PRÉSENCE ET FONCTION DE L'ALLUSION
UTOPIQUE
DANS LE TEXTE DE RIMBAUD |
On
pourrait appeler ceci une "enquête" si la chose était
moins embryonnaire et décousue. Disons donc plutôt : une
maraude sur internet et dans quelques livres, en quête
des sources d’inspiration que Rimbaud aurait pu trouver
dans les discours utopiques de son siècle. Je pars de
quelques formules rimbaldiennes dégageant un
incontestable arôme fouriériste ou saint-simonien. Le
début du dossier, s’appuyant sur des images issues de
Barbare, Vagabonds et plusieurs autres poèmes des
Illuminations, suit essentiellement la piste Fourier. Je
produis ensuite des évocations urbaines émanant de
l’école saint-simonienne qui constituent d’intéressants
intertextes auxquels confronter cette étrange pièce
qu'est Villes ("Ce sont des villes…"). Enfin, par des
incursions chez des auteurs de sensibilité voisine ayant
vécu, comme lui, au temps de la Commune et de sa
répression sauvage, je tente de
conjecturer ce que dut être, dans les années qui ont
suivi l'événement, la posture philosophico-politique du
poète. Ce détour par Auguste Blanqui et Jules Andrieu me
permet de conclure à la visée essentiellement parodique
de la référence utopique, dans la production
rimbaldienne ultérieure à mai 1871. Non sans une
certaine ambiguïté, pourtant... Les Illuminations (et, plus que tout autre, le poème
Génie)
offrent de Rimbaud le portrait d'un utopiste désabusé,
mais impénitent.
|
|
[1] Gustave Flaubert,
Bouvard et Pécuchet, VI.
[2] Arthur Rimbaud,
Carnet des dix ans.
|
Relisant il y a quelque temps un classique que je n'avais jamais lu, je suis tombé sur ceci :
"Et
ils abordèrent
le fouriérisme. Tous
les malheurs
viennent
de la
contrainte.
Que
l’attraction
soit libre,
et
l’harmonie
s’établira. Notre
âme enferme
douze passions
principales :
cinq
égoïstes,
quatre
animiques,
trois
distributives.
Elles
tendent,
les
premières
à l’individu,
les
suivantes
aux groupes,
les
dernières
aux groupes
de groupes,
ou
séries,
dont
l’ensemble
est la
phalange,
société
de dix-huit
cents personnes,
habitant
un palais.
Chaque
matin,
des
voitures
emmènent
les travailleurs
dans la
campagne,
et
les ramènent
le soir.
On
porte des
étendards,
on
se donne
des fêtes,
on
mange des
gâteaux.
Toute
femme,
si
elle y
tient,
possède
trois hommes :
le
mari,
l’amant
et le
géniteur.
Pour
les célibataires,
le
bayadérisme
est institué. —
Ça me
va !
dit
Bouvard.
Et il se
perdit dans
les rêves
du monde
harmonien.
Par la
restauration
des climatures,
la
terre deviendra
plus belle ;
par
le croisement
des races,
la
vie humaine
plus longue.
On
dirigera les
nuages comme
on fait
maintenant
de la
foudre,
il
pleuvra la
nuit sur
les villes
pour les
nettoyer.
Des
navires traverseront
les mers
polaires,
dégelées
sous les
aurores boréales.
Car
tout se
produit par
la conjonction
des deux
fluides mâle
et femelle,
jaillissant
des pôles,
et
les aurores
boréales
sont un
symptôme
du rut
de la
planète,
une
émission
prolifique. —
Cela me
passe,
dit
Pécuchet."
[1]
"Ah ! saperlipotte de saperlipopette ! sapristi !", m'écriai-je, car
je connais mes classiques [2], "saperlipopettouille !"
mais c'est le "pavillon en viande saignante sur la
soie des mers et des fleurs arctiques" ! |
|

Victor Considérant, Théorie générale de Fourier, Lyon,
1841.
Source :
https://www.kobo.com/us/en/ebook/theorie-generale-de-fourier-3
En ligne :
http://premierssocialismes.edel.univ-poitiers.fr/document/fd3790/notice
|
Le
pavillon en viande saignante |
[3]
Victor Hugo,
Bièvre.
[4] Guillaume Apollinaire,
Zone.
[5]
Charles Fourier,
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales,
1808, numérisation UQAC, partie 1, p.157-158.
[6] Exemple
emblématique, la
section 5 de Mauvais sang.
[7] Traité de l'association domestique et agricole,1822,
repris dans les O.C. de 1841 sous le titre Traité de l'unité
universelle. Cf.
ici (p.296) pour la première citation et
là (p.495) pour la seconde.
[8] Comme Fourier
lui-même le leur reproche, dans leur empressement à mettre en pratique l'idée
phalanstérienne et à y intéresser de riches investisseurs, ils
avaient tendance à expurger la doctrine de ses aspects les plus
utopiques et à la
réduire à un manuel de bonnes méthodes pour la création de "fermes modèles".
Cf. "Devis et tableaux
d'un canton sociétaire",
Le Phalanstère, I, 10, 2 août 1832, p.81.
[9] Michèle Madonna-Desbazeille,
"De
l'Apocalypse à la Genèse : le Même transfiguré",
Cahiers
Charles Fourier n°5, 1994.
|
Depuis
longtemps, en effet, l'explication du fameux "pavillon" qui a ma
préférence, celle qui s'accorde le mieux avec le paysage polaire
construit par le texte, est celle d'un ciel ("le ciel, bleu
pavillon par Dieu même construit" [3]), un ciel ensanglanté par la présence d'un énorme "soleil cou coupé" [4]
: "soleil des pôles" (Métropolitain) ou, pourquoi pas,
magnifique et pourpre aurore boréale (elles existent, je
l'ai lu dans Wikipédia, et j'ai même vu les
photos
dans Google/Images).
La métaphore du "pavillon en viande saignante" ne pose
donc en
elle-même aucun problème d'interprétation (voir
ici ou là).
Mais l'articulation avec cette image d'un scénario d'apocalypse
polaire associé à une thématique sexuelle, telle qu'on peut
l'observer dans
Barbare, ne laisse d'étonner. Sinon par l'effet de sens
recherché qui, en
fin de compte, se laisse deviner (voir à nouveau
ici ou là),
du moins par le mécanisme complexe de sa composition. Et c'est ce
mécanisme,
c'est le processus de construction de cette allégorie polysémique du
désir
qui pourrait recevoir un éclairage intéressant du motif fouriériste évoqué par Flaubert.
Naturellement, je bondis sur mon petit ordinateur, j'inscris
"Fourier « rut de la planète »" dans la fenêtre ad hoc de mon
moteur de recherche et je trouve tout de suite ceci :
"Les nouvelles créations ne peuvent pas commencer avant que
le genre humain n'ait organisé la huitième période sociale :
jusque-là, tant que dureraient les sept premières sociétés
on ne verrait jamais commencer la deuxième création.
Cependant la terre est violemment agitée du besoin de créer ; on
s'en aperçoit à la fréquence des aurores boréales, qui sont
un symptôme du rut de la planète, une effusion inutile de
fluide prolifique ; il ne peut former sa conjonction avec le
fluide austral [L'édition de 1841 donne : « des autres
planètes »], tant que le genre humain n'aura pas fait
les travaux préparatoires ; ces travaux ne sauraient être
exécutés que par la huitième société qui va s'organiser. Il
faudra d'abord porter le genre humain au petit complet de
deux milliards, ce qui exigera au moins un siècle ; parce
que les femmes sont bien moins fécondes dans l'ordre combiné
que dans la civilisation, où la vie de ménage leur fait
procréer des légions d'enfants ; la misère en dévore un
tiers, un autre tiers est emporté par les nombreuses
maladies que l'ordre incohérent fait naître chez les
enfants ; il vaudrait bien mieux en produire moins et les
conserver ; c'est ce qui est impossible aux civilisés, aussi
ne peuvent-ils pas mettre le globe en culture ; et malgré
leur effrayante pullulation, ils ne suffisent qu'à
entretenir le terrain qu'ils occupent.
Lorsque les deux milliards d'habitants auront exploité le globe
jusqu'au soixante-cinquième degré, on verra naître la
couronne boréale, dont je parlerai plus loin, et qui donnera
la chaleur et la lumière aux régions glaciales arctiques.
Ces nouvelles terres offertes à l'industrie, permettront de
porter le genre humain au grand complet de trois milliards.
Alors les deux continents seront mis en culture, et il n'y
aura plus d'obstacle aux créations harmoniques, dont la
première commencera environ quatre siècles après
l'établissement de l'ordre combiné.
Couronne
boréale
C'est ici un chapitre plus curieux que nécessaire ; on peut
le franchir et passer aux suivants, où je traite des
périodes 2, 3, 4 et 5, qui offrent des détails plus à portée
de tout le monde.
Lorsque le genre humain aura exploité le globe jusqu'au-delà
des soixante degrés nord, la température de la planète sera
considérablement adoucie et régularisée : le rut acquerra
plus d'activité ; l'aurore boréale devenant très fréquente,
se fixera sur le pôle et s'évasera en forme d'anneau ou
couronne. Le fluide qui n'est aujourd'hui que lumineux,
acquerra une nouvelle propriété, celle de distribuer la
chaleur avec la lumière.
La couronne sera de telle dimension, qu'elle puisse toujours être
par quelque point en contact avec le soleil, dont les rayons
seront nécessaires pour embraser le pourtour de l'anneau ;
elle devra lui présenter un arc, même dans les plus grandes
inclinaisons de l'axe de la Terre.
L'influence de la couronne boréale se fera fortement sentir
jusqu'au tiers de son hémisphère ; elle sera visible à
Pétersbourg, Ochotsk et dans toutes les régions du
soixantième degré [5]."
Tout
y est comme chez Rimbaud. Il suffit de citer la fin du poème :
"[...] Les brasiers et
les écumes. La musique, virement des gouffres et choc
des glaçons aux astres. Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes,
les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les
larmes blanches, bouillantes, — ô douceurs ! — et la
voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes
arctiques. Le pavillon..."
On peut comparer terme à terme :
-
les
"aurores boréales" annonciatrices / "le pavillon"
-
"la
terre est violemment agitée" (c'est le le "rut de la planète")
/ "Les brasiers et les écumes. La musique, virement des
gouffres et choc des glaçons aux astres."
-
le "fluide
prolifique" (masculin) de notre pôle boréal / "les larmes
blanches bouillantes"
-
s'unissant au fluide
féminin (du pôle austral ou des autres planètes, selon les
éditions) / "et la voix féminine arrivée au fond des volcans et
des grottes arctiques."
-
la "douceur" consécutive (du climat) /
"Ô Douceurs"
On sait que Barbare et Métropolitain, poèmes
contigus dans la partie numérotée du manuscrit des
Illuminations, développent la même allégorie de la mêlée
amoureuse sauvage sur fond de paysage polaire, motif que l'on
retrouve avec la figure de "Circeto des hautes glaces", à la fin
de Dévotion. Frustration sociale et frustration
libidinale vont souvent de pair chez Rimbaud [6]. D'où
ces textes où le motif sexuel prend la forme de scènes
imaginaires d'auto-affirmation virile ("bravoures plus violentes
que ce chaos polaire", dit le poète dans Dévotion),
scènes à travers lesquelles l'auteur éprouve sa "force" face à
la ville opulente et hostile (Métropolitain) ou se
portraiture en "âne, claironnant et brandissant [son] grief" (Bottom).
Le mot "grief" étant pris
au double sens de reproche (sujet de plainte, motif de querelle)
et de phallus.
Le XIXe siècle a vu se multiplier les
entreprises de "conquête du pôle". Jules Verne, Michelet et la
littérature de vulgarisation scientifique destinée à la jeunesse
ne manquaient pas de célébrer ces explorateurs, martyrs
héroïques d'une ambition sublime et folle, et
l'on a souvent attribué à ce type de lectures, chez Rimbaud,
l'idée d'ériger la calotte boréale de notre planète
en une sorte de symbole de l'Ailleurs ou de l'Inconnu, cible de tous les désirs,
décor épique de toutes les guerres (érotiques et
révolutionnaires). Mais il y a chez Fourier deux éléments qui
rendent la référence plus pertinente encore que les précédentes,
en tant qu'intertexte ou source possible de Rimbaud, pour Barbare
surtout : la forte érotisation du motif polaire et le scénario
apocalyptique (sui generis) dont il est le maillon central. Il
est toujours très hasardeux d'identifier un intertexte comme
"source" au sens plein du mot, mais il ne doit pas y avoir dans
la littérature beaucoup d'autres textes que celui de Fourier
décrivant comme celui de Rimbaud et de façon aussi crue sous la forme d'un "rut", avec
émission séminale, la fin cataclysmique de notre monde et
l'accession à un état de bien-être supérieur (l'Harmonie chez Fourier, une forme d'extase
harmonique symbolisée par la "musique" chez Rimbaud).
La découverte était inattendue. Il ne
m'avait évidemment pas échappé que les thèmes de la "nouvelle
harmonie" et du "nouvel amour" (À une raison) dégageaient un puissant arôme fouriériste.
De même celui du "travail
nouveau". Dans Matin, le narrateur d'Une saison
en enfer demande :
"Quand irons-nous, par-delà
les grèves et les monts, saluer la naissance du travail
nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des
démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! —
Noël sur la terre !"
Dans
Villes ("Ce sont des villes..."), Rimbaud se souvient d'être
"descendu dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des
compagnies ont chanté la joie du travail nouveau". Ces
références au "travail nouveau", au sein d'évocations
mélancoliques aux manifestes accents utopiques, ne sont pas sans rappeler la doctrine du
"phalanstère". Le "phalanstère", tel que le définit
Fourier, constitue le cadre communautaire d'un
"travail attrayant" exercé par des
"compagnies d'amis spontanément réunis, intrigués et stimulés
par des rivalités très actives". Les textes décrivent à
plusieurs reprises ces groupes de travailleurs harmoniens "circulant avec
drapeaux et instruments, chantant dans leurs marches des hymnes
en chœur"
[7].
Mais j'ignorais tout
de la cosmologie servant d'armature métaphysique à la "science
sociale" de Fourier, qui a tant amusé ses contemporains
à commencer par Flaubert. Elle faisait même un peu honte,
dit-on, à
ses disciples [8].
Je devais donc me renseigner d'urgence. J'ai découvert
que Gallica propose beaucoup d'œuvres de Fourier, notamment
certaines revues de l'école sociétaire (Le Phalanstère,
La Phalange), que le site de l'UQAC "Les classiques des
sciences sociales" offre un
très riche et très commode éventail de numérisations
(téléchargeables, ce qui permet la recherche par mots dans le
texte). J'ai consulté l'excellente
Bibliothèque virtuelle de l'Université de Poitiers "Les Premiers
Socialismes" et l'admirable site internet de l'Association
d'études fouriéristes. Et c'est
ainsi que je suis tombé sur un article
intitulé "De l'Apocalypse à la Genèse : le Même transfiguré".
Et là, nouvelle découverte, "épastrouillante"
aurait dit Verlaine,
je lis ceci :
"Le Nouveau Monde
amoureux, synthèse finale de l’œuvre de Fourier, en
retrace le parcours, sans cesse remis sur le métier. On y
retrouve tous les fondements de la théorie ; on y découvre
la sortie du labyrinthe de misères dans lequel la
civilisation a enfermé l’Homme, l’issue du dédale des
passions dans lequel il a longtemps erré. Dans cet élan
fabuleux que nourrit l’énergie du désir toujours renouvelé
par le mouvement même de la genèse, s’accomplit la
transfiguration et naît un nouveau monde « du contact des
extrêmes et de la contrepuissance dévolue aux infiniment
petits », dans une mise en scène apocalyptique du « futur
apparat nocturne [...] qui élève notre globe en Harmonie »
et ainsi « ouvre au genre humain l’issue de l’abîme
civilisé, barbare et sauvage»."
[9]
Saperlipotte à nouveau ! me dis-je : "futur apparat
nocturne"... ! Mais c'est le "futur luxe nocturne" de
Vagabonds !

Source :
Collection
André Breton
|
LE FUTUR LUXE
NOCTURNE |
[10] Ni le mot, ni l'idée
ne sont d'ailleurs étrangers à Fourier, ennemi déclaré de
l'ascétisme et de l'austérité, qui consacre toute une partie de
sa Théorie des 4 mouvements à un éloge vibrant du luxe et
de l'abondance ("Deuxième notice sur la splendeur de l'ordre
combiné" / "Épilogue sur le délaissement de la philosophie
morale").
[11] Charles Fourier,
Le Nouveau monde amoureux, édition de Simone Debout-Oleszkiewicz,
Anthropos, 1967,
p.495, numérisation Gallica (Le Nouveau Monde amoureux,
Les Presses du réel, 2013, p. 424, pour la plus récente édition
papier).
[12]
Michel Bozon, "Fourier,
le Nouveau Monde Amoureux et mai 1968. Politique des passions,
égalité des sexes et science sociale",
Clio.
Histoire‚ femmes et sociétés, 22, 2005, 123-149. |
Dans l'illumination
intitulée Vagabonds, Rimbaud revit les "atroces veillées" qu'il a
connues en compagnie de Verlaine dans la dernière période de
leur vie commune. L'aîné accuse le cadet de ne pas apporter
assez de ferveur au succès de leur aventure. Il lui reproche
d'avoir abusé de sa faiblesse. Il le menace d'un retour en
France, "en esclavage" : dans les chaînes conjugales pour l'un,
sous la coupe de sa mère pour l'autre. Et il en fait porter
d'avance la responsabilité à son compagnon ! La réplique de
Rimbaud est toute de mépris et de distance hautaine : il tourne
le dos à son ami pour aller se pencher à la fenêtre, dans
l'attitude emblématique du mage romantique, scrutant dans le ciel étoilé les signes annonciateurs d'un
avenir radieux, du "futur luxe nocturne".
L'idée n'est pas en elle-même très originale. Victor Hugo,
par exemple, à la fin d'un poème de La Légende des siècles
intitulé
Tout le passé et tout l'avenir, prophétise la victoire
future de l'humanité sur l'esclavage, la guerre et le mal :
"Nous allons à l'amour, au bien, à l'harmonie [...]". Par
exception, lui qui présente volontiers le ciel nocturne comme
un gouffre effrayant et aime à faire rimer "astres" avec
"désastres", il expose dans ce poème d'inspiration ouvertement
fouriériste la vision d'un ordre cosmique métamorphosé par
l'amour, où ne manque même pas l'image finale du ciel étoilé
comme représentation symbolique de la future harmonie :
"Et quand ces temps viendront, ô joie ! ô cieux paisibles !
Les astres, aujourd'hui l'un pour l'autre terribles,
Se regarderont doucement ;
Les globes s'aimeront comme l'homme et la femme ;
Et le même rayon qui traversera l'âme
Traversera le firmament. [...]
Les globes se noueront par
des nœuds invisibles ;
Ils s'enverront l'amour comme la flèche aux cibles ;
Tout sera vie, hymne et réveil ;
Et comme des oiseaux vont d'une branche à l'autre,
Le Verbe immense ira, mystérieux apôtre,
D'un soleil à l'autre soleil.
Les mondes, qu'aujourd'hui le mal habite et creuse,
Échangeront leur joie à travers l'ombre heureuse
Et l'espace silencieux ;
Nul être, âme ou soleil, ne sera solitaire ;
L'avenir, c'est l'hymen des hommes sur la terre
Et des étoiles dans les cieux."
Mais voilà que je découvre que l'auteur de
Vagabonds a pu trouver dans le texte même de Fourier non
seulement l'idée mais, presque exactement, la formule qu'il imite. La rencontre est
suggestive. Elle offre l'occasion de s'interroger sur
l'infime mais significative variation introduite par Rimbaud. Le
terme "apparat" appliqué à la splendeur décorative du ciel étoilé, n'est au
fond qu'un cliché, utilisé par Fourier magnifier son futur
nouvel ordre amoureux. Mais Rimbaud, tournant le dos à son compagnon de misère
(mécène et amant), tire ce stéréotype vers
un sens beaucoup plus ambigu. Il remplace le trop esthétisant
"apparat" trouvé chez Fourier par le terme de "luxe".
Ce mot peut certes être compris comme un équivalent d'"apparat"
(la future luxuriance nocturne) mais il introduit une nuance prosaïque qui
n'est pas sans évoquer l'appétit de "lucre", ou du
moins de richesses tout ce qu'il y a de plus matérielles [10]. D'où l'impact de
cette cette formule
inattendue, dans laquelle on pressent une secrète ironie, vu la situation
de misère affective et sociale évoquée par le poème (et
soulignée par son titre).
Pas si simple ! Hélas ! Pas si simple ! En réalité, une
nouvelle recherche sur internet ne me permet de retrouver le
syntagme "futur apparat nocturne" que dans l'article cité de
Michèle Madonna-Desbazeille et dans un des intertitres de la
table des matières du Nouveau Monde amoureux [11].
Or, Le Nouveau Monde amoureux est une œuvre inédite de Fourier,
tirée de l'oubli en 1967, qui repose sur cinq cahiers écrits
entre 1817 et 1819, non préparés pour l'édition. Les intertitres
nombreux qui segmentent le texte ont été ajoutés par
Simone Debout-Oleszkiewicz,
maître d'œuvre de la publication, pour en faciliter la lecture.
Ils ne sont pas de Fourier. Mais on trouve quand même, dans
ce paragraphe si rimbaldiquement intitulé,
l'expression "apparat nocturne" (non précédée de
l'adjectif "futur"). Fourier y décrit les
transformations que provoqueraient dans notre "ciel de nuit"
une accession à l'Harmonie (si toutefois un jour nous y
parvenions) par suite de la
condensation du système solaire, base d'une réorganisation
du cosmos :
"En mobilier nocturne
l'assortiment serait déjà considérable et composé de nos
lunes vivantes et diversement colorées, près de qui Phœbe
semblerait ce qu'elle est, un spectre livide, une lampe
sépulcrale, un fromage de gruyère. Il faut avoir aussi
mauvais goût que les Civilisés pour admirer cette momie
blafarde. Nous aurions l'éclat magnifique des prosolaires
nuancées quand elle se trouveraient en vue puis l'éclat de
Jupiter qui équivaudrait à une 6e lune avec de beaux
accessoires composés par Saturne, Herschell et leurs
cortèges et par les pédales et vestales des autres
Tourbillons qui seraient en approche ou en issue de
conjonction avec la nôtre. Cet apparat nocturne serait bien
peu de chose en comparaison de celui dont on jouit dans les
Tourbillards de la haute puissance, où l'affluence des
étoiles colorées de divers degrés donne au ciel de nuit
l'apparence de nos jardins éclairés dans les fêtes en verres
de toutes les couleurs [...]."
Les qualités poétiques de l'évocation sont frappantes et n'ont
certainement pas échappé à Rimbaud si, par extraordinaire, il a
pu lire cette page. Aurait-elle connu
publication avant 1874 ? C'est peu probable. Mais ce n'est
pas absolument exclu, car certains manuscrits de Fourier ont été publiés
dans les multiples revues de l'École sociétaire. Michel Bozon
nous apprend que selon le
décompte effectué par Simone Debout, 29 pages sur 509 du Nouveau Monde
Amoureux ont été publiées comme fragments dans cette presse
[12]. Notre
paragraphe en serait-il ? Rimbaud aurait-il pu y accéder de façon indirecte,
par quelque paraphrase du passage en question due à l'un des
divers épigones de Fourier, publiée dans l'une des innombrables
brochures que publièrent ces disciples et les disciples de ces
disciples ? Je l'ignore ... Mais ça n'ôte pas
son charme énigmatique à la formule de Vagabonds.
 Œuvres
complètes de Charles Fourier aux Presses du Réel
Republication terminée en 2013 de l'édition Simone Debout-Oleszkiewicz
http://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=3364&menu= |
LA CLEF DE
L'AMOUR |
[13]
Citations tirées de la Théorie des quatre mouvements.
cf. in Google Books,
édition de 1846, respectivement p.132, 149 et 150. Le
premier de ces passages servira d'épigraphe à
L'émancipation de la femme ou Le Testament de la Paria,
"ouvrage posthume de Mme
Flora Tristan,
complété d'après ses notes et publié par
A. Constant" (1846).
[14]
Charles Fourier,
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales,
1808, numérisation UQAC. Deuxième partie, p. 86.
[15] Pierre Brunel, Éclats de la violence, Pour une lecture
comparatiste des Illuminations, Corti, 2004, p.728.
[16] Charles Fourier, Le Nouveau Monde
amoureux, UQAC
Part.2/3, « Mécanisme passionné de la gastronomie combinée »,
p.70.
[17] Cf.
Théorie de l'unité universelle, UQAC II. Chapitre
"Opéra harmonien", p.446.
[18]
Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, Champion, 2004,
p.486. |
C'est une chose plus connue. Je veux dire : un sujet sur lequel l'influence de Fourier est depuis longtemps
repérée et communément admise par les commentateurs rimbaldiens. On se rappelle les diatribes
du poète contre l'oppression
dont les femmes sont victimes dans le mariage (Mes petites
amoureuses, Vierge folle, Conte), le ton prophétique sur
lequel il annonce, dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871 :
"Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra
pour elle et par elle, l'homme, — jusqu'ici abominable, — lui
ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme
trouvera de l'inconnu !"
Tout cela est aussi dans Fourier :
"les
progrès sociaux et changements de période s’opèrent en raison du
progrès des femmes vers la liberté
[...]"
"je suis fondé à dire que la femme, en état de
liberté, surpassera l'homme dans toutes les fonctions
d'esprit ou de corps qui ne sont pas l'attribut de la force
physique"
"Oui,
la prostitution plus ou moins gazée [...] voilà le sort auquel
réduit [les femmes] l’esclavage conjugal de la civilisation"
[13].
Donc, "l'amour est à réinventer, on le sait" (Vierge
folle. L'époux infernal) et Rimbaud, comme Fourier avant
lui, s'y applique. Dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, il
définit le Poète-Voyant comme celui qui expérimente "toutes les
formes d'amour" et, dans Vies II, il annonce sur un ton triomphal
(parodiant probablement les outrances égotistes du genre
mémorialiste) :
"Je suis un inventeur
bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un
musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de
l’amour."
Fourier aussi pense avoir "trouvé
quelque chose comme la clef de l'amour", sauf qu'il en délivre
une formule d'allure plus scientifique, sur le mode de la
théorie de l'attraction physique et de la gravitation
universelle inventée par Newton : "le
calcul analytique et synthétique des attractions et répulsions
passionnées". Et, tout comme Rimbaud, il est convaincu de
surpasser grâce à cette découverte "tous ceux qui [l']ont
précédé" :
"Moi seul, j'aurai confondu vingt siècles
d'imbécillité politique, et c'est à moi seul que les générations
présentes et futures devront l'initiative de leur immense
bonheur." [14]
De son "Génie", Rimbaud affirme :
"Il est l'amour,
mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue,
et l'éternité : machine aimée des qualités fatales. Nous avons
tous eu l'épouvante de sa concession et de la nôtre : ô
jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection
égoïste et passion pour lui, — lui qui nous aime pour sa vie
infinie...".
Fourier aurait signé des deux mains
cette définition de
l'amour : l'amour, principe même de l'élan vital, "raison merveilleuse
et imprévue" que tout oppose à celle des philosophes. Ce
n'est pas la Raison qui doit nous guider, dit Fourier. L'amour,
"passion de la déraison", voilà notre "fanal".
Pierre Brunel a fort bien vu cette parenté du
Rimbaud de Génie avec l'auteur du Nouveau monde
amoureux. Il commente :
"On pense aux
'amours d'harmonie' dont a parlé Fourier, et le lien apparaît
plus fort que jamais entre Le Nouveau Monde amoureux de
l'utopiste et le 'nouveau corps amoureux' qui était annoncé dans
Being Beauteous, même si le texte de Fourier, non préparé
pour l'édition, n'a été révélé qu'en 1967. L'amour selon Rimbaud
reste distinct, il est vrai, de la fade 'céladonie' fouriériste.
Mais Génie, considéré dans cette perspective, tend les
bras à la future
Ode à Charles Fourier (1947) d'André
Breton."
[15]
Fort juste, même si on peut
trouver hardi, de la part de Pierre Brunel, de juger "fade" un programme
phalanstérien qui
prône le polyamour généralisé (sans exclure celui que Fourier appelle
"ambigu"), encourage toutes les "manies" (sans
en exclure les "sales"), et va
jusqu'à envisager dans un futur plus ou moins proche la remise
en cause de l'interdit de l'inceste.
"L'amour céladonique", c'est-à-dire platonique (en référence à
Céladon, l'amant chaste et fidèle de L'Astrée d'Honoré
d'Urfé), dont parle Pierre Brunel, n'est envisagé par Fourier que comme l'une des formes
de l'érotique harmonienne, pouvant tout à fait se combiner, en
compagnie d'autres partenaires, avec des relations amoureuses
plus axées sur la sensualité.
Sur la quatrième de couverture d'une
de ses éditions du
Nouveau Monde
amoureux, Simone Debout-Oleszkiewicz
écrit :
"Fourier
traite
de « la plus belle des passions », du sentiment le plus puissant
de tous, et qui ne se justifie que par lui-même. « Chacun a
raison en amour, écrit-il, puisqu'il est la passion de la
déraison » ; il analyse pour mieux les favoriser, pour leur
allouer un « plein essor », toutes les variantes de l'amour, des
plus nobles sentiments aux manies sensuelles les plus absurdes,
de la « sainteté amoureuse » aux « fantaisies lubriques »".
Toutes les "dévotions", dira Rimbaud, tous les "cultes", "en
telle place de culte mémoriale et parmi tels événements qu'il
faille se rendre, suivant les aspirations du moment ou bien
notre propre vice sérieux" (Dévotion). Les "saints" et "saintes", en Harmonie, selon Fourier,
sont celles et ceux qui pratiquent le plus purement et de la
façon la plus altruiste les principes de l'amour libre et de la
"gastrosophie".
"Ils
forment, écrit
Simone Debout,
un nouveau type d'homme et qui rassemble les meilleures
puissances du passé : ils sont des épicuriens actifs. Épicure
étendait l'amitié au petit peuple et aux esclaves capables de
délicatesse mais il se repliait avec son groupe pour se protéger
d'une société écrasante ; au temps de l'abondance les saints
d'Harmonie montrent à tous les chemins de la conquête et de l'unitéisme.
[...] Le
saint, selon Fourier, n'est jamais capté par un seul être. Il
est toujours disponible, vacant. Il cumule tous les amours et
ses plus hautes fidélités sont encore multipliées. Fourier lui
alloue tantôt une, tantôt sept ou huit « pivotales ou
superpivotales » [les « pivotales » sont les compagnes de cœur].
Le plus haut degré de ses affections est comme une pure et
fidèle amitié."
D'où, peut-être, le sens des mots "saintes" et "fils d'harmonie"
dans l'idylle champêtre moquée par Rimbaud au début de Soir historique :
"En quelque soir, par
exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos
horreurs économiques, la main d'un maître anime le clavecin
des prés ; on joue aux cartes au fond de l'étang, miroir
évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les
voiles, et les fils d'harmonie, et les chromatismes
légendaires, sur le couchant."
Quand, cependant, on n'aura pas les "saintes", on aura pour se
consoler "les bacchantes qui exercent la vertu de fraternité" (et
qui ne sanglotent pas, contrairement aux "Bacchantes des
banlieues" de nos
Villes) :
"L'amour, ainsi que la
table, offrira des chances à tous les caractères : là
finiront les oiseux débats des civilisés sur la constance et
l'inconstance, et les affections diverses ; il faudra des
goûts de toute espèce dans l'ordre combiné, parce qu'il
présente des moyens de satisfaire tous les goûts. Les
bacchantes y sont aussi nécessaires que les vestales ; et la
culture ne peut s'exercer par attraction, s'il n'y a dans le
canton des amours de tout genre. Aussi, à côté des bacchantes
qui exercent la vertu de fraternité, et qui se vouent aux
plaisirs de tout le genre humain, on trouvera des vestales
et jouvencelles d'une fidélité assurée : on y trouvera,
chose bien plus rare, des hommes fidèles aux femmes,
et c'est ce qu'on ne trouve pas en civilisation, à moins de
chercher dans la classe cagote qui ne fait pas partie du
monde amoureux." [16]
Un des mots-clés du Fouriérisme est sans aucun doute celui de
fraternité. En faisant de ce principe réalité dans la société
harmonienne, les hommes ne font que rétablir l'unité universelle
telle qu'elle a présidé, à l'origine, au plan conçu par Dieu
pour sa création.
Le mal est un malentendu. La doctrine fouriériste de
l’"unitéisme" entend dépasser toute conception morale fondée sur
le dualisme du Bien et du Mal. Tout le malheur de l'humanité
vient de l'acharnement des "philosophes" à réprimer les passions
qu'on croit mauvaises, notamment les sensuelles. C'est au
contraire en leur laissant libre cours, quitte à favoriser
l'affrontement entre les désirs individuels concurrents, qu'on
parviendra dialectiquement à un degré supérieur d'unité et qu'on
rouvrira pour les hommes le chemin de la fraternité. On n'est
pas loin de cette philosophie, semble-t-il, quand Rimbaud
célèbre (ou liquide) dans Solde :
"Les
Voix reconstituées ; l'éveil fraternel de toutes les
énergies chorales et orchestrales et leurs applications
instantanées ; l'occasion, unique, de dégager nos sens !"
Les "fêtes de fraternité" de Phrases, les "fêtes
amoureuses" de Villes rappellent les innombrables fêtes
et festins que Fourier réserve aux fils et aux filles d'Harmonie
(moqués par Flaubert dans Bouvard et Pécuchet). La danse
et le chant, ainsi que le théâtre et, surtout, l'opéra, occupent
un rôle tout à fait essentiel dans l'éducation de la jeunesse
harmonienne [17], ce qui n'est pas sans faire rêver au sens que
pouvait avoir pour Rimbaud cette conclusion de Sonnet (Jeunesse,
II) :
"Mais à présent, ce
labeur comblé, — toi, tes calculs, — toi, tes
impatiences — ne sont plus que votre danse et votre voix,
non fixées et point forcées, quoique d'un double
événement d'invention et
de succès — une
raison,
— en l'humanité fraternelle
et
discrète par l'univers
sans images ; — la force et le droit réfléchissent la
danse et la voix à présent seulement appréciées."
Pour Steve Murphy, Rimbaud annonce ici
"l'émergence d'une communion d'intérêts et de désirs réellement
collective". La danse et la voix qui en sont les emblèmes sont,
nous dit-il, "à situer dans une isotopie de la danse et des
énergies chorales qui se maintiendra dans Jeunesse III et
qui se trouve dans d'autres illuminations. La danse et le
chant comme activités collectives librement consenties
symbolisent une nouvelle harmonie (on peut penser notamment aux
métaphores bien connues des fouriéristes)."
[18]

Un bon exposé, substantiel (618
p.) et récent (1993 [1986]),
de la vie et de la doctrine de Fourier.
Beaucoup des références ici fournies ont été suggérées par ce
livre.
|
JE SUIS UN INVENTEUR BIEN AUTREMENT MÉRITANT QUE TOUS CEUX QUI
M'ONT PRÉCÉDÉ ... |
[19] Plusieurs travaux
de Jacques Rancière, fondés sur les échanges épistolaires entre
les "apôtres" saint-simoniens et la presse ouvrière
des années 1830-1840,
offrent un panorama détaillé des débats ayant divisé la mouvance
socialiste de l'époque : polémiques internes
et externes entretenues par le mouvement saint-simonien (les critiques
adressées au Fouriérisme, par exemple), controverses sur la
forme idéale de l'association ouvrière. Le dernier chapitre de
La Nuit des prolétaires rend compte de l'entreprise
"icarienne" (la tentative d'implantation d'une communauté
communiste au Texas par les disciples de Cabet).
Passionnant bien que d'une lecture pas toujours facile.
La Parole ouvrière (10/18, 1976),
La Nuit
des prolétaires - Archives du rêve ouvrier (Fayard,
1981).
[20] Voir Nathalie Vincent-Munnia : "La Poésie en prose
prophétique" (Les premiers poèmes en prose : généalogie d'un
genre dans la première moitié du dix-neuvième siècle français,
Champion, 1996, p.216-222) et Philippe Régnier : "Comment
la poésie est venue aux saint-simoniens : origines, motivations
et manifestations d'un changement de régime discursif,
1829-1833" (Aux origines du poème en prose français,
1750-1850, collectif, Champion, 2003, p.339-352).
[21] Le Livre nouveau
des Saint-Simoniens, Éd. Philippe Régnier, Du Lérot, 1991.
Cet ouvrage réunit les productions doctrinales et littéraires de
la communauté saint-simonienne de Ménilmontant pendant les
années 1832-1833. Destinées à constituer une sorte de bible
nouvelle, elles n'avaient pu être éditées de leur temps et
s'étaient conservées jusqu'à nos jours à l'état de manuscrits,
sauf quelques rares exceptions comme
La Ville nouvelle, ou le Paris des Saint-Simoniens de Duveyrier
(dont nous parlerons plus bas).
|
À quels "inventeurs" Rimbaud pense-t-il quand il évoque dans
Vies II "tous ceux qui [l']ont précédé" ? L'auto-mythographie rimbaldienne
joue avec la figure du
"mage romantique" : le poète investi d'une mission
sacrée et doté de pouvoirs magiques. Soit sous
l'espèce du "voyant" (lettres dites "du voyant",
Le Bateau ivre, Alchimie du verbe ...), soit sous la forme plus
expressément utopiste de "l'inventeur",
créateur de fleurs nouvelles, architecte d'un monde parallèle. Depuis ses fameuses lettres de 1871
jusqu'aux Illuminations, Rimbaud emprunte de façon
répétée à la sphère de la pensée utopique. Et on retrouve, à
plusieurs occasions, dans son œuvre cette figure de
"l'inventeur" :
"J'ai créé toutes les
fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé
d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de
nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir
des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon
imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et
de conteur emportée !" (Une saison en enfer, Adieu)
"Mais tu te mettras à ce
travail : toutes les possibilités harmoniques et
architecturales s'émouvront autour de ton siège. Des êtres
parfaits, imprévus, s'offriront à tes expériences. Dans tes
environs affluera rêveusement la curiosité d'anciennes
foules et de luxes oisifs. Ta mémoire et tes sens ne seront
que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au
monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout
cas, rien des apparences actuelles." (Jeunesse IV).
Que
le créateur soit décrit plein d'enthousiasme et son œuvre
évoquée au
futur (comme dans Jeunesse), ou désenchanté
et ses ambitions définitivement "enterrées" (comme dans
Adieu), ce
ne sont au fond que deux variantes d'un même récit épique,
celui de l'entreprise utopique.
Deux moments d'un même schéma narratif, qu'il n'est pas nécessaire d'assigner à des
étapes successives de l'expérience vécue de Rimbaud tant il est
vrai qu'ils correspondent l'un et l'autre à des motifs obligés et que, dans la légende ou dans la vie,
qu'ils soient Icare ou Galilée, Doctor Faustus ou Bateau ivre, les émules de Prométhée sont
toujours punis par les dieux. Ces accents héroïques destinés à rendre compte des
espoirs et des souffrances de l'inventeur ou de l'innovateur, des persécutions
auxquelles il doit s'attendre de la part d'une société
obscurantiste, nous les rencontrons aussi, naturellement, chez
Fourier. Nous les retrouverions, en compagnie des thèmes qui
leur sont habituellement liés (libération de la femme,
édification d'un monde fraternel, conquête de l'harmonie
universelle, découverte d'une langue nouvelle devant contribuer à la réforme des hommes et du monde,
langue également universelle, ...), chez les autres représentants de l'utopisme pré-socialiste de la première moitié du XIXe
siècle : les saint-simoniens, prophètes du Nouveau Christianisme
et de la "religion industrielle", Leroux,
théoricien d'une "philosophie religieuse du progrès", le
communiste Icarien Étienne Cabet ... et autres. Cette
communauté d'inspiration est frappante, malgré les divergences
parfois profondes, sources, en leur temps, de polémiques, divorces
et excommunications [19]. Il est bien possible que Rimbaud ait pensé
à cette sorte d'ancêtres quand il évoquait dans Vies II
"tous ceux qui [l']ont précédé".
Fourier, qui refusait la qualification d'utopiste,
voulait qu'on le désignât par ce nom d'inventeur, explique
Michel Bozon :
"Il
refusait aussi de se classer parmi les philosophes, contre
lesquels il n’avait pas de mots assez durs, ou parmi les autres
tenants des « sciences incertaines », dans lesquelles il inclut
la métaphysique, la politique et la philosophie morale. Le terme
par lequel il se désignait est celui d’inventeur :
inventeur d’une « science sociale »" (ibid. n.12).
La communauté des
ingénieurs saint-simoniens, s'essayant à une poésie en prose
prophétique dans leur maison de Ménilmontant (propriété de leur
"Père", Prosper Enfantin), ne méritent certes pas autant que
Rimbaud le titre d'"inventeurs" (du moins dans le domaine
littéraire). Mais, comme l'expliquent certains spécialistes
[20], il est possible qu'ils aient ouvert certaines
voies au poème en prose naissant (découpage en versets dans le
style biblique, rythmes psalmodiques, ton oraculaire). Et il n'est pas
douteux que Rimbaud ne soit de leur descendance dans
plusieurs de ses sujets de prédilection. Voici ce qu'en dit, par
exemple, leur enthousiaste
éditeur contemporain, Philippe Régnier :
"À
l'avant-garde du XIXe siècle, et à l'extérieur du
champ clos de la littérature, Rimbaud possède une fratrie
peu et mal connue. Avant lui, d'autres voyants, plus hardis
que les romantiques et les parnassiens dont il se réclame,
ont rêvé et imaginé une langue nouvelle, sensuelle,
débridée, une révolution de l'amour, des fêtes
cosmiques, une re-création du monde et de l'humanité.
Ceux-là aussi ont essayé d'embrasser l'aube d'été et
ont attendu la mère de beauté, convaincus que la
femme trouverait de l'inconnu. Et ne la voyant
pas venir en Occident, ils la sont allé chercher en Orient,
bientôt rendus au culte de la Terre :
« Le GLOBE, voilà notre
FIANCÉE, notre MÈRE, pour le moment ; le PEUPLE est
notre FAMILLE ; ENGENDRONS par le TRAVAIL ; embrassons,
caressons la TERRE » (lettre du Père à Barrault, 8 août
1833).
Une différence cependant entre les saint-simoniens et
Rimbaud, c'est qu'eux, parlaient et agissaient au pluriel."
[21]
Une fois de plus, on pense à Barbare :
"les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur
terrestre éternellement carbonisé pour nous. — Ô monde ! —"

|
CE SONT DES VILLES ... |
[22]
Greg Kerr,
Dream Cities. Utopia and Prose by Poets in Nineteenth-Century
France, Legenda, 2013. |
Un sujet classique de la littérature utopique, aussi loin qu'on
remonte dans le temps, très présent chez les saint-simoniens
comme chez Fourier ou Cabet, est celui de la ville idéale.
Les utopistes du début du siècle ont grosso modo en commun un
projet de refondation de la ville pour le bonheur des hommes, permettant de résoudre les
problèmes d'hygiène et de surpopulation, de redessiner le plan
des rues de façon plus rationnelle, selon un principe généralement
très géométrique (cf.
l'Icarie de Cabet),
autour d'équipements publics plus fonctionnels, le tout en
corrélation étroite avec l'idée qu'ils se font de l'idéal social
à atteindre. Fourier, par exemple, insiste sur tout ce qui peut
favoriser le libre développement des "passions" et le plaisir des
sens : beauté de l'architecture, harmonie des perspectives,
largeur des avenues et ouvertures sur la campagne, présence de
places, d'édifices conçus pour la fête et le spectacle, la vie
communautaire, la rencontre et l'échange entre les Harmoniens, etc.
(cf. son "Plan d'une ville en 6° période"
ici ou
là, p.300 et sqq. ou encore
là p.17 et sqq.).
On
sait que les Illuminations contiennent ce qu'on appelle un "cycle
urbain", où l'approche utopique est assez
systématiquement prise à contre-pied. Ce sont les thèmes de l'utopie
progressiste présentés comme autant de "fantômes" du passé,
comme un rêve d'hier
aujourd'hui écroulé (Villes, "Ce sont des villes...").
C'est la ville future peinte comme un lieu dépeuplé à
l'architecture hybride et surdimensionnée, provoquant angoisse et incompréhension
chez "l'étranger de notre temps" (Villes
"L'acropole officielle..."). C'est enfin la ville
actuelle, vaste métropole aux conditions de vie inhumaines,
recouverte de "la plus sinistre fumée noire que puisse faire
l'Océan en deuil" (Ville,
Métropolitain).
Je renvoie aux études consacrées à ces textes dans
l'anthologie commentée de ce site.
Mais le propre de la parodie est d'être ambivalente. Elle comporte
toujours une part de pastiche. Elle véhicule nécessairement les
formes et les thèmes à l'égard desquels elle entend afficher plus ou
moins de distance, non sans laisser paraître parfois une certaine fascination pour
cela même qu'elle persiffle. C'est pourquoi, insérée
dans un discours tendant à la contre-utopie, la célébration poétique de la grande ville ne manque pas
dans les Illuminations : la
ville comme fête, "féerie scientifique" et "mouvements de
fraternité sociale", les "chalets de cristal
et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies
invisibles", la ville traversée par des "compagnies" d'ouvriers
"chantant la joie du travail nouveau", les "boulevards de
cristal", "les parcs représentant la nature primitive travaillée
par un art superbe", les "circus d'un seul style, avec
galeries à arcades", les "quais chargés de candélabres géants", etc.,
etc.
Dans son livre
Dream Cities.
Utopia and Prose by Poets in Nineteenth-Century France [22],
Greg Kerr rapproche les évocations urbaines
de Baudelaire, Gautier ou Rimbaud, de certains exercices de
prose poétique, fortement teintés de religiosité et de
prophétisme moderniste, émanant de l'école saint-simonienne. Au-delà de la simple convergence
thématique, Greg Kerr remarque chez ces auteurs saint-simoniens
l'expérimentation de formes rythmiques nouvelles de la prose
littéraire (jeux de disposition spatiale, utilisation du tiret,
innovations typographiques diverses), une tendance à la
fragmentation textuelle, telle qu'elle se retrouve chez les
trois poètes étudiés, reflétant selon lui l'activité foisonnante des
grandes métropoles urbaines. Mais surtout l'esthétique des nouveaux moyens
de communication (journaux, textes
accompagnés de dessins et caricatures, annonces, jeux des
titres, etc.). Il connaît bien et cite à plusieurs reprises les
pages plus haut signalées de Nathalie Vincent-Munnia et Philippe
Régnier (cf. n.19). Ce dernier
montre notamment comment la production poétique saint-simonienne
des années 1830 "rejetant délibérément toute régularité
métrique, toute forme canonique [...] signale son caractère
poétique par une infinité de marques calligraphiques ou
typographiques, par de multiples particularités syntaxiques et
rythmiques, par toutes sortes de ruptures énonciatives et de
jeux sémantiques". On voit comment la pratique rimbaldienne du
poème en prose peut être rattachée à cette préhistoire du genre.
Rimbaud, selon Greg Kerr, comme avant lui certains inventeurs
d’utopies, a vu dans la ville moderne un sujet de réflexion
privilégié sur la possibilité de changer la société. Dans son
cas, cependant, en dehors de tout objectif doctrinal ("an
exploration of the possibilities of community, albeit one with
no arranged end", p. 156). Mais il a aussi trouvé dans ce que
l’auteur appelle "les tensions et dissonances de la ville
moderne" (le spectacle dynamique et varié de l’espace urbain,
espace en perpétuel état de changement, d’expansion, de
mouvement), un "modèle de structure" pour le poème en prose.
Modèle fondé sur la "désorganisation textuelle", une
"fragmentation délibérée des structures
discursives ou narratives
conventionnelles et une spatialisation radicale du texte
poétique, qui servent souvent à détourner l’accent de la lecture
du contenu sémantique du texte vers son contenu visuel et ses
aspects matériels". C’est dans le cadre d’un tel projet formel
que "Rimbaud se réapproprie, fragmente et redéploie
systématiquement diverses formes de discours ritualisés, allant
de la rhétorique du progrès et de la transformation en passant
par celle du spectacle de foire." (ibid. p.155-156).

Dans son chapitre I ("From Le Livre nouveau to « La
ville nouvelle » : Elements of a Saint-Simonian Poetics of the
City") Greg Kerr offre un remarquable ensemble de citations d'intertextes pertinents pour le
commentaire du cycle urbain des Illuminations. Ces
morceaux de prose poétique
représentent exactement le type de discours que Rimbaud imite et
transfigure, transfigure et démystifie simultanément. De Charles
Duveyrier, par exemple, Greg Kerr signale un texte que Rimbaud a
pu connaître puisqu'il est paru en 1832 :
La Ville nouvelle, ou le Paris des Saint-Simoniens. Le
texte provient de l'ouvrage collectif Paris, ou Le livre des cent-et-un.
C'est un bel exemple de prose poétique dans lequel
l'auteur, en une sorte de prosopopée, fait parler un messie, un
envoyé de Dieu (lui-même ? Enfantin, le "Père" des Saint-Simoniens ?) :
"Le Dieu
bon a dit par la bouche de l'homme qu'il envoie :
J'établirai au milieu de mon peuple de prédilection une
image de la nouvelle création que je veux tirer du cœur de
l'homme et des entrailles du monde.
Je bâtirai une ville qui soit le témoignage de ma
munificence. Les étrangers viendront de loin au bruit de son
apparition. les habitants des villes et des campagnes y
accourront en foule, et ils me croiront quand ils l'auront
vue.
Paris ! ville qui bout tumultueusement [...]"
Suit,
sur plus d'une dizaine de pages, la description idéalisée d'une
ville de l'avenir, destinée à devenir la capitale des capitales,
dont les caractéristiques, souvent conformes aux
conceptions des urbanistes du temps, sont supposées correspondre
au plan de Dieu pour son peuple élu. La forme de la mégapole est
celle d'un homme couché, chacune de ses parties correspond à un
membre ou à un organe du corps humain. La description progresse
d'une partie du corps à l'autre en superposant à un plan de
ville hyper-rationaliste (les fabriques avec les fabriques, les
lycées avec les lycées, les lieux de plaisirs idem, etc.) un
imaginaire architectural des plus tarabiscotés (une
prolifération interminable de dômes et de flèches, de formes et
de couleurs, de matériaux industriels et de pierres
précieuses...). Au centre de cet
organisme masculin de la ville s’élève un colosse féminin
représentant la "Femme-Messie" : c'est "le temple" (cf. le croquis de Philippe-Joseph Machereau
reproduit sur la couverture du livre de Greg Kerr). On sait que c'est
dans ce
mythe de la "femme-Messie" que les
saint-simoniens ont investi leur aspiration à l'émancipation de la femme,
leur
valorisation de la féminité, notions communes à la plupart des doctrines
utopiques de ce temps. Comme on l'a lu plus haut, Philippe
Reigner semble croire que le femme-messie saint-simonienne et la
"mère de beauté" dont parle Rimbaud dans Being Beauteous
ne font qu'un(e), suggestion des plus hardies ! Sur le plan de
l'écriture, les caractéristiques de cette prose rédigée à la
première personne, prophétique, litanique, usant volontiers de
l'anaphore en tête de phrase et/ou de paragraphe ("Je comblerai
... J'étendrai ..., J'étendrai..., Je ferai sortir ..., On
verra..., Je ferai descendre..., Ce sera .., Puis viendra ...,
Elle coulera ..., Je déracinerai ..., J'ai mis ..., J'ai chargé
ses bras ..., J'ai tissu sa ceinture..., etc. etc.), usant
d'une syntaxe généralement énumérative, ne sont pas sans
rappeler le style de certaines Illuminations.

Publication originale, dans Paris, ou Le livre des cent-et-un,
Paris, Ladvocat, 1832, t.VIII, p.315-344 (en ligne chez
Gallica).
Fort intéressants aussi sont les extraits reproduits
par Greg Kerr de
l'ouvrage collectif paru en 1832
Politique industrielle et système de la Méditerranée : religion
Saint-Simonienne (l'ouvrage est consultable et
téléchargeable sur Gallica). La ressource est d'une telle
richesse qu'elle mériterait un long commentaire à elle seule. Je
me contente ici de quelques remarques personnelles fondées sur la comparaison
entre un passage de
l'article de Charles Duveyrier intitulé "Travaux Publics —
Fêtes" (p.62-63 du livre mentionné et cité par Greg Kerr dans ses p.45-46)
et le poème de Rimbaud Villes ("Ce sont des
villes").
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Ma première remarque concernera l'écriture : dans le but de
traduire l'activité multitudinaire de la grande ville, la joie
débordante des citoyens conviés aux fêtes et travaux destinés à
embellir Paris, Duveyrier pratique systématiquement la phrase
accumulative : énumérations de groupes nominaux ou de courts
syntagmes verbaux (verbes de mouvement) dont chacun représente
une action différente (aucune description continue mais un
kaléidoscope de scènes), technique destinée à produire une
impression intense d'animation, voire d'agitation. Rimbaud ne
procède pas autrement dans un poème comme Villes "Ce sont des
villes". Il en est de même dans Métropolitain et de façon plus radicale encore dans certaines
Illuminations comme Scènes, où les phrases
consécutives ne semblent rattachées
entre elles par aucune continuité descriptive ou discursive.
Mais la construction du poème par listes ou par phrases
juxtaposées abonde
dans les Illuminations : Enfance II, Dévotion,
Phrases, Solde, etc. Son usage n'est pas
exclusivement réservé à la traduction textuelle de l'expérience
urbaine.
Deuxième remarque concernant les images urbaines
similairement présentes dans les deux textes : "cris des
fanfares", "longues évolutions des cohortes de travailleurs
repliant et faisant défiler leurs lignes enluminées d'éclatantes
couleurs sur lesquelles flotte le nouvel étendard", "là, sur des
rainures d'acier, de lourds chariots volant comme des flèches et
donnant en spectacle au peuple l'avenir que son bras va créer"
... je laisse le lecteur mettre en face de chacune de ces
citations son homologue du poème des
Illuminations.
Troisième remarque enfin, concernant l'idéologie : comme
toujours, il s'agit pour ces auteurs d'utopies d'articuler la
représentation de la ville avec l'idéal social qui est le leur :
en l'occurrence la paix sociale. Paris est appelée "la métropole
de l'association pacifique" (p.62), les travailleurs sont
conviés à "consacrer à l'œuvre commune leurs mains pacifiées"
(p.63). Il n'est pas sûr que Rimbaud y attache exactement le
même sens que les Saint-Simoniens (plus exactement : il est
probable que Rimbaud n'y attache pas le même contenu politique
que les Saint-Simoniens) mais ce rêve d'une société
harmonieuse et unie, ce rêve d'une réconciliation universelle, est aussi celui
dont son poème Villes "Ce sont des villes" porte le deuil : "les
cerfs tètent Diane", "Vénus entre dans les cavernes des
forgerons et des ermites", "Des groupes de beffrois chantent les
idées des peuples", "Des corporations de chanteurs géants
accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme
la lumière des cimes", "Des châteaux bâtis en os sort la musique
inconnue", etc. Sauf que (et c'est là ce que j'appelais ci-dessus
"transfiguration") tout ce qui dans la prose
saint-simonienne est accumulation de détails réalistes devient chez
Rimbaud énumération de figures symboliques (allégories, allusions
sibyllines) nécessitant interprétation. L'ensemble ainsi
confectionné n'est plus la représentation fantastique ou
fragmentée d'un paysage urbain (comme c'est
encore le cas dans Métropolitain ou dans
"L'acropole officielle...") mais la
représentation abstraite de l'idée de ville. C'est une charade
dont le tout est la définition de la ville comme utopie, un
poème en forme de rébus où le mot de l'énigme est celui de Progrès (je
renvoie le lecteur à
mes pages sur
ce texte).
Par parenthèse, cette dernière caractéristique du poème
de Rimbaud échappe tout à fait à
l'auteur de Dream Cities... qui s'acharne à
commenter ce texte comme la description d'un panorama, dont la
perception visuelle serait perturbée par divers phénomènes
optiques de fragmentation, superposition ou interposition
propres à "l'espace urbain moderne".
L'idée unique et fausse qu'il parvient à en extraire, c'est que les
difficultés de compréhension expérimentées par le lecteur face
au poème reflèteraient celles de l'observateur face à la proliférante complexité du spectacle de la ville :
"Tout
comme les éléments visuels peuvent s'obstruer par superposition,
les éléments textuels exposés au même processus de superposition
masquent leurs significations respectives, et ces fragmentations
de perspective empêchent l'articulation de toute signification
métatextuelle unifiée." (p.191).
Contrairement à ce que croit Greg Kerr, notre inaptitude à la
lecture efficace d'un tel texte provient uniquement du mal que
nous éprouvons dans le repérage des allusions et
l'interprétation des
symboles dont son discours est tissé. Notre hébétude (bien
réelle) ne provient nullement
de "l'incapacité
perçue du narrateur à rendre compte de manière complète et cohérente du
spectacle qu'il observe"
(p.192). Car ni Rimbaud, ni son "narrateur", n' "observent"
rien ! L'allure de panorama (montagnard !!) exhibée par cette
pièce
intitulée "Villes" est un pur et simple leurre,
soigneusement prémédité dans un esprit d'humour carnavalesque. Le protocole d'écriture descriptive,
adopté par imitation des "villes idéales" à la
Duveyrier (ou autres), ne sert ici que de modèle à
parodier. La syntaxe accumulative entraîne certes les actants
du poème de Rimbaud dans un rythme tourbillonnant
comparable à celui qu'elle imprimait jadis aux
foules parisiennes du texte de Duveyrier, mais ces dernières
incarnaient l'homme nouveau, le parisien du futur, alors que les
protagonistes de Villes, cette sorte de parade des
illusions perdues, ne
sont que des "fantômes" (des "fantômes des monts"), des
revenants issus d'un passé révolu "qui nous attaque encore le
cœur et la tête" (Barbare).
|
ELLE EST RETROUVÉE / QUOI ? —
L'ÉTERNITÉ ... |
[23] Blanqui,
Instructions pour une prise d'Armes. L'Éternité par les astres,
hypothèse astronomique,
établis et présentés par Miguel Abensour et Valentin Pelosse,
Futur antérieur, 1973. Le poème de Rimbaud est p.117.
En ligne sur Wikisource. Il existe aussi une
numérisation UQAC et une édition plus récente
(2002), préfacée par Jacques Rancière, aux
éditions
Les Impressions
nouvelles.
[24] Friedrich Engels,
Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880.
[25]
Volny
Fage, "Ordonner
le monde, changer la société. Les systèmes cosmologiques des
socialistes du premier XIXe siècle ",
Romantisme 2013/1 (n°159), pages 123 à 134.
[26] Le
Millénaire Rimbaud, Belin 1993. Ouvrage collectif. La
préface, p.5-10, et le premier article "Les voix et les corps", p.11-33,
sont de Jacques Rancière (p.22 pour
l'extrait cité). |
Lorsque j'ai lu jadis
L'Éternité par les astres,
hypothèse astronomique, d'Auguste
Blanqui, dans l'édition de Miguel Abensour et Valentin Pelosse,
je me souviens d'avoir trouvé assez artificielle, de la part des
présentateurs, la reproduction en guise d'épigraphe du poème de
Rimbaud L'Éternité [23].
J'avais tort. Comme je l'explique
ici, il me
semblait que Rimbaud, dans ce poème, disait seulement qu'il avait
"retrouvé" dans un spectacle de la nature, "la
mer allée / Avec le soleil" ("la mer mêlée / Au soleil", variante d'Alchimie
du verbe), l'éternité perdue en même temps que la foi
chrétienne. Et que, dans ce symbole de beauté sensuelle et féconde, dans
l'impression d'infini temporel et spatial qui s'en dégageait, le païen
qu'il était reconnaissait la seule éternité réellement existante. Non
pas le bonheur illusoire que les religions promettent après la mort, mais
un sentiment d'éternité, disponible ici et maintenant, dans ces
moments de ravissement poétique où l'essentiel semble ouvrir une brèche
dans l'expérience contingente du monde. Dans de tels moments, il est bien vrai qu'...
"Elle est retrouvée / Quoi ? — L'Éternité
...". Etc
Rien, donc, en apparence, de cette
vision cyclique de
l’histoire de l’univers théorisée par Blanqui, dont le but
ultime semble être, au contraire de Rimbaud, de récupérer, par
l'intermédiaire de développements cosmologiques empruntant aux
découvertes astronomiques de son temps et dans le cadre d'une
philosophie matérialiste, une forme d'espérance, non-chrétienne
(mais qui y ressemble), dans l'existence d'une autre vie,
espérance fondée sur la certitude scientifiquement prouvée qu'il
existe une infinité d’autres mondes.
Blanqui part de l’idée que
l’univers est infini, dans l’espace et dans le temps. La matière
étant composée d’un nombre fini de corps simples, la nature, au
cours de son activité combinatoire incessante dans l’espace et dans le temps,
est nécessairement amenée à répéter les mêmes combinaisons
d’atomes, sur notre planète ou ailleurs, parmi le nombre infini
des astres qui mènent de par l’univers leurs existences
successives ou parallèles. Aussi improbable que soit en
apparence l’existence de « planètes sosies » ou d’individus
identiques, nous devons êtres certains qu'un nombre infini de clones de notre
planète et de nous-mêmes existent en ce moment même. Mieux
encore, que sur un nombre lui aussi infini de planètes
identiques à la nôtre, des êtres semblables à nous ont connu par le passé la même histoire
exactement que la nôtre
(les mêmes servitudes, les mêmes révolutions massacrées, les
mêmes guerres victorieuses ou défaites, etc.) ... "jusqu’aujourd’hui
du
moins" (page
56).
Jusque aujourd’hui
seulement, précise Blanqui,
car chaque seconde ouvre la possibilité d'une
bifurcation dans le cours des événements. On en conviendra, sans cette possibilité, ce
n'était pas une "hypothèse astronomique" que nous
décrivait
Blanqui, en dépit de son titre. C'était un véritable cauchemar : le vertige et
l'horreur de la répétition, de la stagnation absolues. Heureusement, écrit Blanqui
dans
son « résumé » final, s'il est vrai qu'indéfiniment "nous renaissons prisonniers du
moment et du lieu que les destins nous assignent", cela n'exclut
pas l'éventualité de "variantes heureuses" (ibid.), l'histoire reste ouverte :
"Il
n’y a pas progrès. Hélas ! non, ce sont des rééditions
vulgaires, des redites. Tels les exemplaires des mondes
passés, tels ceux des mondes futurs. Seul, le chapitre des
bifurcations reste ouvert à l’espérance. N’oublions pas que
tout ce qu’on aurait pu être ici-bas, on l’est quelque
part ailleurs." (ibid.).
Je crois mieux comprendre
aujourd'hui le rapport
qu'ont dû voir les éditeurs de
1973 entre le poème de Rimbaud et la méditation
astronomique de "l'Enfermé".
Il y a d'abord la date. Les deux œuvres sont pratiquement
contemporaines :
L'Éternité par les astres est sorti en librairie le 20
février 1872, L'Éternité est daté "Mai 1872". Quelques
mois auparavant, c'était l'écrasement de la Commune, troisième
défaite consécutive du prolétariat français ("Il
n’y a pas progrès. Hélas ! non, ce sont des rééditions
vulgaires, des redites"). Or, les deux textes
peuvent sembler porteurs d'une réponse similaire à cette
situation historique : "le dégagement rêvé" ("Là
tu te dégages / Et voles selon"), l'évasion ("quelque part
ailleurs"), loin du
cauchemar de l'histoire, par le truchement d'une pensée
non-spiritualiste de l'infini temporel.
Ensuite, si nous croyons possible de resituer ce petit poème de
Rimbaud dans le temps long des rêveries cosmologiques de son
siècle, si
nous supposons que le poète avait une connaissance, plus ou moins
précise, des systèmes fantastiques élaborés par les
représentants de ce qu'Engels a appelé les "socialistes
utopiques" [24], peut-être pouvons-nous imaginer une
autre forme de convergence entre Blanqui et lui. L'ouvrage de Blanqui peut s'analyser comme une réplique
matérialiste aux cosmologies providentialistes de Saint-Simon et de Fourier.
Pourquoi n'en serait-il pas de même du poème ? La
conception de l'éternité qu'y expose Rimbaud représente en premier lieu une alternative
panthéiste à la
deuxième vertu théologale ("Là pas d'espérance, / Nul
orietur"),
mais on pourrait y voir également une critique de ces utopistes
qui tentèrent eux aussi de "retrouver" l'éternité perdue avec le
développement de la pensée scientifique et l'athéisme des
Lumières, mais par des spéculations cosmologiques encore fort
imprégnées de spiritualité chrétienne. Ou, sinon de ces auteurs
eux-mêmes, pris individuellement, du moins de l'attitude
philosophique qui les caractérise dans leur ensemble, cette
sorte d'illuminisme romantique auquel ils participent malgré les
idées sociales "avancées" qui sont les leurs. On pourrait
expliquer par une telle intention satirique certaines
modifications que Rimbaud fait subir en 1873, au moment de
l'insérer dans Une saison en enfer, à son poème de 1872.
Par exemple, lorsqu'il remplace "Âme sentinelle, / Murmure
l'aveu / De la nuit si nulle / Et du jour en feu", leçon
suggérant un scepticisme de caractère matérialiste et athée, par
cette rédaction beaucoup plus banale et obéissante au
dogme : "Mon âme éternelle / Observe ton vœu / Malgré la nuit
seule / Et le jour en feu." Certains commentateurs ont attribué
de tels changements à une mémoire défaillante de l'auteur.
Personnellement, je trouve plus charitable à l'égard de Rimbaud
d'y soupçonner une mise en évidence tout à fait consciente et
concertée du substrat spiritualiste de son ancien poème (le
thème du croyant désabusé mais encore nostalgique de l'espérance
perdue), une visée autocritique donc, en conformité avec le sens
général du chapitre qui, ne l'oublions pas, est présenté par le
narrateur comme "l'histoire d'une de [s]es folies".
Dans un article intéressant
faisant le point sur ces "systèmes cosmologiques des socialistes
du premier XIXe siècle"
[25], Volny Fage écrit
: "Restif de la Bretonne, Saint-Simon, Charles Fourier, Robert
Owen, Philippe Buchez, Eugen Dühring, Auguste Blanqui, le
fouriériste Adolphe Alhaiza, ont tous cherché à mettre au jour,
en se référant aux connaissances scientifiques du moment, une
articulation entre l’ordre social, idéal ou réel, et
l’organisation du monde naturel (organique et inorganique)."
Chez ces théoriciens réformateurs, explique le même auteur, les
hypothèses concernant l’organisation du monde matériel ont pour
fonction de légitimer des prescriptions concernant
l’organisation sociale et les modalités d’exercice du pouvoir.
"Chez Saint-Simon, la continuité entre la nature et la société
permet essentiellement de transformer cette dernière", la nature
harmonieusement organisée telle que Dieu l'a créée fournit un
modèle pour l'organisation de la société industrielle. Chez
Fourier, au contraire, la subversion par l'homme "civilisé" de l'harmonie voulue par le
créateur pour la société humaine est responsable d'une désorganisation
concomitante du Cosmos à laquelle le changement social
préconisé, la marche vers l'harmonie, est supposé pouvoir
remédier. L'ordre social rêvé, loin de prendre modèle sur le
désordre cosmique, est appelé à remodeler ce dernier. L'humanité
y parviendra en s'appuyant sur l'attraction passionnée, sur la
dynamique des désirs inhérents à notre condition.
Or, parmi ces
aspirations fondamentales, l'inventeur du phalanstère constate la présence d'un puissant désir
d'éternité. Il faut donc croire "à la métempsycose aussi
fermement qu’aux vérités mathématiques", dit Fourier dans la
Thèse de l'immortalité bi-composée
(page 304 et suivantes de son Traité de l'unité universelle,
1841 [1822-1823]). Dieu ne
peut pas avoir interdit à l'homme la satisfaction de ce
désir-là. Aussi Fourier pense-t-il, comme le locuteur toqué d'Alchimie
du verbe, que "plusieurs autres vies" nous ont été
concédées (notez bien les italiques à "autres"
: il ne s'agit pas seulement d'autres vies mais de vies
autres) :
"À chaque être, plusieurs
autres vies mes semblaient dues. Ce monsieur
ne sait ce qu'il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de
chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment
d'une de leurs autres vies. — Ainsi, j'ai aimé un porc."
Mais Fourier n'accepte pas cette conception
orientale, véritablement trop prosaïque et puérile, de la métempsychose. Car "l’âme humaine étant de nature harmonienne
et différente de celle des bêtes, elle ne peut pas stationner
dans les corps des animaux."
Chacun de nous, selon lui, a droit
à 810 vies, réparties sur 81.000 ans, dont 27.000 seulement sur
notre planète. Et c'est aussi "par les astres", par la migration
vers d'autres planètes, que cette pérégrination de notre âme
harmonienne pourra se prolonger sur une
aussi longue période de temps. Sous forme d'"arôme" ou de
"fluide", selon lui. Rimbaud, racontant sa folie dans
Alchimie du verbe, juste avant de citer son poème L'Éternité
comme un exemple d'"expression bouffonne et égarée au
possible", dit : "j'écartai du ciel l'azur, qui est du
noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature".
L'azur, c'est le ciel vu de la terre, tel qu'il est
subjectivement vécu par l'homme et promu au rang de symbole, de
symbole de l'idéal, par les poètes. Le noir, c'est la réalité
objective de l'espace interstellaire, le ciel tel qu'il est
décrit par la science et considéré par le voyant comme le milieu naturel
des âmes, réduites à leur mystérieuse substance chimique. Plus feu que fluide
chez Rimbaud, semble-t-il ! C'est la version laïque de la folie Fourier.
Après Fourier et se référant ou non à lui, la croyance en
diverses formes de métempsychose court d'ailleurs pendant tout
le XIXe siècle, à travers les diverses écoles illuministes
(socialistes ou non) jusqu'à Victor Hugo (cf. la Préface
philosophique des Misérables restée inachevée ou
Post-scriptum de ma vie, entre autres).
Rimbaud avait-il toute cette tradition utopique en mémoire quand il
écrivait Alchimie du verbe et L'Éternité ? J'avance
l'hypothèse sous toutes réserves. Peut-être ne faut-il pas
prêter au jeune poète des intentions de parodie et de dispute
idéologique allant aussi loin et nécessitant une si vaste
érudition. Encore que, selon Jacques Rancière, il suffisait à
Rimbaud, pour la pouvoir connaître et jauger, d'avoir lu :
"une poignée de ces
brochures que publiaient par flopées disciples et
sous-disciples de Saint-Simon, Fourier, Ballanche, Azaïs, et
de tous les inventeurs de religions nouvelles de l'amour, de
la société et du travail — brochures où se mêlent
inextricablement la langue régénérée, les villes de
l'avenir, l'émancipation des femmes, la promotion des
engrais, le développement des chemins vicinaux, le logement
ouvrier, l'androgyne future, les poêles économiques et
l'éternité par les astres"
[26].

Blanqui,
Instructions pour une prise d'Armes. L'Éternité par les astres,
hypothèse astronomique,
établis et présentés par Miguel Abensour et Valentin Pelosse,
Futur antérieur, 1973. Le poème de Rimbaud est p.117.
|
L'AIR SOBRE DE CETTE AIGRE
CAMPAGNE ALIMENTE FORT ACTIVEMENT MON ATROCE SCEPTICISME |
[27]
Jules Andrieu,
Philosophie et morale, 1867. Le premier extrait est cité par
Frédéric Thomas dans "Découverte
d'une lettre de Rimbaud", Parade sauvage, oct. 2018.
Cette lettre de Rimbaud à Jules Andrieu a été rendue publique
par un descendant de l'auteur de Philosophie et morale
dans la biographie très complète (disponible
en ligne) qu'il lui a consacrée.
[28]
Yves Reboul, Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier,
2009.
[29]
Michel Cordillot, "Le
fouriérisme dans la section parisienne de la Première
internationale, 1865-1866", Cahiers Charles Fourier,
1992. Sur les divergences entre courants et leur évolution au
sein de l'AIT, voir : Mathieu Léonard,
L'émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première
Internationale, La Fabrique, 2011, ou Michel Cordillot :
Eugène Varlin, internationaliste et communard,
Spartacus, 2016 [1991].
Eugène Varlin fut élu secrétaire de la section
française de l'AIT en 1865, il est habituellement classé parmi les
"collectivistes", l'autre tendance étant celle
des "mutuellistes", c'est-à-dire des Proudhoniens. On peut suivre
dans le livre de Cordillot le divorce
croissant entre Varlin et les proudhoniens partisans de
cantonner l'Internationale à un rôle de cercle d'études
sociales, hostiles à l'usage de la grève et qui, dans leur souci de
ne pas rompre les ponts avec la bourgeoisie républicaine,
étaient très réticents à l'action politique, derrière laquelle ils s'obstinaient
à suspecter l'influence du parti blanquiste. Bien que fortement
impliqué dans un militantisme de type associatif (cf.
Wikipédia), Varlin se persuade progressivement que les
revendications économiques portées par les grèves qui se
multiplient dans les dernières années de l'Empire (diminution du
temps de travail notamment) et les exigences démocratiques
nouvelles en termes de liberté d'expression ou droit
d'association seront impossibles à satisfaire sans le
démantèlement du régime et son remplacement par un gouvernement
républicain disposé à de profondes réformes sociales. D'où son
adhésion immédiate à l'insurrection communaliste. Jules Andrieu,
qui passe pour avoir été politiquement proche de lui, ne semble
pas avoir partagé totalement son enthousiasme révolutionnaire au
jour du 18 mars 1871. Voir son article publié en anglais : "La
Commune de Paris. Contribution à sa théorie et à son histoire",
Fortnightly Review,
partie II (l'article est
inséré dans
Notes pour servir à l'histoire de la Commune de Paris,
Payot, 1971, p.213 et sqq).
[30]
Dans un article intitulé
"Cosmogonie. Création contremoulée", Fourier ne semble
d'ailleurs pas si fâché d'être tenu pour l'inventeur d'un univers
de fiction
: "Eh ! pitoyables romanciers que vous êtes, ferez-vous jamais
un roman qui vaille le quart du mien ?" (La
Réforme industrielle ou Le Phalanstère, 31 janvier 1834,
p.410).
[31] Cf. la
lettre de
Rimbaud à Verlaine du 7 juillet 1873 et J.-J. Lefrère,
Arthur Rimbaud, Fayard, 2001, p.604 et note 12 p.623.
[32] Ernest Delahaye, Rimbaud,
L'artiste et l'être moral,
Messein, 1923, p.51-52, n.1.
Cité par Frédéric Thomas, ibid.
[33] Texte inséré dans
Jules Andrieu,
Notes pour servir à l'histoire de la Commune de Paris,
Petite bibliothèque Payot, 1971. Ces "Notes" sont restées
inédites jusqu'en 1971, date à laquelle elles ont été publiées
par Maximilien Rubel et Louis Janover. L'ouvrage a été réédité
chez Libertalia en 2016, sans l'article "La Commune de Paris.
Contribution à sa théorie et à son histoire".
[34]
"Seconde adresse du Conseil général sur la guerre
franco-allemande", AIT, 9 septembre 1870 et lettre à Engels du 8
août 1870.
[35] Ce qui aurait consisté, dira Marx une dizaine
d'années plus tard, à tout mettre en œuvre pour "obtenir avec
Versailles un compromis utile à toute la masse du peuple, seule
chose qu'il était possible d'atteindre à ce moment-là" (lettre à
F. Domela-Nieuwenhuis, 22 février 1881). Ce jugement n'est pas
contradictoire avec l'analyse développée par Marx le 30 mai 1871
dans sa "troisième adresse" (La guerre civile en France),
où il célèbre l'héroïsme de la révolution vaincue et l'éminente
contribution à l'élaboration d'une stratégie socialiste qu'aura
constitué son geste fondateur : la substitution à la machine de
l'état bourgeois d'une nouvelle organisation du pouvoir
directement assumée par les travailleurs eux-mêmes, "forme
positive", radicalement démocratique, de la république
sociale (révocabilité des mandats, limitation de la
rémunération des élus, etc.).
|
Comme nous venons de le voir, il suffit de papillonner dans les textes des
"socialistes utopiques" (de zapper dans leurs textes
grâce à internet, devrais-je dire plus honnêtement) pour constater à quel point les mots et
les figures de Rimbaud
consonnent souvent avec les leurs. C'est surtout le cas en ce
qui concerne Fourier, me semble-t-il. Il y a indubitablement des
traces de fouriérisme dans le texte de Rimbaud et, notamment,
dans les Illuminations. Rimbaud aurait-il été "fouriériste" ? Au sens doctrinaire du terme, malgré À une raison, Génie
et quelques autres indices, non ! Il s'est, à coup
sûr, reconnu dans le
Fourier social, contempteur de l'ordre bourgeois, ennemi de la "Civilisation". Mais, au plan strictement politique,
vu les amitiés communardes qu'on lui connaît,
Jules Andrieu par
exemple, Rimbaud devait porter sur le fouriérisme un jugement
des plus mitigés. Il partageait
sans doute, à l'égard du Maître, le jugement sous-entendu dans
cet hommage déférent mais critique du manuel Philosophie et
morale de L’École mutuelle :
"Il ne s’agit plus
d’imaginer, nous ne créons rien ; il s’agit de transformer,
par la science du passé ou théorie, la brute primitive en
homme moderne, et par la science du présent ou pratique, de
transformer l’homme moderne, ce demi-barbare, en homme
véritablement harmonique. Fourier a signalé le but, sinon
les moyens." (op. cit. p.98-99).
La
tâche de notre temps, dit en quelque sorte Andrieu, n'est pas de
construire des systèmes philosophiques abstraits (voire de
"créer" un monde imaginaire comme le fit Fourier) mais de "transformer" le monde réellement
existant, en s'en donnant "les moyens". Il entendait
par là, en tout premier lieu, comme il l'explique quelques
lignes plus loin, développer nos connaissances scientifiques :
"Toute philosophie qui ne
s'aide pas de l'ensemble des sciences pour déterminer la
série des révolutions par lesquelles l'homme primitif est
devenu l'homme moderne ne saurait inspirer les révolutions
qui transformeront l'état actuel de l'humanité, et ne mérite
pas plus qu'une autre le nom de philosophie" (op.cit.
p.100)
[27].
Et il
est plus que probable qu'il faut aussi entendre par là, venant
de lui : éducation (rédacteur
de vingt-cinq entrées du Grand Dictionnaire universel de
Pierre Larousse, Andrieu est notamment l'auteur d'un article
intitulé "Démopédie", néologisme forgé par Proudhon signifiant
"éducation du
peuple"), organisation (mutualiste, coopérative, associative, syndicale)
et
action politique. À la conclusion de Philosophie et morale, Andrieu rejette
conjointement le saint-simonisme "qui outre les inégalités
naturelles" et le fouriérisme "qui a conçu la réforme harmonique
au point de vue du célibat et de la caserne" (op.cit. p.192).

Édition de 1875.
Pour qui cherche à cerner la position
philosophico-politique de Rimbaud, dans ses œuvres "tardives",
il vaut la peine de faire un détour par ce personnage de
Jules Andrieu, comme Yves Reboul en a le premier eu l'idée
dans le chapitre "Commune" de son essai Rimbaud dans son
temps [28]. Michel Cordillot, auteur d'un article sur "Le
Fouriérisme dans la section parisienne de la Première
internationale" [29]
considère ce membre de l'AIT (l'Association internationale des
travailleurs, que l'on appellera plus tard 1ère
Internationale) comme un intellectuel proche du
fouriérisme. Il en donne comme indice un extrait du feuilleton
littéraire tenu par Andrieu dans La Tribune ouvrière,
première revue éditée par les internationalistes français (qui
n'eut que quatre numéros, du 4 au 25 juin 1865, ayant rapidement été interdite par les autorités impériales).
L'auteur, effectivement, s'y laisse aller à une rêverie de
style fouriériste concernant une planète future idyllique :
"La terre sous cette forme nouvelle et définitive présente un curieux aspect
[...] La vérité combine et dépasse toutes les utopies, Fourier et
Saint-Simon se donnent la main. Les cités sont éparses [...] au milieu des
champs merveilleux des îles [...] D’armée aucune, de frontières point [...]
Sentiment populaire : harmonie, sentiment personnel : mélodie."
Notons par parenthèse le recours au domaine musical pour
désigner métaphoriquement le bien suprême ou l'accès à l'extase
harmonique, si souvent pratiqué par Rimbaud dans les
Illuminations (Conte, Vies II, Villes "Ce sont des villes...",
Barbare, Guerre). Dans ce même article,
Cordillot explique que l'influence fouriériste ne reste
sensible dans l'AIT que jusqu’au congrès de Genève
(septembre 1866), date à laquelle la majorité de l'association
se réclame clairement de Proudhon. Mais il y subsiste, selon lui, un
courant minoritaire
regroupé autour de Varlin qui prône la constitution des
associations ouvrières et leur fédération en un grand ensemble,
qui défend (contre le culte de la famille et du pater familias des proudhoniens) le
droit au travail pour les femmes et, pour les enfants, une
éducation orientée vers la liberté et le développement complet
de chaque être humain, prise en charge par la société et non par
la famille exclusivement. Toutes ces thématiques rattachent ce
courant à
Fourier plutôt qu'à Proudhon ou aux autres sensibilités de
l'utopisme socialiste de la première moitié du siècle.
Andrieu a sans doute appartenu à ce courant. Mais il ne semble
pas avoir porté à Fourier et aux Fouriéristes une admiration
sans limites. Comme le montre la citation de Philosophie et
morale mentionnée ci-dessus, Andrieu situait Fourier du côté de l'imagination, voire de la fantaisie
[30], en
opposition avec son propre principe : la "science du présent ou pratique".
Jules Andrieu (pour le dire avec un mot
qu'affectionnait Rimbaud) était un "philomathe" d'extrême-gauche :
pédagogue, auteur d'essais et articles littéraires,
philosophiques ou historiques (il est l'auteur d'une
Histoire du moyen-âge, 1866). Il semble avoir été politiquement proche
d'Eugène Varlin, qui avait été l'élève de ses cours du soir.
Pendant la Commune, Andrieu occupa le poste de chef du personnel
de l'administration de Paris et délégué aux Services publics. Dans la
crise qui divisa le Conseil de la Commune, le 15 mai
1871, il se déclara partisan de
la minorité
(comme Varlin). Ses
Notes pour servir à l'histoire de la Commune de Paris,
combinent une autobiographie, un témoignage circonstancié sur la
Commune, un examen critique très intéressant de la ligne
d'action suivie par le mouvement, enfin, semble-t-il, un projet
d'intervention (avorté puisque l'ouvrage est resté à l'état de
manuscrit jusqu'en 1971) dans les débats qui déchirent l'AIT
dans ces années-là (notamment
entre marxistes et anarchistes) et dans les conflits agitant le milieu
"internationaliste" exilé à Londres (cf. par exemple,
en juin 1874, cette
charge des exilés blanquistes contre leurs anciens adversaires
de la minorité).
On ignore dans quelle mesure Rimbaud a
véritablement échangé avec Andrieu. On sait seulement qu'il
l'a fréquenté à Londres
(où il était exilé), en compagnie de Verlaine qui
avait été son collègue à l'Hôtel de ville. Rimbaud fait allusion
à lui dans une lettre à Verlaine du 7 juillet 1873 [31].
On y devine que la relation tempétueuse des deux poètes ne plaisait
pas beaucoup à l'ami Andrieu (il n'était pas le seul dans ce
cas). La chose confirme une information donnée par Delahaye
[32],
selon qui Andrieu et Arthur auraient eu "vers la fin de
l'année 1873" une violente dispute dont ils seraient sortis
fâchés. Mais on sait aussi, d'après la même source,
que le poète
considérait cet aîné comme "un frère d'esprit"
et "éprouvait à son égard des sentiments de véritable
affection". On a, d'ailleurs, découvert récemment
une lettre
qu'il lui a adressée en 1874 (cf. supra n.24) où il lui
demande conseil concernant le projet d'un feuilleton de poèmes en prose
destinés à la presse anglaise (qui arborerait le titre éminemment sarcastique
de L'histoire splendide). On ignore ce que Rimbaud
connaissait des divers ouvrages d'Andrieu. Peut-être
avait-il eu l'occasion de lire, en français ou dans sa
traduction anglaise, l'article "La Commune de
Paris. Contribution à sa théorie et à son histoire", publié dans
la
Fortnightly Review en octobre 1871 [33]. Quoi qu'il en
soit,
pour peu qu'il ait pratiqué ce personnage hors du commun,
Rimbaud a certainement eu à
connaître des philippiques bien senties que l'ex-communeux
distribuait à ses ennemis comme à ses amis, si
l'on en
juge par ses
Notes pour servir à l'histoire de la Commune de Paris :
"[...] arrière ceux qui, en
matière de révolution sociale, croient aux prodiges, aux
amulettes, aux formules magiques, à l'inspiration, à
l'improvisation ; arrière ces illuminés qui s'agitent tant
et qui agissent si peu, toujours prêts à répondre : « Rien
n'est fait aujourd'hui ; tout sera fait demain. »"
(Notes, 1971, p.173).
Cela, c'était pour ses amis : les dirigeants de la Commune (ou,
du moins, la plupart d'entre eux).
"Puisque le progrès est la
loi du monde et que chaque siècle est meilleur que le
précédent du seul fait qu'il lui succède, il serait inutile
de faire autre chose que de se croiser les bras et de
contempler le cours du monde [...], approuver tous les
gouvernements, puisque tous apportent le progrès [...],
vivre et mourir en parfait libéral et apôtre accompli du
progrès [...]" ("La Commune de Paris. Contribution à sa
théorie et à son histoire",
Fortnightly Review,
inséré dans Notes ..., 1971, p.194).
Ça,
c'était pour les bourgeois progressistes qui régentaient le camp
républicain "dans ce temps de
faiblesse morale ou intellectuelle qui a enfanté le dogme
abrutissant du progrès constant, fatal, indéfini […]" (Notes,
2016, p.212).
Sur l'ensemble des sujets mentionnés (Charles Fourier, le Progrès et
la Commune), il est probable que Rimbaud, à ce moment de son évolution, ne pensait
pas autrement que Jules Andrieu. Je précise "à ce moment de son évolution" car,
provoquée par le brusque coup
d'accélérateur en marche arrière donné à l'histoire par l'écrasement sanglant de
la Commune, une singulière évolution s'est produite chez Rimbaud
en ce qui concerne le progrès. Le Rimbaud qui, en juillet 1871,
dans L'homme juste, voue aux gémonies Victor Hugo, ses
"charités crasseuses" et ses "progrès" n'est plus le même poète
qui, dans la lettre à Demeny du 15 juin, demandait au voyant
d'être "multiplicateur de progrès". Toute son œuvre
ultérieure est consacrée à penser cette volte-face et à en
mesurer les implications, pour lui-même d'abord, mais aussi pour
nous (ce "nous" si présent dans un poème comme Génie, par
exemple"). En tant qu'expression lyrique d'une pensée, d'une
conscience politique en formation, la poésie de Rimbaud porte
témoignage d'un moment névralgique de notre histoire : "le
moment singulier de retournement des téléologies du progrès qui,
au seuil des matins nouveaux du travail et des énergies
communautaires de l'avenir, fait brutalement apparaître le cœur
barbare de la civilisation occidentale et chrétienne" (Rancière,
op.cit. n.25, p.7).
Le point de vue de Rimbaud sur la Commune a sans doute
connu une évolution parallèle. Lors du printemps 1871, il ne
pouvait avoir aucun recul
critique à l'égard du mouvement communaliste. Il n'était pas en
mesure de sentir (comme un Jules Andrieu, selon ce qu'il dit
dans ses Notes..., ou comme Marx
lui-même) ce qu'il y
avait d'aventureux dans l'orientation radicale
spontanément assumée par le peuple de Paris le 18
mars. Karl Marx jugea
dans un premier temps que "toute tentative de renverser le
nouveau gouvernement quand l'ennemi frappe aux portes de Paris
serait une folie désespérée". Il
doutait que le mouvement ouvrier français possédât "les moyens et les
chefs" pour une lutte frontale avec le gouvernement et
l'assemblée nationale récemment élus
[34].
Mais, l'insurrection ayant commencé, il ne restait plus, comme
dit Andrieu, qu'à "faire son devoir", le plus intelligemment
possible
[35], et c'est sur ce dernier point
que l'auteur des
Notes pour servir à l'histoire de la Commune de Paris a beaucoup de
critiques à faire au noyau dirigeant du mouvement.

Ci-dessus :
Notes pour servir à l'histoire de la Commune de Paris,
Petite bibliothèque Payot, 1971. Ed. Maximilien Rubel et Louis Janover.
Première publication de ces "Notes" restées
inédites jusqu'à cette date.
Ci-dessous : Première page de l'article "La Commune de Paris.
Contribution
à sa théorie et à son histoire" paru dans la
Fortnightly Review en octobre 1871 (une traduction en
français de ce texte est insérée dans l'édition Payot de 1971).
En ligne, p.571.
Rimbaud,
certes, était loin d'avoir en politique des opinions aussi
arrêtées et aussi mûries que Jules Andrieu mais on peut croire
Ernest Delahaye quand il rapporte que son ami de Charleville se
sentait philosophiquement proche de lui. Quoi qu'il en soit, la
production de Rimbaud postérieure à la
Commune porte la marque d'une évolution qui se
manifeste, notamment, par le recours croissant à l'allusion utopique.
Or, comme nous l'avons déjà signalé à plusieurs reprises dans ce
qui précède, ces références aux "utopies socialistes" du premier
demi-siècle révèlent en général une
intention parodique qui traduit ce que le poète appelle, dans Vies
II, son "atroce scepticisme".
|
QU'IL DISE CHARITÉS CRASSEUSES ET
PROGRÈS... |
[36] C'est Stendhal qui caractérise ainsi Charles Fourier
dans
Mémoires d'un touriste,
1854 [1838], II, p.343.
[37]
Cf. Barbare :
"la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent
pas.)" On pourrait y voir une réplique à la prophétie de Fourier selon laquelle, suite
au "rut de la planète" et au réchauffement des régions polaires, "Varsovie
aura des forêts d'orangers comme en a aujourd'hui Lisbonne, et
la vigne sera plus en sûreté à Pétersbourg qu'elle n'est
aujourd'hui à Mayence." Théorie des quatre mouvements et des destinées générales,
1808, numérisation UQAC, partie 1, p.160.
[38]
"Je serai libre d’aller mystiquement, ou vulgairement, ou
savamment" écrit Rimbaud dans sa
lettre à Jules Andrieu. Un véritable art poétique
rimbaldien !
[39]
Fourier, notons-le en passant, pratiquait lui-même
volontiers l'auto-ironie. Dans la Théorie des quatre mouvements,
son premier livre, au moment d'exposer les "Phases et périodes
de l'ordre social dans la troisième Planète nommée Terre", il
commence par écrire : "Voici pour les plaisants un beau sujet
d'ironie". Et, dans un texte ultérieur, exposant l'historique de
sa pensée, il raconte : "Il fallut se préparer à la guerre et
faire son plan de défense qui, je le répète, fut de publier la
parodie avant la pièce. [...] Je débutai donc par des détails
gigantesques sur la cosmogonie." (manuscrit publié dans
La
Phalange en 1849).
[40] Steve Murphy, "Sujet
proposé à un contrat doctoral établissement 2017",
Université Bretagne-Loire.
[41] Cette remise en cause
est explicite aussi chez Blanqui, comme on peut le voir dans sa
conclusion de L'Eternité par les astres : " [...]
il n’y a pas
progrès. Hélas ! non, ce sont des rééditions vulgaires, des
redites. Tels les exemplaires des mondes passés, tels ceux des
mondes futurs. Seul, le chapitre des bifurcations reste ouvert à
l’espérance. N’oublions pas que tout ce qu’on aurait pu être
ici-bas, on l’est quelque part ailleurs.
Le progrès n’est ici-bas que pour nos neveux." |
Le
fouriérisme des
Illuminations n'est donc, selon toute vraisemblance,
qu'un fouriérisme littéraire. Rimbaud aura vu dans les imaginations du
"rêveur sublime"
[36] un matériau
poétique, un arsenal de mots et de thèmes
(amour, harmonie, etc.) propres
à évoquer les idéaux dont il se sentait orphelin
depuis l'écrasement
de la révolution. Mais si, des choses rêvées, ces visions
du monde harmonien possédaient le charme, elles en avaient aussi l'inconsistance [37]. Et
c'est pour cette raison que Rimbaud leur fait une part si belle dans son dernier recueil. L'insistance de l'allusion utopique
dans les Illuminations s'explique paradoxalement par la visée dystopique qu'on y décèle.
Le motif du cataclysme cosmi-terrestre, si fréquent
chez Rimbaud, a d'abord une fonction de camouflage ludique.
Régulièrement utilisé comme symbole de la révolution, il permet
au poète d'"aller mystiquement", comme il dit avec humour, là où
il veut en venir politiquement
[38]. Exemple type, le dernier paragraphe de
Soir
historique :
"Non ! — Le moment de l'étuve, des mers enlevées, des
embrasements souterrains, de la planète emportée, et des
exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement
indiquées dans la Bible et par les Nornes et qu'il sera
donné à l'être sérieux de surveiller. — Cependant ce ne sera
point un effet de légende !"
Mais il
éveille presque
toujours aussi un soupçon d'ironie. On y décèle une représentation
facétieuse de l'imaginaire prophétique et révolutionnaire. C'est particulièrement le cas dans
Qu'est-ce pour nous Mon Cœur ... qui est, je
crois, avant les Illuminations, le seul poème où ce motif
apparaisse. Quant à sa variante
d'apocalypse polaire, sinon trouvée chez Fourier, du moins façonnée et
perfectionnée d'après lui, Rimbaud ne l'a probablement tant sollicitée
dans les Illuminations que parce qu'il y a reconnu
un spécimen de ce topos, certes, poétique, mais aussi caricatural
(et riche de suggestions grivoises, ce qui va bien dans le même
sens). Par son aspect délirant, elle constituait une cible
idéale pour l'auto-ironie mêlée de nostalgie qui représente
la tonalité dominante des Illuminations [39]. Dans Barbare,
selon mon hypothèse depuis longtemps défendue
ici, la vision
d'apocalypse confinant à l'orgasme dont le déploiement
progressif forme la trame du poème pourrait n'être que ce mal mystérieux évoqué par le texte,
"qui nous attaque encore le cœur et la tête", mais dont on se
voudrait "remis". Un retour du refoulé, en quelque sorte.
En ce qui concerne l'utopie saint-simonienne, si elle a
jamais influencé Rimbaud, il est certain que son prestige a dû
être fortement amoindri à ses yeux par l'opportunisme politique
de plusieurs personnalités qui lui étaient associées, sous le
Second Empire et au moment de sa chute. Inséré dans une lettre à
Théodore de Banville du 15 août 1871,
Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs est une
charge contre "l’utopisme
mercantile et scientifique". L'expression est de Steve
Murphy, qui explique notamment : "Cette
attaque portée contre une poésie progressiste incarnée par les
Chants modernes de M. Du Camp et enracinée dans les
tendances saint-simoniennes du Second Empire s’associe à ses
parodies visant les Poèmes modernes de Coppée." [40]
À l'époque des Illuminations, le déroulement de
l'histoire a convaincu une bonne partie de la gauche
radicale d'avoir à remettre en cause ce que Jules Andrieu
appelle "le dogme abrutissant du progrès constant, fatal,
indéfini" [41]. Ces socialistes en ont particulièrement contre
la philosophie providentialiste du progrès qui, de Saint-Simon
et Fourier à
Hugo, proclame la "perfectibilité" indéfinie et inéluctable de
la société humaine parce que Dieu, qui est la perfection même,
ne peut pas avoir voulu d'autre destin pour sa création. Telle
est exactement, selon Victor Hugo, la leçon qu'il convient de
dégager de son roman Les Misérables :
"La
destinée et en particulier la vie, le temps et en
particulier ce siècle, l'homme et en particulier le peuple,
Dieu et en particulier le monde, voilà ce que j'ai tâché de
mettre dans ce livre, espèce d'essai sur l'infini. Toute
étude sérieuse sur l'infini conclut au progrès. La
perfection contemplée démontre la perfectibilité. De là le
dégagement vrai des lois politiques et sociales, corollaires
des lois naturelles ; pas d'autorité en dehors de l'auteur ;
le divin exclut le royal. — La République sort de la
religion." (lettre à Frédéric Morin du 21 juin 1862).
On sait par la lettre dite "du voyant" l'admiration que portait
Rimbaud aux Misérables ("un vrai poème"). Mais, comme il a été dit plus haut, une
évolution évidente se produit dans le discours du poète entre la lettre du
15
mai 1871 et, quelques mois après, un poème
comme L'Homme juste attaquant
plus que vigoureusement le genre de progrès
auxquels aspire Victor Hugo :
Ah ! qu'il s'en aille, lui, la gorge cravatée
De honte, ruminant toujours mon ennui, doux
Comme le sucre sur la denture gâtée.
— Tel que la chienne après l'assaut des fiers toutous,
Léchant son flanc d'où pend une entraille
emportée.
Qu'il dise charités crasseuses et progrès...
— Ô j'exècre tous ces yeux de Chinois ou daines,
Nuit qui chante : nana, comme un tas d'enfants près
De mourir, idiots doux aux chansons soudaines :
Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès
!
Mais avec un "Génie" comme celui de Rimbaud rien n'est jamais simple ni univoque...
"et si l'adoration s'en va, sonne, sa promesse sonne" !
|
ET SI L'ADORATION S'EN VA,
SONNE, SA PROMESSE SONNE ... |
[42] Dans l'œuvre devant porter ce titre L'histoire
splendide, aux termes de la
lettre à Jules Andrieu, "il y aura, dit Rimbaud,
illustrés en prose à la Doré, le décor des religions, les traits
du droit, l’enharmonie des fatalités populaires exhibées avec
les costumes et les paysages, — le tout pris et dévidé à des
dates plus ou moins atroces : batailles, migrations, scènes
révolutionnaires : souvent un peu exotiques,
sans forme jusqu’ici dans les cours ou chez les fantaisistes.
D’ailleurs, l’affaire posée, je serai libre d’aller
mystiquement, ou vulgairement, ou savamment." (transcription F.
Thomas).
[43] Lettre à Théodore de
Banville du 24 mai 1870
[44] Lettre à Georges
Izambard du 2 nov. 1870.
[45] Cf. Auguste Viatte,
Victor Hugo et les illuminés de son temps, 1942 [Slatkine,
2003, p.229] : "Aujourd'hui, « Dieu,
c'est le peuple », dit
Caillaux ; le Verbe, dit
Esquiros, « doit un jour se faire peuple dans tous les
hommes » ; « le Christ sera désormais vivant et glorieux »,
annoncent des fouriéristes qui se réclament de Joseph de
Maistre.."
[46] Rimbaud, d'après
Darzens, était intéressé par la théosophie de Swedenborg : "Dans
la rue Saint-André-des-Arts, Mercier le rencontrait souvent, ils
causaient de Swedenborg tout en mangeant des moules crues" (A.R.
Correspondance, éd. J.J. Lefrère, p.181, n.5). Rimbaud
avait aussi probablement lu Louis Lambert, où Balzac
décrit par le menu les convictions swedenborgiennes et les dons
de double-vue de son héros.
[47] Cf. François Isambert,
Fondateurs, Papes et Messies, Archives de Sciences
Sociales des Religions, 1958.
Cf. aussi, Juliette Grange,
entrée "Comte" du Dictionnaire des Utopies,
Larousse, 2007.
[48] Rimbaud aime les
"génies" des contes orientaux. Cf. le début des
Sœurs de
charité. Peut-être aussi le fameux Rêve, inséré
dans la
lettre à Delahaye du 14 octobre 1875. Y dialoguent plusieurs soldats d'une
"chambrée de nuit", occupés à casser la croûte. Du premier d'entre eux émane "un génie" qui
explose au cri de : "Je suis le Gruère !". Suit une
série d'autres "émanations" et "explosions" : "Je suis le
Brie !", "Je suis le Roquefort !", etc. Rimbaud s'est-il rappelé
ces génies des illustrations des Mille et une nuits, qui
fusent hors de leur bouteille enveloppés de vapeurs étranges... ?
[49] André Guyaux,
Duplicités de Rimbaud, Champion-Slatkine, 1991, p.30.
[50] cf. la
lettre de Rimbaud à Jules Andrieu du 16 April 74.
[51] Charles Baudelaire, "Pierre Dupont", L'Art
romantique, Flammarion 1968, p.81. Cité par Robert St.
Clair, "Dérèglements des sens de l'histoire. Poétique et
idéologie", Parade sauvage n°28, 2017, p. 69-87.
[52]
Steve Murphy, "Interprétation et autotextualité
dans les Illuminations", Stratégies de Rimbaud,
Champion, 2004, p.461. |
Malgré leur climat globalement dystopique, Les Illuminations
ne cessent de nous faire vibrer aux images du "soleil des pôles"
(Métropolitain) et des
"drapeaux d'extase" (Génie). Se demandant s'il est encore possible "que des accidents de féerie
scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient
chéris comme restitution progressive de la franchise première", l'auteur d'Angoisse doute mais, au fond, ne tranche pas.
Comme Blanqui, il laisse la porte ouverte aux bifurcations
: aux succès scientifiques imprévus ("accidents") et, sur le
plan psychologique ou social, à l'involution heureuse (la
récupération "progressive" de la "franchise [au sens de liberté]
première"). L'utopisme
moderniste est rejeté mais c'est pour mieux critiquer la "magie
bourgeoise", c'est-à-dire la modernité capitaliste, et l'artiste
apolitique qui se tient frileusement, douloureusement, à l'écart
de ces "horreurs économiques", quand il ne s'en fait pas le
chantre :
"À
sa vision esclave, — l'Allemagne s'échafaude vers des lunes
; les déserts tartares s'éclairent — les révoltes anciennes
grouillent dans le centre du Céleste Empire, par les
escaliers et les fauteuils de rocs — un petit
monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s'édifier.
Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans
valeur, et des mélodies impossibles.
La même magie bourgeoise à tous les points où la malle
nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu'il
n'est plus possible de se soumettre à cette atmosphère
personnelle, brume de remords physiques, dont la
constatation est déjà une affliction.
Non ! [...] " (Soir historique).
"Non !".
Les Illuminations fourmillent de charges furieuses contre
notre "philosophie féroce" (Démocratie) et, en
cela, elles restent dans la droite ligne de la critique sociale
des utopistes du début du siècle, notamment du Fourier
pourfendeur de la "civilisation", qui n'a cessé de dénoncer la
misère matérielle et morale du peuple, d'ironiser sur les
promesses égalitaires et fraternitaires de 89 au vu des
résultats, et d'exercer sa verve contre la phraséologie creuse
de l'économie politique libérale. Ce n'est pas ce Fourier-là qui
aurait pu s'attirer les lazzi de Rimbaud. Et ce n'est pas non
plus sur cet aspect de ses engagements passés que l'on sent
Rimbaud disposé à l'auto-parodie.
Enfin, quand on lit un poème comme
Génie, on a l'impression d'une forme profane de quête
messianique, ne fondant ses espérances que sur la "fécondité de
l'esprit" et l'"immensité de l'univers".
Une
variante d'utopie sui generis. L'utopie pensée non au futur mais au présent, comme le déclare d'emblée le texte :
« Il
[le "génie"] est l'affection et le présent... ».
Ou, du moins, le futur tel qu'il est déjà ouvert dans le
présent, tension constante de l'Homme vers son accomplissement,
liberté en actes. C'est comme si le poète voulait réagir contre
cette critique trop facile de l'utopie qu'il pratique lui-même à
l'occasion, en disant : non, l'utopie n'est pas une
chimère, elle existe, elle est déjà à l'œuvre dans nos vies :
« Arrivée
de toujours, qui t'en iras partout »
(À
une Raison).
Génie, c'est le cri du narrateur de la Saison dans Matin : "Esclaves,
ne maudissons pas la vie !".
C'est l'équivalent, chez Rimbaud,
de la "bifurcation" de Blanqui :
l'injonction adressée à
l'humanité de croire en la possibilité de "variantes heureuses", à
contrecourant de ce cauchemar continué qu'est "l'histoire
splendide" des hommes [42]. Pour l'un comme pour l'autre, il s'agit de
préserver, dans le cadre d'une pensée
"progressiste" mais fortement imprégnée de pessimisme
historique, la place de l'imprévisible et de l'espérance
collective, de garder l'oreille attentive au "chant clair des
malheurs nouveaux". Car, Rimbaud l'écrit noir sur blanc (3e
verset du poème), "c'est cette époque-ci qui a sombré" mais la
"Promesse" continue à "sonner" (à résonner) :
"Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa Promesse, sonne".
Cette Promesse,
dans le contexte indiqué qui est clairement un contexte
historique, n'est pas celle du salut au sens religieux du terme, contrairement à ce qu'une
lecture univoque pourrait déduire du style biblique parodié
par le texte. C'est la promesse d'une autre histoire possible,
dans une autre "époque" que celle qui vient de "sombrer", c'est-à-dire aussi d'une autre forme de salut, celle que la tradition
socialiste appelle l'émancipation et que le Rimbaud
d'antan appelait "la liberté libre" :
"Je jure, cher maître, d'adorer toujours les deux déesses,
Muse et Liberté." [43]
"Que voulez-vous, je m'entête affreusement à adorer la
liberté libre." [44]
Pour symboliser cette idée, Rimbaud
fait appel à la figure
du "Génie", symbole de fécondité, d'inventivité. Cette
allégorie, quoiqu'on puisse y lire principalement la célébration des virtualités de l'humain (du
génie de l'homme), est construite sur le modèle du
Christ. Par là, elle se rattache à une tradition bien attestée
au cours du premier XIXe siècle : celle des
messianismes dits "socialistes" des années qui
précèdent et suivent
la révolution de 1848 [45], celle des
illuminés swedenborgiens [46] et autres écoles mystiques [47].
Mais, contrairement à ce qui se passe en général, il
s'agit ici d'un messianisme sans messie, d'un messianisme qui ne
s'incarne pas dans une personne réellement existante. À moins que ce
messie adoré ne soit nul autre que l'adorateur lui-même, c'est-à-dire l'auteur,
se dédoublant, comme dans Conte, dans les personnages distincts
(et qui pourtant ne font qu'un) du Prince et du Génie, de l'Adorateur et de l'Adoré [48]. En fait, le "génie" du poème
des Illuminations ressemble plutôt à un
principe abstrait, un
principe espérance. Cette entité symbolique,
telle qu'elle se matérialise dans le texte, se fonde essentiellement
sur le topos de la marche. C'est un "génie" qui "voyage",
c'est-à-dire qui échappe et dont il faut suivre les "pas", les
"courses", qu'il convient de "héler" mais qu'il faut aussi
savoir "renvoyer", nous dit Rimbaud.
André Guyaux,
commentant l'entreprise faussement autocritique qu'est
Alchimie du verbe (autocritique, certes, mais non moins
fièrement anthologique) l'a définie comme "un chef-d'œuvre de
duplicité". Le recueil d'articles contenant cette étude sur
Alchimie du verbe est d'ailleurs lui-même intitulé
Duplicités de Rimbaud [49]. Il y a là une
caractérisation fort pertinente de l'être
double qu'est devenu Rimbaud dans les années 1873-1875.
C'est le même poète qui paraît renoncer, dans Solde, "à vendre l'anarchie
pour les masses ; la satisfaction irrépressible pour les
amateurs supérieurs" à une société hostile qui n'en veut pas,
même à prix bradé, et qui se dit disposé, au printemps 1874, au
moment-même où il recopie ses Illuminations en compagnie
de Germain Nouveau, à se lancer dans une nouvelle série de
"poèmes en prose", destinée à
paraître en feuilleton dans la presse anglaise,
"noble travail [...] quoique ce soit tout à fait industriel et
que les heures destinées à la confection de cet ouvrage [lui]
apparaissent méprisables", selon ses
propres dires [50].
C'est le
même homme, au même moment de sa vie, qui, dans le prologue de la Saison, exprime
sa lassitude de la voie de révolte où il s'est engagé,
sous l'emprise de Satan et du "poison", et qui, dans
Matinée d'ivresse proclame sa "foi au poison" en
saluant l'avènement prochain du "temps des Assassins".
On se demande s'il faut voir dans ce dernier texte un nouveau
manifeste prophétique (dans le style des lettres de mai 1871) ou
un exercice d'auto-parodie. Le ton
caricaturalement emphatique du texte incline à choisir cette deuxième interprétation.
Dans sa
lettre à Jules Andrieu, Rimbaud affiche d'ailleurs sans
ambages le caractère ludique et calculé de
cette image de mystique ou de visionnaire qu'il aime à donner de
lui dans son œuvre : "je sais comment on se pose en
double-voyant". Mais cela
n'efface pas l'impression d'un goût persistant pour
cette conception du poète.
Enfin, c'est l'utopiste désabusé mais impénitent qui, jusque dans
ses derniers poèmes, que ce soit dans la célébration (À une raison) ou sous le masque ambigu de la
parodie (Solde), continue de revendiquer des symboles
et
des idées d'évidente filiation fouriériste, vestiges d'un passé dont il avoue la nostalgie :
"Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette
région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements
?" (Villes, "Ce sont des villes...").
La poésie, d'après Baudelaire, du seul fait d'être poésie,
"porte toujours en soi le divin caractère utopique. Elle
contredit sans cesse le fait [...] ; non seulement elle constate
mais elle répare. Partout elle se fait négation de l'iniquité."
[51]. La maxime reste-t-elle valide s'agissant d'une œuvre
poétique si constamment vouée au deuil de l'utopie ? Par ses "duplicités" ou
ses ambiguïtés, voire ses contradictions, Rimbaud accorde à son
lecteur la liberté d'en décider.
La critique fait
souvent référence à l'influence de l'"illuminisme social" sur le
Rimbaud des Illuminations, mais toujours de façon assez
vague. Elle cite quelquefois Fourier, mais toujours pour les
mêmes textes et de façon imprécise. Comme nous venons de le
voir, le lien de Rimbaud à ce dernier, entre autres, mérite
d'être mieux exploré, étudié et débattu. Steve Murphy a donc mille
fois raison, dans la conclusion de son article sur les
Illuminations de Stratégies de Rimbaud, d'inciter les
chercheurs à y regarder de plus près, si toutefois on veut en
finir avec la thèse paresseuse de l'illisibilité :
"La référence aux discours utopistes apparaît avec clarté
dans À une raison comme dans Génie et ce n'est
pas l'incertitude quand au sens que prend cette référence
qui permet d'en faire abstraction. En s'appuyant sur une
étude historique et comparative du lexique et sur les
combinaisons de mots du recueil, on éclairera davantage les
préoccupations politiques de Rimbaud telles qu'elles
apparaissent dans le recueil. Rien de surprenant à ce que
certains chercheurs, faisant abstraction du contexte
historique, ne localisent pas des connotations qui auraient
été assez évidentes en synchronie, et que l'historien
d'aujourd'hui perçoit avec une relative facilité
("l'harmonie" qui fait penser à Fourier, les "révoltes
logiques" qui font allusion notamment à la Commune,
l'évocation des hordes barbares qui figurent si souvent les
classes populaires). La critique pourra alors cerner les
oppositions sociologiques si fréquentes dans les
Illuminations et trouver le cadre des réseaux
d'allusions frappants, mais rarement envisagés, à la
logique, à la musique, à la liberté et à la guerre, ce qui
ne mettra pas en évidence un message figé, un pamphlet ou
une œuvre monologique, mais un recueil à coordonnées mobiles
où se croisent et se contredisent des élans utopiques
touchant les ordres social et textuel et une ironie qui,
corrosive et douce, met à distance et en doute toute
réalisation autre qu'onirique de ces espoirs. Dans leur
polyphonie fondamentale, les Illuminations ne donnent
peut-être aucune définition durable de l'ailleurs cherché ;
elles récusent toutefois un ici connu — et détesté."
[52]
Il ne nous reste donc qu'à prendre
notre bâton de pèlerin et, comme "l'apôtre
Jean Journet partant pour la conquête de l'harmonie
universelle", nous mettre en chasse un peu moins
superficiellement qu'on ne vient de le faire ici (ce ne sera pas
difficile), sur les brisées de Fourier, Considérant,
Saint-Simon, Enfantin, Duveyrrier, Owen, Cabet, Leroux,
Proudhon, Blanqui et autres. "En [nous] appuyant sur une étude
historique et comparative du lexique et sur les combinaisons de
mots du recueil", comme nous le demande Steve Murphy, nous
devrions parvenir à mieux cerner et comprendre ces "réseaux
d'allusions frappants, mais rarement envisagés" qui constituent, pour une bonne part, l'arrière-plan
politico-poétique des Illuminations.
 Gustave
Courbet
L'apôtre
Jean Journet partant pour la conquête de l'harmonie
universelle
Lithographie (1850).
Novembre-décembre 2018
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