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Dictionnaire Rimbaud
Deux synthèses capitales sur Les Illuminations
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[1] Dictionnaire Rimbaud Sous la direction d’Adrien Cavallaro, Yann Frémy et Alain Vaillant, Classiques Garnier, 17/02/2021. |
Dans l'étude sur l'herméneutique et la poétique des Illuminations qu'il insère dans le Dictionnaire Rimbaud des Classiques Garnier [1] Adrien Cavallaro commence par dresser un bilan critique de la tradition rimbaldienne. Il préconise « la conjuration de tentations exégétiques traditionnelles » (363) et nous convie à « repousser les assauts du démon de la traduction, idéologique ou métaphysique, qui fertilise sur le terreau des rapprochements autotextuels internes (à l’échelle du recueil) et externes (à l’échelle de l’œuvre) » (366). Puis, élargissant quelque peu la cible, il appelle à « se défier des grilles de lecture doctrinales qui pensent pouvoir « t[enir] le système» idéologique, comme des scénarios critiques autotéliques anhistoriques » (372). | |
Un « quasi-réflexe de défense herméneutique » |
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La cause première des difficultés rencontrées par la critique rimbaldienne réside dans « la puissance de morcellement des poèmes » (367). On observe dans Les Illuminations « une propension des poèmes en prose, du moins d’un certain nombre d’entre eux, au démembrement », « une prédilection du poème en prose rimbaldien pour le discontinu ». À ces caractéristiques de « démembrement », « morcellement », « discontinuité », si perturbantes pour un esprit rationnel, les commentateurs ont tendance à répondre par une « recherche de cohésion thématique et idéologique » (363). Il y a là, pour Adrien Cavallaro, comme un « réflexe ». Un réflexe d'auto-défense, dont le premier commentateur de Rimbaud, Félix Fénéon, aura été le premier modèle, destiné à une riche descendance :
Comme
l'indique la dernière phrase citée, cet esprit de système
affecte négativement tous les domaines de l'exégèse rimbaldienne.
C'est à la fois un « réflexe
de
traduction idéologique et anecdotique » (365), c'est-à-dire
d'interprétation des textes par la biographie ou par l'idéologie
supposée de l'auteur ; un « réflexe de reclassement thématique»,
consistant pour chaque commentateur à réorganiser à sa guise
l'agencement interne du recueil, en fonction des thèmes qu'il y a
décelés ; enfin, un « réflexe
d’agencement
téléologique » (ibid.)
qui postule, à partir d'un sens général et d'un aboutissement connus
d'avance, une organisation par « saisons » successives de la
trajectoire de Rimbaud et/ou un ordre de succession logique des poèmes à l'intérieur des
Illuminations.
Tout aussi démoniaco-réflexif se révèle, a fortiori, la perception d'un schéma autobiographique dans la façon dont le recueil a été composé :
Un « réflexe » est, d'après le CNRTL, une « réaction immédiate se déclenchant mécaniquement face à une situation donnée avant toute réflexion et indépendamment de la volonté. » Il est donc grand temps, pour la réception rimbaldienne, de passer du réflexe à la réflexion. Et, dans cet objectif, le souci du genre (le genre historique du poème en prose) et de la forme (les formes riches et variées que le genre revêt sous la plume de Rimbaud) sont ce qui doit guider l'exégète désireux d'échapper au stigmate de Fénéon :
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L'ambition démiurgique | ||
[2] Michel Murat, L'Art de Rimbaud, 2007, p.283. |
L'auteur unifie sous ce terme
d'« entreprise démiurgique » un ensemble de thèmes qui, articulés à
des préoccupations formelles d'époque (l'intérêt grandissant pour le
poème en prose), « participent d'une indiscutable cohérence du
recueil » (366). Pour ce qui est de la forme, il observe chez
Rimbaud la réélaboration novatrice des modes d'organisation du poème
qu'il a pu découvrir chez Baudelaire ou chez Bertrand : le bloc de
prose et la disposition en brefs alinéas, ainsi que
l'expérimentation, avec Marine et Mouvement, de ce
qu'on appellera bientôt le vers libre. Concernant la pratique
du genre, il montre que Les Illuminations procèdent d'une « réélaboration stylistique
d’un ensemble de genres ou formes discursives préexistants » [2] : l'ekphrasis,
le conte oriental, le récit de métamorphose, le récit initiatique,
le texte d'allure autobiographique, la prière, le sermon, l'hymne,
la charade, la féerie théâtrale, etc. Enfin, sur le plan des thèmes,
il note la présence d'allusions sociopolitiques et de motifs (la
ville moderne, le « corps merveilleux », l'amour, la musique,
l'harmonie) dont la récurrence incite à une approche globale du
recueil. Mais il insiste sur les limites d'une telle démarche « autotextuelle »
qui « n’autorise toutefois en aucun cas à tirer des conclusions sur
une cohérence conceptuelle
d’ensemble » des Illuminations (366). L'hyper-thème démiurgique sous lequel Cavallaro entreprend de ranger et de longuement décrire les motifs qu'il identifie dans le recueil est tout ce qu'il y a de plus traditionnel dans la littérature critique. Depuis toujours ou presque, on y entend parler de reconstruction du monde et de nouvelle genèse, d'une conception de la poésie comme poïein et du poète comme démiurge. C'est par ces mêmes mots et concepts que Cavallaro résume son idée directrice p. 367-368. L'auteur ordonne ensuite son propos selon ce qu'il appelle les divers « pôles » de l'imaginaire rimbaldien : le « pôle cosmogonique », le « pôle urbain », le « pôle socio-politique » et plus essentielle encore que tout ce qui précède l'« entreprise de recréation du corps » (373). |
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Le « pôle cosmogonique » | ||
Cavallaro perçoit donc d'abord chez Rimbaud une « préoccupation cosmologique » (369), premier axe de son projet de « réinvention du monde sensible » (367). Après le Déluge et Barbare, principaux poèmes illustrant cette démarche, laissent paraître « le dessein d'un recommencement radical, lucide et au sens premier révolutionnaire » (369). Je note la restriction : il s'agit de révolutionner essentiellement le « monde sensible ». Cavallaro n'est évidemment pas sans apercevoir le sens second, social et politique, possiblement niché dans ces appels à la révolution. Mais, selon ses mots, la « révolution cosmique » — dont Rimbaud, sorte de Prince sans divertissement (ceci, c'est mon commentaire), dresse les épouvantes pour « balayer la monotonie fallacieuse des déploiements de “magie bourgeoise” » (369) — « embrasse une dimension politique allégorique » (368). Elle l'« embrasse », la contient, mais ne saurait y être assimilée. L'analyse procurée par l'auteur, page 372, concernant le poème Soir historique illustre bien sa démarche :
Ne croyons donc pas que Rimbaud parle des déluges pour évoquer obliquement les changements sociaux et politiques qu'il appelle de ses vœux, c'est tout le contraire : il cache sous le poncif du grand soir sa plus essentielle « préoccupation cosmologique ». C'est pourquoi, il convient d'éviter tout réflexe de « systématisation ou d’hypertrophie idéologique » :
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Le « pôle urbain » | ||
Second pôle du projet démiurgique : « reconstruire le monde, c'est redessiner la topographie des villes modernes » (367). Et Rimbaud aurait tendance à les reconstruire, selon Cavallaro, sur le modèle du chaos primordial :
Un peu plus loin dans son essai, commentant l'usage symbolique que fait Rimbaud de la musique et des bruits dans Les Illuminations, Cavallaro note, à propos de ce même poème : « Ceux-ci [les sons] soutiennent, dans toute l’étendue de leurs gammes, la discordia concors des villes de “Villes [II]” (“Ce sont des villes !”) où l’on peut “rugi[r] mélodieusement”, avec ses cris, chants, rumeurs, hurlements et sa “musique inconnue”, vecteurs d’une cacophonie à la mesure du salmigondis mythologique et merveilleux que voit proliférer le poème ». Enfin, page 376 :
S'il pense que le poème,
tel qu'il le décrit (« salmigondis mythologique », « fantasmagorie » cosmogonique), confirme, chez Rimbaud,
l'« ambition » de « redessiner la topographie des villes
modernes », on
comprend que Cavallaro mette en garde contre tout réflexe de
« traduction idéologique ».
Mais parfois, on aimerait voir l'auteur céder un peu davantage au
« réflexe de traduction ». |
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Le « pôle socio-politique » |
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Après avoir noté « la
constance d’un ensemble de préoccupations historiques, politiques,
sociales, philosophiques », l'auteur invite à apprécier de façon nuancée
« quel rapport aux croyances collectives, équivoque, mobile, est
ménagé dans les poèmes qui font valoir des préoccupations politiques
et sociales » (372). La « critique qui s'abat sur les
manifestations d'une ferveur politique » dans plusieurs
Illuminations devrait nous mettre en garde contre des
caractérisations idéologiques trop unilatérales.
Autrement dit, c'est le personnage messianique du Génie qui
est intéressant, et la manière littéraire utilisée par le poète pour
lui donner présence et vie, bien plus que la filiation
intellectuelle des idées véhiculées avec les socialismes utopiques
du premier XIXe siècle, pourtant clairement perceptible. |
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La recréation du corps | ||
Adrien Cavallaro a calculé que les
mots « amour » ou « amoureux » reviennent dans treize poèmes des
Illuminations. Il montre le rôle clé de ce thème dans la
dénonciation de l'influence aliénante du christianisme et de
l'institution bourgeoise du mariage, dans la
critique de l'ordre moral et des interdits pesant sur
« l'amour maudit » (Solde). Mais
j'avoue être un peu surpris qu'un rimbaldien assez libre dans ses
propos pour expliciter le sens précis du mot « décorporation » dans
H (« expulsion métaphorique du liquide séminal » p. 373) se
croie obligé d'assortir la « Mère de Beauté » qui « se dresse » à la
fin de Being Beauteous, précédant de peu l'apparition d'un « nouveau corps amoureux », du commentaire énigmatique suivant :
« C’est donc souvent le corps féminin qui est promesse de renouveau
amoureux, comme le montre également,
dans Aube, etc. etc. » (374). |
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« La comédie de la création » |
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Au centre et à la racine de l'ambition démiurgique rimbaldienne,
Adrien Cavallaro
situe un puissant désir créateur. Ce que Rimbaud appelle dans
Jeunesse IV son « impulsion créatrice » est au fond l'unique
signifié de tout un éventail de signifiants métaphoriques empruntés
aux divers domaines des beaux-arts : la danse, la musique et
l'harmonie (qui sont de quasi synonymes sous la plume de Rimbaud),
la peinture (le poème comme tableau, comme vision et/ou comme
fantasmagorie), le théâtre (la création poétique comme comédie et/ou
mystification). Il y a dans cette transposition de la poésie aux
autres formes d'art une façon moins de déguiser que de varier le
développement d'une dimension métapoétique. Et il
est à noter que, dans ce rôle, elle assume une double fonction de célébration et de
critique, car, écrit Cavallaro :
Ainsi, le théâtre, omniprésent dans Les
Illuminations, est à la fois doté d'une fonction poétique quand,
souvent, il transforme la ville en des « boulevards de tréteaux »,
satirique quand il décrit en farce le theatrum mundi (dans
Parade, par exemple) et autocritique lorsque c'est le poème
lui-même qui est traité de « comédie » (clausule de Ponts).
Les « poèmes de la vision » (377) qu'ils soient définissables comme
des récits de rêve, comme des illuminations, au sens visionnaire du terme, ou
comme
des formes de description picturale, présentent le même type
d'oscillation entre, d'une part, les effets de présence, la
proclamation par le poète de sa foi dans la
« méthode » (Matinée d'ivresse), et, d'autre part,
les dénonciations de
l'illusion. Cavallaro prend notamment l'exemple de la « brusque
dissipation » qui met fin à la cavalcade onirique, dans
Nocturne vulgaire. On pourrait citer aussi, dans Vagabonds,
la formule gouailleuse (« cette distraction vaguement hygiénique »)
par laquelle le poète caractérise sa plus récente entreprise
démiurgique
(« je créais [...] les fantômes du futur luxe nocturne »). |
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Le « style démiurgique » |
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L'entreprise
rimbaldienne de recréation du monde est bien sûr, d'abord, pour
l'auteur, « réinvention par le texte ». À ce titre, elle est soumise à « une dynamique
de production et de réajustement perpétuel du sens, vertigineuse,
propre à chaque poème » (380). Le dernier quart de la notice se
consacre donc à une analyse de ce mystérieux processus. Cavallaro
étudie d'abord les « effets de présence », c'est-à-dire les procédés
destinés à « faire advenir ce qui n’existe pas encore ». Il mentionne l'utilisation des phrases
averbales pour mettre en avant les groupes nominaux, le rôle dévolu
aux déictiques (déterminants démonstratifs, articles définis) pour
dresser le décor du poème. Il décèle dans les fréquentes « attaques
nominales » un « geste démiurgique d'instauration » (381) et
commente brillamment l'art de Rimbaud pour objectiver les notions
abstraites :
Ainsi, à une ambition démiurgique correspond dans
Les Illuminations un « style démiurgique », qui se
caractérise aussi par ce que l'auteur appelle plaisamment « un
langage en surchauffe quantitative, qu’assume la conscience critique
du locuteur, bien souvent en équilibre précaire sur la crête
séparant l’affirmation performative du prodige du charlatanisme
verbal » (383). Il fait allusion par là aux différentes
manifestations de l'emphase (vocabulaire superlatif, hyperbolique, syntagmes
énumératifs, accumulatifs, exclamatifs).
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Fonctions du discontinu dans l'écriture de Rimbaud | ||
Cavallaro distingue
enfin deux modalités du discontinu dans Les
Illuminations qu'il qualifie respectivement d'« horizontales »
(385-386) et de « verticales » (386-388). Comme premier exemple des
horizontales, il mentionne le
récit divisé en « micro-séquences » (Après le Déluge, Enfance III)
et la description sous forme de « longues séries énumératives (Villes
[II], Promontoire). Cette première sorte de discontinuité vise essentiellement
au détachement de sous-unités à l'intérieur du
discours. Mais, telle qu'on peut l'observer dans d'autres poèmes,
comme À une raison ou Départ, la segmentation du
discours a plutôt une fonction elliptique : en concentrant
l'expression, elle brise la continuité d'une logique qu'il
appartient au lecteur de reconstituer. De façon plus large et
générale, on voit Rimbaud rechercher assez systématiquement des
effets de rupture au moyen d'une syntaxe insolite :
par « l'usage disruptif des connecteurs » (le « néanmoins » de
Bottom, le « aussi comme » de Ville), par les ruptures
temporelles (« le passage à l'imparfait de l'ultime paragraphe d'Enfance
II »), par l'utilisation du tiret à fin d'autonomisation de
constituants syntaxiques que la bonne intelligibilité de la phrase
exigerait de voir soudés (ici, je me permets d'ajouter de mon propre
chef deux exemples d'un tel usage, en rapport avec des propositions
participiales, dans Being Beauteous et Bottom). Sous la formule « discontinuité verticale », l'auteur attire notre attention sur la coïncidence entre segmentation et « étagement du texte », c'est-à-dire sur l'aptitude de certains segments détachés à introduire dans le discours ce que Cavallaro appelle une « différence de hauteur ». Il en commente plusieurs échantillons, tant dans les clausules énigmatiques et, au sens littéral, excentriques, dont Rimbaud a le secret (Conte, Guerre, Matinée d'ivresse, etc.) que dans certains paragraphes ou alinéas, qu'ils soient détachés en fin de texte (Angoisse, par exemple) ou qu'ils en occupent le centre (Angoisse encore, ou les « pigeons écarlates » de Vies I, ou encore « l'aquarium ardent » de Bottom). Plus finement, on peut repérer un phénomène comparable lors de simples « métamorphoses tonales, dans Vies III, Jeunesse III. Vingt ans ou Enfance III » : moments d'expression lyrique où la mélancolie s'exprime à visage découvert, où le chercheur de « trouvailles » et le calculateur de « sauts d'harmonie » semble fendre la cuirasse. Dans tous ces exemples, « la voix se déporte subitement, invitant à repérer des rapports verticaux avec les autres parties ». Le ton monte, en quelque sorte, au sens musical et rhétorique du terme. Ce « changement d'inflexion de la voix » s'appuie à l'occasion sur des modifications inattendues du dispositif énonciatif (passage du « je » au « il » ou du « il » au « nous » et vice versa), sur la substitution d'un mode verbal à un autre (cf. l'usage de l'infinitif jussif dans le paragraphe final d'Angoisse), sur de « brusques changements de modalité (le “Non !” de Soir historique) », sur les « marquages typographiques » (certains tirets).
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Rimbaud ou la dissémination ? | ||
[3] Sur le livre de Kerr et la ville des
Saint-Simoniens, voir ma page « Présence
et fonction de l'allusion utopique dans les texte de Rimbaud »
[5] Laurent Zimmermann, Rimbaud ou la dispersion, éditions Cécile Defaut, 2009. |
Adrien Cavallaro voit
chez Rimbaud une poétique du discontinu
vertical et dans cette dernière « l'un des trésors de l'art rimbaldien du poème en prose ».
Son argumentation précise et sensible, rédigée dans une langue
personnelle, très métaphorique, très élaborée, en un mot « brillante », emporte
la conviction sur ce point comme sur beaucoup d'autres. Mais je peine à discerner dans
l'incontestable « prédilection du poème en prose rimbaldien pour le
discontinu » l'homologue de cette « puissance de
morcellement des poèmes » (367), cause d'un supposé « caractère
centrifuge de l'œuvre » (363),
lui-même responsable du
« réflexe de défense herméneutique » qui s'emparerait de génération en génération des
malheureux exégètes et « fertilise[rait] sur le
terreau des rapprochements autotextuels ». J'ai bien peur qu'à
travers cet usage massif de la notion, sous un vocabulaire varié
: « démembrement » (364, 373, 385),
« morcellement » (363, 364, 367, 384, 385), « discontinuité » (366,
367, 378, 384, 385, 386, 387), Adrien Cavallaro ne nous serve une
très rimbaldienne équivoque lexicale, qui ne facilite pas toujours
l'adhésion à son discours, par ailleurs si suggestif.
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