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Ernest Delahaye, Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, Messein, 1927.  

J’ai trouvé ce livre récemment chez un bouquiniste. Je n’avais encore rien lu de Delahaye, et je n’en étais pas autrement affligé, vu la réputation peu flatteuse que la critique rimbaldienne lui a faite. C’est quand même une lecture intéressante. On y trouve des gloses fondées sur des anecdotes de la vie de Rimbaud, fort suspectes pour certaines d’entre elles, mais dignes d’être prises en considération venant d’un contemporain et familier de Rimbaud. Bref, un livre à lire, ne serait-ce que parce qu’on y trouve l’ébauche de quelques-unes des attitudes les plus courantes (et les plus couramment erronées) de la critique à l’égard des Illuminations.  

Pour Delahaye, les Illuminations semblent appartenir au genre du « carnet » : recueil de « simples notations » (André Guyaux dira : de « fragments »). Mais notations brillantes, étant celles d’un poète en pleine possession de son art. Le propos de Rimbaud serait d’ « observer son moi pensant et sentant, noter à mesure » (p.30). L’apparent décousu, l’hermétisme du texte n’ont dès lors rien qui doive interroger le critique puisqu’il ne s’agit que d’impressions, sensations, souvenirs, tous mouvements désordonnés de la vie mentale qu’il serait bien hasardeux de vouloir expliquer. C’est ainsi que Delahaye reproche à Berrichon (p.43) sa tentative de gloser un poème comme « Mémoire » (on se souvient que plusieurs poèmes de 1872 furent publiés, en 1886, au sein des Illuminations) : « il veut rendre le poème tout-à-fait clair, se trouvant ainsi obligé d’attribuer à l’auteur une suite dans les idées conforme à celle adoptée en littérature courante, et que celui-ci ne cherchait pas du tout ». Delahaye-Todorov, même combat ?  

La méthode du volume est ainsi justifiée : on va parcourir superficiellement les textes en y cherchant selon les chapitres soit des « souvenirs », soit des « sensations », soit des « rêves », soit des « petites images », etc., mais sans se faire un devoir d’élucider un sens ou une pensée construite. Dès lors, tout est permis. J’égrène quelques remarques en suivant les chapitres du livre.

 

Des souvenirs

Le commentaire d’ « Enfance », par lequel débute le chapitre sur les « souvenirs », ne mérite même pas le nom de paraphrase : ce sont des citations mises bout à bout. Ceux de « Mémoire » et « La Rivière de Cassis » sont plus intéressants dans la mesure où Delahaye croit y reconnaître, de façon assez convaincante, des paysages précis de Charleville et ses environs (la vallée de la Semoy, la Meuse à Charleville, etc.) : son témoignage est d’ailleurs fréquemment repris aujourd’hui encore par la critique pour éclairer ces textes.

 

Le poète et son esprit

Vient ensuite un chapitre intitulé « Le poète et son esprit ». Delahaye y passe en revue toute une série de textes (Angoisse, Fairy, A une raison, Génie, Conte, Royauté, Jeunesse, Vies) qui ont en commun, d’après l’auteur, de représenter une sorte de théâtre du Moi : Rimbaud y observe à la loupe les moindres mouvements de sa pensée et les évoque de façon imagée. Par exemple, dans « Vies I », l’expression « Un envol de pigeons écarlates… » figure un mouvement intérieur d’exaltation soudaine. Je ne résiste pas au plaisir de citer en entier le commentaire de « Royauté » qui annonce certains errements contemporains : « Royauté, autre conte, bref et gracieux, a pour sujet le poète et son âme. « Elle veut être reine ». Pas de vœu plus légitime. Le spiritualisme accidentel de Rimbaud est cette fois très simple, très doux, très charmant ». Quand Delahaye parle de spiritualisme « accidentel », cela renvoie à diverses remarques (à propos de « Génie », de « A une raison ») où il note que Rimbaud montre une certaine propension à hypostasier la puissance intellectuelle ou l’inspiration poétique, à en faire une entité autonome, une force extérieure s’imposant à son propre esprit, une sorte de divinité, « ce qui paraîtra surprenant de la part d’un athée » (p.53).

 

Des sensations

Il s’agit de montrer que Rimbaud note souvent des sensations immédiates, qu’il travaille poétiquement pour les métamorphoser en un spectacle fantastique. Delahaye note d’abord le travail sur les couleurs et les métaux précieux dans « Fleurs ». Bon ! Mais après, tout se gâte. Soit l’auteur se contente d’enfiler les citations, soit il risque une glose et cela donne les résultats les plus surprenants : « Antique » décrirait l’effet d’une illusion d’optique devant une statue dans un parc, « Veillées » serait la rêverie d’un enfant au sujet d’un feu de cheminée et des seins de sa nourrice (Amélie), « Parade » un spectacle de foire, « Mystique » la vision qui s’offre à un homme couché dans l’herbe au bord d’un escarpement à pic, etc. J’exagère à peine.

 

Des rêves

La méthode de Delahaye est identique à celle qu’il utilise pour les « sensations » : il s’agit de montrer que Rimbaud part de la chose vue, d’abord décrite de façon réaliste puis métamorphosée par l’imagination. Ainsi, dans « Les Ponts » : « comme il arrive dans tous les rêves que l’on fait en dormant, l’image se mêle bientôt de détails étrangers » (souvenirs de  gravures médiévales et de tableaux du 18° siècle) ; dans « Promontoire », Rimbaud commence par imaginer de façon plutôt réaliste quelque « Splendide Hôtel » (cf. « Après le Déluge ») au luxe moderniste, auquel il ajoute ensuite « tout ce que son imagination désire, suppose ou regrette ». Delahaye se montre surtout sensible dans ce chapitre à l’inspiration moderniste, à la poésie des nouveaux moyens de transport (les trains, les paquebots) au fantastique industriel des Illuminations. Le point de vue n’est pas faux, sans être jamais très fin (notamment la critique de la modernité, l’ironie désabusée de Rimbaud sur l’objet même de sa fascination ne semblent pas l’effleurer). Mais ce qui est intéressant, au moins à titre documentaire – parce que c’est Delahaye, parce qu’il se montre souvent incroyablement sûr de lui – c’est l’ancrage réaliste que Delahaye suppose à certains de ces textes. Par exemple, Delahaye est convaincu que « Villes – Ce sont des villes… » décrit au départ une attraction de la brasserie « La Source » (boulevard Saint-Germain), qui amusait Rimbaud et représentait des montagnes en carton pâte sous lesquelles circulait un train miniature ; le poème « Métropolitain » réunit des scènes disparates parce qu’il chercherait à traduire la vue qu’on a d’une grande ville (Londres, en l’occurrence) quand on la parcourt à toute vitesse en train (en « métro »).

 

Des expériences

Delahaye regroupe ici quatre textes : « Matinée d’ivresse », « Nocturne vulgaire », « Veillée II », « Barbare », qui transposent poétiquement l’expérience de l’ivresse alcoolique. Fidèle à sa méthode, il précise qu’il ne s’agit pas de notes prises sur le vif (ouf !) mais de reconstitution dans les journées suivantes. L’analyse est sommaire, mais elle paraît en gros acceptable. La glose proposée pour « Barbare » est assez confuse : Rimbaud chercherait à imaginer, comme dans « Vies IV », ce que pourrait être pour lui une autre vie, quand il n’en sera plus à la tentation d’Antoine. Sans qu’on sache si pour Delahaye cette autre vie est définie en termes mystiques ou comme le simple rêve d’un futur meilleur : « il se suppose, écrit Delahaye, quoique resté sur terre, survivant à la fin du monde » !!! Faudrait savoir ! Le poème serait animé d’un glissement progressif dans l’imaginaire : Rimbaud y exprimerait son espoir de « jouir d’un nouvel état mental, voir et sentir autrement ce qui nous entoure : espoir qu’il avait exprimé d’abord avec un certain calme et qu’un jour il put croire réalisé à l’aide des excitants qui donnent l’illusion délirante » (109). A signaler pour le bêtisier une note particulièrement grotesque concernant le « pavillon en viande saignante ». Delahaye raconte comment il a interrogé un jour Rimbaud sur ses goûts alimentaires : « D’abord aimait-il la viande saignante, etc… » On y apprend notamment que Rimbaud « méprisait profondément la cuisine familiale » (ben voyons) et qu’il aimait par-dessus tout les cerises (110).

 

Petites images

Ce titre sert à justifier une partie fourre-tout où Delahaye rassemble de brèves scènes qu’il commente fort platement (« Phrases », « Bottom », « Vagabonds », « Ouvriers », « Jeune ménage »). Le paragraphe le plus intéressant est celui qui concerne « Démocratie ». Non qu’il faille accorder un grand crédit à l’anecdote vécue alléguée par le commentateur, mais il est tout de même intéressant de constater que Delahaye n’hésite pas une seconde dans l’identification des personnages mis en scène : des conscrits de village (et non les anarchistes à la « philosophie féroce » que certains s’obstinent à y voir) et dans la caractérisation du ton du texte (une verve satirique, un goût pour l’ironie et la caricature souvent perceptibles dans la conversation familière du poète) : « Démocratie n’est qu’un départ de conscrits qu’il a vu au chef-lieu de canton (probablement Attigny, près de Roche). Militarisme peu admiratif… dam ! Nous avons affaire à l’ancien communard. Mais occasion d’entendre parler – ainsi qu’il parlait réellement – le Rimbaud « blagueur ». Improvisation qui est, pour ceux qui le connurent, une véritable évocation » (p.113).

 

Une confession

Bref chapitre commentant « Honte » et le réduisant à un acte de contrition consécutif à une cuite, au cours de laquelle le poète s’est mal comporté.

 

Illuminations obscures

Autre bref chapitre où Delahaye avoue ne pas comprendre grand-chose à « Being beauteous », « H », « Dévotion » et « Guerre ».

 

Langueur

Ce chapitre analyse certains poèmes de 1872. Delahaye semble ne pas savoir qu’il s’agit de poèmes de 1872. Se fondant probablement sur l’édition de La Vogue, qui reproduit des copies non datées de ces textes (celles qui se trouvent aujourd’hui dans la collection Berès) Delahaye croit manifestement que « Chanson de la plus haute Tour » est un poème de 1873 : « C’est avant le drame de Bruxelles, mais après les voyages en Belgique et à Londres, le scandale est déchaîné ; Paris n’existe plus, le maudit, revenu à la ferme de Roche […] contemple, dans leur vide affolant, son présent et son avenir : Ô mille veuvages / De la si pauvre âme … Un instant, l’angoisse le comprime au point de renverser toute sa mentalité depuis trois ans, et, par une sorte d’affaissement attendri, de lui faire sembler possibles des consolations dues à sa foi première : Est-ce que l’on prie / La vierge Marie » (p.127). C’est absolument clair : pour Delahaye, le poème est exactement contemporain de la Saison en enfer. Suzanne Bernard fait donc une grave faute de lecture quand elle écrit (et ce sera repris tel quel sans commentaire par Bernard Meyer, Sur les derniers vers, p.130) : « Delahaye fait remarquer que Rimbaud a compromis sa carrière littéraire en revenant à Charleville pour permettre une réconciliation entre Verlaine et sa femme ». Ce n’est pas du tout ce que dit Delahaye, qui ne fait pas allusion un seul instant à la « retraite » du printemps 1872. Personnellement, je crois que Suzanne Bernard a raison de déceler dans "Chanson de la plus haute Tour" la plainte de Rimbaud exilé à Roche au printemps 72 pour permettre à Verlaine de donner des gages à Mathilde. Par contre, elle a tort de prêter cette thèse à Delahaye, qui voit dans "Chanson de la plus haute Tour" l’œuvre d’un Rimbaud presque reconverti à la religion de son enfance, meurtri qu’il est par le rejet dont il s’est senti l’objet, en 1873, de la part du milieu littéraire parisien. A cette date-là, il peut craindre en effet sa carrière littéraire fort compromise, ce qui n’était pas encore le cas un an auparavant. Pour Delahaye, "Chanson de la plus haute Tour" précède immédiatement et annonce la crise spirituelle dont la Saison sera le reflet. Il s'inscrit dans une tradition d'interprétation univoquement pathétique de ce poème, s'opposant implicitement à ceux qui y décèlent une bonne dose de jeu et d'ironie : "On voit que Rimbaud n'a aucune intention railleuse" écrit-il page 128, ajoutant en note ce propos étonnant : "Ce ne serait pas sans le ton du poème, ni dans les habitudes littéraires de l'auteur : nous savons qu'il cherche toujours à présenter ses états d'esprit tels qu'ils sont" (p.128, note 2). Singulier aveuglement, s'agissant d'un auteur dont on a justement mentionné la fréquente "duplicité" (André Guyaux). En tout cas, il est intéressant de noter que notre hésitation contemporaine entre deux interprétations possibles de "Chanson de la plus haute Tour" existait déjà du temps de Delahaye. Sa tentative de réfutation en est la preuve.

Dans les pages suivantes, Delahaye propose une brève analyse, sommaire mais sans doute pas fausse, d’ « Eternité » (L’Eternité), « Patience » (Fêtes de la patience), et « Bonheur » (Ô saisons, ô châteaux). Rimbaud y célèbrerait philosophiquement son Carpe diem, une douce résignation à la loi de la nature, avec son aspect négatif : l’usure de la vie, la fuite du temps, et son versant optimiste : la jouissance de l’instant.

 

Une saison en enfer

Cette partie représente un peu moins d’un tiers de l’ouvrage. Elle m’a paru bien indigeste. Une longue paraphrase, décollant par intermittence du texte pour quelque anecdote. La méthode est toujours la même : montrer un Rimbaud secrétaire de ses propres pensées, notant de façon objective et avec une grande honnêteté les mouvements contradictoires qui accompagnent son débat intérieur. L’interprétation glisse de façon nette vers une optique chrétienne : Delahaye voit dans la Saison (dernière œuvre du poète selon lui, ne l’oublions pas) un retour de Rimbaud vers la morale et la religion, une quasi-conversion qui trouvera son achèvement sur son lit de mort. Le livre se termine sur une adhésion explicite de l’auteur au témoignage d’Isabelle concernant les dernières heures très chrétiennes du poète.

 

Une remarque pour conclure

En douterait-on qu’il suffirait de lire ce livre pour se rendre compte que Les Illuminations ne sont pas un texte facile. Les Illuminations sont réellement hermétiques. Certains critiques, souhaitant contrer, à juste titre, les thèses absurdes sur l’illisibilité structurelle et définitive des Illuminations, ont tendance à soutenir que les Illuminations ne sont difficiles que pour les ignorants, ou du moins ne sont difficiles pour nous que parce que nous sommes ignorants (du contexte socio-historique, des références culturelles qui étaient celles de Rimbaud …). Si c’était vrai, un contemporain comme Delahaye, qui n’était certes pas un fin critique littéraire mais qui avait bien connu Rimbaud, fréquenté Verlaine, Nouveau, qui savait ce qui s’était dit et écrit dans le milieu littéraire sur Rimbaud pendant un demi-siècle aurait été de plain-pied dans cette œuvre et n’aurait pas écrit autant de choses vagues, contestables ou franchement hors sujet.

 

 Octobre 2005