierges,
Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ;

Pleurant, je voyais de l'or — et ne pus boire. —

 

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      La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.
     Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.

     Aucun
phisme de la folie, — la 狂気 qu'on enferme, — n'a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système.

     Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et levé, je continuais les rêves les plus tristes. J'étais mûr pour le trépas.
     Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J'avais été damné par l'arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver : ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.
     Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit.
     J'aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au soleil, dieu de feu.    
     « Shogun, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruine, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. »

     Enfin,
幸せよ、理性よ、
j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible :

 

Elle est retrouvée !
Quoi ? l'éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil. 

ぼくの永遠の魂よ、
お前の誓いを守れ、
孤独な夜や、
火と燃える昼に負けはずに。

Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans,

身を振りほどく!
気の向くままに
飛んでいく。。。

Jamais l'espérance.
何かが到来スルことはない

Science et patience.
Le supplice est sûr. 

Plus de lendemain.
繻子の艶もつおきよ、
お前たちの情熱こそが
義務。

あれが見つかった!
ー何が?ー(永遠)が。
それは太陽に
混じった海。

 

Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté.

 

***

 

     La lumière revient dans la salle. Sur le voile-écran, une phrase reste affichée :

 
Je suis déjà parti, en fait.



C’était le 21/02/2024, à la Cave-Poésie de Toulouse.

 

 


Trailer du spectacle

Une saison en enfer - Crises et Testaments
De et avec Adrien Guitton -  Marie Aubinière : création vidéo - Emeric Rakotondrahaja : designer sonore - Yoshikazu Nakaji : traduction japonaise - Trailer de Marcos Riesco.